Lettres d’un voyageur (1869)/7

La bibliothèque libre.
(p. 196-235).


VII

À FRANZ LISTZ

SUR LAVATER ET SUR UNE MAISON DÉSERTE.


Ne sachant où vous êtes maintenant, mon cher Franz, ne sachant pas mieux où je vais aller, je vous fais passer de mes nouvelles par notre obligeant ami M***. Je pense qu’il saura découvrir votre retraite avant moi, qui suis confiné dans la mienne pour quelques jours encore.

Je n’ai pas besoin de vous dire le regret que j’éprouve de ne pouvoir vous aller rejoindre. Je vois partir votre mère et Puzzi avec sa famille. Je présume que vous allez fonder, dans la belle Helvétie ou dans la verte Bohême, une colonie d’artistes. Heureux amis ! que l’art auquel vous vous êtes adonnés est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et fâcheux auprès du vôtre ! Il me faut travailler dans le silence et la solitude, tandis que le musicien vit d’accord, de sympathie et d’union avec ses élèves et ses exécutants. La musique s’enseigne, se révèle, se répand, se communique. L’harmonie des sons n’exige-t-elle pas celle des volontés et des sentiments ? Quelle superbe république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit d’ordre et d’amour pour exécuter la symphonie d’un grand maître ! Quand l’âme de Beethoven plane sur ce chœur sacré, quelle fervente prière s’élève vers Dieu !

Oui, la musique, c’est la prière, c’est la foi, c’est l’amitié, c’est l’association par excellence. Là où vous serez seulement trois réunis en mon nom, disait le Christ aux apôtres en les quittant, vous pouvez compter que j’y serai avec vous. Les apôtres, condamnés à voyager, à travailler et à souffrir, furent bientôt dispersés. Mais lorsque, entre la prison et le martyre, entre les fers de Caïphe et les pierres de la synagogue, ils venaient à se rencontrer, ils s’agenouillaient ensemble sur le bord du chemin, dans quelque bois d’oliviers, ou vers le faubourg de quelque ville, dans une chambre haute, et ils s’entretenaient en commun du maître et de l’ami Jésus, du frère et du Dieu au culte duquel ils avaient voué leur vie ; puis, quand chacun à son tour avait parlé, le besoin d’invoquer tous à la fois les mânes du bien-aimé leur inspirait sans doute la pensée de chanter ; et sans doute aussi le Saint-Esprit, qui descendit sur eux en langues de feu et qui leur révéla les choses inconnues, leur avait fait don de cette langue sacrée qui n’appartient qu’aux organisations élues. Oh ! soyez-en sûr, s’il existe des êtres assez grands devant Dieu pour mériter d’acquérir subitement des facultés nouvelles, si leur intelligence s’ouvrit, si leur langue se délia, des chants divins durent découler de leurs lèvres, et le premier concert d’harmonie dut frapper les oreilles ravies des hommes.

C’est un fait unique dans l’histoire du genre humain, et devant lequel je ne puis m’empêcher de me prosterner, quand j’y songe, que cette retraite des douze pendant quarante jours, que cette union fervente et cette pureté sans tache de douze âmes croyantes et dévouées durant l’épreuve d’une si longue assemblée ! Si je doutais des miracles qui en résultèrent, je ne voudrais pas le dire ; ni vous non plus, n’est-ce pas ? Si l’on me démontrait que ces hommes furent des physiciens et des chimistes fort habiles pour leur temps, je dirais que cela n’ôte rien à la réalité d’un homme divin et à l’existence d’une race de saints assez puissants pour marcher sur la mer et pour ressusciter les morts. Ce qui est incontestable pour moi, c’est le pouvoir miraculeux de la foi chez l’homme. S’il m’était donc prouvé que les apôtres eurent besoin de recourir aux prestiges de ce qu’on appelait alors la magie, je penserais qu’ils eurent des jours de doute et de souffrance où le pouvoir céleste s’affaiblissait en eux. Que l’on trouve parmi nous, répondrai-je, douze hommes supérieurs aux apôtres par la fermeté de leur foi et la sainteté de leur vie, douze hommes qui puissent passer quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter entre eux, sans vouloir primer les uns sur les autres, uniquement occupés à prier, à demander à Dieu la science du vrai et la force de la vertu, sans tiédeur et sans orgueil, sans céder à la fatigue de l’esprit ou aux inspirations présomptueuses de la chair ; et, n’en doutez pas, ô mes amis ! nous verrons arriver des miracles, des sciences nouvelles, des facultés inouïes, une religion universelle. L’homme, redivinisé, sortira de cette assemblée, un beau matin de printemps, avec une flamme au front, avec les secrets de la vie et de la mort dans sa main, avec le pouvoir de faire sortir des larmes de charité des entrailles du roc, avec la révélation des langues que parlent les peuples encore inconnus chez nous, mais surtout avec le don de la langue divine perfectionnée, de la musique, veux-je dire, portée à son plus haut degré d’éloquence et de persuasion.

Car, lorsque le prodige de la descente du Paraclet s’accomplit sur les disciples de Jésus, le ciel s’ouvrit au-dessus de leurs têtes, et ils durent entendre et retenir confusément les chants des brûlants séraphins et les harpes d’or de ces beaux vieillards couronnés, qui apparurent de nouveau plus tard à Jean l’apocalyptique, et dont il put ouïr les divins accords parmi les vents de quelque nuit d’orage sur les grèves désertes de son île.

Ô vous, qui, dans le silence des nuits, surprenez les mystères sacrés ; vous, mon cher Franz, à qui l’esprit de Dieu ouvre les oreilles, afin que vous entendiez de loin les célestes concerts, et que vous nous les transmettiez, à nous infirmes et abandonnés ! que vous êtes heureux de pouvoir prier durant le jour avec des cœurs qui vous comprennent ! Votre labeur ne vous condamne pas comme moi à la solitude ; votre ferveur se rallume au foyer de sympathies où chacun des vôtres apporta son tribut. Allez donc, priez dans la langue des anges, et chantez les louanges de Dieu sur vos instruments qu’un souffle céleste fait vibrer.

Pour moi, voyageur solitaire, il n’en est point ainsi. Je suis des routes désertes, et je cherche mon gîte en des murailles silencieuses. J’étais parti pour vous rejoindre, le mois dernier ; mais le souffle du caprice ou de la destinée me fit dévier de ma route, et je m’arrêtai pour laisser passer les heures brûlantes du jour dans une des villes de notre vieille France, aux bords de la Loire. Pendant que je dormais, le bateau à vapeur leva l’ancre, et, quand je m’éveillai, je vis sa noire banderole de fumée fuyant rapidement sur la zone d’argent que le fleuve dessinait à l’horizon. Je pris le parti de me rendormir jusqu’au lendemain ; et le lendemain, comme je sortais de ma chambre pour m’enquérir de quelque cheval ou de quelque bateau, un mien ami, que je ne m’attendais guère à trouver là (l’ayant perdu de vue depuis les années de ma vie errante), se trouva tout devant moi, dans la cour. Il m’apprit, en déjeunant avec moi, qu’il était établi et marié dans la ville, mais qu’il habitait plus souvent une campagne aux environs, à laquelle il se rendait alors. Il venait se munir a l’auberge d’un cheval de louage, les siens étant malades ou occupés, et il prétendait m’emmener au boguet pour me présenter à sa nouvelle famille. La proposition fut peu de mon goût. Il faisait une chaleur poudreuse pire que celle de la veille. Je me sentais encore de la fièvre ; le boguet avait de véritables ressorts de campagne ; j’aime peu les nouvelles connaissances en voyage, et me sens mal disposé à être excessivement poli quand je suis excessivement fatigué. Je refusai net, et lui dis que je voulais rester à l’auberge jusqu’à ce que je fusse délivré de mon malaise. L’excellent camarade ne me fit point subir l’obsession d’une impitoyable hospitalité. Il consentit à me laisser là ; mais, au moment de monter dans son boguet, il lui vint à l’esprit de me dire : J’ai une maison dans la ville, petite, très-modeste et mal tenue, il est vrai ; mais peut-être y dormirais-tu plus tranquillement qu’ici. Si, malgré l’abandon où mon séjour à la campagne l’a laissée tout ce printemps, tu pouvais t’en accommoder….. Je n’ose insister, elle est si peu présentable ! Cependant tu es poëte et ami de la solitude, si tu n’as pas changé. Peut-être cela te plaira-t-il. Tiens, voici les clefs ; si tu pars avant que je revienne te voir, laisse-les a l’hôtesse de cette auberge, qui me connaît. — En parlant ainsi, il me serra dans ses bras et s’éloigna.

Je trouvai cette invitation des plus agréables. Je me sentais décidément trop mal pour continuer ma route avant deux ou trois jours. Je me fis conduire à la maison de mon ami. Ce ne fut pas chose facile que d’y parvenir ; il fallut monter et descendre des rues étroites, roides, brûlantes et mal pavées. Plus nous nous enfoncions dans le faubourg, plus les rues devenaient désertes et délabrées. Enfin nous arrivâmes, par une suite d’escaliers rompus, à une sorte de terrasse crevassée qui portait un pâté de maisons fort anciennes, ayant chacune leur cour ou leur jardin clos de hautes murailles sombres, festonnées de plantes pariétaires. J’eus à peine entr’ouvert la porte de celle qui m’était destinée, que je fus ravi de son aspect, et que, voulant me conserver le plaisir religieux d’y pénétrer seul, je pris la valise des mains de mon guide, je lui jetai son salaire, et j’entrai précipitamment, lui poussant la porte au nez ; ce qui dut me faire passer dans son esprit pour un fou, pour un conspirateur ou pour quelque chose de pis.

