Lettres choisies du révérend père De Smet/ 17

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Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 206-222).
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XVII


Université de Saint-Louis, août 1854.

Je vous ai parlé de la chasse aux bisons parmi les Indiens du Grand Désert, je viens vous entretenir aujourd’hui de quelques observations générales sur leurs guerres, et surtout de ce que j’ai appris concernant une malheureuse expédition de paix, lors de ma dernière visite parmi les Corbeaux.

Le succès à la guerre est le nec plus ultra de la gloire du sauvage. L’ambition de devenir un grand guerrier absorbe toute son attention, tous ses talents, excite seule toute sa bravoure  ; elle est la raison des souffrances volontaires même qu’il s’impose. Ses jeûnes, ses longues courses, ses soidisant disant pénitences ou macérations, ses observances superstitieuses, n’ont pas d’autre but. Porter la plume d’aigle, emblème de la vaillance, est pour lui le plus grand honneur, le plus riche et le plus bel ornement ; car elle prouve qu’il s’est déjà distingué à la guerre. Généralement à l’âge de seize ou dix-huit ans, après son premier essai de jeûne et après avoir choisi son manitou, ou esprit tutélaire, le jeune Indien vase joindre aux partis de guerre, qui sont composés uniquement de volontaires.

Un chef ou partisan qui a l’intention de former un parti se présente au milieu du camp, un casse-tête à la main et le corps peinturé de vermillon, symbole du sang. Il entonne son hymne guerrier ; ces sortes de chants sont généralement courts. Le partisan raconte avec emphase ses hauts faits, vante son ardeur patriotique et militaire, et expose les sentiments et les motifs personnels qui le portent à la vengeance. Le chant est accompagné du son d’un grossier tambour et de l’agitation du sischiquoin, ou gourde remplie de petits cailloux. Le sauvage frappe ensuite fortement la terre du pied, comme s’il était capable de faire trembler l’univers entier. Tous les jeunes gens l’écoutent avec la plus sérieuse attention, et ceux qui se lèvent pour se joindre à lui deviennent dès lors volontaires du parti ; eux, à leur tour, entonnent une chanson de guerre, et cette cérémonie tient lieu d’un engagement solennel, dont personne ne saurait honorablement se dégager. Chaque volontaire ainsi enrôlé s’arme et se pourvoit lui-même de tout ce dont il aura besoin pendant l’expédition.

La considération publique, parmi les Indiens, paraît être mesurée pour chaque individu à sa valeur guerrière ; c’est un point important : La narration de leurs aventures et de leurs actes de bravoure, leurs danses, leurs cérémonies religieuses, les discours des orateurs dans les assemblées, tout ce qui peut enflammer l’esprit du sauvage se rapporte à l’idée de se distinguer un jour à la guerre. C’est sa marotte.

Il me reste à vous parler des Corbeaux. Cette nation est considérée comme la plus vaillante de toutes les tribus du nord ouest de l’Amérique. Elle compte environ quatre cent quatre-vingts loges, à dix personnes par loge, et occupe toute la vallée de la Roche-Jaune, principalement les régions qui se trouvent à la base de la première rangée des Montagnes-au-Vent, ou Côtes Noires, et des montagnes Rocheuses. C’est une des plus belles races du désert ; ils sont grands, robustes et bien formés, leurs yeux sont perçants et décèlent de la hardiesse, leur nez est aquilin et leurs dents sont blanches comme l’ivoire. Supérieurs en intelligence à tous leurs voisins, ils les surpassent aussi dans le culte du Wah-kon, c’est-à-dire, dans les cérémonies superstitieuses qui président à tous leurs mouvements et à toutes leurs actions. Voici un détail qui prouve à l’évidence la vérité de mon assertion. J’y ai donné moi-même occasion.

