Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/Introduction

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Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par [[Jules Pierrot|Jules Pierrot]].
éditeur Panckoucke (p. --6).

INTRODUCTION[modifier]

PARMI les traductions anciennes, il n’en est pas qui ait gardé une place plus honorable dans l’estime des hommes du monde et des savans, que celle des Lettres de Pline, par De Sacy. Elle devait, à ce titre, faire partie du recueil que nous publions : nous la donnons, comme celle de Juvénal, par Dusaulx, corrigée avec soin et refaite en partie. Ce seront, en y joignant peut-être une traduction de Lagrange, les seules versions anciennes que nous reproduirons dans la Bibliothèque latine-française : toutes les autres seront nouvelles et composées spécialement pour notre collection.

Je n’ai pas dû séparer de la traduction de De Sacy la préface et la vie de Pline, où l’auteur romain est loué avec bonne foi et avec esprit. Homme de bien, habile orateur, écrivain distingué, De Sacy est l’apologiste que Pline lui-même aurait choisi. Osons dire toutefois que, trop préoccupé des vertus et des talens de son modèle, il lui accorde plus d’éloges que la saine critique n’en peut avouer. Pline n’a pas su se dérober à l’influence de son siècle : il a sa part d’un défaut qui se montre, sous des formes diverses, dans la plupart des écrivains du même temps ; je veux dire l’affectation du langage et l’abus de l’esprit. Ses lettres n’ont point la naïveté et les heureuses négligences qu’on aime à trouver dans ces sortes d’écrits : elles manquent de naturel ; un soin mal entendu leur a dérobé leur grâce la plus attrayante. Pline a montré un rare talent pour tirer d’une idée tout ce qu’elle contient d’agréable et d’ingénieux ; mais il n’a pu éviter la contrainte qui accompagne toujours la recherche et le calcul des effets du style. Il possède la finesse de l’esprit et la fécondité de l’imagination : mais on chercherait en vain dans ses ouvrages l’indépendance et l’abandon du génie.

Ce caractère particulier des Lettres de Pline n’ajoutait rien à la difficulté de la traduction. Ce n’est point la subtilité des idées, ce n’est point le tour antithétique des phrases qu’il est difficile de faire passer dans notre langue : elle se prête fort complaisamment à la reproduction de ces traits déliés, qui abondent dans les écrivains du second âge de la littérature romaine. Ils affectent d’enfermer beaucoup de sens en peu de mots : ils visent à la pensée, et les pensées se traduisent. Les écrivains les plus rebelles aux efforts du traducteur sont ceux qui ont prodigué les mots et les longues phrases : car notre langue aime la briéveté, et son génie s’accommode mal de la complication des périodes. C’est ce qui explique pourquoi De Sacy a mieux traduit les Lettres que le Panégyrique. Dans ce dernier ouvrage, le style, plus abondant et plus soutenu, offrait, avec les mêmes difficultés, des difficultés nouvelles, que l’écrivain français a rarement surmontées : il imite la longueur des phrases latines, sans en reproduire la noblesse et l’harmonie. Les Lettres, au contraire, parmi les défauts qu’on leur impute avec raison, ont conservé cependant les traits principaux du genre épistolaire, et particulièrement ce style coupé, vif et rapide, qui s’accorde si bien avec les allures de notre langue. Aussi la traduction que De Sacy nous en a laissée, facile, coulante, agréable, a-t-elle été regardée dans tous les temps comme une des plus heureuses copies des modèles antiques.

Toutefois, entre les qualités qui ont assuré à cette traduction un rang si distingué, on n’a jamais compté la fidélité et la précision. Les contresens y étaient assez nombreux ; et plus d’un tour languissant, plus d’une phrase chargée de pronoms relatifs, et de ces signes de liaison qui ne conviennent qu’au génie des langues anciennes, trompaient les intentions de l’auteur et introduisaient trop souvent dans son style la lourdeur et la mollesse, au lieu des grâces naturelles qu’il croyait lui donner. Par un autre défaut, plus vivement senti de nos jours qu’au temps où De Sacy écrivait, il prêtait constamment aux idées anciennes la couleur et le ton de notre langage moderne. Les choses relatives aux institutions, aux coutumes, aux formes de la société romaine, perdaient leurs noms primitifs et réels, pour en prendre d’impropres et de bizarres, puisés dans les usages, dans les habitudes de notre civi lisation française. Un riche citoyen de Rome était un grand seigneur[1] ; un tribun s’appelait colonel[2], et le préfet du trésor public devenait intendant des finances[3] : il n’y a pas jusqu’aux noms si naturels de toge et de tunique, qui ne fussent remplacés par ceux d’habit et de veste[4]. Cette méthode d’interprétation était d’autant moins convenable dans la traduction des Lettres de Pline, qu’elles sont, pour la science des antiquités latines, un monument précieux, où se trouvent fidèlement retracés les détails de la vie privée des Romains : en altérant ou en travestissant ces détails, on ôte à l’ouvrage de Pline toute son utilité : on fait plus, on couvre de l’autorité d’un grand nom de fausses notions et de grossières erreurs.