Il faut croire que la nature n’a pas été faite exclusivement pour l’homme, ou bien qu’avant la domination étendue par lui sur la terre, il y eut en effet un règne de divinités champêtres ; que cette race surhumaine ne s’est point entièrement retirée aux cieux, et que ses phalanges dispersées viennent encore se réfugier aux lieux que l’homme abandonne. Sans cela, comment expliquer ce respect religieux dont chacun de nous se sent pénétré en imprimant ses pas sur un sol que n’ont point encore foulé d’autres pas humains ? Pourquoi cet amour et en même temps cette terreur que nous inspire la solitude ? Pourquoi saluons-nous les ruines, les plages inconnues, les neiges immaculées ? Pourquoi l’écho de nos pas nous fait-il tressaillir sous les voûtes des cloîtres abandonnés ? Pourquoi les forêts vierges, pourquoi les temples déserts, pourquoi l’aspect de l’isolement émeut-il délicieusement les âmes tendres, ou péniblement les esprits faibles ? Si nous pouvions nous convaincre d’être absolument le seul être animé existant sur un coin du globe, nous n’en serions que plus heureux ou plus effrayés, suivant notre humeur ; et cependant l’homme a-t-il sujet de se réjouir quand il n’a pour société que lui-même ? a-t-il lieu de craindre l’absence de secours lorsqu’il est assuré d’une égale absence d’attaques ? Qu’y a-t-il donc dans l’aspect de ces sables sans empreintes, de ces landes sans maîtres, de ces lambris sans hôtes ? N’y sentons-nous pas partout l’existence et la présence d’êtres inconnus qui ont établi là leur empire, et qui ont la bonté de nous y accueillir ou le droit de nous en chasser ?

Je faisais ces réflexions, appuyé contre la porte que je venais de fermer derrière moi, et je n’osais me décider à traverser la cour ; car il fallait fouler de longues herbes qui montaient jusqu’à mes genoux, et sur lesquelles les rayons du soleil commençaient à boire la rosée du matin. Quelle nymphe avait renversé là sa corbeille et semé ces légers gramens, ces délicats saxifrages qui s’élevaient dans leur beauté virginale à l’abri de toute profanation ? Pardonne-moi, sylphide, lui disais-je, ou donne-moi ta démarche légère, afin que je franchisse cet espace sans courber sous mes pas tes plantes bien-aimées. Quiconque m’eût vu haletant et poudreux, appuyé d’un air morne contre la porte, ma valise à la main, m’eût pris pour un homme perdu de désespoir ou abîmé de remords ; et cependant nul voyageur ne fut plus fier de sa découverte, nul pèlerin ne salua plus pieusement la terre sainte.

La sylphide n’avait pas dédaigné de cultiver les plantes que le maître de la maison déserte lui avait concédées. Trois tilleuls qui séparaient la cour en deux, avec une plate-bande de pieds-d’alouette le long des murs, une vigne et de grandes mauves pyramidales, avaient pris une richesse et un développement splendides. Quand j’eus atteint la partie pavée de mon petit domaine, j’eus soin de marcher sur les dalles disjointes sans écraser la verdure qui se faisait jour à travers les fentes ; j’arrivai ainsi à la porte, et là ce fut un autre embarras. Les longs rameaux de la vigne s’étaient entrelacés au devant de l’entrée ; partout ils formaient des courtines de feuillage devant les fenêtres. Il fallut y porter une main impie, les entr’ouvrir et les soulever comme des rideaux, pour me frayer le passage de ce seuil vénérable. Mais, dès que je l’eus franchi, ces pampres retombèrent avec souplesse et s’embrassèrent étroitement, comme pour m’interdire de repasser l’enceinte sacrée. Je ne vous ai pas encore désobéi, ô flexibles et complaisants barreaux de ma chère prison ! Chaque nuit, je m’assieds sur la dernière marche de l’escalier, et je contemple la lune à travers vos guirlandes argentées. Chaque étoile du ciel s’encadre à son tour en passant devant le réseau diaphane que vous étendez entre elle et moi, et quelquefois le jour me surprend, immobile et muet comme la pierre où je me suis assis.

Oui, Franz, je suis encore dans cette maison déserte, seul, absolument seul, n’ouvrant la porte que pour laisser passer un dîner cénobitique, et je ne me souviens pas d’avoir connu des jours plus doux et plus purs. C’est une grande consolation pour moi, je vous assure, de voir que mon âme n’a pas vieilli au point de perdre les jouissances de sa forte jeunesse. Si de vastes rêves de vertu, si d’ardentes aspirations vers le ciel ne remplissent plus mes heures de méditation, du moins j’ai encore de douces pensées et de religieuses espérances ; et puis, je ne suis plus dévoré, comme jadis, de l’impatience de vivre. À mesure que je penche vers le déclin de la vie, je savoure avec plus de piété et d’équité ce qu’elle a de généreux et de providentiel. Au versant de la colline, je m’arrête et je descends avec lenteur, promenant un regard d’amour et d’admiration sur les beautés du lieu que je vais quitter, et que je n’ai pas assez apprécié quand j’en pouvais jouir avec plénitude au sommet de la montagne.

Vous qui n’y êtes pas encore arrivé, enfant, ne marchez pas trop vite. Ne franchissez pas légèrement ces cimes sublimes d’où l’on descend pour n’y plus remonter. Ah ! votre sort est plus beau que le mien. Jouissez-en, ne le dédaignez pas. Homme, vous avez encore dans les mains le trésor de vos belles années ; artiste, vous servez une muse plus féconde et plus charmante que la mienne. Vous êtes son bien-aimé, tandis que la mienne commence à me trouver vieux, et qu’elle me condamne d’ailleurs à des songes mélancoliques et salutaires qui tueraient votre précieuse poésie. Allez, vivez ! il faut le soleil aux brillantes fleurs de votre couronne ; le lierre et le liseron qui composent la mienne, emblèmes de liberté sauvage dont se ceignaient les antiques Sylvains, croissent à l’ombre et parmi les ruines. Je ne me plains pas de mon destin, et je suis heureux que la Providence vous en ait donné un plus riant ; vous le méritiez, et si je l’avais, Franz, je voudrais vous le céder.

Je suis donc resté à ***, d’abord par force, maintenant par amour de la lecture et de la solitude ; plus tard, peut-être, y resterai-je par indolence et par oubli de moi-même et des heures qui s’envolent. Mais je veux vous faire part d’une bonne fortune qui m’est advenue dans cette retraite, et qui n’a pas peu contribué à me la faire aimer.

Vous qui lisez beaucoup, parce que vous n’avez pas le même respect que moi pour les livres (et vous avez raison, votre art doit vous faire dédaigner le nôtre), vous, dis-je, qui comprenez vite et qui dévorez les volumes, vous ne savez ce que c’est que l’importance d’une lecture attentive et lente pour une âme paresseuse comme la mienne. Je ne suis pourtant pas de ceux qui attribuent aux livres une influence morale et politique bien sérieuse. La philosophie me paraît surtout la plus innocente de toutes les spéculations poétiques, et je pense que les âmes d’exception, soit par leur force, soit par leur faiblesse, sont seules capables d’y puiser des résolutions et des encouragements réels. Toute intelligence qui ne cherche pas sa conviction et sa lumière dans les leçons de l’expérience et de la réalité, et qui se laisse gouverner par des fictions, est organisée exceptionnellement. Si c’est en plus, elle s’exaltera et se fortifiera par les bonnes lectures ; si c’est en moins, elle y trouvera de grands sujets de consolation ou peut-être elle s’affectera misérablement de ce qu’elle croira être sa condamnation. Dans l’un et l’autre cas, la lecture aura joué un rôle très-accessoire dans ces diverses destinées. Leurs résultats se fussent produits plus ou moins vite si les individus n’avaient pas su lire. Et quant à moi, vous savez que j’ai un profond respect pour les illettrés. Je me prosterne devant les grands écrivains et devant les grands poëtes ; et pourtant il est des jours où, à l’aspect de certaines âmes naïves et saintement ignorantes, je brûlerais volontiers la bibliothèque d’Alexandrie.

Cela posé, je puis bien vous dire qu’en raison de ma nonchalance et de mon inaptitude à toute espèce d’action sociale, je suis de ceux pour qui la connaissance d’un livre peut devenir un véritable événement moral. Le peu de bons ouvrages dont je me suis pénétré depuis que j’existe a développé le peu de bonnes qualités que j’ai. Je ne sais ce qu’auraient produit de mauvaises lectures ; je n’en ai point fait, ayant eu le bonheur d’être bien dirigé dès mon enfance. Il ne me reste donc à cet égard que les plus doux et les plus chers souvenirs. Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh ! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu’il a dévorés ou savourés ! La couverture d’un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d’une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années ? N’avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l’éloignement ? Oh ! que la nuit tombait vite sur ces pages divines ! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante ! C’en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l’étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s’effacent dans le vague de l’air, comme tout à l’heure les caractères sur le livre. Il faut partir ; le chemin est pierreux, l’écluse est étroite et glissante, la côte est rude ; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C’est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible ; vous aurez l’humiliation d’entrer le dernier, et la grand’mère, inexorable sur l’étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d’une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu’un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l’avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi ? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé ! Oh ! alors la grand’mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu ; mais il ne faudra pas désormais oublier l’heure du souper. Heureux temps ! ô ma Vallée Noire ! ô Corinne ! ô Bernardin de Saint-Pierre ! ô l’Iliade ! ô Millevoye ! ô Atala ! ô les saules de la rivière ! ô ma jeunesse écoulée ! ô mon vieux chien qui n’oubliait pas l’heure du souper, et qui répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise !

