Lettres de Fadette/Première série/23
XXII
Les corneilles
Dans deux jours, l’Alleluia de Pâques chantera dans l’air attiédi l’arrivée du Printemps ! Mais, chers lecteurs ! Quelle dose d’imagination il faut avoir pour se représenter en marche, venant vers nous, un Printemps pimpant et fleuri ! C’est que son précurseur est si crotté, si vilain… et pourtant il laisse sur son passage un souffle de joie, et il semble à tous que bientôt le bonheur sera possible, et qu’en essayant bien fort, on réussira à le saisir.
Les moineaux s’égosillent dans les arbres nus, et ce matin, j’ai positivement vu des corneilles près de la montagne. Du battement lourd de leurs grandes ailes, elles rythmaient leurs coassements étranges d’une tristesse douce que nous aimons au sortir du long hiver. Elles reviennent en bandes pressées, confiantes dans les promesses du vent du sud, ce grand menteur qui les ramène de si loin !
Elles auront froid pourtant : mars leur réserve ses dernières tempêtes, et avril, malgré ses petits airs doux, leur servira de rudes giboulées. Cachées aux creux des vieux arbres, elles maudiront leur imprudence qui ressemble à celle de l’année dernière, mais tous les serments actuels ne les empêcheront pas de recommencer exactement la même chose l’année prochaine.
L’expérience des corneilles comme l’expérience des hommes leur sert plus à grogner qu’à s’améliorer !
Je suppose que parmi ces voyageurs, il y a de bonnes vieilles corneilles qui n’approuvent pas ces déplacements hâtifs : elles prêchent et grondent en jurant que « de leur temps on était plus raisonnable ! » Et quand surviennent les désappointements, elles crient sans répit aux petites corneilles transies : « Je vous l’avais bien dit ».
Elles se croient très sages, ces vieilles rabâcheuses, elles n’en sont pas moins des vieilles folles, et elles le prouvent en ne se taisant pas.
Les jeunes corneilles ont toujours été pressées d’arriver, et elles le seront toujours. Et pourquoi les en blâmer, si elles sont plus heureuses d’un voyage prématuré que d’une attente ennuyeuse. Et voilà le point à considérer, quand on se mêle de donner des conseils !
Les femmes qui ont beaucoup d’expérience ont le tort de vouloir en faire de la sagesse pour les jeunes. Celles-ci ne profiteront que de leur propre expérience… et encore ! Chaque âge a ses qualités. Il est bon que les jeunes femmes soient ardentes, confiantes, d’une activité dévorante, imprudentes à force d’audace. Elles commencent, elles ont tant à faire ! La sagesse et la modération de leur mère ? Elles ne sauraient vraiment qu’en faire et elles ne se laissent pas impressionner par cet « autrefois », évoqué avec tant de persistance par les matrones de leur entourage.
Ah ! cet autrefois, où l’humanité entière grimpait à l’échelle de la perfection… elles n’y croient pas aveuglément, et d’ailleurs, ce n’est pas le passé qui leur importe, c’est le présent, l’aujourd’hui si compliqué, si encombré et si difficile !
Et ce sont ces difficultés que les sages conseillères de nos jours ne comprennent pas toujours ! Difficultés de service, manque de temps par surcroît d’occupations, émancipation des enfants obligés de se tirer d’affaire plus jeunes, contagion du luxe qui nous gagne presque insensiblement, etc.
Quand les jeunes femmes ont fait tout leur possible, qu’elles sont exténuées et qu’elles entendent les critiques, les conseils et les souvenirs rétrospectifs, qui semblent réduire à néant toute leur peine et tout leur travail, je parie qu’elles voudraient avoir des ailes et imiter les jeunes corneilles qui au moins peuvent se sauver des vieilles corneilles !