En 1840, je rencontrai les Corbeaux pour la première fois, dans la vallée de la rivière Grosse-Corne, grand tributaire de la Roche-Jaune. En ma qualité de Robe-Noire, ils me reçurent avec toutes les démonstrations du plus grand respect et de la joie la plus sincère. J’avais avec moi une provision d’allumettes chimiques dont je me servais pour allumer ma pipe et le calumet employé au Grand Conseil. L’action de ces allumettes les surprit beaucoup  ; ils n’en avaient jamais vu. On en parla bientôt dans toutes les loges, comme d’un feu mystérieux dont j’étais porteur et je fus regardé comme le plus grand homme de médecine qui eût jamais visité la tribu. Tous les égards me furent témoignés  ; on m’écouta avec la plus-étonnante attention. Avant mon départ, les chefs et les principaux guerriers, qui s’étaient réunis en conseil, me prièrent de leur laisser quelques-unes de mes allumettes. Ignorant les idées superstitieuses qu’ils y attachaient, je m’empressai de leur en distribuer, me réservant seulement la quantité nécessaire pour mon voyage.

Je visitai les mêmes Corbeaux en 1844. La réception qu’ils me firent encore fut des plus solennelles. Je fus installé dans la plus grande et la plus belle loge du camp. Tous les chefs et les guerriers s’habillèrent de leur mieux, chaussèrent leurs mocassins, ou souliers indiens, se mirent des guêtres, des chemises de peau de gazelle, le tout orné de perles de cristal, de piquants de porc-épic  ; et sur leurs casques s’agitaient les plumes d’aigle. On me promena en grande cérémonie d’une loge à l’autre, pour y participer à tous-les festins  ; heureusement j’avais ma bande de mangeurs pour faire honneur aux mets et les avaler pour moi. Un des grands chefs surtout me témoigna une amitié toute spéciale. — «  C’est à toi, Robe-Noire, me dit-il, que je dois toute ma gloire dans les victoires que j’ai remportées sur mes ennemis.  » — Son langage me surprit, et je lui demandai de vouloir s’expliquer. Aussitôt il ôta du cou son Wah-kon, ou sachet de médecine, enveloppé dans un petit morceau de peau de cabri. Il le déroula à mes yeux, et quel ne fut pas mon étonnement d’y découvrir le restant des allumettes que je lui avais données en 1840  ! — «  Je m’en sers, ajouta — t-il, chaque fois que je vais à la guerre. Si le feu mystérieux se montre au premier frottement je fonds sur mes ennemis, car je suis sûr de les vaincre.  » — J’eus de la peine à détruire dans son esprit cette singulière superstition. Vous voyez qu’il faut peu de chose parmi les sauvages pour faire sa réputation : avec quelques allumettes, on passe pour un grand homme parmi les Corbeaux, et l’on reçoit les premiers honneurs.

Les Corbeaux ont été molestés par leurs ennemis, pendant plusieurs années : au nord, par les Pieds-Noirs  ; à l’est, par les Assiniboins et les Creeks  ; au sud, par les Sioux. Chacune de ces nations étant plus nombreuse que celle des Corbeaux, ceux-ci se trouvèrent forcément engagés dans des guerres continuelles, tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre de ces tribus. Aussi, durant les dix dernières-années une grande diminution de population eut lieu  ; ils perdirent plus de quatre cents guerriers.

Les Corbeaux ont eu cependant la paix de temps en temps avec certaines bandes de Pieds-Noirs, de Sioux, d’Assiniboins, etc. Un fait assez remarquable c’est qu’ils n’ont jamais été les premiers à violer une trêve conclue, sauf dans le cas que je vais vous exposer.