Mon Dieu ! que vous disais-je ? Je voulais vous parler de Lavater, et en effet me voici sur la voie. J’avais eu Lavater entre les mains dans mon enfance. Ursule et moi, nous en regardions les figures avec curiosité. À peine savions-nous lire. Nous nous demandions pourquoi cette collection de visages bouffons, grotesques, insignifiantes, hideux, agréables ? nous cherchions avec avidité, au milieu de ces phrases et de ces explications que nous ne pouvions comprendre, la désignation principale du type ; nous trouvions ivrogne, paresseux, gourmand, irascible, politique, méthodique… Oh ! alors nous ne comprenions plus, et nous retournions aux images. Cependant nous remarquions que l’ivrogne ressemblait au cocher, la femme tracassière et criarde à la cuisinière, le pédant à notre précepteur, l’homme de génie à l’effigie de l’empereur sur les pièces de monnaie, et nous étions bien convaincus de l’infaillibilité de Lavater. Seulement cette science nous semblait mystérieuse et presque magique. Depuis, le livre fut égaré. En 1829, je rencontrai un homme très-distingué qui croyait fermement à Lavater, et qui me rendit témoin de plusieurs applications si miraculeuses de la science physiognomonique, que j’eus un vif désir de l’étudier. Je tâchai de me procurer l’ouvrage ; il ne se trouva pas. Je ne sais quelle préoccupation vint à la traverse, je n’y songeai plus.

Enfin ici, le jour de mon arrivée, j’ouvre une armoire pleine de livres, et le premier qui me tombe sous la main, c’est les œuvres de Jean-Gaspard de Lavater, ministre du saint Évangile à Zurich, publiées en 1781, en trois in-folio, traduction française, avec planches gravées, eaux-fortes, etc. Jugez de ma joie, et sachez que jamais je ne fis une lecture plus agréable, plus instructive, plus salutaire. Poésie, sagesse, observation profonde, bonté, sentiment religieux, charité évangélique, morale pure, sensibilité exquise, grandeur et simplicité de style, voilà ce que j’ai trouvé dans Lavater, lorsque je n’y cherchais que des observations physiognomoniques et des conclusions peut-être erronées, tout au moins hasardées et conjecturales.

Puisque vous me demandez une longue lettre et que vous êtes avide des travaux de la pensée, je veux vous parler de Lavater. Là où je suis d’ailleurs, et avec la vie que je mène, il me serait difficile de vous donner quelque chose de plus neuf en littérature. Je désire de tout mon cœur que l’envie vous vienne de faire connaissance avec le vieux hôte, avec le vénérable ami que je viens de trouver dans la maison déserte.

Je voudrais aussi qu’à l’exemple de tous les orgueilleux novateurs du notre siècle, vous eussiez jusqu’ici méprisé la science de Lavater comme un tissu de rêveries fondées sur un faux principe, afin d’avoir le plaisir de vous faire changer d’avis. Nous considérons aujourd’hui la physiognomonie comme une science jugée, condamnée, enterrée, et sur les ruines de laquelle s’élève une autre science, non encore jugée, mais plus digne d’examen et d’attention, la phrénologie. Je hais le mépris et l’ingratitude avec lesquels notre génération renverse les idoles de ses pères et caresse les disciples après avoir crucifié les docteurs et les maîtres. Préférer Schiller à Shakspeare, Corneille aux tragiques espagnols, Molière aux comiques grecs et latins, La Fontaine à Phèdre ou à Ésope, cela me paraît, je ne dirai pas une erreur, mais un crime. En admettant que le copiste, qui, à force de soin, de temps et d’attention, surpasse son modèle, ait plus de mérite que son maître, nous établissons une doctrine abominable d’injustice et de fausseté. Quelque parfaite que soit la traduction ou l’imitation, quelque correction importante ou nécessaire que vous y remarquiez, quelque finie, quelque embellie que soit l’œuvre engendrée de l’œuvre mère, celle-ci n’en est pas moins supérieure, génératrice, vénérable, sacrée. Certes, le vieil Homère ne saurait jamais être égalé par ceux mêmes qui feraient beaucoup mieux que lui ; car quel est celui qui aurait une idée de la poésie épique s’il n’eût lu Homère ?

Eh bien, je n’en doute pas, l’homme en viendra un jour à pousser si loin l’examen de la forme humaine, qu’il lira les facultés et les penchants de son semblable comme dans un livre ouvert. Gall, Spurzheim et leurs successeurs auront-ils été les maîtres de cette science ? pas plus que Vespuce ne fut le conquérant de l’Amérique ; et pourtant une moitié de l’univers porte son nom, tandis qu’une petite province conserve à peine celui du grand Christophe.

Le système du docteur Gall est en honneur, ou du moins il est en vue. On l’examine, on le critique, et Lavater est oublié, il tombe en poussière dans les bibliothèques ; les éditions sont épuisées et non renouvelées. Je ne sais si vous trouveriez aisément à vous procurer un exemplaire d’un des plus beaux livres qui soient sortis de l’esprit humain.

Mais Gall était un médecin, et Lavater un ecclésiastique. Notre siècle, positif et matérialiste, a dû préférer l’explication mécanique à la découverte philosophique. Il n’en est pas moins vrai que la cranioscopie entre dans la physiognomonie, et qu’elle en est, de l’aveu de Lavater, la base essentielle et fondamentale. Cette partie de la physiognomonie est d’une telle importance, dit-il, qu’elle mérite une étude à part. Il appartient à l’anatomie d’y chercher la source des altérations de l’intelligence et de tirer, d’une exacte connaissance des variétés de la conformation du cerveau, la révélation des facultés de l’homme. Cet observateur savant et persévérant viendra, ajoute le citoyen de Zurich ; il ramènera le monde à la vérité, ou du moins au désir de la connaître. De découverte en découverte, d’observation en observation, les préventions seront détruites, et l’homme reconnaîtra que la physiognomonie est une science aussi importante, aussi difficile, aussi élevée que les autres sciences sur lesquelles se fondent et s’appuient les sociétés civilisées.

Plein d’amour, de respect et de conviction pour sa science favorite, le bon Lavater se défend modestement d’en être le premier explorateur. Il cite plusieurs de ses devanciers, Aristote, Montaigne, Salomon… Il cite les proverbes suivants, tirés du livre de la Sagesse :

« Les yeux hautains et le cœur enflé.

« La sagesse paraît sur le visage du sage, mais les regards du fou parcourent les bouts de la terre.

« Il y a une race de gens dont les regards sont altiers et les paupières élevées. »

Lavater cite également plusieurs passages de Herder qui viennent à l’appui de son système ; en voici un remarquable, que vous avez eu sans doute le bonheur de lire en allemand, mais que je remets sous vos yeux, parce que je le trouve empreint du génie de la métaphore allemande, métaphore à la fois grandiose et recherchée :

« Quelle main pourra saisir cette substance logée dans la tête et sous le crâne de l’homme ? Un organe de chair et de sang pourra-t-il atteindre cet abîme de facultés et de forces internes qui fermentent ou se reposent ? La Divinité elle-même a pris soin de couvrir ce sommet sacré, séjour et atelier des opérations les plus secrètes ; la Divinité, dis-je, l’a couvert d’une forêt, emblème des bois sacrés où jadis on célébrait les mystères. On est saisi d’une terreur religieuse à l’idée de ce mont ombragé qui renferme des éclairs dont un seul échappé du chaos, peut éclairer, embellir, ou dévaster et détruire un monde.

« Quelle expression n’a pas même la force de cet Olympe, sa croissance naturelle, la manière dont la chevelure s’arrange, descend, se partage ou s’entremêle !

« Le cou, sur lequel la tête est appuyée, montre, non ce qui est dans l’intérieur de l’homme, mais ce qu’il veut exprimer. Tantôt son attitude noble et dégagée annonce la dignité de la condition ; tantôt, en se courbant, il annonce la résignation du martyr, et tantôt c’est une colonne, emblème de la force d’Alcide.

« Le front est le siége de la sérénité, de la joie, du noir chagrin, de l’angoisse, de la stupidité, de l’ignorance et de la méchanceté. C’est une table d’airain où tous les sentiments se gravent en caractères de feu… À l’endroit où le front s’abaisse, l’entendement paraît se confondre avec la volonté. C’est ici où l’âme se concentre et rassemble des forces pour se préparer à la résistance.

« Au-dessous du front commence sa belle frontière, le sourcil, arc-en-ciel de paix dans sa douceur, arc tendu de discorde lorsqu’il exprime le courroux. Ainsi, dans l’un et dans l’autre cas, c’est le signe annonciateur des affections.

« En général la région où se rassemblent les rapports mutuels entre les sourcils, les yeux et le nez, est le siége de l’expression de l’âme dans notre visage, c’est-à-dire l’expression de la volonté et de la vie active.

« Le sens noble, profond et occulte de l’ouïe a été placé par la nature aux côtés de la tête, où il est caché à demi. L’homme devait ouïr pour lui-même ; aussi l’oreille est-elle dénuée d’ornements. La délicatesse, le fini, la profondeur, voilà sa parure.

