Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 105

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 235-236).

105. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 24 juin 1672.

Je suis présentement dans la chambre de ma tante : si vous pouviez la voir en l’état qu’elle est, vous ne douteriez pas que je ne partisse demain matin. Elle a reçu aujourd’hui le viatique pour la dernière fois ; mais comme son mal est d’être entièrement consumée, cette dernière goutte d’huile ne se trouve pas sitôt. Elle est debout, c’est-à-dire dans sa chaise, avec sa robe de chambre, sa cornette, une - coiffe noire par-dessus, et ses gants : nulle senteur, nulle malpropreté dans sa chambre ; mais son visage est plus changé que si elle était morte depuis huit jours ; les os lui percent la peau ; elle est entièrement étique et desséchée ; elle n’avale qu’avec des difficultés extrêmes ; elle a perdu la parole. M. Vesou lui a signifié son arrêt ; elle ne prend plus de remèdes ; la nature ne retient plus rien ; elle n’est quasi plus enflée, parce que l’hydropisie a causé le dessèchement ; elle n’a plus de douleurs, parce qu’il n’y a plus rien à consumer ; elle est fort assoupie, mais elle respire encore, et voilà à quoi elle tient : elle a eu des froids et des faiblesses qui nous ont fait croire qu’elle était passée ; on a voulu une fois lui donner l’extrême-onction. Je ne quitte plus ce quartier, de peur d’accident. Je vous assure que, quelque chose que je voie au delà, cette dernière scène me coûtera bien des larmes ; c’est un spectacle difficile à soutenir, quand on est tendre comme moi. Voilà, ma fille, où nous en sommes. Il y a trois semaines qu’elle nous donna congé à tous, parce qu’elle avait encore un reste de cérémonie ; mais présentement que le masque est ôté, elle nous a fait entendre, à l’abbé et à moi, en nous tendant la main, qu’elle recevait une extrême consolation de nous avoir tous deux dans ces derniers moments : cela nous creva le cœur, et nous fit voir qu’on joue longtemps la comédie, et qu’à la mort on dit la vérité. Je ne vous dis plus, ma fille, le jour de mon départ.

Comment pourrais-je vous le dire ?
Rien n’est plus incertain que l’heure de la mort[1].

Mais enfin, pourvu que vous vouliez bien ne nous point mander de ne pas partir, il est très-certain que nous partirons. Laisseznous donc faire, vous savez comme je hais les remords : ce m’eût été un dragon perpétuel que de n’avoir pas rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. Je n’oublie rien de ce que je crois lui devoir dans cette triste occasion.

Je n’ai point vu madame de Longueville ; on ne la voit point ; elle est malade : il y a eu des personnes distinguées, mais je n’en ai pas été, et n’ai point de titre pour cela. Il ne paraît pas que la paix soit si proche que je vous l’avais mandé ; mais il paraît un air d’intelligence partout, et une si grande promptitude à se soumettre, qu’il semble que le roi n’ait qu’à s’approcher d’une ville pour qu’elle se rende à lui. Sans l’excès de bravoure de M. de Longueville, qui lui a causé la mort et à beaucoup d’autres, tout aurait été à souhait ; mais, en vérité, la Hollande entière ne vaut pas un tel prince. N’oubliez pas d’écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et la blessure de M. de Marsillac ; n’allez pas vous fourvoyer : voilà ce qui l’afflige. Hélas ! je mens ; entre nous, ma fille, il n’a pas senti la perte du chevalier, et il est inconsolable de celui que tout le monde regrette. Il faut écrire aussi au maréchal du Plessis. Tous nos pauvres amis sont encore en santé. Le petit la Troche[2] a passé des premiers à la nage ; on l’a distingué. Si je ne suis encore ici, dites-en un mot à sa mère, cela lui fera plaisir.

Ma pauvre tante me pria l’autre jour, par signes, de vous faire mille amitiés, et de vous dire adieu ; elle nous fit pleurer : elle a été en peine de la pensée de votre maladie ; notre abbé vous en fait mille compliments : il faut que vous lui disiez toujours quelque petite douceur, pour soutenir l’extrême envie qu’il a de vous aller voir. Vous êtes présentement à Grignan ; j’espère que j’y serai à mon tour aussi bien que les autres : hélas ! je suis toute prête. J’admire mon malheur : c’est assez que je désire quelque chose, pour y trouver de l’embarras. Je suis très-contente des soins et de l’amitié du coadjuteur ; je ne lui écrirai point, il m’en aimera mieux : je serai ravie de le voir et de causer avec lui.


  1. Pensée d’un madrigal de Montreuil.
  2. François-Martin de Savonières de la Troche, alors âgé de seize ans.