Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 89

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 199-201).

89. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 12 février 1672.

Je ne puis, ma chère fille, qu’être en peine de vous, quand je songe au déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre chevalier. Vous l’aviez vu depuis peu ; c’était assez pour l’aimer beaucoup, et pour connaître encore plus toutes les bonnes qualités que Dieu avait mises en lui. Il est vrai que jamais homme n’a été mieux né, et n’a eu des sentiments plus droits et plus souhaitables, avec une très-belle physionomie et une très-grande tendresse pour vous ; tout cela le rendait infiniment aimable, et pour vous et pour tout le monde. Je comprends bien aisément votre douleur, puisque je la sens en moi : cependant j’entreprends de vous amuser un quart d’heure, et par des choses où vous avez intérêt, et par le récit de ce qui se passé dans le monde.

J’ai eu une grande conversation avec M. le Camus ; il entre si parfaitement bien dans nos sentiments, qu’il me donne des conseils ; il est piqué des conduites malhonnêtes ; et comme il en a de fort contraires, il n’a nulle peine à entrer dans nos vues, où la droiture et la sincérité sont en usage : c’est ce dont il ne faut point se départir, quoi qu’il arrive ; cette mode revient toujours. On ne trompe guère longtemps le monde, et les fourbes sont enfin découverts : j’en suis persuadée. M. de Pomponne n’est pas moins opposé à ce qui lui est si contraire ; et je vous puis assurer que, si j’étais aussi habile sur toutes choses que je le suis pour discourir là-dessus, il ne manquerait rien à ma capacité. Dites-moi quelquefois quelque chose d’agréable pour M. le Camus : ce sont des faveurs précieuses pour lui, et d’autant plus qu’il n’est obligé à aucune réponse.

Le marquis de Villeroi est donc parti pour Lyon comme je vous l’ai mandé ; le roi lui fit dire par le maréchal de Créqui qu’il s’éloignât : on croit que c’est pour quelques discours chez madame la comtesse (de Soissons)-, enfin,

On parle d’eaux, de Tibre et l’on se tait du reste[1].

Le roi demanda à Monsieur, qui revenait de Paris : Eh bien ! mon frère, que dit-on à Paris ? Monsieur lui répondit : On parle fort de ce pauvre marquis.— Et qu’en dit-on ? — On dit, monsieur, que c’est qu’il a voulu parler pour un autre malheureux.-Et quel malheureux, dit le roi ? — Pour le chevalier de Lorraine, dit Monsieur. — Mais, dit le roi, y songez-vous encore à ce chevalier de Lorraine ? vous en souciez-vous ? Aimeriez-vous bien quelqu’un qui vous le rendrait ? — En vérité, répondit Monsieur, ce serait le plus sensible plaisir que je pusse recevoir en ma vie.-Oh bien ! dit le roi, je veux vous faire ce présent ; il y a deux jours que le courrier est parti ; il reviendra ; je vous le redonne, et veux que vous m’ayez toute votre vie cette obligation, et que vous l’aimiez pour l’amour de moi ; je fais plus, car je le fais maréchal de camp dans mon armée. Là-dessus, Monsieur se jette aux pieds du Roi, lui embrasse longtemps les genoux, et lui baise une main avec une joie sans égale Le roi le relève, et lui dit : Mon frère, ce n’est pas ainsi que des frères se doivent embrasser ; et l’embrasse fraternellement. Tout ce détail est de très-bon lieu, et rien n’est plus vrai : vous pouvez là-dessus faire vos réflexions, tirer vos conséquences, et redoubler vos belles passions pour le service du roi votre maître. On dit que Madame fera le voyage, et que plusieurs dames l’accompagneront. Les sentiments sont divers chez Monsieur : les uns ont le visage alongé d’un demi-pied, d’autres l’ont raccourci d’autant. On dit que celui du chevalier de Beuvron est infini. M. de Navailles revient aussi, et servira de lieutenant général dans l’armée de Monsieur, avec M. de Schomberg. Le roi a dit au maréchal de Villeroi : « Il fallait cette petite pénitence à votre fils, mais les peines de ce monde ne durent pas toujours. Vous pouvez vous assurer que tout ceci est vrai ; c’est mon aversion que les faux détails, mais j’aime les vrais : si vous n’êtes de mon goût, vous êtes perdue ; car en voici d’infinis.

La Marans était l’autre jour seule en mante chez madame de Longueville ; on sifflait dessus. Langlade vous mande que l’autre jour, en vue de vous plaire, il la releva bien de sentinelle sur des sottises qu’elle lui disait, et qu’il vous eût bien souhaité derrière la porte : plût à Dieu que vous y eussiez été ! Madame de Brissac était inconsolable chez madame de Longueville ; mais par malheur le comte de Guiche se mit à causer avec elle, et elle oublia son rôle, aussi bien que celui du désespoir le jour de la mort[2] ; car il fallait en un certain endroit qu’elle eût perdu connaissance ; elle l’oublia, et reconnut fort bien des gens qui entraient.

Adieu, ma très-chère, ma très-aimable ; ne trouvez-vous pas qu’il y a bien longtemps que nous sommes séparées ? Je suis frappée de cette douleur d’une manière tellement importune, qu’elle me serait insupportable, si je n’aimais à vous aimer autant que je fais, quelques peines qui y soient attachées.


  1. Vers de Corneille dans Cinna, scène v, acte IV.
  2. De madame la princesse de Conti.