« Une bouche délicate et pure est peut-être une des plus belles recommandations. La beauté du portail annonce la dignité de celui qui doit y passer. Ici c’est la voix, interprète du cœur et de l’âme, expression de la vérité, de l’amitié et des plus tendres sentiments[E]. »

Lavater, après, avoir laissé aux anciens la gloire d’avoir créé la physiognomonie, et aux modernes l’honneur d’en saisir le sentiment poétique, s’attache à prouver que les études assidues et consciencieuses de toute sa vie n’ont encore fait faire qu’un pas à cette science ardue. Il engage ses successeurs à rectifier ses erreurs, à redresser ses jugements. Nul homme, et nul savant surtout, n’est plus humble et plus doux que lui ; c’est en tout un homme évangélique. Accablé des railleries, des controverses, de l’ergotage et du pédantisme de ses contemporains, il leur répond avec un calme inaltérable. — Le professeur Lichtemberg l’attaque avec plus d’esprit et d’âcreté que les autres. Lavater prend le pamphlet, s’en émeut peut-être un peu en secret (car lui-même nous avoue qu’il est nerveux et irascible) ; mais, ramené au sentiment de la philosophie chrétienne par la conviction et la pratique de toute sa vie, il écrit sa réponse dans un esprit de sagesse et de charité. Il examine l’attaque avec cette précision et cet amour de l’ordre qui le caractérisent, en disant : « Je me figure que, placés l’un à côté de l’autre, nous allons parcourir ensemble cet écrit, et nous communiquer réciproquement, avec la franchise qui convient à des hommes et la modération qui convient à des sages, la manière dont chacun de nous envisage la nature et la vérité. »

Plus loin, frappé d’une belle déclamation du professeur Lichtemberg, il s’écrie avec naïveté : « — Ce langage est celui de mon cœur. C’est sous les yeux d’un tel homme que j’aurais voulu écrire mes Essais. »

Vertueux prêtre ! on l’attaque pourtant dans ce que son intelligence enfante de plus précieux et caresse de plus cher, dans la moralité de sa science. La pudeur et la vertu des critiques (toujours humbles et tolérantes, comme vous savez !) s’effarouchent de voir ce novateur impie porter un regard scrutateur dans les mystères de la conscience. Qu’allez-vous faire ? lui crie-t-on avec amertume ; vous allez essayer de vous approprier ce qui n’appartient qu’à Dieu, la connaissance des secrets du cœur humain ; et quand vous aurez appris à vos semblables à se sonder et à se surprendre l’un l’autre, il en résultera une haine implacable pour les pervers, vous aurez tué la miséricorde ; un mépris superbe pour les simples, vous aurez tué la charité. Lavater s’incline. L’objection est sérieuse, dit-il, et part d’une belle âme ; mais toute science peut devenir funeste en de mauvaises mains, utile et sainte pour quiconque la dirige vers le bien. Est-ce à dire qu’il ne faut pas de science, parce qu’on en peut abuser ? Mais, ajoute-t-on, comment réparerez-vous ou comment préviendrez-vous les injustices qu’une erreur peut vous faire commettre ? ou, si tant est que vous soyez infaillible, vos disciples le seront-ils ? Tous les jours nous voyons l’honnête homme sous des traits ignobles et le scélérat sous ceux de la franchise et de la loyauté. — Lavater nie le fait. Tout novice qui veut se presser de pratiquer doit tomber dans de graves erreurs, pense-t-il ; mais quiconque confierait les secrets de la médecine à des écoliers s’exposerait à d’affreux dangers. L’homme éclairé fait plus de bien que l’ignorant ne fait de mal ; car l’ignorant n’est pas destiné à jouir d’un long crédit parmi les hommes, tandis que celui du vrai savant s’accroît de jour en jour. Toute science est un apostolat qui demande des hommes éprouvés et dignes d’en être investis. Quant à ces scélérats à faces d’ange et à ces honnêtes gens à tournure ignoble qu’on lui objecte, il déclare que ces apparences ne trompent pas le vrai physionomiste. « Souvent, dit-il, les indices d’une passion généreuse touchent de si près à ceux de la même passion dégénérée en excès et en vice, que l’œil inexpérimenté peut s’y méprendre. Il ne s’en faut que d’une demi-ligne, d’une courbe légère, d’une dimension inappréciable au premier abord. Il s’en faut de si peu ! dit-on ; mais ce peu est tout.

« Il arrive souvent que les plus heureuses dispositions se cachent sous l’extérieur le plus rebutant. Un œil vulgaire n’aperçoit que ruine et désolation ; il ne voit pas que l’éducation et les circonstances ont mis obstacle à chaque effort qui tendait à sa perfection. Le physionomiste observe, examine et suspend son jugement. Il entend mille voix qui lui crient : — Voyez quel homme ! — Mais, au milieu du tumulte, il distingue une autre voix, une voix divine, qui lui crie aussi : — Vois quel homme ! — Il trouve des sujets d’adoration là où d’autres blasphèment, parce qu’ils ne peuvent ni ne veulent comprendre que cette même figure, dont ils détournent la vue, offre des traces du pouvoir, de la sagesse et de la bonté du Créateur. — Il voit le scélérat sur le visage du mendiant qui se présente à sa porte, et il ne le rebute pas ; il lui parle avec cordialité. Il jette un regard profond dans son âme, et qu’y voit-il ? — Hélas ! vices, désordre, dégradation totale. — Mais est-ce là tout ce qu’il y découvre ? quoi ! rien de bon ? — Supposé que cela soit, encore il y verra l’argile qui ne doit et ne peut dire au potier : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ! — Il voit, il adore en silence, et, détournant son visage, il dérobe une larme dont le langage est énergique, non pour les hommes, mais pour celui qui les a faits. — Sagesse sans bonté est folie. Je ne voudrais point avoir ton œil, ô Jésus, si, en même temps, tu ne me donnais ton cœur. Que la justice règle mes jugements et la bonté de mes actions !

« Une juste idée de la liberté de l’homme et des bornes qui la restreignent est bien propre à nous rendre humbles et courageux, modestes et actifs. Jusqu’ici et point au delà, mais jusqu’ici ! c’est la voix de Dieu et de la vérité qui vous adresse ce langage ; elle dit à tous ceux qui ont des oreilles pour entendre : Sois ce que tu es, et deviens ce que tu peux. »

Ailleurs, à propos des monstres dans l’ordre physique, le même sentiment de tendresse humanitaire et de miséricorde religieuse reparaît comme partout avec éloquence.

« Tout ce qui tient à l’humanité est pour nous une affaire de famille. Tu es homme, et tout ce qui est homme hors de toi est comme une branche du même arbre, un membre du même corps. — Ô homme ! réjouis-toi de l’existence de tout ce qui se réjouit d’exister, et apprends à supporter tout ce que Dieu supporte. L’existence d’un homme ne peut rendre celle d’un autre superflue, et nul homme ne peut remplacer un autre homme. »

Cette tolérance et cette douceur de jugement à l’aspect de la difformité est d’autant plus touchante que nul homme ne porte plus loin que Lavater l’amour du beau et le sentiment exquis de la forme. Il se prosterne devant la pureté grecque ; mais il proscrit avec discernement les imitations modernes de cette beauté qui n’existe plus. Nous pensons bien tous que, sur cette terre dorée où tout était dieu, l’homme l’était lui-même, et qu’il y avait dans la rectitude des lignes de sa forme quelque chose de surhumain qui n’a fait que dégénérer et s’effacer depuis. Il y a des races d’hommes qui périssent ; cependant Lavater eût été moins absolu dans cette opinion, s’il eût vu beaucoup de figures orientales. Je me souviens d’avoir rencontré, sur les quais de Venise, des Arméniens presque aussi beaux que des dieux de l’Olympe. Nous retrouvons encore, quoique rarement, dans nos contrées européennes, des visages assez grandioses pour servir de modèles à la statuaire antique, et je ne pense pas avec Lavater que la nature ne fait point chez nous de lignes parfaitement droites et pures. Néanmoins j’approuve le physionomiste de critiquer ces charges de l’antiquité que les peintres médiocres de son temps prenaient pour l’idéal. Il distingue les chefs-d’œuvre de la Grèce de ces têtes de médailles qui se frappaient grossièrement, et sur lesquelles la presque absence de front, la perpendicularité roide et courte du nez, la proéminence grotesque du menton et l’écartement des yeux ne produisent qu’une caricature affreuse de la beauté. Il s’afflige de voir que l’esprit d’un minutieux examen et d’un discernement rigoureux n’ait pas assez présidé à la connaissance que les plus grands peintres eux-mêmes ont prise de l’antique. Chez Raphaël, qu’il place à la tête des artistes, il trouve un peu d’exagération dans la perfection. « Partout, dit-il, nous retrouvons dans ses œuvres le grand qui fait son principal caractère ; mais partout aussi nous apercevons le défaut. J’appelle grand ce qui produit un effet permanent et un plaisir toujours nouveau. J’appelle défaut ce qui est contraire à la nature et à la vérité. » Après un long et scientifique examen des incorrections et des sublimités des principales figures de Raphaël, après avoir démontré que telle tête d’ange ou de Vierge perd de sa divinité pour avoir voulu dépasser la nature, Lavater termine son analyse par ce noble éloge :

« Raphaël est et sera toujours un homme apostolique, c’est-à-dire qu’il est, à l’égard des peintres, ce que les apôtres du Christ étaient à l’égard du reste des hommes ; et autant il est supérieur par ses ouvrages à tous les artistes de sa classe, autant sa belle figure le distingue des formes ordinaires. — Où est le mortel qui lui ressemble ? Quand je veux me remplir d’admiration pour la perfection des œuvres de Dieu, je n’ai qu’à me rappeler la forme de Raphaël ! »

Cette passion sainte pour le beau, parce que, selon Lavater, la vraie beauté physique est inséparable de la beauté de l’âme, s’exprime en plusieurs endroits de son livre avec une véritable naïveté d’artiste. Voici ce qu’il dit à propos d’une bouche : « Cette bouche a de la douceur, de la délicatesse, de la circonspection, de la bonté et de la modestie. Une telle bouche est faite pour aimer et pour être aimée. » — Ailleurs, à propos de l’expression de la chevelure, il s’écrie : « Ne serait-ce que par amour de ta chevelure, ô Algernon Sidney, je te salue ! »

Je n’entrerai pas avec vous dans le détail du système de Lavater. Je suis convaincu pour ma part que ce système est bon, et que Lavater dut être un physionomiste presque infaillible. Mais je pense qu’un livre, si excellent qu’il soit, ne peut jamais être une parfaite initiation aux mystères de la science. Il serait à souhaiter que Lavater eût formé des disciples dignes de lui, et que la physiognomonie, telle qu’il parvint à la posséder, pût être enseignée et transmise par des cours et par des leçons, comme l’a été la phrénologie. Mais probablement le trésor d’expérience que cet homme extraordinaire avait amassé est descendu dans la tombe avec lui. Il n’a pu jouir que d’une gloire éphémère et très-contestée.

