Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 302

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 622-624).

302. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 11 janvier 1690.

Quelles étrennes, bon Dieu ! quels souhaits ! en fut-il jamais de plus propres à me charmer, moi qui en connais les tons, et qui vois le cœur dont ils partent ? Je m’en vais vous dire un sentiment que je trouve en moi ; s’il pouvait payer le vôtre, j’en serais fort aise, car je n’ai pas d’autre monnaie : au lieu de ces craintes si aimables que vous donnent toutes ces morts qui volent sans cesse autour de vous, et qui vous font penser à d autres, je vous présente la véritable consolation et même la joie que me donne souvent Tavance d’années que j’ai sur vous : vous savez que je ne suis pas insensible à la tristesse de ces états ; mais je le suis encore moins à la pensée que les premiers vont devant, et que vraisemblablement et naturellement je garderai mon rang avec ma chère fille ; je ne puis vous représentera véritable douceur de cette confiance. Que n’ai-je point souffert aussi dans les temps où votre mauvaise santé me faisait craindre un dérangement ? Ce temps a été rigoureux : ah ! n’en parlons point, ne paillons point de cela ; vous vous portez bien, Dieu merci ! toutes choses ont repris leur place naturelle, Dieu vous conserve ! Je pense que vous entendez mon ton aussi, et que vous me connaissez.

Je viens à M. le chevalier : je n’ai point de peine à croire que le climat de Provence lui soit meilleur l’hiver que celui de Paris. Tous ceux qui, comme des hirondelles, s’en vont chercher votre soleil, en sont de bons témoins. Mais, en me réjouissant de ce qu’il sent cette différence, je m’afflige qu’il ait perdu mille écus de rente, et par où ? et comment ? son régiment lui valait-il cela ? il le vendra donc au marquis[1] ? mais l’argent qu’il en recevra, en lui payant des dettes, ne diminuera-t-il pas aussi des intérêts ? Faites-moi ce calcul, qui m’inquiète : je ne saurais me représenter M. le chevalier de Grignan à Paris, sans son petit équipage si honnête, si bien troussé ; je ne le verrai point à pied, ni mendier des places pour Versailles ; cela ne peut point entrer dans ma tête : cet article est interloqué ; ah ! que ce mot de chicane est joliment placé ! Je ne m’en tiens pas non plus à vos soixante-quatre personnes sans les gardes : vous me trompez : ce n’est pas là votre dernier mot ; il me faut une démonstration de mathématiques.

Pour Pauline, je crois que vous ne balancez pas entre le parti d’en faire quelque chose de bon ou quelque chose de mauvais. La supériorité de votre esprit vous fera suivre facilement la bonne route : tout vous convie d’en faire votre devoir, et l’honneur, et la conscience, et le pouvoir que vous avez en main. Quand je pen« comme elle s’est corrigée en peu de temps pour plaire, comme elle est devenue jolie, cela vous rendra coupable de tout le bien qu’elle ne fera pas. Pour vos lectures, ma chère enfant, vous avez trop à parler, à raisonner, pour trouver le temps de lire : nous sommes ici dans un trop grand repos, et nous en profitons. Je relis même avec mon fils de certaines choses que j’avais lues en courant, à Paris, et qui me paraissent toutes nouvelles. Nous relisons aussi, au travers de nos grandes lectures, des rogatons que nous trouvons sous la main ; par exemple, toutes les belles oraisons funèbres de M. Bossuet, de M. Fléchier, de M. Mascaron, du père Bourdaloue : nous repleurons M. de Turenne, madame de Montausier, M. le Prince, feu Madame, la reine d’Angleterre ; nous admirons ce portrait de Cromwell[2] ; ce sont des chefs-d’œuvre d’éloquence qui charment l’esprit : il ne faut point dire, Oh ! cela est vieux ; non, cela n’est point vieux, cela est divin. Pauline en serait instruite et ravie : mais tout cela n’est bon qu’aux Rochers. Je ne sais quel livre conseiller à Pauline : Davila est beau en italien ; nous l’avons lu ; Guichardin est long ; j’aimerais assez les anecdotes de Médicis[3], qui en sont un abrégé ; mais ce n’est pas de l’italien. Je ne veux plus nommer Bentivoglio[4] ; qu’elle s’en tienne à sa poésie, ma fille ; je n’aime point la prose italienne ; le Tasse, l’Aminte, le Pastor fido, la Filli di Sciro[5], je n’ose dire l’Arioste, il y a des endroits fâcheux ; et du reste, qu’elle lise l’histoire, qu’elle entre dans ce goût, qui peut si longtemps consoler son oisiveté : il est à craindre qu’en retranchant cette lecture, on ne trouve plus rien à lire : qu’elle commence par la vie du grand Théodose, et qu’elle me mande comme elle s’en trouvera. Voilà, mon enfant, bien des bagatelles ; il y a des jours qu’on destine à causer sans préjudice des choses sérieuses, à quoi l’on prend toujours un très-sensible intérêt. Adieu, ma très-aimable ; nous vous souhaitons toutes sortes de bonheur cette année, et quanto va.


  1. M. le chevalier de Grignan, devenu maréchal de camp en 1688, ne put pas conserver son régiment, et le roi en fit don au jeune marquis de Grignan.
  2. Voyez Bossuet, Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.
  3. Les Anecdotes de Florence, ou l’Histoire secrète de la maison de Medicis, par Varillas.
  4. Le cardinal Bentivoglio, auteur de l’Histoire des guerres civiles de Flandre, et de plusieurs autres ouvrages.
  5. Du comte Guidubaldo de Bonarelli. C’est une imitation de l’Aminta du Tasse, et du Pastor fido de Guarini.