Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 208

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 424-426).

208. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, vendredi 22 septembre 1679.

Je pense toujours à vous ; et comme j’ai peu de distractions, je me trouve bien des pensées. Je suis seule ici ; Corbinelli est à Paris : mes matinées seront solitaires. Il me semble toujours, ma fille, que je ne saurais continuer de vivre sans vous : je me trouve peu avancée dans cette carrière ; et c’est pour moi un si grand mal de ne vous avoir plus, que j’en tire cette conséquence, qu’il n’y a rien tel que le bien présent, et qu’il est fort dangereux de s’ac coutumer à une bonne et uniquement bonne compagnie : la séparation en est étrange ; je le sens, ma très-chère, plus que vous n’avez le loisir de le sentir. Je suis déjà trop vivement touchée du désir extrême de vous revoir, et de la tristesse d’une année d’absence ; cette vue en gros ne me paraît pas supportable. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connaissez ; je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font mal ; vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport à vous ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrais pas de ces sortes de faiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous moquez, sans que la lettre d’aujourd’hui est un peu sur la pointe des vents : je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles. Vous êtes à Lyon aujourd’hui ; vous serez à Grignan quand vous recevrez ceci. J’attends le récit de la suite de votre voyage depuis Auxerre. J’y trouve des réveils à minuit, qui me font autant de mal qu’à mademoiselle de Grignan^ et à quoi bon cette violence, puisqu’on ne partait qu’à trois heures ? C’était de quoi dormir la grasse matinée. Je trouve qu’on dort mal par cette voiture ; et quoique je fusse prête à vous entretenir de tout cela, il me semble que, recevant cette lettre à Grignan, vous ne comprendriez plus ce que je voudrais vous dire en parlant de ce bateau ; c’est ce qui fait que j, e vous parle de moi et de vous, ma chère enfant.

Mon fils ne me parle que de vous dans ses lettres, et de la part qu’il prend à la douleur que j’ai de vous avoir quittée : il a raison, je ne m’accoutumerai de longtemps à cette séparation. Vos lettres aimables font toute ma consolation : je les relis souvent, et voici comme je fais. Je ne me souviens plus de tout ce qui m’avait paru des marques d’éloignement et d’indifférence ; il me semble que cela ne vient point de vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites v pour le véritable fond de votre cœur pour moi. Ètesvous contente, ma belle ? est-ce le moyen de vous aimer ? et pouvezvous jamais douter de mes sentiments, puisque, de bonne foi, j’ai cette conduite ?

Votre frère me paraît avoir tout ce qu’il veut, bon diner, bon gîte, et le reste, lia été plusieurs fois député delanoblesse vers M. de Chaulnes ; c’est une petite honnêteté qui se fait aux nouveaux venus. Nous aspirerons une autre année à voir des effets de celte belle amitié de M. et de madame de Chaulnes. Le roi nous a remis

36. huit cent mille francs ; nous en sommes quittes pour deux Dallions deux cent mille livres ; ce n’est rien du tout. Adieu, ma très-chère et très-belle. Si l’extrémité de l’empereur[1] et de don Juan (d’Autriche)[2] pouvait vous satisfaire, on assure qu’ils n’en reviendront pas. Une reine qui porterait une tête en Espagne trouverait une belle conjoncture pour se faire valoir. On dit qu’elle pleura excessivement en disant adieu au roi ; ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades et au redoublement des sanglots : c’est une horrible chose que les séparations.


  1. Léopold Ier, empereur, ne mourut que le 5 mai 1705.
  2. Don Juan d’Autriche, fils naturel de Philippe IV, roi d’Espagne, mourut le 17 septembre 1679.