Il serait donc imprudent et présomptueux de se croire physionomiste pour avoir lu le livre de Lavater, même avec toute l’attention possible. Il n’est pas de bonne démonstration sans l’application et l’exemple. Ici l’exemple est une planche gravée plus ou moins exactement. Ces gravures sont généralement fort médiocres, et, fussent-elles meilleures, elles seraient loin encore de révéler à l’œil le plus clairvoyant toutes les variétés, toutes les finesses, toutes les complications du travail de la nature. Il faudrait pratiquer l’étude sur des sujets humains, comme on l’a fait pour Gall, mais la pratiquer ainsi sous la direction des maîtres ; autrement la moindre erreur du dessinateur peut entraîner l’adepte dans une suite éternelle d’erreurs graves dans l’application. Je n’oserais certainement pas établir désormais de jugement sur une physionomie tant soit peu compliquée ; j’y mettrais infiniment plus de scrupule qu’il ne m’est arrivé jusqu’ici d’en avoir en m’abandonnant à mon instinct ou à de certaines notions grossières que nous avons tous de la physiognomonie sans l’avoir étudiée, notions bien hardies et bien fausses pour la plupart, je vous assure.

Il me suffira de vous dire que Lavater distingue deux champs d’observation : les parties molles de la figure et les parties solides. Les parties solides, le front, les plans immobiles, la courbe du nez, le contour du menton, indiquent les facultés. Les parties molles, la peau, les chairs, les cartilages et les membranes, par leurs altérations ou leur pureté, par la couleur, par l’attitude, par les plis, par la tension, par l’excroissance ou la réduction, révèlent les habitudes de la vie, les vices ou les vertus, tout ce qui a été acquis. La conformation osseuse n’indique que ce qui a été donné par la nature, et c’est ainsi que la grandeur se rencontre souvent sur le haut d’un visage dont le bas décèle la sensualité passée à l’état d’abrutissement. Il ne faut pas oublier que Lavater est spiritualiste. Il pense, comme vous et moi, que l’homme est libre, qu’il reçoit des mains de la Providence sa part toujours équitable dans le grand héritage du bien et du mal que lui légua le premier homme, et qu’il lui est donné de la force en raison de ses appétits, tant qu’il ne foule pas aux pieds la pensée de l’entretenir par ses efforts sur lui-même. Les matérialistes admettent bien aussi, je suppose, l’influence de l’éducation et de l’expérience sur l’organisation ; et en adjugeant au hasard l’explication de toutes les destinées humaines, on reconnaît tout aussi vite les variations que les changements et les vicissitudes de la pensée et du caractère impriment à la partie matérielle de notre être. Ainsi l’attitude du corps entier, la forme et l’attitude de tous les membres, la démarche, le geste, tout révèle dans l’homme le caractère qu’il a ou celui qu’il veut se donner. Tout le talent de l’observateur consiste à distinguer la réalité de l’affectation, quelque savante et soutenue qu’elle soit. Voici ce que dit Lavater d’un homme qui s’appuie sur ses reins, les jambes écartées et les mains derrière le dos :

« Jamais l’homme modeste et sensé ne prendra une pareille attitude ; ce maintien suppose nécessairement de l’affectation et de l’ostentation, un homme qui veut s’accréditer à force de prétentions, une tête éventée, » etc.

Certes, Lavater n’eût pas appliqué cette observation à Napoléon, et d’ailleurs elle est si juste, qu’elle explique le rire méprisant qui s’empare de tout homme de bon sens en voyant sur nos théâtres un histrion présenter la charge insolente de l’homme de génie. Talma a pu seul l’imiter, parce que Talma dans sa classe était un homme de génie, lui aussi.

En général, si, après avoir lu Lavater, vous faites l’application de vos souvenirs à des hommes d’exception, vous serez frappé de la vérité de ses décisions. Ces caractères étant tranchés et hardiment dessinés par la nature, vous y verrez des exemples éclatants, appréciables au premier coup d’œil. Il n’en sera pas de même pour les sujets médiocres. Leurs petites vertus et leurs petits vices seront mollement accusés sur des visages insignifiants. Leur médiocrité résulte d’un ensemble de facultés vulgaires dont pas une n’est l’intelligence, pas une l’idiotisme. Diverses doses d’aptitudes, dont pas une n’envahit précisément les autres, donnent au visage plusieurs expressions dont pas une n’est la principale et la dominante. Comment prononcer sur de telles physionomies, à moins d’une habileté et d’une patience excessives ? Cependant le bon Lavater, qui ne dédaigne rien, et qui prend plaisir à relever et à encourager tout bon instinct, quelque peu développé qu’il soit, nous fait lire de force, sur ces visages sans attraits, la finesse, l’esprit d’ordre, le bon sens, la mémoire ; s’il n’y trouve pas ces qualités, il y trouve à estimer la candeur, la douceur, la probité. Un mendiant lui tend un jour la main : Combien vous faut-il mon ami ? s’écrie le physionomiste frappé de l’honnêteté qu’exprime ce visage. — Je voudrais bien avoir neuf sous, répond le bonhomme. — Les voici, reprend le physionomiste ; pourquoi ne m’en demandez-vous pas davantage ? je vous donnerais tout ce que vous me demanderiez. — Je vous assure, monsieur, dit le pauvre, que j’ai là tout ce qu’il me faut.

On amène devant Lavater un garçon et une jeune fille : l’une qui demande du pain pour le fruit de ses amours avec le jeune homme, l’autre qui accuse la jeune fille d’être une débauchée et une trompeuse. Celui-ci émeut tout son auditoire par une assurance extraordinaire et toutes les apparences d’une vertueuse indignation ; l’autre est troublée, elle ne sait que pleurer et demander à Dieu de faire connaître la vérité. Lavater est incertain ; il les examine attentivement et prononce en faveur de la jeune fille. Bientôt, après avoir satisfait à la loi, le jeune homme avoue ses torts. Lavater raconte cette aventure d’une manière touchante et qui rappelle les drames à sentiment de Kotzebuë.

La grande différence entre les observations de Gall et celles de Lavater, en ce qui concerne la phrénologie, c’est que l’un fait résider les facultés les plus importantes dans la partie antérieure de la tête, et se borne à penser que l’autre face du crâne ne doit pas être indifférente à quiconque en voudra faire l’objet d’une étude spéciale ; tandis que l’autre, dédaignant l’étude de la face humaine, dessine au crayon, sur tout le crâne, le siége des facultés et des instincts. Je crains que Gall n’ait cherché l’originalité d’un système aux dépens d’une des faces de la vérité. En ne voulant pas être le disciple et le continuateur de Lavater, en voulant créer à tout prix une science, il est tombé dans de graves préventions. Diviser ainsi l’âme par compartiments symétriques comme les cases d’un échiquier me semble une décision trop rigoureuse pour n’être pas empreinte d’un peu de charlatanisme. Je trouve plus de noblesse, plus de grandeur et en même temps plus de vraisemblance dans ce vaste coup d’œil de Lavater, qui embrasse tout l’être et l’interroge dans ses moindres mouvements.

Je ne connais pas assez le système de Gall pour discuter davantage sur ce sujet. D’ailleurs, je vous l’ai dit, ce n’est pas par une dissertation sur la physiognomonie que je veux vous engager à lire Lavater, c’est en vous recommandant ce livre comme une œuvre édifiante, éloquente, pleine d’intérêt, d’onction et de charme. Vous y trouverez, dans les parties les plus systématiques, le même élan de bonté, le même besoin de tendresse et de sympathie ; en même temps une connaissance si approfondie des mystères et des contradictions de l’homme moral, que cela seul suffirait pour constituer une œuvre de génie. Voici un fragment où vous trouverez à la fois l’esprit de système, la chaleur de l’éloquence, la haute science du cœur humain et l’enthousiasme de la bonté. Il s’agit de l’influence réciproque des physionomies les unes sur les autres :

« La conformité du système osseux suppose aussi celle des nerfs et des muscles. Il est vrai cependant que la différence de l’éducation peut affecter ceux-ci de manière qu’un œil expérimenté ne sera plus en état de trouver les points d’attraction. Mais rapprochez ces deux formes fondamentales qui se ressemblent, elles s’attireront mutuellement ; écartez ensuite les entraves qui les gênaient, et bientôt la nature triomphera. Elles se reconnaîtront comme chair de leurs chairs et comme os de leurs os. Bien plus : les visages même qui diffèrent par la forme fondamentale peuvent s’aimer, se communiquer, s’attirer, s’assimiler ; et s’ils sont d’un caractère tendre, sensible, susceptible, cette conformité établira entre eux, avec le temps, un rapport de physionomie qui n’en sera que plus frappant……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« L’assimilation m’a toujours paru plus frappante dans le cas où, sans aucune intervention étrangère, le hasard réunissait un génie purement communicatif et un génie purement fait pour recevoir, lesquels s’attachaient l’un à l’autre par inclination ou par besoin. Le premier avait-il épuisé tout son fonds, le second reçu tout ce qui lui était nécessaire, l’assimilation de leurs physionomies cessait aussi. Elle avait atteint pour ainsi dire son degré de satiété.

