Lettres d’Abélard et d’Héloïse/Tome 1/Lettre deuxième

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Traduction par Victor Cousin.
Texte établi par Octave GréardGarnier frères (tome 1p. 69-81).



LETTRE DEUXIÈME


HÉLOISE À ABÉLARD



SOMMAIRE

Héloïse, amante, puis épouse d’Abélard et placée par lui à la tête du monastère du Paraclet, dont il avait jeté les fondements avec l’assistance de ses disciples, ayant lu la lettre qu’il avait adressée à un ami, lui écrit pour le prier de lui faire connaître les dangers qu’il court ou le salut dont il jouit, afin qu’elle puisse s’associer soit à sa peine, soit à sa joie. Elle lui demande avec instances pourquoi il ne lui a plus écrit depuis qu’elle a prononcé ses vœux, quand auparavant il lui adressait tant de lettres d’amour. Elle lui rappelle leur passion d’autrefois, passion charnelle et honteuse ; elle lui expose ses sentiments d’aujourd’hui, sentiments spirituels et purs, et elle se plaint avec amertume qu’il n’y réponde pas.

La lettre est celle d’une femme : les élans passionnés, les gémissements, les plaintes y abondent ; on y sent aussi une imagination nourrie d’une exubérante érudition.


À son maître, ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse.


I. La lettre que vous avez, mon bien-aimé, adressée à un ami pour le consoler, un hasard l’a fait venir dernièrement jusqu’à moi. Au seul caractère de la suscription reconnaissant qu’elle était de vous, je la dévorai avec une ardeur égale à ma tendresse pour celui qui l’avait écrite : si j’avais perdu sa personne, ses paroles du moins allaient me rendre en partie son image. Hélas ! chaque ligne, pour ainsi dire, de cette lettre encore présente à ma mémoire était pleine de fiel et d’absinthe, car elle retraçait la déplorable histoire de notre conversion et de vos épreuves sans merci ni trêve, ô mon bien suprême.

Vous avez bien rempli la promesse qu’en commençant vous faisiez à votre ami : ses peines, au prix des vôtres, il a pu s’en convaincre, ne sont rien ou peu de chose. Après avoir rappelé les persécutions dirigées contre vous par vos maîtres, et les derniers outrages lâchement infligés à votre corps, vous avez peint l’odieuse jalousie et l’acharnement passionné dont vos condisciples aussi, Albéric de Reims et Lotulfe de Lombardie, vous ont poursuivi. Vous n’avez oublié ni ce que leurs cabales ont fait de votre glorieux ouvrage de théologie, ni ce qu’elles ont fait de vous-même, condamné à une sorte de prison. De là vous arrivez aux menées de votre abbé et de vos perfides frères, aux affreuses calomnies de ces deux faux apôtres déchaînés contre vous par ces indignes rivaux, au scandale soulevé dans la foule à propos du nom de Paraclet donné, contre l’usage, à votre oratoire ; enfin, arrivant aux vexations intolérables dont votre vie aujourd’hui encore n’a pas cessé d’être l’objet, de la part de ce persécuteur impitoyable et de ces méchants moines que vous appelez vos enfants, vous avez mis le dernier trait à ce déplorable tableau.

Je doute que personne puisse lire ou entendre sans pleurer le récit de telles épreuves. Pour moi, il a renouvelé mes douleurs avec d’autant plus de violence que le détail en était plus exact et plus expressif ; que dis-je ? il les a augmentées en me montrant vos périls toujours croissants. Voilà donc tout votre troupeau réduit à trembler pour votre vie, et chaque jour nos cœurs émus, nos poitrines palpitantes attendent pour dernier coup la nouvelle de votre mort.

Aussi nous vous en conjurons, au nom de celui qui, pour son service, semble encore vous couvrir de sa protection ; au nom du Christ, dont nous sommes, ainsi que de vous-même, les bien petites servantes, daignez nous écrire fréquemment et nous dire les orages au sein desquels vous êtes encore ballotté ; que nous du moins, qui vous restons seules au monde, nous puissions partager vos peines et vos joies. D’ordinaire, la sympathie est un allégement à la douleur, et tout fardeau qui pèse sur plusieurs est plus léger à soutenir, plus facile à porter. Que si la tempête vient à se calmer un peu, hâtez-vous d’autant plus d’écrire que les nouvelles seront plus agréables à recevoir. Mais, quel que soit l’objet de vos lettres, elles ne peuvent manquer de nous faire un grand bien, par cela seul qu’elles seront une preuve que vous ne nous oubliez pas.