En 1843, le grand chef des Corbeaux était appelé Tezi Goë. Il était renommé autant par sa bravoure à la guerre que par sa sagesse dans les conseils et par l’amour qu’il portait à toute sa nation. Voyant avec peine les dommages que les incursions incessantes des ennemis causaient à sa tribu, il résolut de conclure une paix solennelle, sinon avec tous, du moins avec une partie de la nation des Pieds-Noirs. Il prit ses arrangements et convoqua son conseil pour délibérer sur les moyens prompts et efficaces de réussir dans son dessein. Les guerriers s’empressèrent d’assister au conseil. Après avoir discuté les différents points, on décida qu’un parti de vingt-cinq guerriers se rendrait au camp des Pieds-Noirs et leur offrirait le calumet de paix. Le guide choisi pour conduire cette bande était Pied-Noir de nation, avait été fait prisonnier par les Corbeaux quelques années auparavant et retenu en captivité jusqu’alors. Pour l’attacher plus sûrement et à jamais à leur cause, les Corbeaux lui accordèrent sa liberté, avec le titre de brave et la permission de porter un casque en peau orné de plumes d’aigle. Il fut en outre chargé de présents, consistant en chevaux, armes et ornements de toute espèce. Après avoir reçu ses instructions, il partit joyeusement, bien résolu de ne rien négliger pour obtenir et consolider une paix durable entre les deux nations. Un endroit avait été désigné où les hommes des deux tribus pussent se rencontrer en amis et en frères pour célébrer ce grand événement. La députation partit pour le camp des Pieds-Noirs qui consistait en quatre cents loges, et avait pour chef l’Indien appelé Cerf Pommelé, ou Ponukah-Kitzi-Pimmy. Use trouvait alors dans la vallée de la rivière «  Maria, tributaire assez considérable du Missouri, dans le voisinage des Grandes-Chutes.

Environ un mois avant le départ de cette expédition, deux Corbeaux avaient été tués et leurs chevelures enlevées par un parti de guerre Pied-Noir. Les deux frères de ces malheureuses victimes firent ensemble les jeûnes et les serments d’usage  ; leur serment les obligeait à tuer chacun un Pied-Noir dès qu’une bonne occasion se présenterait. Ils ne communiquèrent leur résolution à personne. La bravoure et la détermination de ces deux hommes étaient connues  ; ils furent choisis pour faire partie de la bande des députés et promirent publiquement, selon l’usage, d’oublier toute vengeance privée  ; en secret ils revinrent à leur premier dessein, prévoyant que l’excursion fournirait le moyen de les dédommager du double meurtre de leurs frères.

On s’avança lentement  ; on usa de beaucoup de précautions, et on les redoubla surtout à mesure qu’on s’approchait du camp des Pieds-Noirs. Arrivés à la distance d’une journée, les Corbeaux se séparèrent en bandes de deux ou trois pour battre la campagne et s’assurer si des partis Pieds-Noirs ne se trouvaient point en dehors du village. Dans l’entre-temps les deux frères Corbeaux, armés comme de coutume et marchant ensemble, découvrirent deux Pieds-Noirs, qui revenaient de la chasse avec plusieurs chevaux chargés d’une forte quantité de viande de buffle. Ayant avec eux un calumet, les Corbeaux s’avancèrent hardiment vers leurs ennemis et le leur présentèrent, comme on fait en pareille occurrence. Les Pieds-Noirs acceptèrent le calumet et apprirent qu’une grande députation de Corbeaux allait se rendre à leur village avec des intentions pacifiques. Les deux frères agirent avec tant d’habileté, qu’après quelques instants les deux Pieds-Noirs furent entièrement rassurés, ne conçurent pas le moindre soupçon, et n’eurent pas la plus légère inquiétude. Un des Pieds-Noirs fit présent de son fusil à l’un des Corbeaux, et l’autre donna son cheval au second Corbeau. Ils s’acheminèrent alors de concert dans la direction du camp  ; mais pour y arriver, il fallait suivre un sentier qui serpente à travers un ravin profond et solitaire. C’est là que la ruse fut bientôt découverte : les deux Pieds-Noirs reçurent soudain des coups mortels et furent assassinés lâchement par les frères Corbeaux, qui enlevèrent les chevelures à leurs victimes. Ils tuèrent ensuite, à coups de flèches, les chevaux, et les cachèrent avec les cadavres au milieu de broussailles épaisses. Les meurtriers mirent avec soin les chevelures dans leurs sacs à plomb. Ils enlevèrent de leurs habits les moindres traces de sang et rejoignirent leurs compagnons, sans faire connaître à personne l’acte cruel de vengeance privée qu’ils venaient de consommer si abominablement.

Le lendemain de ce crime atroce, les députés Corbeaux firent leur entrée solennelle dans le camp des Pieds-Noirs, et y furent reçus, par les chefs et les guerriers, avec la plus vive cordialité et tous les égards de l’hospitalité.