« Encore un mot à toi, jeune homme trop facile et trop sensible ! Sois circonspect dans tes liaisons, et ne va point aveuglément te jeter entre les bras d’un ami que tu n’as pas suffisamment éprouvé, une fausse apparence de sympathie pourra te séduire ; garde-toi de t’y livrer. Sans doute il existe quelqu’un dont l’âme est à l’unisson de la tienne. Prends patience, il se présentera tôt ou tard, et lorsque tu l’auras trouvé, il te soutiendra, il t’élèvera, il te donnera ce qui te manque, et il t’ôtera ce qui t’est à charge ; le feu de ses regards animera les tiens, sa voix harmonieuse adoucira la rudesse de la tienne, sa prudence réfléchie calmera ta vivacité impétueuse ; la tendresse qu’il te porte s’imprimera dans les traits de ton visage, et tous ceux qui le connaissent le reconnaîtront en toi. Tu seras ce qu’il est, et tu n’en resteras pas moins ce que tu es. Le sentiment de l’amitié te fera découvrir en lui des qualités qu’un œil indifférent apercevrait à peine. C’est cette faculté de voir et de sentir ce qu’il y a de divin dans ton ami qui assimilera ta physionomie à la sienne. »

Voici un portrait du débauché qui me semble digne d’un haut talent de prédication :

« La paresse, l’oisiveté, l’intempérance, ont défiguré ce visage. Ce c’est pas ainsi du moins que la nature avait formé ces traits. Ce regard, ces lèvres, ces rides expriment une soif impatiente et qu’il est impossible d’apaiser. Tout ce visage annonce un homme qui veut et ne peut pas, qui sent aussi vivement le besoin que l’impuissance de le satisfaire. Dans l’original, c’est surtout le regard qui doit marquer ce désir toujours contrarié et toujours renaissant, qui est en même temps la suite et l’indice de la nonchalance et de la débauche.

« Jeune homme, regarde le vice, quel qu’il soit, sous sa véritable forme ; c’en est assez pour le fuir à jamais. »

Est-il rien de plus beau et de plus attrayant que cette peinture de l’amitié ? est-il rien de plus effrayant que cette peinture du vice ? Lavater cite à ce propos une strophe d’un cantique de Gellert, dont la traduction ne me semble manquer ni de la force ni de la naïveté qui doivent caractériser ces sortes d’ouvrages.

        Ô toi dont l’aspect épouvante,
        Que ta jeunesse était brillante
        Hélas ! où sont tes agréments ?
        De la destruction l’image
        Sillonne déjà ton visage
        Et prêche tes égarements.

Les réflexions de Lavater sur une planche gravée qui représente la figure de Voltaire dans plus de vingt attitudes différentes, ne sont pas moins remarquables par leur sagesse et leur vérité.

« Nous voyons ici un personnage plus grand, plus énergique que nous. Nous sentons notre faiblesse en sa présence, mais sans qu’il nous agrandisse ; au lieu que chaque être qui est à la fois grand et bon ne réveille pas seulement en nous le sentiment de notre faiblesse, mais, par un charme secret, nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous communique quelque chose de sa grandeur. Non contents d’admirer, nous aimons, et, loin d’être accablés du poids de sa supériorité, notre cœur agrandi se dilate et s’ouvre à la joie. Il s’en faut bien que ces visages de Voltaire produisent un effet semblable. En les voyant, on n’a lieu d’attendre ou d’appréhender qu’un trait satirique, une saillie mordante. Ils humilient l’amour-propre et terrassent la médiocrité. »

Il n’est pas un lecteur de Lavater qui n’ait cherché avidement dans la galerie de ses portraits, une ressemblance physique avec soi-même, et, dans l’application de cette même physionomie, la clef de sa propre organisation et de sa propre destinée. Malgré soi, l’esprit s’y attache avec une inquiétude superstitieuse. Or, je vous dirai qu’une figure plus maigre, plus mâle et plus âgée que celle de votre meilleur ami, mais empreinte d’une ressemblance linéaire très-frappante, est accompagnée de cette analyse. Vous jugerez mieux que moi de la ressemblance morale. Quant à moi, je m’abstiens de prononcer, votre meilleur ami étant l’individu que j’aie pu juger avec le moins d’impartialité, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise fortune. — Le portrait est celui d’un peintre médiocre, Henri Fuessli.

« Il nous faut caractériser cette physionomie, et nous en dirons bien des choses. La courbe que décrit le profil dans son ensemble est déjà des plus remarquables ; elle indique un caractère énergique, qui ne connaît point d’entraves. Le front, par ses contours et sa position, convient plus au poëte qu’au penseur ; j’y découvre plus de force que de douceur, le feu de l’imagination plutôt que le sang-froid de la raison. Le nez semble être le siége d’un esprit hardi. La bouche promet un esprit d’application et de précision ; et cependant il en coûte à cet artiste de mettre la dernière main à son œuvre. Sa grande vivacité l’emporte sur la mesure d’attention et d’exactitude dont le doua la nature, et qu’on reconnaît encore dans les détails de ses ouvrages. Quelquefois même on y trouve des endroits d’un fini recherché, qui contrastent singulièrement avec la négligence de l’ensemble.

« On pourra se douter aisément qu’il est sujet à des mouvements impétueux. Mais dira-t-on qu’il aime avec tendresse, avec chaleur, avec excès ? Rien n’est pourtant plus vrai, quoique d’un autre côté son amour ait toujours besoin d’être réveillé par la présence de l’objet aimé ; absent, il l’oublie et ne s’en met plus en peine. La personne qu’il chérit pourra le mener comme un enfant tant qu’elle restera près de lui. Si elle le quitte, elle peut compter sur toute son indifférence. Il a besoin d’être frappé pour être entraîné ; quoique capable des plus grandes actions, la moindre complaisance lui coûte. Son imagination vise toujours au sublime et se plaît aux prodiges. Le sanctuaire des grâces ne lui est pas fermé ; mais il n’aime point à leur sacrifier. On remarque dans les principales figures de ses tableaux une sorte de tension qui, à la vérité, n’est pas commune, mais qu’il pousse souvent jusqu’à l’exagération, aux dépens de la raison. Personne n’aime avec plus de tendresse, le sentiment de l’amour se peint dans son regard ; mais la forme et le système osseux de son visage caractérisent en lui le goût des scènes terribles, des actes de puissance et l’énergie qu’elles exigent.

« La nature le forma pour être poëte, peintre ou orateur. Mais le sort inexorable ne proportionne pas toujours la volonté à nos forces ; il distribue quelquefois une riche mesure de volonté à des âmes communes dont les facultés sont très-bornées, et souvent il assigne aux grandes facultés une volonté faible et impuissante. »

Je ne sais s’il existe une biographie de Jean-Gaspard Lavater ; sa vie doit être aussi belle et aussi édifiante que ses écrits. Si j’étais comme vous en Suisse, je voudrais aller à Zurich, exprès pour recueillir des documents sur la destinée de cet homme évangélique. Mais quoi ! son nom est peut-être déjà effacé de la mémoire de ses compatriotes ; à peine reste-t-il une pierre tumulaire qui le conserve ? Si vous avez passé par là, dites-moi ce qui en est.

Au reste, on peut dire que l’on connaît les actions de l’homme quand on connaît son âme, et je vous recommande de lire en entier son portrait fait par lui-même, à côté de la planche qui le représente. C’est en apparence une organisation très-délicate, très-fine, très-exquise. Sans vous aider de la description, vous reconnaîtrez des facultés spéciales, je dirais presque fatales ; la tranquillité de l’âme jetant une grande douceur sur un visage mobile ; la sérénité de la vertu brillant à travers le léger voile d’une complexion irritable, impressionnable, nerveuse au plus haut degré. — Voici le résumé de l’analyse détaillée qu’il nous donne de sa figure et de son caractère :

« Sans connaître l’original, je dirais avec pleine certitude que j’y aperçois beaucoup d’imagination, un sentiment vif et rapide, mais qui ne conserve pas longtemps les premières impressions ; un esprit clair, qui ne cherche qu’à s’instruire, et qui s’attache à l’analyse plutôt qu’aux recherches profondes ; plus de jugement que de raison ; un grand calme avec beaucoup d’activité, et de la facilité à proportion. Cet homme, dirais-je encore, n’est pas fait pour le métier des armes ni pour le travail du cabinet. Un rien l’oppresse : laissez-le agir librement, il n’est que trop accablé déjà. Son imagination et sa sensibilité transforment un grain de sable en une montagne ; mais, grâce à son élasticité naturelle, une montagne souvent ne lui pèse pas plus qu’un grain de sable.

« Il aime, sans avoir jamais été amoureux. Pas un de ses amis ne s’est encore détaché de lui. Son caractère pensif le ramène sans cesse aux préceptes qu’il s’est tracés, et dont il s’est fait cette espèce de code :

« Sois ce que tu es ; que rien ne soit grand ni petit à tes yeux. Sois fidèle dans les moindres choses. Fixe ton attention sur ce que tu fais comme si tu n’avais que cela seul à faire. Celui qui a bien agi dans le moment actuel a fait une bonne action pour l’éternité. Simplifie les objets, soit en agissant, soit en jouissant, soit en souffrant. Donne ton cœur à celui qui gouverne les cœurs. Sois juste et exact dans les plus petits détails. Espère en l’avenir. Sache attendre, sache jouir de tout, et apprends à te passer de tout. »

Il est intéressant de lui entendre raconter de quelle sorte il devint passionné pour la physiognomonie. « Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, dit-il, je ne m’étais pas encore imaginé de faire des remarques sur les physionomies. Quelquefois cependant, à la première vue de certains visages, j’éprouvais une sorte de tressaillement qui durait encore quelques instants après le départ de la personne, sans que j’en susse la cause, ou même sans que je songeasse à la physionomie qui l’avait produit. »

Pour moi, j’ai toujours pensé que certaines organisations sont si exquises qu’elles possèdent des facultés presque divinatoires. En elles l’enveloppe terrestre est si éthérée, si diaphane, si impressionnable, que l’esprit qui les anime semble voir et pénétrer à travers la matière qui enveloppe ou compose le monde extérieur. Leur fibre est si tendre et si déliée que tout ce qui échappe aux sens grossiers des autres hommes la fait vibrer, comme la moindre brise émeut et fait frémir les cordes d’une harpe éolique. Vous devez être une de ces organisations perfectionnées et quasi-angéliques, mon cher Franz. Votre physionomie, votre complexion, votre imagination, votre génie, décèlent ces facultés dont le ciel dote ses vases d’élection. Moi, je suis de ceux qui dorment la nuit, qui marchent et mangent durant le jour. J’ai une de ces organisations actives, robustes, insouciantes, rompues à la fatigue, sur lesquelles s’émoussent toutes les délicatesses de la perception et toutes les révélations du sens magnétique. J’ai trop vécu en paysan, en bohémien, en soldat. J’ai épaissi mon écorce, j’ai durci la peau de mes pieds sur les pierres de tous les chemins, et je me rappelle avec étonnement ces jours de ma jeunesse où la moindre inquiétude, où la moindre espérance me crispaient comme une sensitive. Pourquoi suis-je devenu un rocher ?

