Lettres de H. Taine à F. Guizot et à sa famille/01

La bibliothèque libre.
Lettres de H. Taine à F. Guizot et à sa famille
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 763-785).
02  ►
LETTRES DE H. TAINE[1]
À F. GUIZOT ET À SA FAMILLE

PREMIERE PARTIE


A Monsieur Cornélis de Witt[2].


Paris, août 1848.

Mon cher de Witt,

Merci de ta bonne et aimable lettre. Les marques d’amitié sont toujours douces ; mais de ta part elles le sont plus que d’aucune autre. Dorénavant, ne me les épargne pas, et écris-moi le plus souvent que tu pourras.

Voilà donc que tu me fais des confidences ! Tu déclares que tu as eu le spleen cette année ; tu ajoutes même que ta compagnie a été souverainement désagréable. Sur ma parole, tu mens, mon ami, et tu te donnes des torts que tu n’as pas. Une bonne preuve, c’est que je ne me suis jamais trouvé si heureux qu’avec toi, et que j’ai été te voir le plus que j’ai pu. Si tu avais été un ours, ou un Anglais, comme tu le prétends, j’aurais été moins souvent interrompre ta mélancolie, et déranger ton chagrin.

Pourtant, je regrette comme toi la rareté de nos relations. Sais-tu pourquoi ? C’est qu’à notre âge, on change plus qu’à tout autre ; les opinions se forment, les idées se précisent ; et quand on revoit son ami, on ne le trouve plus le même qu’auparavant. Ainsi nous n’avions plus cette année cette parfaite harmonie de vues et de pensées qui avait fait notre intimité de rhétorique. Séparés en philosophie, nous avions marché dans des voies différentes ; tu étais devenu sceptique et moi croyant ; j’avais pris l’habitude de rejeter mes premières impressions, et de ne croire qu’aux démonstrations supérieures de métaphysique ; tu regardais ces démonstrations comme creuses ou contestables, et tu cédais plus volontiers au premier mouvement de ton esprit, et à la décision spontanée de ton bon sens. Voilà des différences, mon ami ; et c’est pour les ôter que j’aurais voulu te voir t’occuper sérieusement de ces questions : je pensais (pardonne-moi ma franchise) que, si tu répugnais à mes démonstrations, c’est que l’oisiveté des opinions molles et incertaines te séduisait, et que ta paresse d’esprit l’emportait sur la rectitude de ton jugement. Je trouvais en outre que ces différences de sentiment, sans altérer la sincérité de notre amitié, la rendraient moins étroite, et je tenais avant tout à la conserver et à l’agrandir. Voilà pourquoi encore ta lettre d’hier m’a fait tant de plaisir. Puisque tu as secoué la tristesse qui te préoccupait, et que tu as trouvé un peu de solitude, tu retrouveras ton activité d’esprit, ton goût pour les choses sérieuses, et les idées exactes, et le besoin que nous éprouvions autrefois tous les deux de nous rendre compte de nos pensées, de nos progrès, et de chercher des principes certains pour notre conduite, et un but fixe à nos efforts.

Tu es bien heureux d’être au bord de la mer ; tu l’aimes, et c’est fort naturel, comme artiste d’abord, et ensuite comme Hollandais, et tu peux faire à la fois de la poésie et des voyages, des odes à la lune, et des courses sur la Manche. Tu sais que je n’ai jamais eu ce plaisir ; pourtant, je me le réserve pour l’année prochaine ou pour l’année d’après, pendant mes vacances de l’Ecole normale.

Tu es deux fois bachelier ; j’ai autant à t’en offrir. J’ai été reçu bachelier es lettres, et es sciences. Ce sont maintenant mes titres de noblesse. Je pars demain pour les vacances. Ecris-moi chez moi.

Adieu, tout à toi.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, mercredi, 1er novembre 1848.

Mon cher de Witt,

Je suis à l’École depuis lundi 30. Me voilà au couvent, enfermé, prisonnier pour trois ans. Sans cela, tu peux compter que je serais allé te voir. Comme tu le penses, j’ai beaucoup à te dire ; et il n’y a personne à qui j’aime mieux causer de ce que je sens et de ce qui m’arrive qu’à toi, mon meilleur ami.

Je crains bien que nous ne soyons obligés de continuer notre liaison par correspondance. J’ai très peu de récréation à l’Ecole ; je ne pourrai guère te voir que le dimanche et le jeudi ; c’est sur le jeudi que je compte. Nous sortons à midi ; si tu veux venir quelquefois me chercher en quittant l’Ecole de droit, nous reviendrons ensemble dans ton quartier, et nous pourrons bavarder, à plaisir.

Je connais déjà mes maîtres et mes camarades. Tous me semblent bienveillans et aimables ; quoique la discipline soit stricte, le régime est assez doux ; et en somme l’Ecole est assez confortable. Malheureusement, mon cher, les élèves me semblent un peu écoliers, et les maîtres un peu routiniers. Peu d’idées, peu d’originalité, je crois ; des talens médiocres ; beaucoup de science ; peu de génie ; l’histoire est peu philosophique, la philosophie peu métaphysique. Je crois que je serai obligé de travailler seul, comme auparavant. Du reste, tout ceci n’est qu’une première vue, et une appréciation à la volée ; pourtant, je suis porté à croire qu’il en est de mes professeurs d’Ecole comme de tes professeurs de droit.

As-tu passé toutes tes vacances au bord de la mer ? J’ai vu par hasard ton frère au milieu de la rue ; si tu as aussi bruni que lui, je t’en fais mon compliment ; tu dois ressembler aux marins tes ancêtres et avoir l’air respectable d’un loup de mer. Moi de même, je suis tout noirci. J’ai l’air d’un vrai paysan.

Ne deviens-tu pas poète, sur le rivage de la mer ? Il me semble, par une certaine lettre et de certains vers que tu me citais, que tu es un admirateur passionné de ces grands et riches spectacles. De l’admiration à la poésie, il n’y a pas loin ; et je te soupçonne véhémentement d’avoir commis quelques odes fugitives, quelques ballades secrètes. Si cela est, je réclame, et je demande à être admis dans ta confidence. Sois franc sur ce point. Adieu, mon cher ami, merci de ta bonne et aimable lettre et de l’affection que tu m’y témoignes. Rien ne m’est plus doux que le souvenir de mes amis de collège, et le tien plus que tout autre. J’espère que tu me le conserveras toujours.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 29 mai 1850.

Mon cher de Witt,

Je recommencerai bien volontiers notre commerce de lettres, mais à condition que tu auras le temps de me répondre, et que notre correspondance ne te gênera pas.

