Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 251

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 523-526).

251. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 13 juin 1685.

Per tornar dunque al nostroproposito, je vous dirai, ma bonne, que vous me traitez mal de croire que je puisse avoir regret au port du livre du carrousel ; jamais un paquet ne fut reçu ni payé plus agréablement : nous en avons fait nos délices depuis que nous l’avons ; je suis assurée qu’à Paris je ne l’aurais lu qu’en courant et superficiellement ; je me souviens de ce pays-là, tout y est pressé, poussé ; une pensée, une affaire, une occupation pousse ce qui est devant elle ; ce sont des vagues ; la comparaison du fleuve est juste. Nous sommes ici dans un lac : nous nous sommes reposés dans ce carrousel, nous avons raisonné sur les devises. Pour des vapeurs, ma chère enfant, je voulus, ce me semble, en avoir l’autre jour : je pris huit gouttes d’essence d’urine, et, contre l’ordinaire, elle m’empêcha de dormir toute la nuit : mais j’ai été bien aise de reprendre de l’estime pour cette essence, je n’en ai pas eu besoin depuis. En vérité, je serais ingrate si je me plaignais des vapeurs : elles n’ont pas voulu m’accabler pendant que j’étais occupée à ma jambe ; c’eût été un procédé peu généreux. À l’égard de la jambe, voici le fait : il n’y a plus aucune plaie il y a longtemps ; mais l’endroit était demeuré si dur, et tant de sérosités y avaient été recognées par des eaux froides, que nos chers pères l’ont voulu traiter à loisir, sans me contraindre, et en me jouant, avec ces herbes que l’on retire deux fois le jour toutes mouillées : on les enterre, et à mesure qu’elles pourrissent (riez-en si vous voulez) cet endroit sue et s’amollit ; et ainsi par une douce et insensible transpiration, avec des lessives d’herbes fines et de la cendre, je guéris la jambe du monde la plus maltraitée par le passé. C’est dommage que vous n’alliez conter cela à des chirurgiens, ils pâmeraient de rire ; mais moi je me moque d’eux. Voulez- vous savoir où j’ai été aujourd’hui ? J’ai été à la place Madame ;'$ ai fait deux tours de mail avec les joueurs. Ah, mon cher comte ! je songe toujours à vous, et quelle grâce vous avez à pousser cette boule. Je voudrais que vous eussiez à Grignan une aussi belle allée : j’irai tantôt au bout de la grande allée voir Pilois > qui y a fait un beau degré de gazon pour descendre à la porte qui va dans le grand chemin. Ma fille, vous ne direz pas que je vous cache des vérités, que je ne fais que mentir ; vous en savez autant que moi.

Oui, nos capucins sont fidèles à leurs trois vœux : leurs voyages d’Égypte, où l’on voit tant de femmes comme Eve, les en ont dégoûtés pour le reste de leurs jours. Enfin, leurs plus grands ennemis ne touchent point à leurs mœurs, et c’est leur éloge, étant haïs comme ils le sont : ils ont remis sur pied une de ces deux femmes qui étaient mortes.

Parlons de M. de Chaulnes : il m’a écrit que les états sont à Dinan, et qu’il les a fait commencer le 1 er d’août, pour avoir le temps de m’enlever au commencement de septembre ; et puis mille folies de vous. Enfin, il est d’une gaillardise qui me ravit ; car, en vérité, j’aime ces bons gouverneurs ; la femme médit encore mille petits secrets. Je ne comprends point comme on peut les haïr, et les envier, et les tourmenter ; je suis fort aise que vous vous trouviez insensiblement dans leurs intérêts. Si les états eussent été à Saint-Brieuc, c’eut été un dégoût épouvantable : il faut voir qui sera le commissaire ; ils ont encore ce choix à essuyer : si vous êtes dans leur confiance, ils ont bien des choses à vous dire ; rien n’est égal à l’agitation qu’ils ont eue depuis quelque temps.

Ma bonne, voyez un peu comme s’habillent les hommes pour l’été ; je vous prierai de m’en voyer d’une étoffe jolie pour votre frère, qui vous conjure de le mettre du bel air sans dépense, savoir comme on porte les manches, choisir aussi une garniture, et d’envoyer le tout pour recevoir nos gouverneurs. Je vous prie encore de consulter madame de Chaulnes pour l’habit d’été qu’il me faut pour l’aller voir à Rennes ; car pour les états, je vous en remercie. Je reviendrai ici commencer à faire mes paquets pour me préparer à la grande fête de vous revoir et de vous embrasser mille fois. Madame de Chaulnes en sera bien d’accord. J’ai un habit de taffetas brun piqué avec des campanes d’argent un peu relevées aux manches et au bas de la jupe ; mais je crois que ce n’est plus la mode, et il ne se faut pas jouer à être ridicule à Rennes, où tout est magnifique. Je serai ravie d’être habillée dans votre goût, ayant toujours pourtant l’économie et la modestie devant les yeux. Vous saurez mieux que moi quand il faudra cet habit, puisque vous serez informée du départ des Chaulnes, et je courrai à Rennes pour les voir ; tous les ingrats qu’ils ont faits en ce pays me font horreur, et je ne voudrais pas leur ressembler.

On nous mande, (ceci est fuor di proposito) que les minimes de votre province ont dédié une thèse au roi, où ils le comparent à Dieu, mais d’une manière qu’on voit clairement que Dieu n’est que la copie. On l’a montrée à M. de Meaux, qui l’a portée au roi, disant que Sa Majesté ne la doit pas souffrir. Le roi a été de cet avis : on a renvoyé la thèse en Sorbonne pour juger ; la Sorbonne a décidé qu’il fallait la supprimer. Trop est trop. Je n’eusse jamais soupçonné des minimes d’en venir à cette extrémité. J’aime à vous mander des nouvelles de Versailles et de Paris ; ignorante !

Vous conservez une approbation romanesque pour les princes de Conti[1] ; pour moi, qui ne l’ai plus, je les blâme de quitter un tel beau-père, de ne pas se fier à lui pour leur faire voir assez de guerre : hé, mon Dieu ! ils n’ont qu’à prendre patience, et à jouir de la belle place où Dieu les a mis ; personne ne doute de leur courage : à quel propos faire les aventuriers et les chevaux échappés ? Leurs cousins de Condé n’ont pas manqué d’occasions de se signaler, ils n’en manqueraient pas aussi. Et con questo je finis, ma très-aimable et très-chère bonne, toute pleine de tendresse pour vous, dévorant par avance le mois de septembre où nous touchons.


  1. Les princes de Conti et de la Roche-sur-Yon étaient partis pour aller servir en Hongrie, où ils se trouvèrent au combat de Gran, et firent des prodiges de valeur.