Ainsi l’a voulu ma destinée ; mais en devenant rude et sauvage, je n’en suis pas moins resté dévot jusqu’à la superstition envers les organisations supérieures. Plus je me sens retourner à la condition du travailleur vulgaire, plus j’ai de crainte et de respect pour ces êtres frêles et nerveux qui vivent d’électricité, et qui semblent lire dans les mystères du monde surnaturel. J’ai une frayeur affreuse des fatalistes, des sorciers, des somnambules, des inspirés, des devins et des pythonisses. Si on frappe mon imagination par une apparence de sorcellerie ou de divinité, j’ai un tel goût pour le prodigieux que je suis capable de me livrer à l’étrange et inexplicable attrait de la peur.

Le pouvoir de Lavater sur moi eût été immense si je l’eusse connu, puisque, du fond de la tombe, sa puissance intellectuelle, jointe à tant de vertus et à une si profonde sagesse, fait sur mon cœur une impression si vive et si absolue. Depuis que je suis confiné dans cette retraite, le souvenir de tout ce qui m’est cher ne se présente plus à moi qu’à travers le miroir magique qu’il a mis devant mes yeux. Je salue à l’aspect de vos spectres chéris, ô mes amis ! ô mes maîtres ! les trésors de grandeur ou de bonté qui sont en vous, et que le doigt de Dieu a révélés en caractères sacrés sur vos nobles fronts ! La voûte immense du crâne chauve d’Everard, si belle et si vaste, si parfaite et si complète dans ses contours qu’on ne sait quelle magnifique faculté domine en lui toutes les autres ; ce nez, ce menton et ce sourcil dont l’énergie ferait trembler si la délicatesse exquise de l’intelligence ne résidait dans la narine, la bonté surhumaine dans le regard, et la sagesse indulgente dans les lèvres ; cette tête, qui est à la fois celle d’un héros et celle d’un saint, m’apparaît dans mes rêves à côté de la face austère et terrible du grand Lamennais. Ici le front est un mur roide et uni, une table d’airain, siége d’une vigueur indomptable et sillonnée, comme celle d’Éverard, entre les sourcils, de ces incisions perpendiculaires qui appartiennent exclusivement, dit Lavater, à des gens d’une haute capacité qui pensent sainement et noblement. La chute rigide du profil et l’étroitesse anguleuse de la face conviennent sans aucun doute à la probité inflexible, à l’austérité cénobitique, au travail incessant d’une pensée ardente et vaste comme le ciel. Mais le sourire qui vient tout d’un coup humaniser ce visage change ma terreur en confiance, mon respect en adoration. Les voyez-vous se donner la main, ces deux hommes d’une constitution si frêle, qui ont paru cependant comme des géants devant les Parisiens étonnés, lorsque la défense d’une sainte cause les tira dernièrement de leur retraite, et les éleva sur la montagne de Jérusalem pour prier et pour menacer, pour bénir le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi jusque dans leur synagogue ?

Moi, je les vois sans cesse quand j’erre, le soir, dans les vastes chambres obscures de ma maison déserte. Je vois derrière eux Lavater avec son regard clair et limpide, son nez pointu, indice de finesse et de pénétration, sa ressemblance ennoblie avec Érasme, son geste paternel et sa parole miséricordieuse et fervente. Je l’entends me dire : « Va, suis-les, tâche de leur ressembler, voilà tes maîtres, voilà tes guides ; recueille leurs conseils, observe leurs préceptes, répète les formules saintes de leurs prières. Ils connaissent Dieu, ils t’enseigneront ses voies. Va, mon fils, que tes plaies se guérissent, que tes blessures se ferment, que ton âme soit purifiée, qu’elle revête une robe nouvelle, que le Seigneur te bénisse et te remette au nombre de ses ouailles. »

Et puis, je vois passer aussi des fantômes moins imposants, mais pleins de grâce ou de charme. Ce sont mes compagnons, ce sont mes frères. C’est vous surtout, mon cher Franz, que je place dans un tableau inondé de lumière, apparition magique qui surgit dans les ténèbres de mes soirées méditatives. À la lueur des bougies, à travers l’auréole d’admiration qui vous couronne et vous enveloppe, j’aime, tandis que vos doigts sèment de merveilles nouvelles les merveilles de Weber, à rencontrer votre regard affectueux qui redescend vers moi et semble me dire : « Frère, me comprends-tu ? c’est à ton âme que je parle. » — Oui, jeune ami, oui, artiste inspiré, je comprends cette langue divine et ne puis la parler. Que ne suis-je peintre du moins, pour fixer sur votre image ces éclairs célestes qui l’embrasent et l’illuminent, lorsque le dieu descend sur vous, lorsqu’une flamme bleuâtre court dans vos cheveux, et que la plus chaste des muses se penche vers vous en souriant !

Mais si je faisais ce tableau, je n’y voudrais pas oublier ce charmant personnage de Puzzi, votre élève bien-aimé. Raphaël et Tebaldeo, son jeune ami, ne parurent jamais avec plus de grâce devant Dieu et devant les hommes que vous deux, mes chers enfants, lorsque je vous vis un soir, à travers l’orchestre aux cent voix, quand tout se taisait pour écouter votre improvisation, et que l’enfant, debout derrière vous, pâle, ému, immobile comme un marbre, et cependant tremblant comme une fleur près de s’effeuiller, semblait aspirer l’harmonie par tous ses pores et entr’ouvrir ses lèvres pures pour boire le miel que vous lui versiez. On dit que les arts ont perdu leur poésie ; je ne m’en aperçois guère, en vérité. Eh quoi ! n’avons-nous pas passé de belles matinées et de beaux soirs dans ma mansarde aux rideaux bleus, atelier modeste, un peu près des neiges du toit en hiver, un peu réchauffé à la manière des plombs de Venise en été ? Mais qu’importe ? quelques gravures d’après Raphaël, une natte de jonc d’Espagne pour s’étendre, de bonnes pipes, le spirituel petit chat Trozzi, des fleurs, quelques livres choisis, des vers surtout (ô langue des dieux que j’entends aussi et ne puis parler non plus !), n’est-ce pas assez pour un grenier d’artiste ? Lisez-moi des vers, improvisez-moi sur le piano ces délicieuses pastorales qui font pleurer le vieux Éverard et moi, parce qu’elles nous rappellent nos jeunes ans, nos collines et les chèvres que nous paissions. Laissez-moi savourer pendant ce temps l’ivresse du latakia, ou tomber en extase dans un coin derrière une pile de carreaux. N’avons-nous pas vu de beaux jours ? n’avons-nous pas été de bons enfants du Dieu qui bénit les cœurs simples ? n’avons nous pas vu fuir les heures, sans désirer d’en hâter le cours, comme font tous les hommes du siècle, pour arriver à je ne sais quel but misérable d’ambition ou de vanité ? Vous souvenez-vous de Puzzi assis aux pieds du saint de la Bretagne, qui lui disait de si belles choses avec une bonté et une simplicité d’apôtre ? vous souvenez-vous d’Éverard plongé dans un triste ravissement pendant que vous faisiez de la musique, et se levant tout à coup pour vous dire de sa voix profonde : « Jeune homme, vous êtes grand ! » et de mon frère Emmanuel qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer à la chambre des pairs, et qui, en rentrant chez moi, me posait sur le piano, en vous disant : « Une autre fois, vous mettrez mon cher frère dans un cornet de papier, afin qu’il ne dérange pas sa chevelure. » Vous souvenez-vous de cette blonde péri à la robe d’azur, aimable et noble créature, qui descendit, un soir, du ciel dans le grenier du poëte, et s’assit entre nous deux, comme les merveilleuses princesses qui apparaissent aux pauvres artistes dans les joyeux contes d’Hoffmann ? Vous souvenez-vous de cette autre visite moins fantastique, mais grotesque en revanche, où nous nous conduisîmes en écoliers effrontés, au point que j’en ris encore, seul dans les ténèbres de la nuit… Chut ! les échos de la maison déserte, peu habitués à une pareille inconvenance, s’éveillent et me répondent d’un ton irrité. Les dieux Lares se regardent avec étonnement et délibèrent de me chasser. — Pardon et soumission devant vous, hôtes mystérieux qui souffrez ici ma présence ! vous savez que je vous respecte et vous crains ; vous savez que je n’ai pas ouvert les persiennes aux rayons du soleil depuis que j’habite parmi vous ; vous savez que je n’ai pas relevé les rideaux pour faire pénétrer les regards profanes des voisins dans vos retraites sacrées. Je n’ai pas brisé les rameaux de la vigne qui tapisse les murs. J’ai lu le beau livre de Lavater avec précaution et sans en essuyer la vénérable poussière. Je n’ai dérangé aucun meuble. Je n’ai pas cueilli les fleurs du préau. Je n’ai brisé aucune plante. J’ai marché sur la pointe du pied durant les nuits, pour ne point troubler la solennité de vos mystères. Ne me bannissez pas, ô dieux amis de l’homme pieux ! n’envoyez point les larves et les lamies me tourmenter dans mon sommeil ; et si vous m’apparaissez, que ce soit sous la forme des ombres de mes frères, avec leurs paroles de conseil et d’encouragement sur les lèvres.