Commençons donc ; il n’y a, comme on dit, que le premier pas qui coûte. A vrai dire, il est assez difficile à faire : la raison en est que nous ne nous connaissons plus. A vingt ans, les idées changent, le caractère se forme, les préjugés s’en vont ou s’affermissent ; nous devenons hommes, enfin. Qui sait, mon pauvre ami, si nous avons gardé nos sympathies et nos ressemblances, et si, en nous rapprochant, nous ne nous choquerons pas ? J’ai tort, n’est-ce pas, de parler ainsi. Cela est vilain à moi de me défier d’un ami, et, en cherchant un rapprochement, de présager une rupture. Que veux-tu ? J’ai éprouvé beaucoup d’amitiés, et j’ai trouvé qu’avec l’âge, mes plus chers camarades devenaient souvent pour moi des étrangers. Pourtant, je suis presque sûr qu’il n’en sera pas ainsi entre nous. J’en ai pour preuve ta bonne et aimable lettre. Il faut que tu aies gardé un vrai souvenir de moi pour m’écrire ainsi, au moment où ton cœur, rempli par de nouvelles affections, semblerait n’avoir plus de place pour tes premiers amis.

Je ne trouve rien de mieux à faire que de parler de moi, afin qu’à ton tour tu me fasses ton portrait, et qu’ainsi, nous sachions tous deux à qui nous avons affaire. Je ne crois pas être beaucoup changé. Cela est naturel : l’École a continué la vie de collège. Je suis celui que tu as connu, multiplié deux fois par lui-même et ainsi élevé au cube. J’ai vécu cloîtré, ne sortant que pour voir ma famille et un ou deux amis, n’allant guère dans le monde, où je m’ennuie, passant mes grands jours de congé à la campagne, et mes soirées de liberté au théâtre. Je n’ai pris plaisir au commerce des autres et à la vie de société que pour observer les caractères, et voir jouer les mannequins, semblable à un naturaliste qui aime le spectacle de la vie parce qu’elle lui fournit des sujets à expérimenter.

Je dois être professeur de philosophie : j’ai pris le métier de professeur et celui-là en particulier, parce que, tout compte fait, c’était celui qui m’enlevait le moins de ma liberté, et me donnait le plus de moyens possible pour lire et penser. J’ai réfléchi et appris beaucoup ; tout ce que je souhaite, c’est de réfléchir et d’apprendre davantage. Je trouve que les idées sont des maîtresses d’une beauté immortelle et d’une puissance souveraine, je leur dois beaucoup déjà pour le bonheur et le calme d’esprit qu’elles m’ont donné, et je ne vois rien qui convienne mieux à ma raison et à mes désirs que de me donner tout entier à leur service ; j’arrange ma vie en conséquence. Toute mon ambition consiste, après les avoir trouvées moi-même, à les répandre selon mon pouvoir.

Ce dont je m’occupe principalement en philosophie, c’est de ce qu’on appelle métaphysique. Non que je méprise l’expérience. J’ai beaucoup étudié l’histoire, ces deux années, et je me propose d’en employer cinq ou six, au sortir de l’Ecole, à apprendre les sciences naturelles et mathématiques. Quand on m’aura envoyé à Quimper-Corentin ou à Carpentras, je ne trouverai rien de mieux à faire. Je sens de jour en jour qu’il faut se suffire à soi-même, et avoir le moins besoin qu’il se peut de secours étrangers. Il n’y a qu’une chose dont on n’ait jamais trop. Ce sont les amis.

Je ne suis pas chrétien, tu le sais. Je ne suis devenu ni socialiste, ni réactionnaire. Je ne me suis guère occupé de politique et, d’après ce que j’en ai vu, je ne souhaite la victoire d’aucun des deux partis. Je laisse de côté la question de savoir quel est le meilleur ; je ne sais lequel j’aimerais mieux au pouvoir, M. Proudhon ou M. de Montalembert. Je regarde seulement les faits ; et, d’après l’histoire et la philosophie, il me semble que, par une fatalité irrésistible, le parti démocratique marche au pouvoir. En 1760, on pouvait craindre des faits terribles, la terreur, l’échafaud en permanence : mais le mouvement était commencé, et la vieille machine devait se briser. Les politiques ne pouvaient qu’adoucir le choc. De même aujourd’hui.

Je suis de même caractère qu’autrefois, plus tranquille peut-être, et plus maître de moi. A force d’étudier les causes, et de voir la nécessité des choses, j’ai appris, autant que j’ai pu, à ne juger bon que ce qui est rationnellement démontré, et à accepter ce qui est inévitable, réservant ma force et mon activité, là où elle peut servir utilement.

Me voilà en raccourci, mon cher de Witt. A toi la plume, et griffonne-moi vite ton portrait. Ta vie du monde, tes relations politiques, ton nouveau mariage, ton changement de vie ont dû altérer tes idées et ta façon d’être. Tout ce dont je suis sûr, c’est que ce qui est pesté au fond du creuset, après cette transformation, est bon. Tout peut changer dans un homme excepté le cœur.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 6 juillet 1850,

Mon cher ami, une prière d’abord. Ne sois pas si diplomate avec moi ; n’emploie pas tant de ménagemens ; ne m’écris jamais des phrases comme celle-ci, que je copie textuellement : « Tu ne trouveras pas mon affirmation impertinente, n’est-ce pas ? » Imagine-toi que nous sommes tous deux encore au collège, et que, partant, nous pouvons nous dire franchement notre pensée sans craindre jamais de nous blesser. Pour mon compte, je te promets d’user toujours de cette liberté, et de me souvenir que je parle, non à un indifférent et à un homme du monde, mais à mon ami.

Tu as raison, nous sommes restés les mêmes. Seulement nous avons marché chacun dans notre voie, d’où il est arrivé qu’aujourd’hui nous nous tournons le dos. Mais qu’importe ? Cela ne nous empêchera pas de nous serrer la main.

Je veux seulement essayer de justifier un peu à tes yeux ma façon de voir. Je sais qu’elle est étrange, et que bien des gens la jugeront digne d’un cerveau malade. Pourtant, elle a ses raisons. Le trait principal de mon caractère est d’être spéculatif, contemplateur, philosophe, comme tu dis, chose bizarre sans doute dans un temps et dans un pays où tout le monde agit et remue, où les assembleurs d’idées passent pour des songe-creux, où le dégoût des systèmes a amené l’amour exclusif de la pratique, et la confiance absolue dans ce qu’on appelle l’expérience et le bon sens. Ma folie vient de ce que, considérant les actions humaines, je me suis aperçu qu’elles étaient toutes déterminées par des idées, et qu’elles avaient toutes la prétention d’avoir pour cause et pour justification des opinions vraies ; en un mot, que les idées avaient le suprême gouvernement des choses et méritaient de l’avoir. Je pense que ceci se voit de reste, et que tu as observé toi-même que toute affaire privée ou publique se faisait dans un certain but et pour une certaine raison. Voilà mon premier pas. Voici mon second. J’ai remarqué encore que toutes les idées se tenaient et dérivaient nécessairement d’une ou deux vérités premières, mathématiquement évidentes, et qu’ainsi toutes choses dans le monde, idées et actions, formaient un vaste système dont toutes les parties étaient nécessairement enchaînées.

