Lettres de Fadette/Deuxième série/19

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XIX

Professeurs de joie


Vous connaissez, mes amies, le soulagement éprouvé à se retrouver seule au bout d’une journée très remplie et un peu bousculée ; seule dans le recueillement de la petite pièce intime où le silence est si parfait que l’on croit entendre le glissement d’un rayon sur le tapis.

Dehors, il fait froid et le vent agite les ombres du jardin ; dedans, il fait tiède et le crépuscule fond toutes les nuances en un gris où les formes se détachent en masses sombres.

On ferme les yeux, mais sans les voir, on se sent entourée par les objets familiers qui ouatent d’accoutumance douce notre lassitude de corps et d’âme !

Finie la journée où il a fallu tant parler, tant courir, tant prévoir, tant sourire ! La chaîne des devoirs quotidiens est entière, nulle lâcheté n’en a détaché un anneau ; chacun représente un effort : il a vaillamment été fait, et on a enfin le droit de ne plus bouger, de ne plus répondre, de ne plus s’agiter ! C’est le repos enfin ! Les idées éparpillées vont se remettre en place… Tout le jour, les autres nous ont empêchées de penser : leurs questions et leurs commentaires nous arrachaient nos pensées comme si l’on nous arrachait un livre des mains.

Et maintenant dans la pièce où la lumière s’éteint, notre âme s’éclaire et se rassérène. Quand on est aux prises avec les détails fastidieux d’une journée difficile, on s’énerve et on s’exaspère, mais on se calme quand on en voit l’ensemble d’un peu loin et d’un peu haut. Ô certes ! dans ce coup d’œil, on ne se juge pas sans reproches, et nos explorations au fond de notre âme ne nous révèlent ni beaux héroïsmes, ni grandes vertus !

Mais, ne soyons pas trop dures pour nous-mêmes. Si nous avons eu la bonne volonté et si nous avons fait notre possible, goûtons la paix permise et promise ! C’est une erreur de se juger trop sévèrement, c’en est une autre d’apprécier nos efforts par leurs résultats immédiats.

Demain nous aurons besoin de tout notre courage pour recommencer avec joie les petites choses qui font la trame de notre vie. La joie ! Quel élément nécessaire dans la vie des femmes. Comme les fleurs, il leur faut ce soleil de l’âme pour s’épanouir dans tout l’éclat de leur beauté morale.

On enseigne tout maintenant, même à respirer, pourquoi n’y aurait-il pas des professeurs de joie ? Cela devient urgent. Les petits hommes de vingt ans, les fillettes de seize ans se plaignent des amertumes de la vie, de la vie dont ils n’ont connu que la douceur !

Il faudrait enseigner à ces enfants que, parce que la joie est nécessaire à la vie, elle est à la portée de tous, elle est le bien propre à chacun. Trop de pauvres êtres l’ignorent, ne savent pas la voir près d’eux, en eux, indépendante des choses et des événements. Elle peut nous quitter ou nous visiter sans que rien ait changé autour de nous ; c’est donc qu’elle réside dans notre âme, et ceux qui le savent la font vivre en l’alimentant ; aux autres, il faudrait des professeurs de joie ! Mais où les trouverions-nous ?

Les hommes, pris par leur vie positive et matérielle, connaissent peu cette joie de lumière et de force intérieure : ils l’attendent pourtant et la cherchent… C’est chez les femmes qu’on trouve de ces âmes limpides, vibrantes, ardentes, faites pour recueillir en elles le reflet de la beauté des êtres et des choses : elles en font de la lumière et de la chaleur pour les autres. En effet, la joie demeure et rayonne et ceux qui les entourent trouvent la vie meilleure.

Ces rayonnantes, ne les cherchons pas parmi les privilégiées de la fortune. Elles ont trop de biens extérieurs pour se soucier de ce grand trésor intérieur, et à la recherche des bonheurs impossibles, elles ont perdu la joie douce des vies plus modestes. Cherchons nos professeurs de joie parmi celles qui ont deviné, dès leur enfance, que la vie est un bienfait, et qui ont compris, plus tard, que tout s’use et s’efface et que de nos pauvres petits gestes de bonheur et de souffrance il ne reste rien. Une seule chose dure, c’est l’œuvre tirée de soi, c’est le bien qui continue après soi, c’est l’amour donné sans mesquinerie à ceux qui y ont droit et qui continue après soi, et qui à son tour crée de la bonté.