Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 56

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 113-115).

56. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

(Marseille, le 25 avril 1839).


Mon Chéri,

J’ai reçu la lettre où tu me parles en détail du déménagement. Je ne te remercierai jamais assez de ton aide vraiment amicale. Tes renseignements m’ont vivement intéressé mais je suis bien fâché que tu aies à te plaindre et que Jeannot crache le sang. Hier, j’ai joué de l’orgue pour Nourrit ; cela te prouve que je vais mieux. Je joue parfois aussi pour moi mais je ne puis encore ni chanter, ni danser. Quant à la nouvelle concernant ma mère, il suffit — si agréable soit-elle — qu’elle provienne de Plat[er][1] pour n’être qu’un mensonge. Il commence à faire bien chaud ici et nous quitterons certainement Marseille en mai. Nous irons autre part dans le midi et j’y resterai encore quelques temps avant de vous revoir. Nous n’aurons pas de sitôt des nouvelles d’Antoine. Pourquoi écrirait-il ? Pour payer ses dettes ? Ce n’est pas la coutume en Pologne. Si Racibors[ki] a tant d’estime pour toi, c’est justement parce que tu es totalement dénué de ces habitudes polonaises. NB quand je dis polonaises, je ne parle pas de celles d’entr’elles que tu pratiques et je me comprends. Tu loges donc au No 26. À quel étage ? Y es-tu bien ? Combien payes-tu ? Ces questions m’intéressent davantage à mesure que je songe à me rapprocher de Paris car je devrai penser à y trouver un logement mais seulement lorsque j’y serai arrivé.

Grzy[mala] est-il rétabli ? Je lui ai écrit dernièrement. Je n’ai reçu aucune lettre de Pleyel à part celle qui m’est parvenue par ton intermédiaire, il y a plus, d’un mois. Écris-moi sous le même nom mais Rue et Hôtel Beauvau. Tu n’as peut-être pas compris que j’ai joué pour Nourrit ? Son corps a été ramené pour être inhumé à Paris. Une messe funèbre a été célébrée ici ; à la demande de la famille, j’ai joué l’Élévation.[2] [Clara] Wiek a-t-elle bien joué mon étude ? Pourquoi a-t-elle choisi justement celle-là, moins intéressante pour ceux ignorant qu’elle est écrite pour les touches noires.[3] Que ne s’est-elle tenue tranquille ! Je n’ai plus rien d’autre à te dire sinon que je te souhaite le plus de bonheur possible. Veille à ce que mes manuscrits ne soient pas imprimés avant même d’avoir été remis. Si les Préludes sont déjà publiés, c’est un mauvais tour de Probst.[4] Mais assez de ces saletés et lorsque je reviendrai je serai plus pratsi pratzu[5] avec eux. Canailles d’Allemands, juifs, coquins, crapules, écorcheurs, etc., etc. Achève cette litanie car, à présent, tu les connais comme moi.

Ton
Ch.


Jeudi, 25 de ce mois 1839.
Embrasse Jeannot, et Grzymala aussi si tu le vois.

  1. Le comte Luis Plater (1775-1846). Le comte Plater — un vétéran de l’armée de Kosciuszko — se rendit à Paris au début de la révolution polonaise de 1830, pour y solliciter, mais en vain, l’aide de la France. Auteur de la Description du grand Duché de Posen (1841).
  2. Cette messe fut célébrée à Notre-Dame du Mont, à Marseille. Chopin joua « les Astres » de Schubert, un des airs favoris d’Adolphe Nourrit. Les orgues de la petite église étaient détestables, l’improvisation de Chopin n’en fut pas moins émouvante.
  3. L’étude no 5 en sol bémol majeur, op. 10.
  4. Il est probable que Probst n’avait pas tenu compte des instructions de Chopin. Celui-ci désirait, que les Préludes fussent, ainsi que toutes ses autres œuvres, publiés simultanément en France, en Angleterre et en Allemagne. Avant la publication des Préludes en France, il demanda que l’édition allemande paraisse sans dédicace. Il semble bien que cette édition était déjà faite à ce moment : elle porte en effet la dédicace à J. C. Kessler que Chopin avait demandé de n’y pas faire figurer.
  5. « bras-dessus, bras-dessous » écrit phonétiquement à la polonaise.