Or, maintenant, tu vois aisément ma conclusion : j’aurais bien désiré agir ; mais où, comment, et pourquoi ? Je voulais agir raisonnablement. Mais quelles sont les actions raisonnables ? Je voudrais m’occuper de politique. Mais quel est le bon parti ? Je lis les raisons des deux ; j’écarte les bavardages, les déclamations, les sophismes, et au-dessous je ne trouve que des hypothèses gratuites, ou des thèses contradictoires, et surtout des raisons d’intérêt personnel. Par exemple, je lis, sur la propriété, M. Thiers, M. Proudhon, M. Cousin. Tous se réfutent, et fort bien sur ma parole ; M. Proudhon est encore le meilleur argumentateur. Mais ils savent détruire et non fonder. Pas un ne prouve sa propre opinion. M. Proudhon lui-même, le célèbre logicien, quand il veut construire, part d’une pure supposition, dont tout le monde peut à juste titre contester la vérité. J’entends donc de tous côtés des cris, des vanteries et des injures ; mais de bonnes raisons, nulle part. Comment donc faire, et pourquoi irais-je me mettre au service d’un parti plutôt que d’un autre ? Pourquoi me dévouerais-je à des dieux auxquels je ne crois point ? Pourquoi agirais-je en aveugle, et deviendrais-je le serviteur de tel autre aveugle ou de tel charlatan ? En vérité, je ne le puis. Je me suis trop habitué à n’admettre que les conclusions évidentes, pour agir sans croyances fermes. Je suis scrupuleux, quand il s’agit d’actes qui peuvent effectivement être utiles ou faire tort.

On veut que je laisse là les idées claires et que j’en croie le sentiment, c’est-à-dire que j’éteigne la pauvre petite lumière qui me guide encore, et que je m’aveugle afin de mieux voir. J’ai assez réfléchi sur moi-même et sur les autres pour être certain que les sentimens ne sont jamais qu’un composé de désirs et d’idées confuses et inexactes. Je ne sais pas pourquoi je me confierais à ces idées-là plutôt qu’aux opinions sans preuve que j’ai rejetées tout à l’heure. Quant aux désirs, ils n’expriment que mes intérêts personnels ; celui qui conseille de les écouter est pour moi semblable à l’homme qui m’engagerait à me servir de mes pieds pour entendre et de mes oreilles pour voir.

Que suit-il d’un pareil raisonnement ? C’est que, pour vivre en homme sensé, je dois m’occuper avant tout d’ordonner, d’éclaircir, de démontrer mes idées, n’admettant aucun des axiomes du bon sens vulgaire sans l’avoir prouvé. Bref, je veux m’entendre avec moi-même, voir clair dans mes croyances, pouvoir dire, quand on me demande mon opinion : la voici, et en voici les preuves. Je veux, par exemple, si je m’occupe de politique, savoir démonstrativement ce que c’est qu’un État, et un gouvernement, connaître la nature du droit, quel est l’avenir idéal des sociétés, de quel but doivent-elles se rapprocher sans cesse ; et ensuite savoir expérimentalement ce qu’est actuellement la France, ce que peuvent et ce que veulent ses diverses classes, etc. Si je vis dans de pareilles recherches, d’abord je ne ferai de mal à personne, ce qui est un très grand bien ; ensuite ma conduite sera conforme au raisonnement qui me paraît le plus juste, et de la sorte je serai d’accord avec moi-même ; et je désire avant tout mettre de la logique et de la suite dans ma façon d’être. Enfin il est possible et peut-être probable que ces recherches prolongées et assidues me mettront en possession de certaines vérités. Et, comme ce sont les idées qui gouvernent le monde, il n’y a rien de plus utile que de trouver des idées vraies.

Je conclus de là que ma vie ne sera nuisible à personne, sera d’accord avec elle-même, et peut-être utile à plusieurs. J’ajoute qu’une pareille conduite me délivrera de beaucoup de maux ; car les sottises qu’on tait, et les trois quarts des désirs et des passions ridicules qu’on éprouve, viennent d’idées fausses, et s’en vont quand cette racine est coupée. J’arriverai donc par là à ce que je désire par-dessus tout, c’est-à-dire à être le moins sot possible, et le moins malheureux qu’il se pourra ; chose fort rare et fort souhaitable dans cet étrange monde où nous nous remuons avec mille contorsions diverses, avant d’aller dormir éternellement dans le grand Peut-être qui viendra après.

Voilà, mon cher ami, le raisonnement qui peut m’excuser, si je suis excusable. Je m’aperçois qu’en te parlant de moi, j’ai rempli toute ma lettre, et que je n’ai pu t’entretenir de politique. D’opinion sur les choses présentes, je n’en ai guère. Mais j’ai quelques croyances théoriques. Parle-moi dans ta prochaine lettre de ce qu’il te semble des principes généraux de cette science, si tu crois qu’elle est une science.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Nevers, 15 octobre 1851.

Mon cher ami, tu as dû me trouver bien oublieux et bien ingrat, moi qui n’ai pas répondu à ton aimable lettre, ni à celle que m’envoyait M. Guizot. J’attendais chaque jour ma nomination, et je voulais te prévenir. Mon pauvre ami, ç’a été une seconde bataille perdue. M. le ministre m’envoie d’abord à Toulon, à l’extrémité sud de la frontière ; belle réponse à des lettres qui lui demandaient pour moi le Midi. Ma mère désolée est allée avec moi chez M. Lesieur, chef du personnel ; et on m’envoie aujourd’hui à Nevers, collège communal comme Toulon, avec 1 200 francs. Apparemment M. le ministre, qui sait que je n’ai pas la foi, veut me donner la tempérance et autres vertus philosophiques. Soit, me voici installé, et je serai aussi vertueux qu’il le faudra.

J’ai su de source certaine que M. Cousin, dans son travail préparatoire, m’avait placé dans un lycée (autrement dit collège royal). C’est M. le ministre qui m’a mis dans un collège communal. Probablement on lui a dit que j’étais un vampire, que je suçais le sang des petits enfans. M. Gratry, dont tu as su l’affaire, était aumônier de l’Ecole, et voyait en particulier les zélés. Inde iræ. Mes notes de l’Ecole et le rapport fait sur mes classes à Bourbon étaient tels que je pouvais le désirer. Tout cela n’a servi de rien. D’avance j’étais desservi.

Au reste, mon cher, mon parti est pris et me voici tout consolé. J’ai une chambre ; mes livres et mon piano vont venir. Je vais lire mes philosophes et faire quelques recherches personnelles, commencées déjà l’an dernier. Tu sais combien une occupation de cette nature vous enlève aisément au spectacle des choses environnantes, et ce qu’il y a de plaisir à suivre les progrès d’un travail semblable. Peut-être n’y a-t-il pas d’autre moyen de se soustraire à la monotonie et à la longueur de la vie de province. Peut-être encore n’y a-t-il pas d’autre vie possible pour ceux qui, touchés d’un doute que tu ne ressens pas, ont essayé une fois de se faire une opinion sur l’âme et sur l’Univers.