Il est remarquable qu’étant excessivement poltron j’aime autant la vie d’anachorète. C’est que j’aime ma peur elle-même ; elle me détache du monde réel, et les émotions qu’elle me procure me font sentir vivement combien je suis spiritualiste dans mes croyances et dans mes superstitions. La nuit, quand la lune se couche derrière les flèches d’architecture flamboyante de la cathédrale, il passe, dans les pampres qui couronnent mon seuil, des brises soudaines qui ressemblent aux frissons convulsifs de la souffrance. Je songe alors aux âmes du purgatoire, et je prie Dieu d’abréger leurs maux et leur attente. D’autres fois, lorsque je suis assis sous le tympan fleuronné de cette jolie porte gothique encadrée de feuillage qui me rappelle les amours de Faust et de Marguerite, il arrive tout à coup à côté de moi, sans que je l’aie entendu venir, un gros chat noir, qui miaule d’une voix lamentable en me présentant son dos hérissé, d’où s’échappent des étincelles électriques dès que j’y porte la main. C’est le chat du voisin qui vient par les toits et qui me rend le service gratuit de me délivrer des rats insolents. Eh bien ! malgré ses bons offices, ce matou a une figure diabolique ; ses yeux luisent dans la nuit comme des charbons ardents, et ses contorsions ont quelque chose d’infernal. Je n’oserais refuser de lui gratter l’oreille et de lui lisser le dos, car je craindrais qu’il ne prît tout d’un coup sa véritable forme et qu’il ne s’envolât par les airs avec un grand éclat de rire. Quand même il n’y a ni chat ni brise dans le préau, il s’y fait des bruits étranges que j’ai été longtemps à m’expliquer. C’est un écroulement continuel de sable, qui, des tuiles du toit tombant dans les pampres, éveille mille autres bruits dans leurs feuilles émues ; c’est à croire qu’une nuée de sorcières et de manches à balai prennent leurs ébats sur les combles ; mais c’est tout simplement la maison qui tombe en poussière, en attendant qu’elle tombe en ruine ; elle se lézarde, s’écaille, et à chaque instant sème du gravier dans mes cheveux. Eh quoi ! chère maison déserte, tu veux déjà t’écrouler ! tu dureras donc si peu de temps ? Asile sacré où j’ai médité, seul et dans le silence, une si douce page de ma vie, seuil hospitalier que je veux baiser en partant, murailles sonores où j’ai, dormi si paisiblement sous l’aile de mon ange gardien ; asile étroit et simple, beau de propreté et d’ordre au dedans, délicieux d’abandon et de désordre au dehors, n’étais-tu pas déjà mon refuge et mon abri ? ne m’appartenais-tu pas en quelque sorte, et ne te préférais-je pas aux palais que les hommes recherchent ? Ah ! tu aurais suffi aux besoins et aux désirs de ma vie entière. J’aurais lu les Pères de l’Église et les traités des saints sur la vie solitaire dans ta monastique enceinte ! J’aurais fait ici de beaux rêves de perfection, si faciles à exécuter loin des bruits du monde et des vains discours des hommes ! je m’y serais purifié des souillures de la vie ; je m’y serais enseveli comme dans un cercueil de marbre sans tache ; j’aurais mis tes vieux murs et tes rideaux de vigne en fleur entre le siècle pervers et mon âme timorée. Je n’en serais sorti que pour essayer de bonnes œuvres ; j’y serais rentré dès que ma tâche eût été accomplie, afin de ne pas en commettre de mauvaises : et tu veux déjà retourner à la terre, des entrailles de laquelle les matériaux sont sortis ? Fatiguée d’obéir aux volontés de l’homme, tu veux te briser et t’abattre pour te reposer, matière que la pensée humaine avait animée ! Et quand je repasserai ici, je ne trouverai peut-être plus que des ruines à cette place où j’ai salué des lambris hospitaliers ! — Mais de quoi m’occupé-je, ô insensé ! Insecte à peine éclos ce matin, je m’inquiète de la destruction de la pierre et de la courte durée du ciment séculaire, quand ce soir je ne serai déjà plus ; je plains ces murs qui se fendent, et les rides qui s’amassent à mon front, je ne les compte pas ! Avant que ces herbes soient flétries, mes cheveux peut-être auront quitté mon crâne ; avant que la gelée du prochain hiver ait partagé ces dalles, mon cœur se sera à jamais glacé dans la tombe. Qu’est-ce que la vie de l’homme dont il compte tous les instants, sachant que le dernier s’approche et qu’il n’y échappera pas ? Ces murs, ces festons de lierre, ces tilleuls que le houblon embrasse, ces grands pignons qui semblent vouloir déchirer le ciel et que ronge l’humidité de la lune, tout cela songe-t-il à la destruction ? toutes ces choses entendent-elles le balancier de l’horloge ? est-ce pour elles que le timbre impitoyable mesure et compte le temps ? Il n’y a que toi ici, homme mélancolique, créature éphémère et craintive, qui saches quelle heure il est ; toi seul comprends cette voix lugubre qui part du clocher et qui coupe ta vie par petites portions égales, sans jamais s’arrêter ou se ralentir. Va, prends ton bâton et voyage ; tu pourras revenir et trouver la maison debout. Telle qu’elle est, elle durera plus que toi ; il faudra encore des années pour l’anéantir, un coup de vent te balayera peut-être demain !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit dernière, un grand vacarme a troublé mon sommeil ; on a sonné à rompre la cloche, on a frappé à enfoncer la porte. Enfin, à travers le guichet, on m’a crié, comme dans les comédies : — Ouvrez, de par le roi. — Cette fois je n’ai pas eu peur ; que peut-on craindre des hommes quand on a un passe-port en règle dans sa poche ? La gendarmerie a trouvé le mien orthodoxe, et pourtant les rayons de lumière qu’on aperçoit parfois le soir aux fenêtres de cette maison inhabitée, le dîner pythagorique qui passe tous les jours par le guichet, ont été pour quelques voisins un grand sujet de crainte et de scandale. D’abord la lumière m’avait fait passer pour un esprit ; mais le dîner, en révélant mon existence matérielle, m’a donné l’air d’un conspirateur. Il a fallu aller, ce matin, rendre compte de ma conduite aux magistrats. Mon innocence a été bientôt reconnue ; mais j’ai appris, chemin faisant, que, pendant ma retraite, la face de la France avait été changée. L’explosion d’une machine infernale, dont les résultats ont été bien assez funestes par eux-mêmes, a donné au despotisme de prétendus droits sur les plus purs ou sur les plus paisibles d’entre nos frères. On s’attend à des actes féroces de ce pouvoir insolent qui s’intitule l’ordre et la justice. Allons, soit ! Franz ; la vie est la vie ; il y aura à souffrir, il y aura à travailler tant qu’il y aura à vivre. Un désastre de plus ou de moins nous renversera-t-il ? L’homme est libre par la volonté de Dieu. On peut enchaîner et faire périr le corps ; on ne peut asservir l’homme moral. On dit qu’il y aura contre nos amis des sentences de mort et d’ostracisme ; nous ne sommes rien en politique, nous autres, mais nous sommes les enfants de ceux qu’on veut frapper. Je sais qui vous suivrez sur l’échafaud ou dans l’exil ; vous savez pour qui j’en ferai autant. Ainsi nous nous reverrons peut-être, Franz, non plus comme d’heureux voyageurs, non plus comme de gais artistes dans les riantes vallées de la Suisse, ou dans les salles de concert, ou dans l’heureuse mansarde de Paris ; mais bien sur l’autre rive de l’Océan, ou dans les prisons, ou au pied d’un échafaud ; car il est facile de partager le sort de ceux qu’on aime quand on est bien décidé à le faire. Si faible et si obscur qu’on soit, on peut obtenir de la miséricorde d’un ennemi qu’il vous tue ou qu’il vous enchaîne. Ils veulent faire des martyrs, dit-on : Dieu soit loué ! notre cause est gagnée. Bonjour, mon frère Franz ; soyons gais ; ce ne sont plus des temps de désolation que ceux où l’on peut se dévouer pour quelqu’un et mourir pour quelque chose. Que peut-on nous ôter, à nous qui n’avons jamais rien demandé au monde ? Avons-nous quelque ambition folle dont il faudra guérir, quelque soif avide dont il faudra mourir ? Malheureux sont ceux qui possèdent ; ils ne pourront jamais rien sur ceux qui s’abstiennent. Nous ôtera-t-on les uns aux autres ? pourra-t-on nous empêcher de vivre pour nos frères et de mourir avec eux ?…

Pendant que j’étais dehors, mon ami et mon hôte de la maison déserte est revenu de la campagne. Il a fait faucher l’herbe de la cour, il a fait tailler la vigne ; les fenêtres sont ouvertes le jour, et les mouches entrent dans les chambres ; la maison est rangée selon lui ; selon moi, elle est ravagée. Ces mutilations, ce vandalisme, sont-ils un présage de ce qui va se passer en France ? Allons-y voir ; je pars. Où irai-je ? je ne sais ; là où quelqu’un des nôtres aura besoin de celui qui n’a besoin de personne, si ce n’est de Dieu ! Je reçois de vos nouvelles par une lettre de Puzzi : vous avez un piano en nacre de perle ; vous en jouez auprès de la fenêtre, vis-à-vis le lac, vis-à-vis les neiges sublimes du Mont-Blanc. Franz, cela est beau et bien ; c’est une vie noble et pure que la vôtre ; mais si nos saints sont persécutés, vous quitterez le lac, et le glacier, et le piano de nacre, comme je quitte Lavater, les pampres verts et la maison déserte, et vous prendrez le bâton du voyageur et le sac du pèlerin, comme je le fais maintenant en vous embrassant, en vous disant : Adieu, frère, et à revoir.