Les Pieds-Noirs se montrèrent favorables à la paix. Ils entendirent avec joie les propositions que les Corbeaux leur firent par leur interprète et guide, qui était naguère chez eux le prisonnier Pied-Noir. Toutes les politesses et toutes les attentions furent prodiguées aux Corbeaux en cette circonstance : on les invita à un grand nombre de festins, aux amusements et aux jeux publics donnés en leur honneur, et qui se prolongèrent bien avant dans la nuit. Les députés se retirèrent ensuite dans les loges des principaux chefs, pour y prendre le repos nécessaire après leurs longues courses et de si extrêmes fatigues.

Le penchant au vol est très-commun parmi les femmes de plusieurs tribus indiennes du Grand Désert. Les femmes Pieds-Noirs surtout ont sous ce rapport très-mauvaise réputation. Une de ces voleuses, à la faveur des ténèbres de la nuit, se glissa furtivement dans les loges où les Corbeaux dormaient paisiblement, et allégea leurs sacs de voyage de tout ce qui pouvait avoir quelque valeur pour elle. Dans ses recherches, elle mit la main sur un objet tout humide et poilu et s’aperçut aussitôt que c’était une chevelure. Elle s’en empara, quitta la loge dans le plus grand silence, et, à la lueur d’un feu qui brûlait au milieu du camp, elle examina de plus près le sanglant trophée. Il est difficile d’émouvoir un sauvage et de lui causer de la surprise, accoutumé qu’il est à voir des choses bien étranges. Un pareil événement exciterait parmi les blancs les plus grandes alarmes, tandis qu’il ne fait que rendre l’Indien plus circonspect et plus prudent dans les mesures qu’il lui faut prendre. La femme Pied-Noir, après avoir réfléchi pendant quelques instants, se dirigea vers la loge du grand chef, l’éveilla et lui communiqua doucement à l’oreille la découverte importante qu’elle venait de faire. Le chef alluma une torche de pin et s’empressa d’examiner la chevelure  ; il la reconnut, au premier coup d’œil, à quelques touffes de cheveux gris, comme appartenant à un jeune Pied-Noir qui n’était point revenu de la chasse.

Le chef prit aussitôt ses mesures. Il fit signe à la femme de le suivre, mais lui recommanda de se retirer, parce que rien ne pouvait se faire avant le jour. Il lui fit défense de communiquer son secret à personne ni de soulever le moindre soupçon. Il craignait que, dans le trouble, et à la faveur de l’obscurité de la nuit, quelques Corbeaux ne vinssent à s’échapper.

Le Cerf Pommelé fit seul et sans bruit le tour du camp. Il réveilla ses principaux guerriers, au nombre de vingt à trente, ainsi que ceux qu’il désirait consulter dans cette grave circonstance. Tous le suivirent sans l’interroger et furent conduits à un endroit solitaire dans le voisinage du camp. Là, après avoir formé un cercle et allumé un flambeau, le chef déploya la chevelure ensanglantée et leur raconta l’aventure de la femme.

Les plus jeunes des conseillers voulaient prendre immédiatement vengeance des Corbeaux, mais le chef leur représenta que la nuit était un temps peu favorable  ; qu’ayant fumé ensemble le calumet de la paix, les tuer quand ils dormaient profondément et dans un camp hospitalier serait contraire à tous leurs usages, et attirerait sur eux le mépris des autres nations. Il leur donna l’ordre de se tenir prêts et bien armés à la pointe du jour.

