Lettres d’Abélard et d’Héloïse/Tome 1/Lettre troisième

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Traduction par Victor Cousin.
Texte établi par Octave GréardGarnier frères (tome 1p. 83-93).



LETTRE TROISIÈME


ABÉLARD À HÉLOÏSE



SOMMAIRE


Abélard, répondant à la lettre précédente, proteste que son silence si prolongé n’est point l’effet de la négligence ou de l’oubli, mais de la confiance qu’il a toujours eue en la sagesse d’Héloïse, en ses lumières, en sa piété, en ses mœurs irréprochables, confiance si grande, qu’il n’a jamais cru qu’elle pût avoir besoin de conseils ou de consolations. Il la prie de s’expliquer clairement au sujet des règles et des consolations qu’elle réclame de lui, et il s’engage à répondre à ses vœux. Il la conjure, elle et la sainte communauté de ses sœurs, vierges et veuves, de lui concilier, par leurs prières, l’assistance divine. Il lui démontre par l’autorité des saintes Écritures, combien les prières sont puissantes auprès de Dieu, et particulièrement les prières des femmes implorant pour leur époux. Il lui dicte ensuite la formule de la prière dont il voudrait que les religieuses fissent usage, dans le couvent, à des heures réglées, pour le salut de leur fondateur absent. Il lui demande enfin de vouloir bien, de quelque manière et en quelque endroit qu’il sorte de cette vie, prendre le soin de faire transporter et enterrer ses restes au Paraclet.


À Héloïse sa très-chère sœur en Jésus-Christ, Abélard son frère en Jésus-Christ.


I. Si, depuis que nous avons quitté le siècle pour Dieu, je ne vous ai pas encore adressé un mot de consolation ou d’exhortation, ce n’est point a ma négligence qu’il en faut attribuer la cause, mais à votre sagesse dans laquelle j’ai toujours eu une absolue confiance. Je n’ai point cru qu’aucun de ces secours fût nécessaire à celle à qui Dieu a départi tous les dons de sa grâce, à Celle qui, par ses paroles, par ses exemples, est capable elle-même d’éclairer les esprits troublés, de soutenir les cœurs faibles, de réchauffer ceux qui s’attiédissent. C’est ce que vous saviez faire il y a déjà longtemps, alors que vous n’étiez encore que prieure obéissant à une abbesse. Aujourd’hui, dès le moment que vous veillez sur vos filles avec autant de zèle que jadis sur vos sœurs, c’est assez pour m’autoriser à penser qu’instructions ou exhortations de ma part ne peuvent être que superflues. Toutefois, si votre humilité en jugeait autrement, et si, même dans les choses qui regardent le ciel, vous éprouviez le besoin d’avoir notre direction et nos conseils écrits, mandez-nous sur quel sujet vous voulez que je vous éclaire, je répondrai selon que le Seigneur m’en donnera le moyen.

II. Je rends grâce à Dieu, qui inspire à vos cœurs tant de sollicitude pour mes cruelles et incessantes épreuves, et qui vous fait participer à mon affliction. Faites, par l’assistance de vos prières, que la miséricorde divine me protège et écrase bientôt Satan sous nos pieds. À cet effet, j’ai hâte de vous envoyer le Psautier que vous me demandez avec tant d’instance, ô sœur jadis si chère dans le siècle, mais bien plus chère aujourd’hui en Jésus-Christ : qu’il vous serve à offrir au Seigneur un perpétuel holocauste de prières, pour expier nos grands et si nombreux péchés, pour conjurer les périls dont je suis journellement menacé !

Quel mérite ont auprès de Dieu et des saints les prières de ses fidèles, surtout les prières des femmes, pour ceux qui leur sont chers, et des épouses pour leurs époux : les témoignages et les exemples qui le prouvent se présentent en foule à ma mémoire. C’est dans la conviction de cette efficacité que l’Apôtre nous recommande de prier sans cesse. Nous lisons que le Seigneur dit à Moïse : « Laisse-moi, afin que ma fureur s’embrase ; » et à Jérémie : « Cesse d’intercéder pour ce peuple et ne me fais point obstacle. » Par ces paroles, le Seigneur déclare lui-même manifestement que les prières des saints mettent, pour ainsi dire, à sa colère un frein qui l’enchaîne, et l’empêche de sévir contre les coupables dans la mesure de leurs fautes. La justice le conduit naturellement à la répression ; mais les supplications des fidèles fléchissent son cœur, et lui faisant, en quelque sorte, violence, l’arrêtent malgré lui. Il sera dit, en effet, à celui qui prie ou qui priera : « Laisse-moi et ne me fais point obstacle. » Le Seigneur ordonne de ne pas prier pour les impies. Le juste prie malgré la défense du Seigneur, et il obtient de lui ce qu’il demande, et il change la sentence du juge irrité. Car il est ajouté, à propos de Moïse : « Et le Seigneur apaisé suspendit la punition qu’il voulait infliger à son peuple. »

