Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 10

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 17-19).

10. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

[Nohant, le 23 mai 1838].

Chère belle, j’ai reçu vos bonnes lettres et je tarde à vous répondre à fond parce que vous savez que le temps est variable dans la saison des amours (style Dorat). On dit beaucoup de oui, de non, de si, de mais dans une semaine, et souvent on dit le matin : décidément ceci est intolérable, pour dire le soir : en vérité c’est le bonheur suprême.[1] J’attends donc pour vous écrire tout de bon que mon baromètre marque quelque chose sinon de stable du moins de certain pour un temps quelconque. Je n’ai pas le plus petit reproche à faire mais ce n’est pas une raison pour être contente. Aujourd’hui je ne vous écris qu’un billet pour vous dire que je vous aime, que j’ai besoin que vous m’écriviez, que vous pensiez à moi, que vous vous occupiez de moi. Cette idée me donne de la force et m’empêche de retomber dans mes exagérations de désespoir sombre, bête et spleenitique.

Ma pauvre vieille Sophie [Cramer] est très malade, m’écrit-on. Vous qui êtes la Madone des affligés et la patronne des malheureux, vous la secourrez, n’est-ce pas, chère bonne, et veillerez à ce qu’elle ne manque de rien. C’est une bien bonne créature qui m’aime tendrement.

Permettez-moi aussi de vous demander un moyen d’envoyer chez Buloz. Il a mille francs à me remettre sur lesquels j’en dois cinq cents pour des emplettes que j’ai fait faire par le jeune Mallefille ; en outre Sophie a dépensé 182 francs environ pour la caisse qu’elle m’a envoyée dernièrement (et où, par parenthèse, j’ai trouvé mes walzes[2] dont je vous rends mille grâces). Je crains que d’un côté Mr Léonce Mallefille ne soit gêné pour le payement, et que, de l’autre, Sophie ne soit à sec. Ayez donc la bonté, chère, d’envoyer chez Buloz,[3] rue des Beaux-arts, 10, afin que l’argent soit chez Sophie où Mr Léonce ira prendre 500 Frs. Quant au reste, 318 francs, j’enverrai chez Sophie mon roulier Mornand que vous connaissez, chère bonne, et à qui je dois 300 francs. Je l’enverrai muni d’un billet de moi, et si Sophie était trop malade pour s’occuper de ces payements, veuillez en charger Enrico[4]. On ira à votre domicile, ainsi il n’y a personne à déplacer, si ce n’est pour faire payer Buloz qui n’est jamais pressé d’envoyer.

Adieu, pardon mille fois, chère amie, de vous charger de pareilles choses. Je n’ai pas le moyen d’aller à Paris encore, je ne réponds donc pas à vos questions sur mon établissement. Merci mille fois de vos offres, il me serait doux d’en profiter ![5]

George

  1. Bien que très attiré alors par George Sand, Chopin hésitait à se lier avec la romancière.
  2. De Chopin sans doute.
  3. François Buloz, (1803-1877), directeur de la Revue des Deux Mondes ou pour parler comme les contemporains, directeur de la « Revue » car la Revue des Deux Mondes éclipsait toutes les autres. Buloz fut aussi, mais avec un succès infiniment moindre, « commissaire du Roi près la Comédie française » (1838-1847) dont il devint ensuite administrateur (1847-1848).
  4. Beau-frère de Carlotta Marliani.
  5. George Sand avait l’intention de s’installer à Paris. En attendant d’en avoir la possibilité matérielle, elle accepta la proposition de la comtesse Marliani qui l’avait invitée à descendre chez elle.