Veux-tu me donner des nouvelles de ton travail sur Washington ? Je compte qu’il sera publié prochainement. A propos des États-Unis, j’ai lu dernièrement le livre de M. de Tocqueville. Cela est un peu doctoral, sentencieux, prétentieux ; cela est surtout trop abstrait, ce me semble. Mais cela est fortement pensé et apprend beaucoup. M. de Tocqueville me paraît le premier élève de Montesquieu.

Veux-tu aussi présenter à M. Guizot le mot de lettre que je joins à celle-ci ? Je n’oublierai jamais combien tu as été obligeant dans cette circonstance, et je t’en remercie moins pour l’appui que tu m’as prêté que pour l’amitié que tu m’as montrée.


A Monsieur Cornélis de Witt.


23 octobre 1851.

Mon cher de Witt,

Et tu, Brute ! Toi aussi, tu me crois donc un vampire ? Point du tout, mon ami, je suis une chauve-souris bien innocente, qui demande un coin et de l’ombre afin d’y rester en paix. Je travaille à Nevers, enfermé dans ma chambre, les pieds sur mes chenets, avec mon piano et mes livres, et je ne demande rien de plus. Si mon placement m’a déplu, c’est par comparaison avec mes camarades. Mon rang à l’Ecole et les recommandations qu’on m’avait fait l’honneur de me donner me permettaient d’espérer une place égale à la leur. Mais l’amour-propre est bien tranquille, je t’assure, quoique tu parles de ses emportemens. Je suis plus pacifique que tu ne crois, et mes amis à l’Ecole étaient plus irrités que moi.

Ne crains donc rien pour mon enseignement, mon cher ami. Voici quelques phrases que j’extrais du programme que le recteur me demande et que je lui envoie : « Le professeur se souviendra toujours qu’il parle à des jeunes gens, presque à des enfans, et qu’ainsi son enseignement doit être élémentaire ; en conséquence, autant que possible, il ôtera de son cours toute métaphysique... il traitera longuement la psychologie ; il s’étendra peu sur la théodicée, et, pour éviter les difficultés de cette partie de la science, il substituera à sa parole les textes et l’autorité de Descartes, Bossuet, Fénelon et Leibnitz. » Note bien que j’avais déjà fait cela dans mon cours à Bourbon. Qui a jamais eu la pensée de conduire des enfans de province dans les profondeurs et les hérésies philosophiques ? Tu parles de mes opinions exclusives et violentes. Distingue donc entre ce que je dis à mes amis et ce que je professe devant mes élèves. Dans mes recherches personnelles et mes conversations, je mets tout ce que je puis de hardiesse et d’indépendance. Dans mes leçons, je ne puis et je ne veux dire que des choses innocentes et incontestées.

Voilà, mon ami, ce qui me fâche, quand je relis la phrase ministérielle que tu me cites. Les notes de l’École parlaient de la modération de mon caractère, ma leçon de Sorbonne ne contenait rien d’hérétique, mes classes à Bourbon n’avaient offensé personne. Comme professeur, je ne méritais pas de disgrâce : ce sont mes conversations d’élève et mes hardiesses de discuteur qui m’ont nui. Cette phrase me prouve qu’on a rapporté et envenimé ce que je disais avec mes camarades dans les confidences de l’Ecole, dans la liberté de nos conférences, au milieu de ce conflit de doutes, de recherches, de controverses qui en sont la vie. Je trouve qu’on a fait une confusion fâcheuse ; et que tu la fais toi-même ; et que j’avais le droit de faire comme élève ce dont on m’a puni comme professeur. Si, dans la première école de l’Etat, on accepte machinalement la doctrine enseignée, s’il n’est pas permis d’indiquer le vice de tel argument, l’inexactitude de telle analyse, le caractère arbitraire de telle théorie vieillie, alors, que le Conseil de l’Instruction publique compose lui-même les leçons et les envoie par la poste aux professeurs avec ordre de les dicter sans commentaires. Vous pouvez exiger et nous devons donner un enseignement qui soit conforme à la morale publique, et ne choque point les croyances des parens ; mais vous devez accorder et nous devons conserver le droit de chercher, d’examiner, de douter, de demander la preuve, de réfuter. Donnez des règles à l’enseignement, mais laissez la liberté à l’esprit.

Cette liberté même, je n’en fais qu’un usage solitaire. Jamais je n’ai affiché mes opinions. Quelques amis seuls les ont connues. Une preuve de ma réserve ? Tu ne les connais pas toi-même. Peut-on exiger rien de plus ? Sois donc juste, et ne me donne pas des conseils que je ne mérite pas. N’aie pas peur que j’aille ébranler les croyances des élèves. Mon cours est à côté de la religion ; je n’en parlerai pas plus que de mathématiques. N’aie pas peur que j’aille faire des professions de foi publiques. Je vais peu ou point dans le monde, et je connais trop l’intolérance et l’ignorance du vainqueur pour m’exposer à son jugement. Je n’ai aucun désir de faire le héros ou le bravache. Ce sont de sots rôles ; je sens trop bien que je suis un atome, et je ne veux point me heurter contre les infiniment grands. Je n’ai pas d’instincts militaires, et ma modération ira jusqu’où mon honnêteté me le permettra.

Pardonne-moi, mon cher ami, cette longue tirade ; il fallait bien me justifier. Y ai-je réussi ? Nous nous sommes trop peu vus ces trois dernières années pour que j’y compte ; et si je l’espère encore, c’est que je me fie sur ton amitié. Peut-être ma manière d’agir cette année te prouvera-t-elle qu’elle ne t’a pas trompé.

Je fais pour mon compte beaucoup d’études et d’expériences de psychologie ; je lis des livres de physiologie et d’allemand. Voilà mon année employée.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Vouziers (Ardennes), 29 août 1852.

