Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 115

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 250-251).

115. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 4 décembre 1673.

Me voità toute soulagée de n’avoir plus Orange sur le cœur ; c’était une augmentation par dessus ce que j’ai accoutumé de penser, qui m’importunait. Il n’est plus question maintenant que de la guerre du syndicat : je voudrais qu’elle fût déjà finie. Je crois qu’après avoir gagné votre petite bataille d’Orange, vous n’aurez pas tardé à commencer l’autre. Vous ne sauriez croire la curiosité qu’on avait pour être informé du bon succès de ce beau siège ; on en parlait dans le rang des nouvelles. J’embrasse le vainqueur d’Orange, et je ne lui ferai point d’autre compliment que de l’assurer ici que j’ai une véritable joie que cette petite aventure ait pris un tour aussi heureux ; je désire le même succès à tous ses desseins, etl’embrasse de tout mon cœur. C’est une chose agréable que l’attachement et l’amour de toute la noblesse pour lui : il y a très-peu de gens qui pussent faire voir une si belle suite pour une si légère semonce. M. de la Garde vient de partir pour savoir un peu ce qu’on dit de cette prise d’Orange : il est chargé de toutes nos instructions, et, sur le tout, de son bon esprit, et de son affection pour vous. D’Hacqueville me mande qu’il conseille à M. de Grignan d’écrire au roi : il serait à souhaiter que, par effet de magie, cette lettre fut déjà entre les mains de M. de Pomponne, ou de M. de la Garde ; car je ne crois pas qu’elle puisse venir à propos. L’affaire dû syndic s’est fortifiée dans ma tête par l’absence du siège d’Orange.

Nous soupames encore hier avec madame Scarron et l’abbé Têtu chez madame de Coulanges : nous causâmes fort ; vous n’êtes jamais oubliée. JNous trouvâmes plaisant d’aller ramener madame Scarron à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au delà de madame de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne ; une belle et grande maison[1] où l’on n’entre point ; il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements ; elle a un carrosse, des gens et des chevaux ; elle est habillée modestement et magnifiquement, comme une femme qui passe sa vie avec des personnes de qualité ; elle est aimable, belle, bonne, et négligée : on cause fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement, à la faveur des lanternes et dans la sûreté des voleurs. Madame d’Heudicourt[2] est allée rendre ses devoirs : il y avait longtemps qu’elle n’avait paru en ce pays-là.

On disait l’autre jour à M. le Dauphin qu’il y avait un homme à Paris qui avait fait pour chef-d’œuvre un petit chariot traîné par des puces. M. le Dauphin dit à M. le prince de Conti : Mon cousin, qui est-ce qui a fait les harnais ? Quelque araignée du voisinage, dit le prince. Cela n’est-il pas joli ? Ces pauvres filles (de la reine) sont toujours dispersées : on parle de faire des dames du palais, du lit, de la table, pour servir au lieu des filles. Tout cela se réduira à quatre du palais, qui seront, à ce qu’on croit, la princesse d’Harcourt, madame de Soubise, madame de Bouillon, madame de Rochefort ; et rien n’est encore assuré. Adieu, ma très-aimable.

Madame de Coulanges vous embrasse : elle voulait vous écrire aujourd’hui ; elle ne perd pas une occasion de vous rendre service ; elle y est appliquée, et tout ce qu’elle dit est d’un style qui plaît infiniment : elle se réjouit de la prise d’Orange ; elle va quelquefois à la cour, et jamais sans avoir dit quelque chose d’agréable pour nous.


  1. C’est dans cette maison qu’étaient élevés les enfants du roi et de madame de Montespan, dont madame Scarron était gouvernante.
  2. Bonne de Pons, marquise d’Heudicourt.