II. Combien sont agréables à recevoir les lettres d’un ami absent, Sénèque nous l’enseigne par son propre exemple dans le passage où il écrit à Lucilius : Vous m’écrivez souvent, et je vous en remercie ; vous vous montrez ainsi à moi de la seule manière qui vous soit possible ; je ne reçois jamais une de vos lettres qu’aussitôt nous ne soyons ensemble. Si les portraits de nos amis absents nous sont doux, s’ils ravivent leur souvenir, et, — vaine et trompeuse consolation,— allègent le regret de leur absence, combien plus douces sont les lettres qui nous apportent l’empreinte véritable de l’ami absent. » Grâce à Dieu, ce moyen vous reste encore de nous rendre votre présence ; l’envie ne vous l’interdit pas ; rien ne s’y oppose : que ce ne soit point de vous, je vous en supplie, que viennent les négligences et les retards.

Vous avez écrit à votre ami une longue lettre de consolation, en vue de ses malheurs sans doute, mais c’est des vôtres que vous lui parlez. Tandis que vous les rappelez avec exactitude pour le consoler, vous n’avez pas peu ajouté à notre désolation : en voulant panser ses blessures, vous avez ravivé en nous des plaies nouvelles et élargi les anciennes. Guérissez, je vous en conjure, les maux que vous avez faits, puisque vous prenez souci de soigner ceux qui sont faits par d’autres. Vous avez donné satisfaction à un ami, à un compagnon d’études ; vous avez acquitté la dette de l’amitié et de la confraternité. Elle est bien plus pressante, l’obligation que vous avez contractée envers nous ; car nous sommes, nous, non des amies, mais les plus dévouées des amies ; non des compagnes, mais des filles ; oui, c’est le nom qui nous convient, à moins qu’il s’en puisse imaginer un qui soit plus tendre et plus sacré.

III. Si vous pouviez douter de la grandeur de la dette qui vous oblige envers nous, ni les raisons ni les témoignages ne nous manqueraient pour l’établir. Dût tout le monde se taire, les faits parlent assez haut. Après Dieu, vous êtes le seul fondateur de cet asile, le seul architecte de cet oratoire, le seul créateur de cette congrégation. Vous n’avez point bâti sur un fondement étranger. Tout ce qui existe ici est votre ouvrage. Cette solitude, jadis fréquentée seulement par des bêtes féroces et des brigands, n’avait jamais connu d’habitation humaine, n’avait jamais vu de maison. C’est parmi des tanières de bêtes féroces, parmi des repaires de brigands, là où d’ordinaire le nom de Dieu n’est pas même prononcé, que vous avez élevé un divin tabernacle et dédié un temple au Saint-Esprit. Pour l’édifier, vous n’avez rien emprunté aux richesses des rois et des princes, auxquels vous pouviez tout demander, dont vous pouviez tout obtenir ; vous avez voulu que rien de ce qui se ferait ne pût être attribué qu’à vous. Ce sont les élèves et les écoliers qui, s’empressant à vos leçons, vous fournissaient toutes les ressources nécessaires. Ceux-là mêmes qui vivaient des bénéfices de l’Église, qui ne savaient guère que recevoir des offrandes et non en faire, ceux qui jusqu’alors avaient eu des mains pour prendre, non pour donner, devenaient pour vous prodigues et importuns dans leurs libéralités.

Elle est donc à vous, bien à vous, cette plantation nouvelle dans le champ du Seigneur, cette plantation toute remplie de jeunes rejetons, qui, pour profiter, ne demandent qu’à être arrosés. Par la nature même de son sexe, elle est débile ; ne fût-elle pas nouvelle, à ce titre seul, elle serait faible. Aussi exige-t-elle une culture plus attentive et plus assidue, selon la parole de l’Apôtre : « J’ai planté, Apollon a arrosé ; mais c’est Dieu qui a donné l’accroissement. » L’Apôtre, par les enseignements de sa prédication, avait planté et établi dans la foi les Corinthiens auxquels il écrivait ; Apollon, son disciple, les avait ensuite arrosés par ses saintes exhortations, et c’est alors que la grâce divine avait donné à leurs vertus de croître.