J’ai entrepris de corriger ces défauts ; non que je puisse, à l’égard de De Sacy, me prévaloir d’aucune supériorité de talent : mais, si je suis loin d’égaler le traducteur en connaissances et en génie, j’ai cependant pour moi un incontestable avantage ; celui de ma position. Je viens cent ans après lui : je profite de ses travaux, et de ceux qui ont été publiés depuis un siècle, soit pour établir le texte, soit pour l’interpréter. Enfin, s’il m’est permis de dire toute ma pensée, l’art de traduire, considéré en lui-même, me paraît avoir fait d’immenses progrès depuis vingt ans. Les siècles de l’éloquence et de la poésie ne sont pas ordinairement ceux des travaux d’érudition et de patience : on imagine alors plus volontiers qu’on ne copie : l’homme d’un talent supérieur consent difficilement à penser d’après d’autres écrivains qui n’ont pas pensé mieux que lui, et il se dit à lui-même, comme le géomètre de Montesquieu, si je traduis, on ne me traduira pas. Mais après ces siècles brillans, où quelques grands hommes paraissent seuls dans chaque genre et suffisent à la gloire de la littérature, vient ordinairement un autre siècle où le talent d’écrire, moins original et moins éminent sans doute, est bien plus généralement répandu ; où l’observation succède à l’enthousiasme, et l’étude des modèles, à l’ardeur de composer ; où, avec moins de génie, on sait mieux imiter les formes que l’on admire ; où la langue, enfin, assouplie par tant de chefs-d’œuvre, se prête plus aisément à la reproduction des ouvrages étrangers. Ce siècle est le nôtre, et l’art de traduire lui appartient, par un privilége dont il a moins à s’enorgueillir qu’à se justifier.

J’ai suivi le texte de Schæfer. Cependant je n’ai pas cru devoir négliger les notes de Gesner, d’Heusinger et de A. G. Ernesti : elles m’ont fourni plusieurs corrections utiles. Quelquefois aussi, pour conformer le texte latin à la version, j’ai introduit les leçons que De Sacy avait préférées, et d’après lesquelles il avait traduit. Sa traduction parut en 1699 et 1701, sans le texte : ce ne fut qu’en 1750 que J. -P. Miller y joignit le latin ; mais au lieu de rechercher le texte dont De Sacy s’était servi, il en fit imprimer un autre, très-différent dans un assez grand nombre de passages. M. J. F. Adry note ces différences dans son édition de 1808, et avertit des leçons que De Sacy avait adoptées : je les ai rétablies, quand elles m’ont paru plausibles, et qu’elles sont appuyées de l’autorité de manuscrits ou d’anciennes éditions. Au reste, je me suis permis peu de changemens de texte, sans en rendre compte dans les notes : j’y expose aussi les motifs des corrections les plus importantes que j’ai cru devoir faire à la traduction, sous le rapport du sens : pour les corrections de style, j’en abandonne le jugement à ceux qui voudront bien comparer cette nouvelle traduction avec l’ancienne : il eût été trop long de les discuter dans les notes, que j’ai abrégées autant que je l’ai pu.

Il est inutile de parler de la traduction des Lettres de Pline par Jacques Bouchard (1631), et par Pilet de la Mesnardière (1643) : elles sont l’une et l’autre sans fidélité et sans élégance. Avant De Sacy, Pline n’avait trouvé aucun interprète digne de lui, et je ne sache pas qu’après De Sacy, personne ait osé se promettre de faire oublier un travail estimable sous tant de rapports.

Jules PIERROT.

  1. Liv. III, lett. 9
  2. Liv. III, lett. 8.
  3. Liv. III, lett. 4.
  4. Liv. IV, lett. 16.