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Lettres de Fadette/Première série/24

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Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 53-56).

XXIII

Pâques


Je vous écris d’assez loin ; le printemps ici est plus doux qu’à Montréal et la journée de Pâques a été radieuse ! Imaginez de vieilles cloches douces et un peu fêlées qui ont chanté presque toute la journée, un ciel parfaitement bleu, au pied de la montagne où, sur les hauteurs, la neige dessine encore de fantastiques figures, la rivière coule à pleins bords, charriant les derniers glaçons épars qui miroitent comme des blocs de cristal vert. Par delà la rivière, la plaine s’enfuit toute brune et rejoint la forêt toute bleue. À travers la fine vapeur qui s’élève de la terre humide et chaude, les chaumières se profilent tremblotantes : l’on dirait que le sol soupire d’amour en exhalant vers le ciel des colonnes d’encens.

En revenant de la grand’messe, mon amie et moi étions silencieuses, pénétrées doucement de la joie que l’on respirait, que l’on sentait monter et descendre en parfums vagues et en bruits très doux : le clapotis de l’eau, les trilles des oiseaux, les derniers sons de l’angelus qui mouraient dans l’espace. — C’est bon de vivre ! — fîmes-nous ensemble… et un éclat de rire souligna cet accord parfait de nos voix et de nos pensées. À ce moment nous entrions dans la petite avenue qui conduit à la maison, et nous aperçûmes le vieux Luc assis sur un tronc d’arbre : il fumait sa pipe d’un air si malheureux que mon amie s’arrêta pour lui demander ce qui le tourmentait. Luc est son domestique depuis plusieurs années. C’est un bonhomme taciturne, doux et entêté.

— Moë, j’ai… rien, madame !

— Ô Luc, dites-vous la vérité ? Un beau jour de Pâques comme aujourd’hui, il ne faut pas avoir de la tristesse ! — Bédame, la tristesse, vous savez, on l’appelle pas, mais à vient sans invite ! — Puisque vous admettez que vous avez du chagrin, mon bon Luc, vous allez me dire pourquoi, et cela vous fera du bien ; je puis peut-être vous aider ?… — Personne peut m’aider, allez ! J’le porte tout seul, le crapaud ! —

Un soupçon traversa l’esprit de Madame X. — Dites donc, Luc, vous avez fait vos Pâques ? — La figure du vieux se contracta, il eut une hésitation et tout à coup, avec explosion : — Non, madame ! Des Pâques, j’en fais pas de pu… de pu… ben des années ! Et c’est ça qui me ronge, qui me dévore, parce que, vous le savez ben, ma chère petite dame, j’suis pas plus méchant qu’un aut’ ! — Je n’y comprends rien, mon pauvre Luc ; vous allez à la messe le dimanche et même la semaine quelquefois, et Adèle m’a dit que vous jeûniez tout le carême, et vous êtes si à votre devoir et bon, bon ! Pourquoi ne faites-vous pas vos Pâques ? — Bonnement parce que j’peux pas ! fait-il, têtu. — Dites-moi la raison, voulez-vous ?

Elle a des yeux caressants et doux auxquels le vieux Luc ne sut pas résister. — … Quand j’étais aux États, y a ben des années, je m’ai mis d’une société secrète, et les camarades m’ont dit : « Asteur, mon vieux, tu peux pu faire tes Pâques tant que t’en s’ras, et j’les zai pu faites, tonnerre ! — Mais que faisait-on dans cette société ? à quoi vous engagiez-vous ? — J’le sait-y moë ? J’m’en suit en r’venu icitte queuque mois après, mais j’ai jamais pu leu dire que j’voulais pu en être d’leu maudite société ! et j’en suis, j’en suit encore ! — Mais c’est fou, ça, mon pauvre homme, vous êtes libre comme le vent, et rien ne vous empêche de faire vos Pâques ! N’en avez-vous jamais parlé au curé ? — Ça servait à rien de faire des parlements tant que je me démettais pas de leu damnée société, et comment les rejoindre pour leu dire que j’veux pu ! — Écoutez, Luc, je vais arranger cela, moi ! Ne soyez pas plus triste et bonjour.

L’après-midi, après vêpres, le bon curé fut mis au courant. Il vint lui-même trouver le bonhomme au jardin, ce matin. L’entrevue ne fut pas longue et je viens de les voir partir ensemble. Je crois bien que le pauvre Luc reviendra l’âme légère, et qu’à l’avenir Pâques ne le fera plus rager.