Les Corbeaux se levèrent de bonne heure. Quel ne fut pas leur étonnement de voir leurs loges entourées de tous côtés par une bande de quatre à cinq cents guerriers armés, montés sur leurs meilleurs coursiers, et dont les allures étaient loin d’être aussi bienveillantes que la veille  ! Mais les Indiens ne se laissent pas facilement déconcerter  ; ils attendirent l’aurore, en silence… Aussitôt que la lumière du jour parut, le Cerf Pommelé convoqua son grand conseil et donna ordre à tous les Corbeaux de s’y rendre. Ils obéirent et allèrent prendre place au milieu du cercle formé par leurs ennemis. Ils ne respiraient que vengeance, mais affectaient un air d’indifférence, propre aux sauvages  ; leur sang-froid sembla même augmenter à mesure que leur situation devenait plus critique. Lorsque tous furent assis, le Cerf Pommelé se leva et prononça les paroles suivantes : — «  Étrangers, c’est hier que vous êtes arrivés dans notre camp. Vous vous êtes annoncés comme députés de vos grands chefs, pour conclure une paix solide et durable, avec nous, qui étions jusqu’à ce jour vos ennemis. Nous avons prêté l’oreille à vos discours. Vos paroles et vos propos nous ont paru avantageux et sensés. Toutes nos loges vous ont été ouvertes, pour vous y faire participer à nos festins et jouir de notre hospitalité  ; vous vous êtes joints même à nos amusements. Hier, nous avions l’intention de nous montrer aujourd’hui encore plus libéraux à votre égard. Mais avant d’aller plus loin, j’ai une grave question à vous poser, Corbeaux  ! sachez qu’il me faut une réponse sérieuse, et qu’elle décidera si la paix est possible ou s’il faut continuer la guerre à mort entre nos tribus.  » — Le Cerf Pommelé tira alors la chevelure de son sac à plomb, la déploya à leurs yeux, et s’écria : — «  Dites-moi, Corbeaux, à qui appartient cette chevelure  ? Qui, parmi vous, réclame ce trophée  ?   » Ceux d’entre les Corbeaux qui ignoraient les tristes circonstances se regardèrent avec surprise  ; ils pensaient que les Pieds-Noirs voulaient chercher un motif de querelle. Personne ne répondit. Le chef reprit de nouveau : — «  Personne ne me répondra-t-il  ? Faut-il que j’appelle une femme pour interroger des guerriers  ?   » Faisant signe à la voleuse de la chevelure de s’approcher, il lui dit : «  Femme, indiquez à qui d’entre ces braves le trophée appartient.  » — Aussitôt sans hésiter, elle montra du doigt l’un des deux frères Corbeaux. Tous les regards se portèrent soudain sur lui. Le chef Pied-Noir, s’approchant gravement du meurtrier, lui dit : — «  Connais-tu cette chevelure  ? Est-ce toi qui l’as enlevée  ? Craindrais-tu de nous avouer ton crime à cette heure  ?   » — D’un seul bond le jeune Corbeau se plante en face des Pieds-Noirs, et s’écrie : — «  Cerf Pommelé, je suis sans peur. Oui, c’est moi qui ai enlevé cette chevelure. Si j’ai essayé de la cacher, je l’ai fait avec le désir de te nuire davantage. Tu me demandes à qui est cette chevelure ? Regarde les franges velues de ta chemise et de tes guêtres  ; je te demande à mon tour à qui sont ces dépouilles  ? Sont-ce celles de mes deux frères, tués par toi ou tes gens, il y a à peine deux lunes  ? ou appartiennent-elles aux parents de l’un ou de l’autre Corbeau ici présent  ? C’est la vengeance qui m’a amené ici. Mon frère tient dans son sac le pendant de cette chevelure. C’était notre détermination, avant de quitter le camp, de te jeter au visage ces restes sanglants en même temps que nôtre défi.  »

Ce langage détermina les Pieds-Noirs quant au parti qu’ils allaient suivre. — «  Jeune homme, tu as bien parlé, lui répondit le Cerf Pommelé  ; tu es vaillant et tu ne crains point la mort qui va te frapper dans quelques instants toi et tous tes compagnons. Cependant, nous avons fumé le calumet de paix ensemble, il ne convient pas que la terre où cette cérémonie a eu lieu boive votre sang. Corbeau, regarde la colline devant nous  ; c’est le chemin qui conduit vers tes loges. Jusque-là, nous te permettons d’aller. Dès que tu auras atteint cette limite, nous volerons à ta poursuite. Prends les devants avec les tiens et quitte-nous.  »

Les Corbeaux partirent à l’instant même et se dirigèrent vers l’endroit indiqué, déterminés à vendre chèrement leurs vies dans ce combat qui devait être si inégal. Les ennemis, de leur côté, montant leurs coursiers rapides, attendirent avec impatience l’ordre de poursuivre les Corbeaux.

