Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 21

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 43-46).

21. — La comtesse d’Agoult à la comtesse Marliani, à Paris.

[Florence] le 9 novembre 1838.

[…] Priez Didier[1] lorsque vous le verrez, de me pardonner de ne l’avoir pas remercié de l’envoi de son livre et dites-lui que le hazard [sic] m’ayant fait trouver sous le même toit et presque sous la même clef qu’Hortense Allart,[2] je la vois à peu près tous les jours. C’est une personne d’infiniment d’esprit et d’un caractère supérieur. Elle est bien loin d’être douée comme notre amie George ; elle n’est ni poète, ni artiste, mais elle a pris la vie au sérieux, elle a travaillé et travaille encore énormément, elle est sincèrement sincère (la plus grande qualité chez nous autres femmes), et elle est parvenue à mettre beaucoup de dignité dans une existence pauvre et en dehors des convenances. J’espère vous la faire connaître un jour.

Le voyage aux Baléares m’amuse. Je regrette qu’il n’ait pas eu lieu un an plus tôt. Quand G. se faisait saigner, je lui disais toujours : à votre place j’aimerais mieux Chopin ; que de coups de lancettes épargnés ! Puis elle n’eût point écrit les lettres à Marcie,[3] puis elle n’eût pas pris Bocage[4] [un mot biffé] et c’eût été tant mieux pour quelques bonnes gens. L’établissement aux Îles Baléares doit-il être de longue durée ? À la façon dont je les connais l’un et l’autre, ils doivent se prendre en grippe après un mois de cohabitation. Ce sont deux natures antipodiques, mais qu’importe, c’est joli au possible. Et Mallefille ? Que devient-il dans tous ces conflits ? Va-t-il pas retremper sa fierté castillanne [sic] comme il disait, aux eaux du Mançanarès ? Est-ce que par hazard [sic] George aurait eu raison de me certifier si souvent qu’il était outrageusement sot et ridicule ?

Je n’ai jamais été alarmée par l’état de Maurice. En tout cas, ce serait un singulier remède pour des palpitations de cœur que le soleil d’Espagne. Vous avez bien raison d’aimer le talent de Chopin ; c’est la délicieuse expression d’une nature exquise. C’est le seul pianiste que je puisse entendre non seulement sans ennui, mais avec un profond recueillement.[5] Donnez-moi des détails de tout cela. Pansez-vous les plaies de Bocage ou l’avez-vous aussi disgracié ? En vérité, je regrette de ne pouvoir jaser de tout cela avec vous ; je vous assure que c’est on ne peut plus drôle […] Je n’ai pas lu l’article Éclectisme mais j’ai lu la première partie de Spiridion,[6] j’attends la seconde pour juger.[7] […] Adieu, ma bonne et chère amie, mon respectueux souvenir à Mr . de Lamennais. Il a laissé de bien profondes sympathies dans quelques nobles âmes italiennes.
Mille tendres baisers
Florence Via della Scala, 4277
ou poste restante
Madame de Marliani.
Paris
15, rue Grange batelière

  1. Charles-Emmanuel Didier (1805-1864) appartenait à une vieille famille dauphinoise réfugiée à Chardonney dans le pays de Vaud où elle fut reçue « bourgeoise » en 1756. D’abord rédacteur au « Courrier de Léman », Didier s’établit à Paris. On lui doit « Mélodies historiques », « Coup d’œil sur les révolutions de la Suisse », « Rome souterraine »,… Il fut, en 1836, l’amant de George Sand.
  2. Hortense Allart (1801-1879), femme de lettres française, cousine germaine de Delphine Gay. Spirituelle et très jolie, Hortense Allart écrivit des romans mais son nom doit de survivre aux Enchantement de Prudence qu’elle fit paraître en 1872 et où sont évoquées ses amours avec Chateaubriand. Hortense avait eu d’autres adorateurs, notamment le comte de Sampayo et Bulwer-Lytton, frère du romancier. Sainte-Beuve appréciait son style : ne l’appelait-il pas « femme à la Staël ». Dans sa correspondance, Melle  Allart désigne George Sand par ces mots : « la Reine » tandis que Chopin a déclaré qu’Hortense lui semblait « un écolier en jupons ». La femme de lettres épousa en 1843 Napoléon-Louis Frédéric-Corneille de Méritens de Malvézie de Marcignac l’Asclaves, de Saman et de l’Esbat qui l’emmena vivre à Montauban. L’union fut moins longue que le nom de l’époux. Quelques mois après les noces, Hortense Allart, désormais « Allart de Méritens », reprit sa liberté.
  3. « Les lettres à Marcie » parurent dans « Le Monde » en février et mars 1837. George Sand en interrompit la publication, Lamennais qu’elle avait consulté à leur sujet ne lui ayant permis d’aller plus avant.
  4. Pierre Bocage, ou plutôt Pierre-Martinien Tousez, dit Pierre Bocage (1798-1863), un des plus grands acteurs de la période romantique. Enfant du peuple de Rouen, le jeune Pierre fut ouvrier cardeur avant de devenir l’artiste fêté, l’incarnation du sombre Antony, puis de l’éblouissant Buridan de la Tour de Nesles. « On ne peut être beau que si l’on ressemble à Bocage » disait-on à l’époque du comédien. Grand et mince, Bocage était servi par son physique pour incarner les héros séduisants. Pourquoi Marie d’Agoult a-t-elle dans ses lettres critiqué ce physique si âprement ?
  5. S’il avait lu ces lignes, Franz Liszt eût été ravi !
  6. Spiridion, roman de George Sand.
  7. L’amitié de Marie d’Agoult et de George Sand, si vive à un certain moment, subissait alors une éclipse. Parmi les causes multiples de ce refroidissement, la moindre n’était certes pas le dépit éprouvé par Madame d’Agoult lorsqu’elle apprit que la romancière était parvenue à se faire aimer de Chopin.

    Sur les conseils de Lamennais, Carlotta Marliani montra la présente lettre à George Sand qui, outrée, écrivit en tête : « Voila comment on est jugée et arrangée par certaines amies ! », puis en corrigea ostensiblement fautes de style et fautes d’orthographe. Elle cessa d’écrire à Marie d’Agoult qui ne tarda pas à s’étonner de ce silence. L’original de cette lettre curieuse fait partie de la collection Spoelberch de Lovenjoul, à Chantilly.