Mon cher de Witt, je viens de passer cinq ou six jours à Paris, et j’ai appris que tu étais absent. J’ai fort regretté, comme tu le penses bien, de n’avoir pu te voir. Serai-je plus heureux en octobre ? J’y serai, pendant une quinzaine ; et j’aurai bien des choses à te dire. Pour toi, j’imagine que tout est resté dans le même état ; tu descends tranquillement le courant, pendant que je me traîne le long du rivage, assez heureux pourtant, quoique mon avenir officiel soit à peu près nul. La province n’est pas gaie ; les gens, ne sachant que faire, s’amusent à espionner ceux qui ne s’occupent pas d’eux ; au bout d’un mois, on se trouve orné d’une légende complète, embellie de commentaires et de mythes. Ajoute la sujétion et les tracasseries administratives, et surtout la paresse ou la sottise des élèves. Depuis quatre mois, on m’a mis en rhétorique à Poitiers ; j’enseigne le discours latin à des gens qui ne savent pas la règle amo Deum, et je leur fais expliquer Sophocle, quand c’est à peine s’ils comprendraient Esope. Le diplôme de bachelier est pour eux la Terre promise, et quand je prêche l’amour du grec et des lettres, je parle dans le désert. La vraie misère est le manque de conversation. Tu sais quelle franchise, quel mouvement d’esprit, quelle liberté de discussion on trouve dans les Ecoles. Il a fallu perdre toutes ces chères habitudes, dire avec les autres des platitudes guindées, et causer uniquement avec soi-même. On a beau avoir de l’amour-propre et se trouver de bonne compagnie, on finit par s’en rassasier, et je n’ai pas imaginé, quand je rencontre une idée, d’autre consolation que de me faire tout haut un discours à moi-même, comme à une personne étrangère, en me dédoublant pour ainsi dire, afin d’avoir un interlocuteur. Heureusement le métier a du bon ; il laisse libre la plus grande partie de la journée, et je travaille ; j’ai fait et je continue des recherches de psychologie et de physiologie comparées, j’étudie les rapports et les applications de la psychologie à l’histoire ; je vois maintenant que les sciences morales peuvent devenir aussi précises que les sciences naturelles ; enfin j’avance aussi loin que je puis, dans ce monde où nous sommes entrés ensemble, sous quel guide, tu le sais. Je l’apprécie d’autant mieux aujourd’hui, que j’ai lu cette année ce que les philosophes allemands ont écrit sur cette matière, et que, tout en admirant leurs grandes vues, j’ai pu remarquer par comparaison combien leurs généralités historiques étaient souvent vagues et contraires aux faits. C’est un bien beau royaume que celui de la science ; on y vole librement, tandis qu’aujourd’hui, dans tous les autres, on se heurte contre des obstacles. Au reste je suis si loin de la politique que depuis six mois je ne lis plus de journaux. Tu as plus souffert que moi aux derniers événemens, et j’avais l’intention de te parler de tes anciens projets et de tes espérances.

Je m’y intéresse autant qu’aux miennes ; la solitude et l’ennui de la province avivent le souvenir de mes vieilles camaraderies. Tout s’efface, pourtant, à mesure qu’on s’éloigne. Dis-moi ce qu’est devenu Viennot, si je pourrai le voir à Paris, si tu y seras toi-même, dans la première quinzaine d’octobre, et si je t’y pourrai serrer la main, comme je le fais de cœur en ce moment.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 2 juin 1853.

Mon cher de Witt, j’ai mon bonnet, ce dont je suis fort content, car c’est la première fois depuis deux ans que je réussis en quelque chose. Je me suis regardé, en rentrant, dans la glace pour voir la mine qu’avait un docteur : je puis t’assurer que c’est celle d’un simple mortel, et d’un mortel fort ennuyé, comme on doit l’être quand on a subi six heures durant les coups d’épingles de ces messieurs.

Je suis plongé dans Tite-Live et ses critiques. Niebuhr est un grand homme, mais un fagot d’épines, et il faut être Allemand pour avoir le talent de rendre la science aussi désagréable. Jamais elle ne voyagera en Europe, tant que les Français ne l’auront pas civilisée, habillée, débarbouillée. Mais je plains le sort du Français qui s’en chargera ; — j’entrevois mon plan, je te causerai là-dessus plus amplement, je médite un certain chapitre sur l’ensemble de l’histoire de Rome ; j’attends pour t’en parler que je sois un peu revenu de l’étourdissement où m’a jeté le poudreux fatras allemand.

J’épargne et je t’épargne ma thèse latine. Je suis à sec. La nuée des latinistes s’est jetée sur moi. Mais je compte bien que c’est là le dernier thème latin que je ferai de ma vie. On a bien assez de mal à écorcher le français. A propos, si tu lis mon français, tu y retrouveras l’animal philosophique. Ce qui m’excuse peut-être, c’est que j’ai appliqué depuis longtemps dans mon enseignement les règles exposées dans le bouquin et que mes élèves, en les suivant, font de bons discours. Tu vois que je ne suis pas un pur théoricien et que je tourne à la pratique.

Feras-tu, avant l’hiver, un tour à Paris pour voir l’Exposition ? Il y a quelques belles choses de Français, de Th. Rousseau, d’un peintre que je ne connaissais pas, nommé Stevens. Les œuvres d’Eugène Delacroix sont toujours celles d’un jeune rapin plein d’espérance, et M. Meissonier tourne de plus en plus à la micrographie. Si l’Empereur ressemble à son portrait, il a un masque de plâtre, mais sa couleur est magnifique, et, sous le jaune bilieux, il doit y avoir eu un monde de sentimens et de projets. M. Courbet fait toujours de la viande digne du marché de Poissy. Mais que je suis sot de te parler de toiles, à toi qui vois la mer ! Enfin, pour compléter mes nouvelles, apprends que de plus en plus je nage sur l’or, et que j’hésite entre les deux projets suivans : acheter M. de Rothschild pour le suborner contre le gouvernement, — ou les Lieux saints, pour en faire un pays neutre et rendre le repos d’âme à l’Europe. — Tu ne diras plus que je vis en dehors de la politique.

Un mot sur le travail de M. Guillaume ?

Adieu, mon cher ami, et que les herbages de Lisieux portent bonheur à ta santé et à ton Washington.


A Monsieur Cornêlis de Witt.


Paris, 24 juillet 1853.

Mon cher de Witt, les lauriers de Miltiade ne me laissent plus dormir. Cet illustre Athénien[3] est persuadé, j’espère, du plaisir que m’a fait sa victoire, et tu me l’avais fait prévoir en me montrant une page de son manuscrit. Pour moi, mon ami, j’ai lu une cinquantaine de volumes, plus les quinze cent soixante-dix-sept pages de Tite-Live ; j’ai un paquet de notes, mon plan fait, et demain je commence à pondre mon œuf ; cela durera six semaines ou deux mois, j ‘imagine. Par excès de vertu, j’y emploie mes vacances ; ce sera le moyen de ne pas avoir le spleen, et de livrer en octobre à la Faculté de médecine un cœur libre et dégagé de toute préoccupation humaine ; car je compte bien habiter encore l’an prochain parmi les plâtres du quartier Latin ; mon cher et excellent médecin, à qui j’ai offert ma thèse, me gratifiera en échange d’une petite provision nouvelle de tubercules pulmonaires, dûment certifiés sur papier ministre, qui donneront à ton vieux camarade le droit et le plaisir de causer avec toi tout l’hiver.