C’est vainement que vous cultivez cette vigne que vous n’avez pas plantée de votre main, et dont la douceur a tourné pour vous en amertume ; vos admonitions incessantes sont stériles, vos sacrés entretiens, inutiles. Songez à ce que vous devez à la vôtre, au lieu de consacrer ainsi vos soins à celle d’autrui. Vous enseignez, vous prêchez des rebelles : peine perdue. Vainement vous semez devant des pourceaux les perles de votre divine éloquence ; vous vous prodiguez à des âmes endurcies. Considérez plutôt ce que vous devez à des cœurs dociles. Vous vous donnez à des ennemis ; pensez à ce que vous devez à vos filles. Et sans parler de mes sœurs, pesez le poids de la dette que vous avez contractée envers moi : peut-être mettrez-vous plus de zèle à vous acquitter vis-à-vis de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à vous.

Combien de graves traités les saints Pères ont adressés à de saintes femmes pour les éclairer, pour les encourager, ou même pour les consoler ; quel soin ils ont mis à les écrire, votre science supérieure le sait mieux que notre humble ignorance. Quel n’est donc pas mon étonnement de voir que depuis longtemps déjà vous avez mis en oubli l’œuvre commencée à peine et encore mal assurée de notre conversion. Sentiment de respect pour Dieu, d’amour pour nous, exemples des saints Pères, rien, quand mon âme chancelle, quand le poids d’une douleur invétérée l’accable, rien ne vous a inspiré la pensée de venir me fortifier par vos entretiens, ou du moins de me consoler de loin par une lettre ! Et cependant, vous ne l’ignorez pas, l’obligation qui vous lie envers moi, le sacrement du mariage, nous enchaîne l’un à l’autre : nœud d’autant plus étroit pour vous que je vous ai toujours aimé, à la face du ciel et de la terre, d’un amour sans bornes.

IV. Vous savez, mon bien-aimé, et nul n’ignore tout ce que j’ai perdu en vous ; vous savez par quel déplorable coup l’indigne et publique trahison dont vous avez été victime m’a retranchée du monde en même temps que vous-même, et que ce qui cause incomparablement ma plus grande douleur, c’est moins la manière dont je vous ai perdu que de vous avoir perdu. Plus poignante est ma peine, plus elle réclame de puissantes consolations. Au moins n’est-ce point un autre, c’est vous, vous, seul sujet de mes souffrances, qui pouvez seul en être le consolateur. Unique objet de ma tristesse, il n’est que vous qui puissiez me rendre la joie ou m’apporter quelque soulagement. Vous êtes le seul pour qui ce soit un pressant devoir : car toutes vos volontés, je les ai aveuglément accomplies. Ne pouvant vous résister en rien, j’ai eu le courage, sur un mot, de me perdre moi-même. J’ai fait plus encore : étrange chose ! mon amour s’est tourné en délire ; ce qui était l’unique objet de ses ardeurs, il l’a sacrifié sans espérance de le recouvrer jamais. Par votre ordre, j’ai pris avec un autre habit un autre cœur, afin de vous montrer que vous étiez le maître unique de mon cœur aussi bien que de mon corps. Jamais, Dieu m’en est témoin, je n’ai cherché en vous que vous-même ; c’est vous seul, non vos biens que j’aimais. Je n’ai songé ni aux conditions du mariage, ni à un douaire quelconque, ni à mes jouissances, ni à mes volontés personnelles. Ce sont les vôtres, vous le savez, que j’ai eu à cœur de satisfaire. Bien que le nom d’épouse paraisse et plus sacré et plus fort, un autre a toujours été plus doux à mon cœur, celui de votre maîtresse, ou même, laissez-moi le dire, celui de votre concubine et de votre fille de joie ; il me semblait que, plus je me ferais humble pour vous, plus je m’acquerrais de titres à votre amour, moins j’entraverais votre glorieuse destinée.

Vous-même, en parlant de vous, vous n’avez pas tout à fait oublié ces sentiments dans votre lettre de consolation à un ami. Vous n’avez pas dédaigné de rappeler quelques-unes des raisons par lesquelles je m’efforçais de vous détourner d’un fatal hymen, mais vous avez passé sous silence presque toutes celles qui me faisaient préférer l’amour au mariage, la liberté à une chaîne. J’en prends Dieu à témoin, Auguste, le maître du monde, m’eût-il jugée digne de l’honneur de son alliance et à jamais assuré l’empire de l’univers, le nom de courtisane avec vous m’aurait paru plus doux et plus noble que le nom d’impératrice avec lui ; car ce n’est ni la richesse ni la puissance qui fait la grandeur : la richesse et la puissance sont l’effet de la fortune ; la grandeur dépend du mérite.

