Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 24

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 79-80).

24. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 6 février 1671.

Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre ; je ne l’entreprendrai pas aussi. J’ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus ; et tous les pas qu’elle fait l’ éloignent de moi. Je m’en allai donc à Sainte-Marie toujours pleurant et toujours mourant : il me semblait qu’on m’arrachait le cœur et l’âme ; et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d’être seule ; on me mena dans la chambre de madame du Housset, on me fit du feu ; Agnès me regardait sans me parler ; c’était notre marché ; j’y passai jusqu’à cinq heures sans cesser de sanglotter ; toutes mes pensées me faisaient mourir. J’écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton ; j’allai ensuite chez madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par l’intérêt qu’elle y prit : elle était seule, et malade et triste de la mort d’une sœur religieuse, elle était comme je la pouvais désirer. M. de la Rochefoucauld y vint ; on ne parla que de vous, de la raison que j’avais d’être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Mellusine[1]. Je vous réponds qu’elle sera bien relancée. D’Hacqueville vous rendra un bon compte de cette affaire. Je revins enfin à huit heures de chez madame de la Fayette ; mais en entrant ici, bon Dieu ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrais toujours, hélas ! j’en trouvai les portes ouvertes ; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n’étais point avancée d’un pas pour le repos de mon esprit. L’après-dînée se passa avec madame de la Troche[2] à l’Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre, qui me remit dans les premiers transports ; et ce soir j’achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j’apprendrai des nouvelles : car, pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici ; toute ma lettre serait pleine de compliments, si je voulais.


  1. Madame de Marans, sœur de mademoiselle de Montalais, fille d’honneur de Madame. Mellusine est le nom d’une fée célèbre dans nos vieux romans de chevalerie. Madame de Marans avait tenu des propos sur madame de Grigan
  2. Marie Godde de Varennes, veuve du marquis de la Troche, conseiller au parlement de Rennes.