Il est écrit ailleurs, touchant la création du monde : « Il dit, et le monde fut. » Mais ici on rapporte qu’il avait dit le châtiment que son peuple avait mérité, et, arrêté par la vertu de la prière, il n’accomplit pas ce qu’il avait dit. Voyez donc quelle est la vertu de la prière, si nous prions dans le sens qui nous est prescrit, puisque ce que le Seigneur avait défendu au prophète de lui demander par sa prière, sa prière l’obtint et le détourna de ce qu’il avait prononcé. Un autre prophète lui dit encore : « Et lorsque vous serez irrité, Seigneur, souvenez-vous de votre miséricorde ! »

Qu’ils écoutent, qu’ils s’instruisent les grands de la terre qui poursuivent avec plus d’obstination que de justice les infractions faites à leurs arrêts, qui craindraient d’être taxés de faiblesse s’ils étaient miséricordieux, et de mensonge, s’ils changeaient quelque chose à une décision, ou s’ils n’exécutaient pas une mesure imprévoyante, bien que les faits en vinssent modifier les termes : insensés, et bien dignes, en vérité, d’être comparés à Jephté qui, après avoir fait un vœu inspiré par la folie, l’exécuta plus follement encore et sacrifia sa fille unique.

Quiconque veut devenir un membre de l’Éternel dit avec le Psalmiste ; « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre justice. » — « La miséricorde, est-il écrit, fait monter le plateau de la justice. » — Il se souvient de cette menace de l’Écriture : « Justice sans miséricorde contre celui qui ne fait point miséricorde. »

Pénétré du sens de cette maxime, le Psalmiste, à la prière de l’épouse de Nabal, cassa, par miséricorde, le serment qu’il avait fait, dans un sentiment de justice, d’anéantir Nabal et toute sa maison. Il préféra donc la prière à la punition ; et le crime du mari fut effacé par les supplications de l’épouse.

Que ceci vous soit un exemple, ma sœur, et un gage de sécurité : si la prière de cette femme eut tant d’empire sur un homme, voyez ce que pourrait la vôtre pour moi auprès de Dieu. Dieu, qui est notre père, aime ses enfants plus que David ne faisait cette femme suppliante. David, il est vrai, passait pour un homme pieux et miséricordieux ; mais Dieu est là piété et la miséricorde même. Et cette femme suppliante appartenait au siècle, au monde profane ; elle ne s’était pas donnée à Dieu par les vœux d’une sainte profession. Que si ce n’était pas assez de vous pour être exaucée, cette sainte communauté de vierges et de veuves qui vit avec vous obtiendra ce que par vous seule vous ne pouviez obtenir. Car le Dieu de vérité a dit à ses disciples : « Quand deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux ; » et ailleurs : « Si deux de vous s’accordent entièrement sur ce qu’ils me demandent, mon Père les exaucera. » Qui pourrait donc méconnaître ce que vaut auprès de Dieu la prière réitérée d’une sainte congrégation ? Si, comme le dit l’Apôtre, « la prière assidue d’un juste est puissante, » que ne peut-on attendre des prières réunies d’une sainte congrégation ?

Vous avez vu, très-chère sœur, dans la trente-huitième homélie de saint Grégoire, quelle assistance la prière d’une communauté de frères, apporta à un frère qui refusait cette assistance ou qui du moins ne s’y prêtait pas. Il se croyait à l’extrémité. À quelle terreur, à quelles angoisses sa malheureuse âme était en proie ! avec quel désespoir et quel dégoût de la vie il détournait ses frères de prier pour lui ! Le détail de ce précieux récit n’a pas échappé à votre sagesse. Puisse cet exemple vous engager avec plus d’assurance, vous et vos saintes sœurs, dans les voies de la prière, afin que je vous sois conservé vivant par celui dont la grâce, au témoignage de saint Paul, accorda à des femmes la résurrection de leurs morts !

