Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/Texte entier

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Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris11e année, tome 6 (p. 729-764).


LETTRES DE SAINTE-BEUVE
À
VICTOR HUGO
ET À
MADAME VICTOR HUGO


RETROUVÉES ET PUBLIÉES
PAR

M. GUSTAVE SIMON


Dans plusieurs volumes et dans de nombreux articles on a essayé de faire l’histoire des relations de Sainte-Beuve avec Victor Hugo et sa femme, mais on n’avait pour éléments que la Correspondance de Victor Hugo et une plaquette en vers, clandestine et trop fameuse, de Sainte-Beuve. La plaquette, il est à peine besoin de le dire, était sujette à caution, et les précieuses lettres de Victor Hugo étaient en plus d’un endroit incompréhensibles : il y manquait les lettres de Sainte-Beuve. Ah ! ces lettres, si on les avait ! On pourrait avec elles établir enfin la vérité !… Mais, sans doute, elles étaient perdues ? brûlées, peut-être ?… Eh bien ces lettres, on les a, elles ont été récemment retrouvées. Elles étaient égarées, dispersées parmi d’autres papiers ; on les a rassemblées, classées, ordonnées, non sans peine ; quelques-unes font défaut, mais celles qui restent suffisent, à former un tout, et, en les rapprochant des lettres de Victor Hugo en les éclairant les unes par les autres, on pourra sûrement parvenir à tout comprendre, à tout deviner. Nous possédons maintenant presque toutes les pièces du procès, nous les mettrons sous les yeux du lecteur, nous les commenterons avec lui : cela suffira, même sans plaidoirie, pour qu’il prononce le verdict en toute connaissance de cause.

Un mot sur le caractère de ces lettres, qui voient le jour pour la première fois[1]. Il ne faut pas croire qu’elles fassent tort à la mémoire de Sainte-Beuve ; elles lui font grand honneur, au contraire. Et nous ne parlons pas de celles qui ne sont que descriptions animées ou causeries spirituelles : nous parlons de celles qui sont éloquentes, c’est-à-dire de celles qui sont passionnées. Deux ou trois surtout peuvent compter parmi les plus émouvants cris d’amour et de douleur qu’ait jetés une pauvre âme humaine. Si celui qui a écrit ces lettres s’en était tenu là, s’il n’avait pas compromis d’avance par de méchants vers, — méchants aux deux sens du mot, — la profonde impression de cette prose, enflammée ; s’il n’avait ainsi gâté vilainement la plus noble page de son œuvre et de sa vie, on n’eût entendu de lui que ces « immortels sanglots » et, pures de toute tache, ces lettres, réunies à celles de Victor Hugo, fussent restées comme un des plus beaux et des plus poignants parmi les « romans vécus » les plus célèbres.

I

LE JEUNE MÉNAGE

Avant d’arriver aux lettres qui vont illuminer tout ce drame intime, peut-être serait-il bon de montrer ceux qui vont les écrire ou les recevoir. On ne les lira judicieusement que si l’on voit bien dans quelles conditions et dans quel état d’âme Victor Hugo, sa jeune femme et Sainte-Beuve se rencontrèrent, eux paisiblement heureux, lui fébrilement inquiet.

On connaît les adorables Lettres à la Fiancée : on sait comme, à dix-sept ans, Victor Hugo, cœur aussi précoce que son génie, devint amoureux d’une fillette de son âge ; on se rappelle ce que fut cet amour à la fois ardent et pur, on admire avec quel courage et quelle persévérance ce jeune homme, cet enfant presque, lutta pendant trois années contre toutes les résistances et finit par triompher de tous les obstacles. Le 12 octobre 1822, il épousait la bien-aimée.

Les jeunes mariés n’étaient pas bien riches ; la pension royale de mille francs pour lui, une petite dot de trois ou quatre cents francs, avec quelques meubles et effets, pour elle. Il fallut habiter d’abord chez le père d’Adèle mais, au bout de quelques mois, Victor put louer et meubler, rue de Vaugirard, un modeste logement. Ils étaient chez eux !