Voici mon Tite-Live en abrégé. Trois parties : 1° biographie de Tite-Live, et son temps (il reste deux phrases et demie sur son compte, et le coquin ne dit pas un mot de lui-même dans ses 1 500 pages) ; 2° l’histoire considérée comme une science : au point de vue de la vérité des faits (Tite-Live, Beaufort, Niebuhr), au point de vue des généralisations (Tite-Live, Machiavel, Montesquieu) ; 3° l’histoire considérée comme un art ; caractères des nations et des individus, — narrations et discours, — style et langue. C’est exactement le plan du programme.

La difficulté pour moi, dans une recherche, est de trouver un trait caractéristique et dominant duquel tout peut se déduire géométriquement, en un mot d’avoir la formule de la chose. Il me semble que celle de Tite-Live est la suivante : un orateur qui se fait historien. Tous ses défauts, toutes ses qualités, l’influence qu’a sur lui son éducation, sa vie, le génie de sa nation, de son époque, son caractère, sa famille, tout se rapporte à cela. C’est un orateur fait pour la vie publique, qui, au moment où la vie publique est confisquée, se rejette dans le passé et le plaide, à défaut du présent. Précisément parce qu’à ce moment l’éloquence cesse et n’est plus pratiquée que dans les Ecoles, elle devient une rhétorique ; et l’éloquence de Tite-Live incline à la rhétorique. A titre d’orateur, il manque de cette curiosité philosophique, de ce besoin du vrai absolu et des généralisations vastes ; il est plus pratique, d’un esprit plus moyen, mieux équilibré, il va au but, à la morale, il donne des leçons de vertu. Il ne s’occupe pas de connaître les vraies origines, les vieilles mœurs ; il prend la plus belle tradition, et la développe avec majesté. A titre d’orateur encore, il n’est pas artiste dans le sens propre du mot. Il ne cherche pas à reconstruire des caractères, à voir le laid et le beau d’une nation ou d’un personnage, à saisir les particularités expressives ou caractéristiques, à peindre pour peindre, à laisser des figures et des traits arrêtés dans l’imagination du lecteur. Il ne songe qu’à plaider, à démontrer le courage de telle armée, la prudence de tel général. On le croirait toujours au Tribunal ou au Forum. Il connaît en habile orateur les grandes passions humaines, et les fait agir d’une grande manière, avec le souffle d’un Romain et le talent d’un Grec ; son histoire est pleine de mouvement et d’intérêt, et il a admirablement raconté les agitations de la place publique et les luttes des orateurs et des partis. Mais il n’a connu ces passions que d’une manière générale ; il les représente pareilles dans Romulus et dans Paul-Emile ; il connaît l’homme et non les hommes, il est psychologue plus qu’historien. Il a la plus grande ressemblance avec nos deux auteurs dramatiques du XVIIe siècle ; il est noble, régulier, raisonneur, analyste comme eux, mais, comme eux, il développe et raisonne toujours, il n’a pas cette inégalité, cette vivacité de l’imagination vraie. En un mot, c’est un esprit moyen entre la perfection et les grands défauts, mais sérieux, élevé, honnête, éloquent, et souvent grandiose, quand il songe à cette immense Rome qu’il voit autour de lui et à l’Univers conquis. Ce n’est ni Thucydide, ni César, ni Tacite, mais c’est plus que Polybe, Xénophon et Salluste.

Je m’aperçois que je m’oublie et que je t’oublie. C’est mon trop-plein qui dégorge, et je n’ai rien dit encore. Sois tranquille, je n’ai plus de papier et je t’épargne. Un dernier service pourtant : on m’a donné diverses versions sur la manière de corriger. Les uns disent que c’est une commission, les autres toute l’Académie. Tu comprends quelle importance cela aurait. M. Guillaume, couronné dans le sérail, en connaît les détours. Peux-tu, par lui ou autrement, me donner un mot de renseignement là-dessus ? Merci de ton aimable et trop flatteuse lettre, quoique tu m’y appelles serpent, et que tu parles de mon fiel. Hélas ! mon cher, on dormirait en France, si l’on ne médisait pas ; et La Fontaine était de dangereuse compagnie. Tite-Live m’ôtera le venin.

La lettre de M. Guizot est bien encourageante, c’était déjà beaucoup d’avoir lu ma bluette[4] ; c’est plus encore d’en parler comme il m’en parle. Je ne puis que l’en remercier du fond du cœur.

Heureux Tityre, qui vois les arbres et les prés de ta fenêtre ! Quelle odeur de bibliothèque moisie cette pauvre lettre doit t’apporter !


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 29 novembre 1853.

Cher ami, je t’envie ton beau climat, et j’espère que la santé de Mme de Witt est plutôt une occasion qu’une raison de passer l’hiver à Hyères. Je suis resté dans ce sale Paris toutes les vacances, sauf dix jours, et je le regrette d’autant plus qu’en ce moment j’ai la sottise d’être malade. Mes misères, comme dit Pascal, me prennent à la gorge, c’est-à-dire au larynx. Depuis un mois, je suis muet ; je garde la chambre, je bois toutes sortes de choses, on me brûle l’intérieur de la gorge, et


J’imite de Conrart le silence prudent.


Il faut être obligeant comme M. Guillaume Guizot pour venir voir un être aussi peu amusant que moi, et je te charge de l’en remercier à distance. Cependant j’enrage à part moi. O heureux chiffonniers, vendeurs d’habits, marchands de légumes, qui criez avec une si belle voix le matin par le brouillard ! Le temps où je parlais me semble un mythe. Le pis est que le médecin m’ordonne de ne rien faire, sous prétexte que cette inflammation vient d’un échauffement. Je passe le jour à regarder brûler mes bûches, et à ne pas bénir l’enchaînement des causes secondes.

Tu comprends que, dans un pareil état, mes coursiers, non, mes élèves oisifs ont oublié ma voix. Voici un nouveau malheur qui me tombe sur la tête. C’est toujours l’Université, notre bonne mère, qui me poursuit. Ordre est venu d’opter entre l’emploi de maître de conférences dans les institutions libres, et le titre de membre de l’Université. Mon choix serait vite fait, car je ne tiens guère à conserver le haillon qui me reste de ma triste robe. Mais il faudrait, si je donne ma démission, payer les trois ans de pension à l’Ecole normale. J’essaie de négocier en ce moment, leur représentant que je ne suis titulaire d’aucune chaire, que je ne touche aucun traitement, que je suis en congé sur des attestations de médecin, qu’il faut bien que je gagne ma vie si je veux vivre, etc. Je désespère de gagner ma cause. Il paraît qu’on veut faire rentrer dans le giron inhospitalier tous ceux qui s’y sont trouvés mal, et ont préféré la liberté sur la montagne (Sainte-Geneviève). Mais, quoi qu’il arrive, j’en jure par les dieux immortels, je ne rentrerai pas.