En effet, vous n’avez qu’à parcourir l’Ancien et le Nouveau Testament ; vous trouverez que les plus grands miracles de résurrection ont été accomplis presque exclusivement ou particulièrement sous les yeux des femmes, et pour elles ou sur elles. L’Ancien Testament fait mention de deux morts ressuscites à la prière d’une mère : l’un par Élie, et l’autre par son disciple Élisée. D’autre part, l’Évangile contient l’histoire de la résurrection de trois morts accomplie par le Seigneur, et qui, ayant trait à des femmes, confirme par des faits la parole de l’Apôtre que nous avons rappelée plus haut : « les femmes obtinrent la résurrection de leurs morts. »


C’est à une veuve, en effet, que le Seigneur, touché de compassion, rendit son fils, aux portes de Naïm. Lazare aussi, Lazare qu’il aimait, c’est à la prière de ses sœurs Marthe et Marie qu’il le ressuscita. Quand il accorda la même grâce à la fille du chef de la synagogue, cette fois encore, ce sont « des femmes qui obtinrent la résurrection de leurs morts ; » car, par sa résurrection, la fille du chef de la synagogue avait recouvré sur la mort son propre corps, de même que les autres avaient recouvré les corps de ceux qui leur étaient chers. Bien peu de personnes avaient réuni leurs prières, et cependant elles obtinrent cette résurrection ! Les nombreuses et communes prières de votre piété obtiendront donc aisément la conservation de notre vie. Plus Dieu a pour agréable le vœu de pénitence et de chasteté fait par les femmes vouées à son service, plus elles le trouvent propice à leurs prières. Ajoutez que la plupart de ceux qui furent ressuscités n’étaient peut-être pas des fidèles. Ainsi on ne dit pas que la veuve de Naïm, à laquelle le Seigneur rendit son fils, ait vécu dans la foi ; tandis que nous, outre le lien de la foi qui nous unit, nous sommes associés par la communauté des vœux.

III. Mais laissons de côté votre sainte congrégation, dans laquelle tant de vierges et de veuves portent pieusement le joug du Seigneur : c’est à vous seule que je m’adresse, à vous dont la sainteté est certainement très-puissante auprès de Dieu, et qui me devez votre secours la première dans les épreuves d’une si grande adversité. Souvenez-vous donc, dans vos prières, de celui qui est proprement à vous, et ayez d’autant plus de confiance dans l’expression de votre prière, qu’ainsi que vous le reconnaissez vous-même, elle n’a rien que de légitime et qui ne puisse être, par là même, agréable à celui qu’il faut implorer.

Écoutez, je vous en prie, avec l’oreille du cœur, ce que vous avez souvent entendu avec l’oreille du corps. Il est écrit dans les Proverbes : « La femme vigilante est une couronne pour son mari. » Et ailleurs : « Celui qui a trouvé une femme bonne a trouvé un véritable bien, et il a reçu du Seigneur une source de joie. » Et ailleurs : « La maison, les richesses sont données par les parents ; mais c’est Dieu seul qui donne une femme sage. » El dans l’Ecclésiastique : « Heureux le mari d’une femme bonne ! » Et quelques lignes plus bas : « Une femme bonne est un bon partage. » Et enfin, au témoignage de l’Apôtre, « l’époux infidèle est sanctifié par l’épouse fidèle. »

La grâce divine nous a particulièrement fourni dans notre royaume de France une expérience mémorable de cette vérité, quand le roi Clovis, converti à la foi du Christ par la prière de son épouse plutôt que par les prédications des saints, soumit tout le royaume à la loi divine, afin que l’exemple des grands invitât les petits à persévérer dans la prière. C’est à cette persévérance que nous excite vivement la parabole du Seigneur, « Qu’il persévère, est-il écrit, à frapper à la porte ; je vous le dis, et son ami, qui ne lui donnerait rien à titre d’ami, se lèvera fatigué de son importunité et lui étonnera tout ce dont il en aura besoin. » Oui, c’est par cette sorte d’importunité de prière que Moïse parvint à adoucir la rigueur de la justice divine et à faire changer ses arrêts.


