Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 49

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 125-127).

49. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 13 mai 1671.

Je reçois votre lettre de Marseille ; jamais relation ne m’a tant amusée. Je lisais avec plaisir et avec attention ; je suis fâchée de vous le dire, car vous n’aimez pas cela, mais vous narrez très-agréablement. Je lisais donc votre lettre vite par impatience, et puis je m’arrêtais tout court, pour ne pas la dévorer si promptement : je la voyais finir avec douleur, et douleur de toute manière ; car je ne vois que de l’impossibilité à votre retour, moi qui ne fais que le souhaiter. Ah ! ma fille, ne m’en ôtez pas, ni à vous-même, l’espérance ; pour moi, j’irai vous voir très-assurément avant que vous ne preniez aucune résolution là-dessus : ce voyage est nécessaire à ma vie. Je tremble pour votre santé : vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du hou des galériens ; vous y avez reçu des honneurs comme la reine, et moi, plus que je ne vaux : je n’ai jamais vu une telle galanterie, que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je vois bien, ma fille, que vous pensez à moi très-souvent, et que cette maman mignonne de M. de Vivonne n’est pas de contrebande avec vous. Je crois que Marseille vous aura paru beau ; vous m’en faites une peinture extraordinaire, et qui ne déplaît pas : cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serai fort aise de voir cette sorte d’enfer. Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu’on ne voit point ici : on en parle assez ; elles font même quelquefois du bruit ; mais il n’y a rien d’effectif qu’à Marseille : j’ai cette image dans la tête. E’ di mezzo l’orrore esce il diletto.

Vous étiez belle, à ce que vous dites, et où est donc votre grossesse PComment s’accommode-t-elle avec votre beauté et avec tant de fatigue ? Il m’est venu de deux endroits que vous aviez un esprit si bon, si juste, si droit et si solide, qu’on vous a fait seule arbitre des plus grandes affaires. Vous avez accommodé les différends infinis de M. de Monaco avec un monsieur dont j’ai oublié le nom : vous avez un sens si net et si fort au-dessus des autres, qu’on laisse le soin de parler de votre personne pour louer votre esprit : voilà ce qu’on dit de vous ici. Si vous trouvez quelque prince Alamir, vous avez du fonds de reste pour faire le premier tome du roman, sans qu’on ose en parler. Je n’ai pas voulu faire ce tort à la Provence, de vous cacher la manière dont vous y êtes honorée, et dont on y parle de vous Je voudrais savoir si vous êtes entièrement insensible à tous les honneurs qu’on vous fait : pour moi, je vous avoue grossièrement qu’ils ne me déplairaient pas ; mais je ferais l’impossible pour tacher de revenir quelque temps me dépouiller de ma splendeur ; ce qui vous en reste ici est trop bon pour être négligé. Madame des Pennes[1] a été aimable comme un ange ; mademoiselle de Scudéri l’adorait : c’était la princesse Cléobuline ; elle avait un prince Trasibule en ce temps-là ; c’est la plus jolie histoire de Cyrus[2]. Si vous étiez encore à Marseille, je vous prierais de bien faire des compliments pour moi à M. le général des galères[3] ; mais vous n’y êtes plus. Je m’en irai donc lundi : il me semble que vous voulez savoir mon équipage, afin de me voir passer comme j’ai vu passer M. Busche. Je vais à deux calèches, j’ai sept chevaux de carrosse, un cheval de bat qui porte mon lit, et trois ou quatre hommes à cheval : je serai dans ma calèche, tirée pur mes deux beaux chevaux ; l’abbé sera quelquefois avec moi. Dans l’autre, mon fils, la Mousse, et Hélène ; celle-ci aura quatre chevaux, avec un postillon : quelquefois le bréviaire assemblera le second ordre, et laissera place à un certain bréviaire de Corneille, que nous avons envie de dire, Sévigné et moi. Voilà de beaux détails, mais on ne les hait pas des personnes que l’on aime.

Je n’ai garde de dire à notre Océan la préférence que vous lui donnez ; il en serait trop glorieux ; il n’est pas besoin de lui donner plus d’orgueil qu’il n’en a. Bien du monde s’en va lundi comme moi. Brancas est parti ; je ne sais si cela est bien vrai, car il ne m’a point dit adieu ; il croit peut-être l’avoir fait. Il était l’autre jour debout devant la table de madame de Coulanges ; je lui dis : As seyez-vous donc ; ne voulez-vous pas souper ? Il se tenait toujours debout. Madame de Coulanges lui dit : Asseyez^vous donc. Parbleu, dit-il, madame de Sanzei se fait bien attendre ; je crois qu’on ne lui a pas dit qu’on a servi. C’était elle qu’il attendait, et il y a environ cinq semaines qu’elle est à Autry : cette civilité, faite fort naïvement, nous fit rire,


  1. Renée de Forbin, sœur de M. de Marseille, depuis cardinal de Janson.
  2. Roman de mademoiselle de Scudéri.
  3. M. de Vivonne, frère de madame de Montespan. ami de Boileau, très-spirituel et très-gai.