Mon Tite-Live est fini depuis un mois. Je n’ai pas encore osé le relire. M. Guillaume me promet son Ménandre, j’y trouverai les meilleurs conseils possibles, c’est-à-dire un modèle heureux. Tout ce que je puis te dire, c’est que j’ai mis six mois à faire mon bouquin, et tu sais que je travaille un bon nombre d’heures par jour. Je suis toujours des cours d’histoire naturelle, et, en tisonnant mon feu, je fais le plan de cette psychologie dont je t’ai tant parlé et à laquelle je travaille depuis trois ans.


Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?


Tu as le soleil, la famille. Autour de moi, les choses sont noires ou grises. C’est pourquoi j’essaie de vivre en dedans. Cela est plus vrai que tu ne penses. Je travaille plus pour occuper le présent que pour préparer l’avenir. Mon travail vaut-il quelque chose ? J’en doute. Mais je sais bien qu’il m’est un remède contre mon ennui.

J’ai lu Macaulay, que j’admire infiniment. Merci de cette idée. J’espère que tu me répondras plus longuement que tu n’as fait ; et, sur ce, je te serre la main, te souhaitant pour tout l’hiver « ton rosier fleuri. »


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 27 mai 1854.

Mon cher de Witt, j’ai eu le regret mercredi dernier de ne point rencontrer M. Guizot ; jeudi, j’ai craint d’être importun la veille d’un départ, et je n’ai pu lui dire combien j’étais heureux de son approbation et reconnaissant de son appui. Je vois par ta lettre ce que je savais d’avance, que son suffrage est pour 80 pour 100 dans mon succès[5]. Guillaume a été excellent pour moi ; partout où je me tourne, j’ai des remerciemens à faire, et je les fais de grand cœur, à toi tout le premier. J’espère que tu m’aideras pour les autres. Je n’étais plus accoutumé à rencontrer de la bienveillance. Celle-ci me dédommage, et au delà, de tous les ennuis que j’ai subis.

Je partirai à la fin de juin probablement, je ne sais encore pour quelles eaux ; le médecin décidera. J’ai quitté mon homéopathe, qui m’ennuyait, et je crois que le mieux que je lui attribuais vient de l’été et de la présence de ma mère. Bien des médecins sont sceptiques en médecine ; j’en vois qui ne croient qu’au quinquina et à la chirurgie. Cette vérité ressemble peut-être à tant d’autres qui se fondent entre les doigts quand on les presse. Je vais laisser faire la nature, elle fera mieux que les médicamens.

Il me semblait que Thucydide ressemble à la nouvelle histoire dont nous parlions[6] par la sévérité, l’énergie et la précision. Tous deux donc racontent les événemens sans y intervenir ; ils s’effacent, les faits parlent d’eux-mêmes, sans avoir besoin d’interprète ; il semble qu’on soit face à face avec le passé. Dans les jugemens, même gravité et même force ; on sent le poids d’une réflexion intense et impartiale, qui ne vous demande pas un assentiment, mais vous impose une conviction, et parle comme si elle était en face non d’un public, mais de la vérité. — Je reconnais comme toi de grandes différences. Thucydide est le premier Grec qui écrive sur la politique. Il accumule les idées dans ses discours au point d’être fatigant. Ajoutez que son récit est un journal, et que l’ordre chronologique empêche de voir le grand mouvement et la marche dramatique des événemens. Les anciens composent moins bien que les modernes. Il n’y a point de philosophe chez nous dont les ouvrages soient aussi peu suivis que ceux d’Aristote. — Pour les réflexions morales, tu verras un morceau bien beau et bien triste après les séditions de Corcyre. J’imagine aussi que tu es encore dans le premier livre, lequel est occupé en grande partie par un exposé de l’ancien état de la Grèce. Au reste, tu reconnaîtras, je crois, que nul historien ancien n’a plus de ressemblance avec celui dont il s’agit. A vingt siècles de distance, on ne peut comparer que les traits généraux.

L’Académie, m’a-t-on dit, donnera sa décision jeudi prochain.


A Guillaume Guizot[7].


3 juin 1854.

Mon cher Guillaume, il paraît, non pas que je vous ai remercié trop tôt, mais que vous m’avez félicité trop vite. Tite-Live est retourné dans les futurs contingens. Grande discussion hier jeudi, non terminée et renvoyée à mardi. J’ai vu M. Patin, qui a eu l’obligeance de me défendre ; mais on me reproche :

Trop peu de respect pour Tite-Live et les grands hommes en général ;

Un style trop peu grave ;

Manque d’élégance dans les traductions ;

Inclination trop forte pour les idées modernes en fait d’histoire, etc.

Mon impression est que j’ai encore deux chances sur cinq. Je vous écrirai mercredi la décision. Merci, quoi qu’il arrive, de votre ancienne, présente et future sympathie :


Non ignare boni, miser is succurrere nosti.


Dans ces grandes vicissitudes de la fortune, je fais comme vous, je lis Henri Beyle ; cela distrait de tout ; je m’amuse même à prendre des notes sur Rouge et Noir ; je voudrais me rendre compte de cette manière étonnante. Par quel hasard un homme peut-il se faire relire un si grand nombre de fois ? A la première impression, on est frappé, enchanté, pénétré, mais rien de plus.

Maintenant je commence à comprendre la liaison de toutes les parties de la vie et du caractère de Julien. Jamais personne n’a vu la nature et la logique des idées et des passions avec cette profondeur.

Si votre maison est encore debout en novembre, j’irai y chercher sous vos papiers mes jeunes gens de Platon que nous y avons oubliés. Quelqu’un m’avait fait penser que vous disiez adieu à vos amis le jeudi soir, et j’avais fait prier Edmond, si cela était, de me prendre. Cela n’étant pas, j’ai pensé que vous emballiez des livres, et j’ai respecté cette sainte occupation.

Si Washington ou tout autre Américain n’est pas trop absorbant, priez de Witt de songer quelquefois à m’écrire. J’espère que vous voudrez bien présenter à monsieur votre père l’expression de toute ma reconnaissance pour tant de bons offices. Je puis mesurer par les difficultés que j’éprouve tout ce qu’il a fait pour moi.


A Guillaume Guizot.


Paris, 7 juin 1834.

Mon cher Guillaume, le prix est ajourné à l’an prochain. Vous reconnaissez la fortune de Carthage. Au reste, quand vous m’avez annoncé la réussite, j’étais tout étonné, faute d’habitude. Il me semblait que le hasard s’était trompé en ma faveur. Vous voyez qu’il a vite corrigé sa maladresse.

On se frotte le dos, on s’y fait par degrés. Tout n’est pas perdu pour moi, puisque dans cette affaire j’ai encore éprouvé la bienveillance de monsieur votre père, et que je viens d’ajouter quelque chose à tout ce que je lui devais déjà.

Voici les détails de cette aventure : je les tiens d’un académicien.