IV. Vous savez, ma très-chère sœur, quelle ardeur de charité votre couvent tout entier témoignait jadis pour moi dans ses prières en ma présence. Tous les jours, pour clore les heures canoniales, une prière était offerte à mon intention, et, après avoir chanté l’antienne et le répons, des prières et une collecte étaient récitées, dont voici les termes :

« Répons : Ne m’abandonnez pas, ne vous éloignez pas de moi, Seigneur.

« Verset : Soyez toujours prêt à me secourir, Seigneur.

« Prière : Préservez de tout danger, mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Seigneur, prêtez l’oreille à ma prière et que mon cri vienne jusqu’à vous.

« Oraison : Dieu, qui par la main de votre humble serviteur avez daigné rassembler en votre nom vos humbles servantes, nous vous prions de lui accorder ainsi qu’à nous de persévérer dans votre volonté. Par Notre-Seigneur, etc. »

Aujourd’hui que je suis loin de vous, l’assistance de vos prières m’est d’autant plus nécessaire que je suis en proie aux angoisses d’un plus grand péril. Je vous supplie donc et je vous demande, je vous demande et je vous supplie de me prouver que votre charité pour l’absent est sincère, en ajoutant à la fin de chaque heure canoniale :

« Répons : Ne m’abandonnez pas, Seigneur, père et maître absolu de ma vie, de peur que je ne tombe devant mes adversaires et que mon ennemi ne se réjouisse de ma perte.

« Verset : Saisissez vos armes et votre bouclier, et levez-vous pour ma défense, de peur que mon ennemi ne se réjouisse.

« Prière : Préservez de tout danger, ô mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Envoyez-lui, Seigneur, votre secours du Saint des saints. Du haut de Sion, protégez-le. Soyez pour lui, Seigneur, une imprenable forteresse devant ses ennemis. Seigneur, prêtez l’oreille à ma prière et que mon cri vienne jusqu’à vous.

« Oraison : Ô Dieu, qui par la main de votre serviteur avez daigné rassembler en votre nom vos humbles servantes, nous vous en supplions, protégez-le contre tous les coups de l’adversité, et rendez-le sain et sauf à vos humbles servantes. Par Notre-Seigneur, etc. »

V. S’il arrive que le Seigneur me livre aux mains de mes ennemis et que ceux-ci, triomphants, me donnent la mort, ou si, loin de vous, quelque accident me fait toucher le terme où s’achemine toute chair, que mon cadavre, que mon corps, qu’il ait été enterré ou abandonné, soit rapporté par vos soins, je vous en supplie, dans votre cimetière, afin que la vue habituelle de notre tombeau invite nos filles, que dis-je, nos épouses en Jésus-Christ, à répandre plus souvent pour moi leurs prières devant le Seigneur ; car pour une âme contrite et désolée de ses péchés, il n’est point, à mon avis, de plus sur et de plus salutaire asile que celui qui a été spécialement consacré au véritable Paraclet, c’est-à-dire au Consolateur, et qui est particulièrement orné de son nom. Je ne crois point d’ailleurs qu’il existe chez les fidèles un lieu plus convenable pour une sépulture chrétienne qu’un couvent de femmes vouées au Seigneur. Ce sont des femmes qui, prenant soin de la sépulture de Notre-Seigneur Jésus-Christ, embaumèrent son corps de parfums précieux, qui précédèrent et suivirent sa dépouille, qui veillèrent à la garde de son tombeau et déplorèrent la mort de l’époux, ainsi qu’il est écrit : « Les femmes, assises auprès du tombeau, se lamentaient en pleurant le Seigneur. » Aussi furent-elles tout d’abord consolées, au pied même du tombeau, par l’apparition et par les paroles de l’ange qui leur annonça la résurrection ; et elles méritèrent ensuite de goûter les joies mêmes de la résurrection et de toucher de leurs mains le Christ qui, deux fois, leur apparut.

Enfin ce que je vous demande alors par-dessus toute chose, c’est de reporter sur le salut de mon âme la sollicitude trop vive où vous jettent aujourd’hui les périls de mon corps, et de prouver au mort l’ardeur de l’attachement que vous éprouviez pour le vivant, par l’assistance spéciale et toute particulière de vos prières.

Vivez en paix et en santé, vous et vos sœurs. Vivez, et souvenez-vous de moi, en Jésus-Christ.