Lettres (Musset)/03

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LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 276-278).


III

À SON FRÈRE, À AIX EN SAVOIE.


Mon cher ami,

Hier matin, j’ai été chez notre voisin Alfred Belmont, faire une partie d’impériale. Il arrivait d’Aix, où il t’avait laissé, m’a-t-il dit, souffrant d’un rhume que tu as gagné en allant à la Chartreuse. Je te reconnais bien là. Garde-toi, en écrivant à ma mère, de lui parler de ce rhume. Elle est déjà assez inquiète dès que tu bouges de la maison. Tu me demandes à quoi j’emploie mon temps, je ne l’emploie pas, je le passe, ou je le tue ; c’est déjà assez difficile. Cependant je dois dire que nous discutons beaucoup, je trouve même qu’on perd trop de temps à raisonner et épiloguer. J’ai rencontré Eugène Delacroix, un soir en rentrant du spectacle ; nous avons causé peinture, en pleine rue, de sa porte à la mienne, et de ma porte à la sienne, jusqu’à deux heures du matin ; nous ne pouvions pas nous séparer. Avec le bon Antony Deschamps, sur le boulevard, j’ai discuté de huit heures du soir à onze heures. Quand je sors de chez Nodier ou de chez Achille (Devéria), je discute tout le long des rues avec l’un ou l’autre. En sommes-nous plus avancés ? En fera-t-on un vers meilleur dans un poème, un trait meilleur dans un tableau ? Chacun de nous a dans le ventre un certain son qu’il peut rendre, comme un violon ou une clarinette. Tous les raisonnements du monde ne pourraient faire sortir du gosier d’un merle la chanson du sansonnet. Ce qu’il faut à l’artiste ou au poète, c’est l’émotion. Quand j’éprouve, en faisant un vers, un certain battement de cœur que je connais, je suis sûr que mon vers est de la meilleure qualité que je puisse pondre.

Dimanche, après le dîner, je bâillais comme une huître dans la grande allée des Tuileries, quand j’ai aperçu les demoiselles *** assises au pied d’une caisse d’oranger. Je les ai abordées et je me suis assis près de la plus jeune. Elle avait un petit chapeau blanc avec des rubans verts. Tout ce qu’elle disait était charmant d’ignorance. On sent dans ses regards je ne sais quoi de frais et de tendre dont elle ne se doute pas. Elle ne connaît pas plus l’amour qui est en elle qu’une fleur ne connaît son parfum. La beauté d’une jeune fille a quelque chose d’indéfinissable. Je suis resté une heure à côté de cette enfant ; il me semblait que je m’étais glissé à l’abri sous les ailes de son ange gardien. En quittant ces dames, parce que la retraite sonnait, je suis allé au Café de Paris. J’y ai trouvé M… en train de parier qu’il fumerait deux cigares à la fois jusqu’au bout sans les ôter de sa bouche et sans cracher. Ce pari m’a paru si bête que je suis parti. Horace de V… m’a accompagné jusqu’à ma porte. Il m’a appris une chose que je ne savais pas, c’est que depuis mes derniers vers[1], ils disent tous que je suis converti ; converti à quoi ? s’imaginent-ils que je me suis confessé à l’abbé Delisle ou que j’ai été frappé de la grâce en lisant Laharpe ? On s’attend sans doute que, au lieu de dire : « prends ton épée et tue-le », je dirai désormais : « arme ton bras d’un glaive homicide, et tranche le fil de ses jours. » Bagatelle pour bagatelle, j’aimerais encore mieux recommencer les Marrons du feu et Mardoche.

Adieu, mon cher ami. Je sais qu’il y a beaucoup de jolies baigneuses à Aix, madame de V…, madame d’A…, etc., et que tu fais le coquet avec ces dames. Je t’autorise à les embrasser toutes pour moi.

Ton frère et ami
Alf. M.
Jeudi, 4 août (1831).
  1. Les Vœux stériles et Octave.