C’est se vendre, que d’épouser un riche de préférence à un pauvre, que de chercher dans un époux les avantages de son rang plutôt que lui-même. Certes, celle qu’une telle convoitise conduit au mariage mérite d’être payée plutôt qu’aimée ; car il est clair que c’est à la fortune qu’elle est attachée, non à la personne, et qu’elle n’eût demandé, l’occasion échéant, qu’à se prostituer à un plus riche. Telle est la conclusion évidente du raisonnement de la sage Aspasie dans son entretien avec Xénophon et sa femme, entretien rapporté par Eschine, disciple de Socrate. Cette femme philosophe, qui s’était proposé de réconcilier les deux époux, conclut en ces termes : « Dès le moment que vous aurez réalisé ce point, qu’il n’y ait pas sur la terre d’homme supérieur, ni de femme plus aimable, vous n’aurez d’autre ambition que le bonheur qui vous paraîtra le bonheur suprême : vous, d’être le mari de la meilleure des femmes ; vous, la femme du meilleur des maris. » Sainte morale assurément et plus que philosophique. Ou plutôt, non, ce n’est pas la philosophie qui parle, c’est la sagesse même ! Sainte erreur, heureuse tromperie entre des époux, quand une sympathie parfaite garde intacts les liens du mariage, moins par la continence des corps que par la pudeur des âmes !

V. Mais ce que l’erreur persuade aux autres femmes, la vérité la plus claire me l’avait démontré. En effet, ce qu’elles seules pouvaient penser de leur époux, le monde entier le pensait de vous ; que dis-je ? le savait de vous comme moi-même ; en sorte que mon amour pour vous était d’autant plus sincère, qu’il était plus loin de l’erreur. Était-il, en effet, un roi, un philosophe, dont la renommée pût être égalée à la vôtre ? Quelle contrée, quelle cité, quel village n’était agité du désir de vous voir ? Paraissiez-vous en public, qui, je le demande, ne se précipitait pour vous voir ; qui, lorsque vous vous retiriez, ne vous suivait le cou tendu, le regard avide ? Quelle épouse, quelle fille ne brûlait pour vous en votre absence, et ne s’embrasait à votre vue ? Quelle reine, quelle princesse n’a point envié et mes joies et mon lit ?

Vous aviez, entre tous, deux talents faits pour séduire dès l’abord le cœur de toutes les femmes : le talent du poète et celui du chanteur ; je ne sache pas que jamais philosophe les ait possédés au même degré. C’est grâce à ces dons que, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous avez composé tant de vers et de chants d’amour qui partout répétés, à cause de la grâce sans égale de la poésie et de la musique, tenaient incessamment votre nom sur les lèvres de tout le monde ; la douceur seule de la mélodie empêchait les ignorants mêmes de les oublier. C’était là surtout ce qui faisait soupirer pour vous le cœur des femmes. Et ces vers, célébrant eu très-grande partie nos amours, ne tardèrent pas à répandre mon nom en maints pays et à rendre plus vives bien des jalousies de femmes.

En effet, quels avantages de l’esprit et du corps n’embellissaient votre jeunesse ? Parmi les femmes qui enviaient alors mon bonheur, en est-il une aujourd’hui, qui, me sachant privée de telles délices, ne compatirait à mon infortune ? Quel est celui, quelle est celle dont le cœur, fût-ce le cœur d’un ennemi, ne s’attendrirait pour moi d’un juste sentiment de pitié ? Bien coupable sans doute, je suis aussi, vous le savez, bien innocente ; car le crime est dans l’intention, non dans le fait. Ce n’est pas l’acte en lui-même, c’est la pensée qui a inspiré l’acte, que pèse l’équité. De quels sentiments j’ai toujours été animée pour vous, vous qui les avez éprouvés, vous pouvez seul en juger. Je remets tout en votre balance, je m’abandonne à votre décision.

