Lettres de Fadette/Première série/04

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III

Le Sorcier


Quand nous étions petits et que l’on disait pour nous la formule magique : « Il était une fois », quel champ d’or s’ouvrait à nos yeux émerveillés ! Mais vous souvenez-vous ? Chacun de nous réclamait le conte qui le transportait dans le monde qu’il préférait. Pour les poètes, les fleurs et les étoiles qui ont une âme et qui parlent ; pour les audacieux, les récits d’aventures périlleuses où le héros est constamment triomphant et invincible ; pour les romanesques, les mariages des bergères et des rois ; pour les vaniteuses, la liste des robes couleur de clair de lune et des voiles tissés d’or fin.

Ce temps est bien loin. Pour la plupart, le souvenir des contes qui ravissaient notre enfance est perdu. Les rêveurs seuls, — toujours un peu poètes, — persistent à chercher dans les choses, une âme qu’ils entendent dans le silence de la campagne, et comme dans les contes, les petites âmes exquises des fleurs douces ou tragiques leur racontent leur histoire. Et distraits, absorbés, tout au désir de ne pas perdre un mot de leurs confidences, ils excitent l’étonnement d’abord, et puis la méfiance des gens qui savent tout juste voir le trottoir et les maisons.

Vous voyez poindre une histoire ? Elle est d’hier : un très vieil ami à moi, devenu sourd à la suite d’un accident, se retira à la campagne, dans une vieille maison longtemps inoccupée, qu’il habitait seul avec une vieille servante douée de toutes les vertus, mais d’une laideur pointue phénoménale.

Dès leur arrivée ils excitèrent la malveillance. Avec la timidité habituelle des sourds, lui ne cherchait pas à lier connaissance, et la vieille femme, imitant son maître, refusait absolument de « voisiner », ce qui est grave chez nous !

Monsieur V. était un rêveur doublé d’un herboriste : toujours à la recherche de plantes nouvelles, il faisait, par tout le pays, des promenades interminables, et on l’avait souvent vu effeuiller une fleur en murmurant des paroles cabalistiques. Peu à peu l’opinion se formait… un soir, un enfant avait vu autour de la maison se promener une ombre très longue qui agitait les bras ; en revenant des noces, le soir, deux gars d’une ferme avaient entendu, en longeant la maison, comme des chants d’église lugubre ; souvent, le soir, d’étranges lueurs bleues et rouges dansaient sur l’étang avoisinant « la maison ».

Ces bruits et d’autres semblables circulèrent mystérieusement, de veillée en veillée, pendant toute une saison, sans que Monsieur V. s’en doutât, naturellement.

Mais ce qu’il ne tarda pas à constater, ce fut l’éloignement des gens du village et la frayeur des petits enfants. Il avait cherché la solitude douce et paisible, il trouvait l’abandon triste et la défiance étrange qu’il ne s’expliquait pas.

Je fus, par hasard, mise au courant de ce qui se passait, par une personne de l’endroit, bien près elle-même de croire toutes ces niaiseries. — Je lui dis sérieusement quel homme distingué, savant et bien connu était le prétendu sorcier, et que le village serait à jamais perdu de ridicule si on racontait cette histoire en ville. Je jurai d’être discrète et de taire le nom de ce village éclairé ! J’allai voir mon vieil ami qui s’amusa de mon récit : « Dans mon enfance j’ai beaucoup aimé les histoires de sorciers ; j’ai même souvent joué ce personnage avec mes petits compagnons, mais je n’avais jamais, dans mes rêves les plus extravagants, imaginé que je deviendrais un vrai sorcier !

Sont-ils bêtes tout de même ! Racontez cela, on refusera de vous croire ! »