Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 8

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 55-56).

8. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.[modifier]

Mardi 9 décembre 1664.

Je vous assure que ces jours sont bien longs à passer, et que l’incertitude est une épouvantable chose : c’est un mal que toute la famille du pauvre prisonnier ne connaît point. Je les ai vus, je les ai admirés. Il semble qu’ils n’aient jamais su ni lu ce qui est arrivé dans les temps passés : ce qui m’étonne encore plus, c’est que Sapho est tout de même, elle dont l’esprit et la pénétration n’ont point de bornes. Quand je médite là-dessus, je me flatte, et je suis persuadée, ou du moins je me veux persuader, qu’elles en savent plus que moi. D’un autre côté, quand je raisonne avec d’autres gens moins prévenus, et dont le sens est admirable, je trouve nos mesures si justes, que ce sera un vrai miracle si la chose ne va pas comme nous la souhaitons. On ne perd souvent que d’une voix, et cette voix fait tout. Je me souviens de ces récusations, dont ces pauvres femmes pensaient être assurées ; il est vrai que nous les perdîmes de cinq à dix-sept : depuis cela, leur assurance m’a donné de la défiance. Cependant au fond de mon cœur j’ai un petit brin d’es*pérance. Je ne sais d’où il vient, ni où il va, et même il n’est pas assez grand pour faire que je puisse dormir en repos. Je causai hier de toute cette affaire avec madame Duplessis [1]; je ne puis voir que les gens avec qui j’en puis parler, et qui sont dans les mêmes sentiments que moi. Elle espère, comme je fais, sans en savoir la raison. Mais pourquoi espérez-vous ? Parce que j’espère. Voilà nos réponses : ne sont-elles pas bien raisonnables ? Je lui disais, avec la plus grande vérité du monde, que si nous avions un arrêt tel que nous le souhaitons, le comble de ma joie était de penser que je vous enverrais un homme à cheval, à toute bride. qui vous apprendrait cette agréable nouvelle ; et que le plaisir d’imaginer celui que je vous ferais rendrait le mien entièrement complet. Kl le comprit cela comme moi ; et notre imagination nous donna dans cette pensée plus d’un quart d’heure de campos. Cependant je veux rajuster la dernière journée de l’interrogatoire sur le crime d’État. Je vous l’avais mandée comme on me l’avait dite ; mais la même personne s’en est mieux souvenue, et me l’a redite à moi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après que M. Fouquet eut dit que les seuls effets que l’on pouvait tirer du projet, c’était de lui avoir donné la confusion de l’entendre, M. le chancelier lui dit : Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d’État. Il répondit : Je confesse, monsieur, que c’est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d’État. Je supplie ces messieurs, dit-il en se tournant vers les juges, de trouver bon que j’explique ce que c’est qu’un crime d’État : ce n’est pas qu’ils ne soient plus habiles que nous, mais j’ai eu plus de loisir qu’eux pour l’examiner. Un crime d’État, c’est quand on est dans une charge principale, qu’on a le secret du prince, et que tout d’un coup on se met du côté de ses ennemis ; qu’on engage toute sa famille dans les mêmes intérêts ; qu’on fait ouvrir les portes des villes dont on est gouverneur à l’armée des ennemis, et qu’on la ferme à son véritable maître ; qu’on porte dans le parti tous les secrets de l’État. Voilà, messieurs, ce qui s’appelle un crime d’État. M. le chancelier ne savait où se mettre, et tous les juges avaient fort envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m’avouerez qu’il n’y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.

Toute la France a su et admiré cette réponse. Ensuite il se défendit en détail, et a dit ce que je vous ai mandé. J’aurais eu sur le cœur que vous n’eussiez point su cet endroit ; notre cher ami y aurait beaucoup perdu. Ce matin, M. d’Ormesson a commencé à récapituler toute l’affaire ; il a fort bien parlé, et fort nettement. Il dira jeudi son avis. Son camarade parlera deux jours : on prend quelques jours encore pour les autres opinions. Il y a des juges qui prétendent bien s’étendre ; de sorte que nous avons encore bien à languir jusqu’à la semaine qui vient. En vérité, ce n’est pas vivre que d’être en l’état où nous sommes.


  1. Madame Duplessis-Bellière, amie intime de Fouquet. C’était elle qu’il avait chargée de retirer ses papiers de sa maison de Saint-Mandé. Elle n’en eut pas le temps. Elle fut d’abord exilée, puis revint.