VI. Dites-moi seulement, si vous le pouvez, pourquoi, depuis ma retraite que vous seul avez décidée, vous eu êtes venu à me négliger, à m’oublier si bien, qu’il ne m’a été donné ni de vous entendre pour retremper mon courage, ni de vous lire pour me consoler de votre absence ; dites-le-moi, je le répète, si vous le pouvez, ou je dirai, moi, ce que je pense et ce qui est sur les lèvres de tout le monde. C’est la concupiscence plutôt que la tendresse qui vous a attaché a moi, c’est l’ardeur des sens plutôt que l’amour ; et voilà pourquoi, vos désirs une fois éteints, toutes les démonstrations qu’ils inspiraient se sont évanouies avec eux. Cette supposition, mon bien-aimé, n’est pas mienne, elle est celle de la foule ; ce n’est pas une opinion personnelle, c’est la pensée générale ; ce n’est pas un sentiment particulier, c’est l’idée de tout le monde. Plût a Dieu qu’elle me fût propre, et que votre amour trouvât des défenseurs dont les arguments pussent faire tomber ma douleur ! Plût à Dieu que je pusse imaginer des raisons pour vous excuser, et du même coup justifier votre servante !

Considérez, je vous en supplie, ce que je demande : c’est si peu de chose, et chose si facile. Si votre présence m’est dérobée, que la tendresse de votre langage, — une lettre vous coûte si peu, — me rende du moins la douceur de votre image. Puis-je espérer de vous trouver libéral dans les choses, quand je vous vois avare de paroles ? J’avais cru jusqu’ici m’être assuré bien des titres à vos égards, ayant tout fait pour vous, et ne persévérant dans la retraite que pour vous obéir : car ce n’est pas la vocation, c’est votre volonté, oui, votre volonté seule qui, jeune, m’a jetée dans les austérités de la profession monastique. Si vous ne m’en tenez aucun compte, voyez combien le sacrifice aura été vain, car je n’ai point de récompense à attendre de Dieu ; je n’ai encore rien fait pour lui.

Lorsque vous êtes allé à Dieu, je vous ai suivi, que dis-je ? je vous ai précédé ; comme si le souvenir de la femme de Loth et le regard qu’elle jeta derrière elle vous préoccupait, vous m’avez fait la première revêtir l’habit et prêter les vœux monastiques, vous m’avez enchaînée à Dieu avant vous-même. Cette défiance, la seule que vous m’ayez jamais témoignée, me pénétra, je l’avoue, de douleur et de honte ; moi qui, sur un mot, Dieu le sait, vous aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abimes enflammés des enfers ! car mon cœur n’était plus avec moi, mais avec vous. Et si, aujourd’hui plus que jamais, il n’est pas avec vous, il n’est nulle part. Ou plutôt il ne peut être nulle part sans vous. Mais faites qu’il soit bien avec vous, je vous en supplie. Et il sera bien avec vous, s’il vous trouve bienveillant, si vous lui rendez amour pour amour, peu pour beaucoup, des mots pour des choses. Plût à Dieu, mon bien-aimé, que vous fussiez moins sur de ma tendresse ! vous seriez plus inquiet. Mais plus je vous ai donné de sécurité, plus j’ai encouru votre négligence.

Ah ! rappelez-vous, je vous en supplie, ce que j’ai fait, et songez à ce que vous me devez. Tandis que je goûtais avec vous les plaisirs de la chair, on a pu se demander si c’était la voix de l’amour que je suivais ou celle du plaisir. On peut voir maintenant à quels sentiments j’ai, dès le principe, obéi. Pour condescendre à votre volonté, j’en suis arrivée à m’interdire tous les plaisirs ; je ne me suis rien réservé de moi-même, rien que le droit de me faire toute à vous. Quelle injustice de votre part, voyez donc, si vous accordez de moins en moins à qui mérite de plus en plus, si vous refusez absolument tout, quand on vous demande si peu de chose et une chose si facile !

Au nom donc de celui auquel vous vous êtes consacré, au nom de Dieu même, je vous en supplie, rendez-moi votre présence, autant qu’il est possible, en m’envoyant quelques lignes de consolation. Si vous ne le faites à cause de moi, faites-le du moins pour que, puisant dans votre langage des forces nouvelles, je vaque avec plus de ferveur au service de Dieu. Quand jadis vos vœux ardents me conviaient aux voluptés du monde, vous me visitiez coup sur coup par vos lettres, et vos vers mettaient sans cesse le nom de votre Héloïse sur les lèvres de la foule ; oui, c’était de mon nom que retentissaient toutes les places, de mon nom, toutes les demeures. Combien il serait mieux aujourd’hui d’exciter à l’amour de Dieu celle que vous provoquiez alors à l’amour du plaisir ! Encore une fois, je vous en supplie, pesez ce que vous devez, considérez ce que je demande, et je termine d’un mot cette longue lettre : adieu, mon tout.