Lettres de Fadette/Deuxième série/03

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III

Petite ville


Il m’est impossible — et je le regrette — de répondre directement aux si jolies lettres qui me viennent de la ville et de la campagne : je veux au moins remercier mes correspondants et mes correspondantes, et leur dire comme je suis sensible à leur sympathie : j’y puise un grand courage, et de l’ardeur pour mon travail qui en devient plus facile.

On me fait beaucoup de confidences : je m’arrête aujourd’hui à la plainte un peu amère d’une jeune fille qui habite une « petite ville endormie et plate où je moisis, madame ; vous pourriez à l’aide d’un microscope, voir la légère mousse verdâtre qui m’envahit ! »

Elle me fait ensuite une peinture de cette ville qu’elle juge bien sévèrement, il me semble : peu de gens cultivés, beaucoup de vulgaires commères ; ni bibliothèque, ni musique, ni théâtre : ce qui absorbe à un égal degré l’attention des habitants de la dite ville, ce sont les préoccupations ménagères et la chronique scandaleuse. La surveillance s’y exerce dévotement et sans charité, par des sacristines impitoyables qui ont peu de jugement et une langue très longue : dès qu’on s’écarte de la routine, dès qu’elles sont en présence d’un geste qu’elles ne comprennent pas, le rapport se fait, la condamnation est portée… tant pis pour la justice et l’esprit évangélique ! C’est là le moindre de leurs soucis.

— Je sais qu’il y a du vrai dans tout ceci et c’est le côté petit et laid de la vie des petites villes. Mais il y en a un autre, et nous allons voir ensemble si votre vie grise ne peut s’illuminer par certains côtés et devenir ce que vous souhaitez : active, vivante, utile à vous-même et aux autres.

Et d’abord, je vous prie d’examiner si les jeunes filles de la grande ville profitent autant que vous vous l’imaginez de la vie intellectuelle plus large, si leur goût artistique s’y forme davantage, si elles sont en un mot supérieures à leurs sœurs des petites villes ? Moi qui ai de l’expérience, je puis vous répondre, non pour déclarer les unes supérieures aux autres, mais pour vous assurer que ce qui fait le plus grand charme de la femme… une forte vie intérieure, une personnalité accentuée, ont plus de chances et d’occasion de se développer dans une vie moins factice et plus paisible que la vie des grandes villes.

Je suis d’avis que l’espace, l’air et la lumière sont aussi nécessaires aux âmes qu’aux arbres. Vous avez vu dans les forêts des massifs de petits arbres pressés ensemble ? Ils se nuisent, les plus gros étouffent les plus petits qui se vengent en les gênant à leur tour : leurs branches s’enchevêtrent, quelques-uns ne reçoivent le soleil que d’un côté, tous ont des branches sèches et souffrent du manque d’air et d’espace. Aucun n’arrivera jamais au développement gracieux et symétrique de l’arbre isolé qui reçoit de chaque saison sa part de soleil. Il est fort et superbe parce qu’il a sa vie propre, sa beauté personnelle.

La nature féminine a plus de chance d’acquérir de la force et de l’originalité si elle s’éloigne des foules qui suivent sans les discuter les décrets de la mode et du snobisme.

Étant donné qu’une jeune fille a le goût d’acquérir une culture intellectuelle ou artistique au-dessus du niveau ordinaire, elle a dans sa petite ville plus de loisirs pour étudier et plus de chances de réussir qu’une jeune fille douée des mêmes aspirations dans une grande ville.

Cette dernière a si peu de temps ! Sa vie est encombrée : la diversité de ses obligations et de ses distractions, le contact avec tant d’autres vies, tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend, tout ce qu’elle recherche et tout ce qu’on lui impose lui communiquent une activité fiévreuse, énervante et peu féconde. À la fin de chaque semaine comme au bout de chaque journée, elle constate qu’elle s’est agitée et fatiguée sans aucun résultat visible. Elle se disperse : son attention, son temps, ses forces, tout cela s’émiette, s’envole en parcelles et il n’en revient que de la lassitude.

Il est vrai que les jeunes filles de la grande ville ont l’avantage d’être à portée des bibliothèques, des conférences, des beaux concerts… mais encore, faudrait-il voir comment elles profitent de cet avantage, si elles ne dédaignent pas ce que vous enviez si fort, si elles apprécient ce que vous regrettez tant ?

Croyez-moi, ma petite amie, ne vous laissez pas « moisir » : vous n’en avez pas le droit et cela ne doit pas être amusant ! Vous êtes intelligente, faites-en profiter les autres : si toutes les personnes intelligentes de votre petite ville en font autant, voilà tout trouvé un cercle de connaissances agréables.

Vous n’avez pas à votre disposition une bibliothèque publique, mais vous pouvez facilement, et à peu de frais, vous en former une où vous réunirez le génie, l’esprit, la poésie des meilleurs auteurs : chaque livre choisi avec amour, deviendra votre ami et votre maître, souvent un conseiller utile, toujours une distraction aimable. Chaque volume sera un petit bonheur nouveau qui entrera chez vous, qui y habitera, que vous retrouverez quand les autres s’évanouiront. Et non seulement vous aurez des livres, petite bienheureuse, mais le temps de les lire, de les relire, de les rêver, de les apprendre. Vous avez le temps de vous sentir vivre : vous n’êtes pas emportée, roulée, bousculée par la vie pressée qui court toujours, en chavirant tout sur son chemin.

Puisque vous devez l’habiter, cette ville, à laquelle vous mettez un masque vilain, essayez donc de voir sa véritable physionomie, dégagez sa beauté bien plus profonde que vous ne le soupçonnez, et tirez d’elle tous les avantages possibles. Ne perdez pas votre gaieté et la joie de votre jeunesse à tendre les bras vers l’inconnu impossible ; développez normalement et harmonieusement vos qualités et vos aptitudes, utilisez le temps qui vous pèse et vivez pleinement votre vie présente. Demain, il est possible que vous soyez transportée sur un autre théâtre, une vie plus mouvementée vous attend peut-être ? Vous y serez bien préparée ; vous serez « vous » et non une quelconque qui n’a cherché qu’à imiter les autres. Et si vous devez vivre chez vous, vous contribuerez à embellir la petite ville que je continue à croire calomniée.