Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/Préface du traducteur

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Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par [[Jules Pierrot|Jules Pierrot]].
éditeur Panckoucke (p. 9-16).

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.[modifier]

Mon dessein, dans cette traduction, n’est pas d’instruire les savans, mais d’amuser ceux qui n’ont pas eu le loisir de le devenir. Comme je n’aspire point à donner des modèles aux uns, je crois pouvoir faire des copies pour les autres. On aurait donc grand tort, si l’on me reprochait que je n’ai pas rendu toutes les grâces de mon original. Je serai trop content, si j’en ai grossièrement ébauché les traits.

Plus j’ai lu Pline le Jeune, plus il m’a paru que trois qualités principales, quoiqu’en différens degrés, le caractérisent. Beaucoup de finesse dans les pensées, assez d’enjouement dans le style, infiniment de noblesse dans les sentimens. Je sais bien que son esprit n’a pas été du goût de tout le monde. L’un de nos auteurs modernes, qui s’est acquis le plus de réputation dans le même genre d’écrire, trouve que les expressions de Pline sont trop concertées, et que sa manière de penser n’est point assez naturelle. Il se déchaîne contre lui, le met fort au des sous de Pline le Naturaliste, son oncle, et le traite (ou peu s’en faut) d’écolier.

Serait-ce un préjugé apporté du collége ? Personne n’ignore qu’en un pays où la seule latinité fait le mérite des auteurs, et où l’on étudie bien plus les phrases de Cicéron que ses pensées, Pline doit avoir peu de crédit. L’on ne parlait plus à Rome, sous Trajan, avec la même pureté que sous Auguste.

Mais parce que les censeurs de Voiture lui ont reproché que son savoir était au dessous du médiocre, faudra-t-il le soupçonner d’avoir jugé Pline, ou sans l’entendre, ou sur le rapport de ceux qui ne lui peuvent pardonner de n’avoir pas vécu dans le beau siècle de la langue latine ?

Je suis bien éloigné d’avoir si mauvaise opinion de Voiture. Il ne serait pas permis à un homme qui ne connaîtrait point les anciens, ou qui n’aurait pas eu grande familiarité avec eux, d’user de leurs biens comme il en use, souvent mieux qu’ils n’ont fait eux-mêmes. Tant d’heureuses applications, tant d’agrément répandu dans ses ouvrages, me persuadent aisément que, s’il n’avait pas rapporté du pays des belles-lettres les meilleurs fruits, il y avait au moins cueilli les plus belles fleurs.

Que l’on fasse attention sur son style vif et coupé, sur le peu de paroles où il enchâsse ses idées, sur cet air riant et badin qu’il donne à tout ce qu’il écrit, sur la délicatesse avec laquelle il pense, on sera bien plutôt tenté de croire qu’il avait oublié ce qu’il devait à Pline, ou qu’il voulait le faire oublier aux autres.

Je l’avouerai pourtant, il se trouve de la différence entr’eux. L’enjouement fait le fond des lettres de Voiture, et l’ornement de celles de Pline.

Le premier est plus hardi ; le second plus retenu dans ses plaisanteries. Jamais Pline n’eût hasardé la lettre du clou à une grande princesse, ni celle des chevaux de poste à une dame qu’il eût respectée. Celui-là n’écrit que pour rire ; celui-ci ne rit que pour égayer ce qu’il écrit. Tous deux réjouissent quand ils badinent ; mais l’un ne prend point le sérieux que les lecteurs n’y perdent ; l’autre, qu’ils n’y gagnent. Enfin, l’imagination peut trouver plus son compte avec Voiture, le cœur avec Pline.

On ne peut jeter les yeux sur ses lettres, sans y reconnaître la source de cette sorte de politesse, qui, par des paroles obligeantes, multiplie le bienfait, et donne des grâces même au refus. Il a des premiers enrichi le commerce des hommes de cette agréable flatterie qui plaît sans nuire, et qui s’éloigne également de la bassesse des courtisans et de la bonté des philosophes.

Il est surprenant que Montaigne l’accuse de vanité. Si Pline, dans des discours publics, eût continuellement ramené son mérite et ses services ; si dans des traités de philosophie, il eût à tout propos vanté la noblesse de sa race, les équipages de ses aïeux et le nombre de ses domestiques, l’accusation aurait peut-être ses apparences. Mais il parle de lui dans ses Lettres : pouvait-il s’en dispenser ? L’amitié qui met les amis en société des biens et des maux, ne les oblige-t-elle pas à se rendre compte de leur bonne et de leur mauvaise fortune ? leur est-il permis de retrancher de ce compte leurs prospérités, pour n’y faire entrer que leurs disgrâces ? La même loi qui veut que l’ami malheureux répande une partie de sa douleur dans le sein de son ami, veut aussi, par un juste retour, que l’ami heureux y verse une partie de sa joie.

C’est là proprement l’office des lettres. Ailleurs, c’est orgueil de parler de soi : dans les lettres, c’est nécessité. Nous y sommes le plus souvent historiens de nous-mêmes : mais cette histoire, faite pour demeurer inconnue, ne peut être raisonnablement suspecte d’une ostentation recherchée. Personne n’en fut jamais plus éloigné que Pline. L’avidité de gloire serait peut-être pardonnable à un philosophe, qui ne connaissait guère d’autre récompense de la vertu : cependant on ne peut s’imaginer jusqu’où notre auteur porte la délicatesse sur ce point. Il découvre dans une de ses lettres[1] le fond de son ame, à l’occasion d’un discours où il avait été obligé de dire du bien de ses aïeux et de lui-même. Il y fait voir tant de timidité, de modestie et de sagesse, que Montaigne eût mieux parlé, s’il eût bien lu cette lettre.