Aussitôt qu’on fut arrivé au sommet du coteau, le cri de guerre, sassaskwi, retentit de toutes parts dans le camp. Les Pieds-Noirs, brûlant de se venger de l’outrage reçu, se lancèrent en avant avec la plus grande impétuosité. Les Corbeaux, au bout de quelques instants de marche, rencontrèrent dans la plaine un ravin profond, creusé par l’écoulement des eaux ; ils jugèrent la position favorable, et s’y réfugièrent. Dès que les Pieds-Noirs se furent approchés du ravin pour en déloger leurs ennemis, une décharge générale de fusils et de flèches venant du parti corbeau tua huit hommes Pieds-Noirs et en blessa un plus grand nombre. Cette décharge les mit en déroute et les força de s’éloigner. Les Pieds-Noirs descendirent de leurs coursiers ; il y eut plusieurs escarmouches entre eux et leurs ennemis, mais toutes furent au désavantage des Pieds-Noirs ; car les Corbeaux se trouvaient merveilleusement à l’abri tandis que les autres étaient exposés sans protection aucune dans la prairie. Un bon nombre des Pieds-Noirs perdirent la vie dans ces conjonctures tandis que les Corbeaux n’essuyèrent pas la moindre perte. Le Cerf Pommelé, voyant le danger et la perte inutile de tant de guerriers, fit un appel à ses braves ; il leur proposa de se mettre à leur tête et de fondre ensemble sur leurs ennemis. Sa proposition fut acceptée ; le cri de guerre retentit de nouveau ; ils fondirent en masse sur les Corbeaux, et, après avoir déchargé sur eux leurs fusils et décoché leurs flèches, armés seulement de leurs dagues et de leurs casse-tête, ils s’élancèrent pêle-mêle dans le ravin où ils firent, en peu d’instants, un horrible massacre de tous leurs ennemis. Il est à remarquer que, dans cette lutte suprême, aucun Pied-Noir ne perdit la vie.

Après le combat, les chevelures furent enlevées par les vainqueurs qui s’étaient le plus distingués  ; les femmes coupèrent les cadavres en si petits morceaux, qu’à peine on pouvait y reconnaître un membre quelconque d’un corps humain. Toutes les chevelures et tous les lambeaux de chair furent attachés, en guise de trophées, au bout des lances et des perches, et portés triomphalement jusqu’au camp, au milieu de chants de victoire, de cris de rage, de hurlements et de vociférations à l’adresse de leurs ennemis. Il y eut néanmoins une grande affliction, causée par la perte de tant de guerriers. La guerre entre ces deux tribus se continue depuis lors sans relâche.

C’est sur le champ de bataille même où se passa le fait que cette horrible histoire m’a été racontée, en 1851, par un chef qui en avait été témoin.

Je recommande, d’une manière toute spéciale, à vos bonnes prières et à vos saints sacrifices ces pauvres Indiens qui demandent, depuis quatorze années, à voir quelques-uns de nos Pères pour venir leur annoncer les vérités consolantes de l’Évangile. On peut vraiment dire d’eux, avec les Saintes Écritures : «  Parvuli petierunt panem et non erat qui frangeret eis.  » Ils ont demandé du pain, et il n’y eut personne qui le leur rompît.  » Dans mes courtes visites parmi eux, j’ai été touché de leur affabilité, de leur bienveillante hospitalité, de l’attention et du respect avec lesquels ils m’ont écouté ; j’augure très-favorablement de leurs bonnes dispositions, et j’ai la conviction que si des missionnaires, fervents et zélés, se trouvaient au milieu de ces Indiens, ils recueilleraient des fruits bien consolants pour la religion. Depuis ma dernière entrevue avec nos sauvages, en 1851, j’ai reçu d’eux plusieurs invitations.

Ne m’oubliez pas dans vos prières, et veuillez me rappeler au bon souvenir des Pères et Frères du collège Saint-Michel.

J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect et la plus profonde estime,
Votre très-dévoué serviteur et frère en Jésus-Christ,

P. J. De Smet, S. J.