Lettres de Fadette/Deuxième série/10

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Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 26-29).

X

Régime spirituel


Quelqu’un a dit que le premier quart de la vie se passe à essayer de vieillir et les trois autres quarts à essayer de paraître jeune. Et ce quelqu’un a raison dans tous les pays, qu’il s’agisse des hommes comme des femmes quoi qu’en disent les mauvaises langues !

Il est évident que le souci d’un grand nombre de vivants est de paraître stationnaires dans la vie : on a horreur d’être vieux, de le paraître, de le dire et surtout de l’entendre dire. C’est une étrange et universelle faiblesse qui durera autant que l’illogique humanité.

Il n’y a pas de fontaine de Jouvence pour rajeunir les corps, mais tous nous devrions avoir l’ambition de conserver la jeunesse de notre âme… et, après tout, c’est une simple question d’alimentation spirituelle : notre âme nourrie convenablement, mûrit sans vieillir ; elle s’épanouit en beauté en demeurant jeune, c’est-à-dire vivante et vivifiante.

Un grand nombre de femmes alimentent leur âme avec des coquilles de noix, on sait avec quels résultats !

Donnant à leur cerveau la seule lecture d’aventures chimériques et de rêves extravagants, usant l’activité de leur cœur à des flirts puérils, à des affections passagères, remplissant leur existence de vanités et de riens charmants, elles vont par la vie, jolies, parées, animées, vraies poupées articulées sur lesquelles tout glisse sans laisser d’empreinte. Leur âme n’a qu’une existence végétative qui va décroissant et s’affaiblissant au point d’arriver à la vieillesse dans des corps de vingt-cinq ans.

Elles ne savent ni penser, ni aimer, ni se dévouer, car leur vie intérieure est à peu près nulle. N’allez pas leur demander de l’ardeur, de l’enthousiasme, de s’intéresser à quoi que ce soit en dehors de leur précieuse petite enveloppe : elles en ont perdu et le goût et le pouvoir : elles n’ont confiance en personne, elles n’aiment rien… qu’elles-mêmes ; blasées en pleine jeunesse, elles ont renoncé au bonheur par incapacité d’y croire. Ce sont des âmes en décrépitude.

Il est bon pour conserver la jeunesse de notre âme, de ne lui donner que les aliments qui la fortifient, et on comprend ce que peuvent sur l’esprit les lectures saines, les conversations sérieuses, l’habitude de réfléchir. On ne saurait être trop attentif à la nourriture de l’esprit, et cependant nous la prenons au hasard avec insouciance et sans discernement.

Et notre cœur, lui, ne restera jeune qu’à la condition de ne pas s’éparpiller en vaines fantaisies. Les affections profondes et fortes, voilà ce qui lui convient. Tant qu’un cœur sait aimer ainsi, il reste jeune, fût-il dans un corps de quatre-vingts ans !

Voilà donc l’extraordinaire conclusion de tout ceci : c’est que la puérilité, l’étourderie et l’insignifiance entraînent la vieillesse prématurée de l’âme, tandis que la culture saine de l’esprit, les grandes affections généreuses, la vie pleine et ardente entretiennent la jeunesse de l’âme et en doublent la vie.

Que toutes les friandes de coquilles de noix arrêtent un instant de pirouetter pour regarder ce qui se passe au fond d’elles-mêmes… elles ont oublié qu’elles ont une âme, qu’elles se payent la curiosité de voir ce qu’elle devient à ce régime extravagant, elles seront stupéfaites et effrayées. Mais qu’elles ne se découragent pas, puisque chaque jour peut devenir pour nous le premier jour d’une année nouvelle mieux remplie et meilleure que les précédentes.