Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 189

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 393-395).

189. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, vendredi 23 juillet 1677.

Le baron est ici, et ne me laisse pas mettre le pied à terre, tant il me mène rapidement dans les lectures que nous entreprenons : ce n’est qu’après avoir fait honneur à la conversation. Don Quichotte, Lucien, les petites Lettres[1], voilà ce qui nous occupe. Je voudrais de tout mon cœur, ma fille, que vous eussiez vu de quel air et de quel ton il s’acquitte de cette dernière lecture ; elles ont un prix tout particulier quand elles passent par ses mains ; c’est une chose divine, et pour le sérieux, et pour la parfaite raillerie. Elles me sont toujours nouvelles, et je crois que cette sorte d’amusement vous divertirait bien autant que l’indéfectibilité de la matière. Je travaille pendant que l’on lit ; et la promenade est si fort à la main, comme vous savez, que l’on est dix fois dans le jardin, et dix fois on en revient. Je crois faire un voyage d’un instant à Paris ; nous ramènerons Corbinelli : mais je quitterai ce joli et paisible désert, et partirai le 16 d’août pour la Bourgogne et pour Vichy. Ne soyez en nulle peine de ma conduite pour les eaux : comme Dieu ne veut pas que j’y sois avec vous, il ne faut penser qu’à se soumettre à ce qu’il ordonne. Je tâche de me consoler, dans la pensée que vous dormez, que vous mangez, que vous êtes en repos, que vous n’êtes plus dévorée de mille dragons, que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n’est plus comme celle d’une personne étique : c’est dans ces changements que je veux trouver un adoucissement à notre séparation ; quand l’espérance voudra se mêler à ces pensées, elle sera la très-bien venue, et y tiendra sa place admirablement. Je crois M. de Grignan avec vous ; je lui fais mille compliments sur toutes ses prospérités : je sais comme on le reçoit en Provence, et je ne suis jamais étonnée qu’on l’aime beaucoup. Je lui recommande Pauline, et le prie de la défendre contre votre philosophie. Ne vous ôtez point tous deux ce joli amusement : hélas ! a-t-on si souvent des plaisirs à choisir ? Quand il s’en trouve quelqu’un d’innocent et de naturel sous notre main, il me semble qu’il ne faut point se faire la cruauté de s’en priver. Je chante donc encore une fois : Aimez, aimez Pauline ; aimez sa grâce extrême[2].

Nous attendrons jusqu’à la Saint-Remy ce que pourra faire madame de Guénégaud pour sa maison : si elle n’a rien fait alors, nous prendrons notre résolution, et nous en chercherons une pour Noël ; ce ne sera pas sans beaucoup de peine que je perdrai l’espérance d’être sous un même toit avec vous ; peut-être que tout cela se démêlera à l’heure que nous y penserons le moins. Je crois que M. de la Garde s’en ira bientôt : je lui dirai adieu à Paris ; ce vous sera une augmentation de bonne compagnie. M. de Charost m’a écrit pour me parler de vous ; il vous fait mille compliments.

J’aurais tout l’air, ma fille, de penser comme vous sur le poëme épique ; le clinquant[3] du Tasse m’a charmée. Je crois pourtant que vous vous accommoderez de Virgile : Corbinelli me l’a fait admirerai faudrait quelqu’un comme lui pour vous accompagner dans ce voyage. Je m’en vais tâter du Schisme des Grecs ; on en dit du bien ; je conseillerai à la Garde de vous le porter. Je ne sais aucune sorte de nouvelle.

Monsieur de Sévigné.

Ah ! pauvre esprit, vous n’aimez point Homère ! Les ouvrages les plus parfaits vous paraissent dignes de mépris, les beautés naturelles ne vous touchent point : il vous faut du clinquant, ou des petits corps[4]. Si vous voulez avoir quelque repos avec moi, ne lisez point Virgile ; je ne vous pardonnerais jamais les injures que vous pourriez lui dire. Si vous vouliez cependant vous faire expliquer le sixième livre et le neuvième où est l’aventure de Nisus et d’Euryalus, et le onze et le douze, je suis sûr que vous y trouveriez du plaisir : Turnus vous paraîtrait digne de votre estime et de votre amitié ; et en un mot, comme je vous connais, je craindrais fort pour M. de Grignan qu’un pareil personnage ne vînt aborder en Provence. Mais moi qui suis bon frère, je vous souhaiterais du meilleur de mon cœur une telle aventure ; puisqu’il est écrit que vous devez avoir la tête tournée, il vaudrait mieux que ce fût de cette sorte que par l’indéfectibilité de la matière, et par les négations non conversibles. Il est triste de n’être occupée que d’atomes, et de raisonnements si subtils que l’on n’y puisse atteindre.

Au reste, ce serait une chose curieuse que je vous dusse mon mariage ; il ne vous manque plus que cela, pour être une sœur bien différente des autres ; et il n’y a que cette suite qui puisse répondre à tout ce que vous avez fait jusqu’ici sur mon sujet. Quoi qu’il puisse arriver, je vous assure que cela n’augmentera point ma tendresse ni ma reconnaissance pour vous, ma belle petite sœur.

Madame de Sévigné.

Le bon abbé vous assure de son éternelle amitié. Adieu, ma chère enfant. La Mouche[5] est à la cour, c’est une fatigue ; mais que faire ? M. de Schomberg est toujours vers la Meuse, avec son train, c’est-à-dire tout seul tête à tête[6]. Madame de Coulanges disait l’autre jour qu’il fallait donner à M. de Coulanges l’intendance de cette armée. Quand je verrai la maréchale (de Schomberg), je lui dirai des douceurs pour vous. M. le Prince est dans son apothéose de Chantilly ; il vaut mieux là que tous vos héros d’Homère. Vous nous les ridiculisez extrêmement : nous trouvons, comme vous dites, qu’il y a de la feuille qui chante à tout ce mélange des dieux et des hommes ; cependant il faut respecter le père le Bossu. Madame de la Fayette commence à prendre des bouillons, sans en être malade ; c’est ce qui faisait craindre le dessèchement.


  1. Les Lettres provinciales.
  2. Parodie de ce vers de l’opéra de Thésée, acte II, scène Ire :
    Aimez, aimez Thésée ; aimez sa gloire extrême.
  3. Expression de Boileau.
  4. On sait que madame de Grignan aimait la philosophie de Descartes, et qu’elle en faisait sa principale étude.
  5. Madame de Coulanges ; allusion à la fable que madame de Grignan avait envoyée à sa mère.
  6. Son armée se trouvait réduite à rien, par les différents détachements qu’on en avait tirés pour grossir l’armée du maréchal de Créqui.