Pour moi, puisqu’il faut que je paie le tribut de préférence que tout traducteur doit à son original ( car de quel droit m’en affranchir ? ), je ne feindrai point de le dire : peut-être qu’ailleurs on trouvera un génie plus naturel et plus facile ; mais nulle autre part, l’on ne rencontrera tant de mœurs.

Si ce n’est pas ce que la plupart des lecteurs cherchent dans des lettres, c’est du moins ce qu’ils devraient y chercher. Les leçons de morale débitées dans les livres, où les vertus sont traitées par chapitres, et démontrées par règles, ont ordinairement le sort ou de dégoûter par la sécheresse du dogme, ou de ne toucher que légèrement des esprits qui se tiennent sur leurs gardes.

Les lettres seules ont le privilége d’insinuer dans le cœur, avant même qu’il s’en aperçoive, les sentimens qu’elles exposent. On s’y familiarise insensiblement avec les vertus que l’on y voit chacune à sa place, chacune appliquée à son usage. Charmés de les retrouver dans l’exercice continuel des plus communs devoirs de la vie civile, nous revenons de l’erreur qui nous les représentait auparavant comme les idées et les chimères des sages, ou comme les irréconciliables ennemies de la nature. Le peu qu’elles paraissent avoir coûté, inspire la hardiesse d’y prétendre et l’espérance d’y parvenir. On ne se contente plus d’admirer ce que l’on croyait inimitable ; on se sent piqué d’une noble émulation d’imiter ce qu’on admire.

Tel est l’effet le plus ordinaire des Lettres de Pline. On ne peut, quand on les lit, ne le pas estimer, ne le pas aimer. On sent un désir secret de lui ressembler. Vous ne voyez partout que candeur, que désintéressement, que reconnaissance, que frugalité, que modestie, que fidélité pour ses amis à l’épreuve de la disgrâce et de la mort même ; enfin, qu’horreur pour le vice, et passion pour la vertu.

J’ai donc cru que l’on ne pouvait trop mettre entre les mains de tout le monde, ce qui peut être utile à tout le monde. Pline, dans les premiers rangs du barreau, de la magistrature et de la cour, nous montre que l’on peut être habile avocat, et fort poli ; grand magistrat, et fort affable ; délié courtisan, et fort sincère : en un mot, que tous les défauts appartiennent aux hommes, et non pas à leurs professions. Avec lui, l’on apprend à exercer les plus illustres emplois, et mieux encore à s’en passer. Aux uns, il enseigne à se. posséder dans la vie tumultueuse ; aux autres, à jouir de la vie privée, à ne point chercher la gloire dans l’approbation des hommes, mais dans le témoignage de la conscience, et, pour tout dire, à ne point connaître de mérite sans probité. Comme je ne veux point de querelle, je ne prétends point m’en faire ici avec ceux qui ne trouvent ni moins d’agrément, ni moins d’utilité dans les Lettres de Cicéron, et qui leur adjugent même la préférence.

Cette question demanderait plus d’étendue que n’en souffre une préface. D’ailleurs, je ne m’oublie pas jusqu’à croire qu’il m’appartienne de décider. Chacun peut donc en juger ce qu’il lui plaira. Mais si ceux pour qui j’ai déclaré avoir entrepris ma traduction, me pressent de leur dire mon avis, il me paraît plus de génie dans les Lettres de Cicéron, plus d’art dans celles de Pline. Le premier se pardonne quelquefois plus de négligence ; le second souvent laisse voir trop d’étude. On lit dans Cicéron grand nombre de lettres, dont il semble que la postérité se serait bien passée ; il en est peu dans Pline dont elle ne puisse profiter. Plus de grands événemens, plus de politique dans les unes ; plus de sentimens, plus de morale dans les autres. L’un est peut-être un meilleur modèle de bien écrire, l’autre de bien vivre. Enfin, les Lettres de Cicéron nous apprennent, mieux que toutes les histoires, à connaître les hommes de son siècle, et les ressorts qui les remuaient ; les Lettres de Pline, mieux que tous les préceptes, apprennent aux hommes de tous les siècles à se connaître et à se régler eux-mêmes.

Voilà, selon moi, ce que l’on peut rapporter de plus précieux du commerce de Pline. Voilà l’unique objet de ma traduction. Je puis n’avoir pas attrapé ses tours heureux, ses expressions vives et serrées ; j’ai pu ne pas donner assez de jour à tant de réflexions judicieuses qu’il fait sur l’éloquence. Mais je crois avoir exprimé ses sentimens avec assez de fidélité. Que ceux donc qui ne demandent que des sentimens, lisent hardiment cet ouvrage. Que les autres le négligent ; ou, s’ils font tant que de le lire, qu’ils me pardonnent de ne les avoir pas satisfaits. J’en dis autant à ceux qui n’aiment rien davantage dans la lecture des anciens, que le nom des poissons qu’ils mangeaient, des mets que l’on servait sur leur table, des pièces qui composaient leurs appartemens, et que le rapport de l’ancienne géographie avec la moderne. Ils peuvent, s’ils croient cette découverte si importante, avoir recours à ces savans interprètes pour qui l’antiquité n’a rien d’obscur.

Persuadé que, sur ces sortes de questions, l’on pouvait impunément se tromper, je me suis imaginé que cette recherche ne vaut pas toujours ce qu’elle coûte. Sans trop m’embarrasser dans ces discussions curieuses, je m’en tiens à l’explication qui me paraît la plus commune ou la plus naturelle, bien résolu de ne point défendre mon opinion contre ceux qui pourraient m’en proposer une meilleure.

  1. Lettre viii, liv. I.