Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 23

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 77-79).

23. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.[modifier]

À Paris, mercredi 31 décembre 1670.

J’ai reçu vos réponses à mes lettres. Je comprends l’étonnement où vous avez été de tout ce qui s’est passé depuis le 15 jusqu’au 20 de ce mois : le sujet le méritait bien. J’admire aussi votre bon esprit, et combien vous avez jugé droit, en croyant que cette grande machine ne pourrait pas aller depuis le lundi jusqu’au dimanche. La modestie m’empêche de vous louer à bride abattue là-dessus, parce que j’ai dit et pensé toutes les mêmes choses que vous. Je dis à ma fille le lundi : Jamais ceci n’ira à bon port jusqu’à dimanche ; et je voulus parier, quoique tout respirât la noce, qu’elle ne s’achèverait point. En effet, le jeudi le temps se brouilla, et la nuée creva le soir à dix heures, comme je vous l’ai mandé. Ce même jeudi, j’allai dès neuf heures du matin chez Mademoiselle, ayant eu avis qu’elle allait se marier à la campagne, et que le coadjuteur de Reims [1] faisait la cérémonie ; cela était ainsi résolu le mercredi au soir ; car, pour le Louvre, cela fut changé dès le mardi[2]. Mademoiselle écrivait ; elle me fit entrer, elle acheva sa lettre ; et puis, comme elle était au lit, elle me fit mettre à genoux dans sa ruelle ; elle me dit à qui elle écrivait, et pourquoi, et les beaux présents qu’elle avait faits la veille, et le nom qu’elle avait donné ; qu’il n’y avait point de parti pour elle en Europe, et qu’elle voulait se marier. Elle me conta une conversation mot à mot qu’elle avait eue avec le roi ; elle me parut transportée de la joie de faire un homme bien heureux ; elle me parla avec tendresse du mérite et de la reconnaissance de M. de Lauzun ; et sur tout cela je lui dis : « Mon Dieu, Mademoiselle, vous voilà bien contente ; mais que n’avez- vous donc fini promptement cette affaire dès lundi ? Savez-vous bien qu’un si grand retardement donne le temps à tout le royaume de parler, et que c’est tenter Dieu et le roi que de vouloir conduire si loin une affaire si extraordinaire ? » Elle me dit que j’avais raison ; mais elle était si pleine de confiance, que ce discours ne lui fit alors qu’une légère impression. Elle retourna sur les bonnes qualités et sur la bonne maison de Lauzun. Je lui dis ces vers de Sévère dans Polijeucte :

Je ne la puis du moins blâmer d’un mauvais choix : Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois.

Elle m’embrassa forfT Cette conversation dura une heure ; il est impossible de la redire toute : mais j’avais été assurément fort agréable durant ce temps, et je le puis dire sans vanité, car elle était aise de parler à quelqu’un ; son cœur était trop plein. À dix heures, elle se donna au reste de la France, qui venait lui faire sur cela son compliment. Elle attendit tout le matin des nouvelles, et n’en eut point. L’après-dînée, elle s’amusa à faire ajuster elle-même l’appartement de M ; de Montpensier. Le soir, vous savez ce qui arriva. Le lendemain, qui était vendredi, j’allai chez elle ; je la trouvai dans son lit ; elle redoubla ses cris en me voyant ; elle m’appela, m’embrassa, me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit : Hélas ! vous souvient-il de ce que vous me dîtes hier ? Ah ! quelle cruelle prudence ! ah ! la prudence ! Elle me fit pleurer à force de pleurer. J’y suis encore retournée deux fois ; elle est fort affligée, et m’a toujours traitée comme une personne qui sentait ses douleurs ; elle ne s’est pas trompée. J’ai retrouvé, dans cette occasion, des sentiments qu’on n’a guère pour des personnes d’un tel rang. Ceci entre nous deux et madame de Coulanges ; car vous jugez bien que cette causerie serait entièrement ridicule avec d’autres. Adieu.


  1. Chartes-Maurice le Tellier.
  2. Lauzun voulait d’abord être marié dans la chapelle des Tuileries.