Un membre de la majorité s’est levé et a avoué que, malgré son vote, il lui restait quelques petits scrupules ; quand cette conscience a été bien déchargée, M. Cousin a pris la parole avec sa passion ordinaire et a demandé lecture. Le passage sur Montesquieu a fait pousser des cris. On n’a pas admis qu’il y eût une autre philosophie de l’histoire, ni surtout qu’elle pût être tirée des contemporains, et qui pis est, des Allemands. Tout cela se passait jeudi. Dans l’intervalle des deux séances, j’ai vu plusieurs membres amis et hostiles. M. Cousin m’a dit qu’il ne savait pas que le mémoire fût de moi. M. de Vigny, M. Vitet, M. Saint-Marc Girardin m’ont défendu[8]. Je vois par votre lettre que M. Guizot avait intéressé plusieurs personnes à ma cause :


...Si Pergama dexlrâ
Defendi possent...


A votre retour, je vous demanderai des éclaircissemens sur certains doutes. Quelques mots échappés me font croire que votre conjecture est vraie[9].

Remanierai-je mon mémoire ? J’ai causé avec plusieurs de mes adversaires, et, si je les entends bien, il faudrait supprimer tout ce qui vaut la peine d’être conservé. Suis-je même assez flexible pour réussir dans cette voie ? Autrefois, je l’aurais pu ; j’eus une fois un prix de version parce que, pour plaire au professeur, j’étais parvenu à mettre trois sens dans chaque phrase de la traduction.


Je me laissais conduire à cet aimable guide.


Cet heureux temps n’est plus. D’ailleurs, j’aurais peur de choquer l’un en contentant l’autre. Tel juge m’a dit que ma première page sur Montesquieu était excellente, tel autre qu’elle était ridicule. Mes philosophes d’Allemagne enseignent bien la doctrine de la conciliation des contraires. Je ne sais si je serai capable de l’appliquer.

Vous êtes bien l’homme selon mon cœur avec vos grandes lettres. Et sur Beyle encore ! Vous me gâtez et j’ai peur de vous répondre ; je vous répondrais trop.

Là-dessus je suis comme Nestor, je parlerais un an, ou même deux ans de suite, en vous lassant sans me lasser. Permettez-moi seulement de répondre à votre principal reproche. Il ne sera jamais populaire, et par sa faute, vous avez raison. Mais est-ce une faute ? Le but d’un artiste est-il d’être lu ? Oui, s’il cherche la gloire, l’argent, l’utilité publique ; non, s’il aime le beau purement et uniquement, Beyle a écrit pour se faire le plus grand plaisir possible, abstraction faite du public ; j’aime cette abstraction ; ce n’est point insolence (du moins dans la Chartreuse et Julien), c’est théorie et vivacité de conception. Lisez comme preuve sa lettre à Balzac. — Pourquoi les artistes se considéreraient-ils comme précepteurs du genre humain ? Ils adorent une idée et non la foule ; c’est à nous, commentateurs, à introduire chez eux le public. Si le but d’un écrivain est d’intéresser et d’instruire un grand nombre de lecteurs, l’Oncle Tom est le premier des chefs-d’œuvre. Je suis là-dessus bien plus aristocrate que vous, en fait de science comme en fait d’art. Croyez-vous qu’Aristote écrivant sa Métaphysique, ou Spinoza son Éthique, espéraient des lecteurs ? L’un montrait ses notes à Eudème ou à Théophraste, l’autre envoyait ses théorèmes à Louis Meyer, tous deux parfaitement persuadés que leurs analyses ou leurs déductions ne changeraient pas la plus petite chose aux affaires humaines, fort certains d’être défigurés, oubliés ou vilipendés pendant longtemps : ce qui est arrivé. Au sommet des idées, on vit solitaire, c’est tant pis pour ceux qui sont en bas, non pour celui qui est en haut. Je cite à un ami du grec un mot d’Aristote : « Plus une science est inutile et impopulaire, plus elle est précieuse. »

Je pense comme vous sur mes jeunes gens de Platon ; je m’étais fait Grec en les étudiant, j’avais oublié l’indécence ; c’est la même faute pour les traductions. Le Platon élégant de M. Cousin ne ressemble pas du tout au Platon négligé, presque enfantin, toujours naturel, qui est le vrai. Il serait choquant, s’il se montrait tel qu’il est. C’est toujours la même règle. Il faut habiller les idées, sinon un commissaire arrive, les juge immorales et les met en prison.

Serez-vous assez obligeant pour me consoler de ma déconfiture ? Le moyen est aisé, écrivez-moi le plus souvent et le plus longuement possible, et croyez-moi votre très affectionné camarade.


H. TAINE.

  1. Ces lettres, dont nous devons la communication à l’obligeance de Mme Taine, sont extraites, partie du second volume de la Correspondance de Taine, qui paraîtra prochainement à la librairie Hachette, et partie du troisième, dont la publication aura lieu à une date ultérieure.
  2. M. Cornélis de Witt avait été le condisciple de M. Taine au lycée Bourbon ; il lui était uni d’une très étroite amitié. Après son mariage avec Mme Guizot, il s’empressa de présenter son jeune ami à M. Guizot, qui lui fit le meilleur accueil. M. Guillaume Guizot, plus jeune que son beau-frère de quelques années, entra bientôt en tiers dans cette affectueuse camaraderie, comme on le verra en lisant les lettres qui suivent.
  3. M. Guillaume Guizot, dont l’étude sur Ménandre venait d’être couronnée par l’Académie française.
  4. La thèse sur les Fables de La Fontaine.
  5. M. Guillaume Guizot avait cru pouvoir annoncer à M. Taine le succès de Tite-Live à l’Académie. — Voyez les lettres des 3 et 7 juin.
  6. L’œuvre historique de M. Guizot.
  7. Guizot (Maurice-Guillaume), fils de M. F. Guizot et professeur au Collège de France, 1833-1892.
  8. Lettre de M. Villemain à M. Guizot : « Mon cher ami, vos armes ne sont heureuses que dans vos mains. Nous avons été battus sur le prix Tite-Live, après une longue séance où j’ai dit de mon mieux de bonnes raisons, et où M. Vitet, qui avait lu l’ouvrage, a parfaitement discuté. Du reste, en regrettant ce résultat, je crois, comme on l’a dit éloquemment de tous côtés, que c’est pour le bien de l’auteur, dont l’ouvrage, facilement amélioré, sera couronné l’an prochain... »
  9. Lettre de M. Guillaume Guizot, du 5 juin 1854 : « Je soupçonne qu’il pourrait bien y avoir quelque ingrédient venu du Ministère de l’Instruction publique, dans la pilule amère que certains cherchent à vous administrer. Le nommé Fortoul, n’ayant pas été nommé l’autre semaine (à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), doit avoir de la rancune contre le parti libéral de l’Institut, contre mon père entre autres ; et comme il vous connaît d’autre part (voir Correspondance, t. Ier, p. 230), il aura peut-être engagé ses amis à le venger sur votre dos de sa propre défaite. »