Alors commence une vie charmante et touchante d’amour et de travail. Adèle est devenue tout de suite enceinte, elle accoucha d’un garçon, le 12 juillet 1823, neuf mois, jour pour jour, après le mariage. Quelle joie pour les jeunes époux ! Joie bientôt changée en douleur : l’enfant, auquel on avait donné une nourrice, mourait le 12 octobre, anniversaire même de leur mariage ! Et leur amour, si grand, eut ainsi son seul accroissement possible : pleurer ensemble.

Victor Hugo réconfortait de son mieux la pauvre mère, ayant, lui, son réconfort, le travail : car, à travers les joies et les deuils, il continuait d’être le grand laborieux qu’il fut toute sa vie. Il avait promptement terminé son roman commencé de Han d’Islande, qu’il publia en janvier 1823. Tout en poursuivant ses études et ses lectures, il préparait un nouveau volume de poésies. Sa manière et sa visée y prennent plus d’ampleur. Mais, comme autrefois sa fiancée, ce qui l’inspire encore le mieux, c’est sa femme. Son amour est maintenant de l’adoration, et les vers qu’il lui adresse sont d’un sentiment qu’il n’a nulle part dépassé.

ENCORE À TOI

À toi ! toujours à toi ! Que chanterait ma lyre ?
À toi l’hymne d’amour ! À toi l’hymne d’hymen !
Quel autre nom pourrait éveiller mon délire ?
Ai-je appris d’autres chants ? Sais-je un autre chemin ?

C’est toi dont le regard éclaire ma nuit sombre ;
Toi dont l’image luit sur mon sommeil joyeux ;
C’est toi qui tiens ma main quand je marche dans l’ombre.
Et les rayons du ciel me viennent de tes yeux.
..................
Je t’aime comme un être au-dessus de ma vie,
Comme une antique aïeule aux prévoyants discours,
Comme une sœur craintive à mes yeux asservie,
Comme un dernier enfant qu’on a dans ses vieux jours.

Hélas je t’aime tant qu’à ton nom seul je pleure…

SON NOM

Le parfum d’un lys pur, l’éclat d’une auréole,
La dernière rumeur du jour,
La plainte d’un ami qui s’afflige et console,
L’adieu mystérieux de l’heure qui s’envole,
Les doux bruits d’un baiser d’amour…
..................

Le chant d’un chœur lointain, le soupir qu’à l’aurore
Rendait le fabuleux Memnon,
Le murmure d’un son qui tremble et s’évapore,
Tout ce que la pensée a de plus doux encore,
Ô lyre, est moins doux que son nom !

Les Nouvelles Odes parurent en février 1824. Elles avaient, comme les premières, une préface qui pouvait passer pour une préface de combat. L’école « romantique » — bien que Victor Hugo répudiât le mot — commençait à se prononcer contre l’école dite « classique », et, dans cette lutte de la vérité contre la convention, ses programmes, en même temps modestes et fiers, faisaient de l’auteur l’un des chefs de la jeunesse. Dès ce temps-là fréquentaient chez lui les poètes et les artistes déjà célèbres, Lamartine, Alfred de Vigny, Émile et Antony Deschamps ; le statuaire David d’Angers, les peintres Louis Boulanger, Eugène et Achille Devéria, quelquefois Eugène Delacroix et l’architecte Robelin. On discutait, on disputait art, poésie, critique, même théâtre ; on se lisait les vers qu’on venait d’achever ; on se conseillait, on se critiquait, on s’applaudissait et, pour finir en gaieté, on daubait sur les « perruques ». Le grand enthousiasme, c’était dans le moment l’architecture gothique, que les classiques détestaient ; le grand amour, pour ces chercheurs de la vérité, c’était la nature. Les soirs d’été, leur récréation et leur joie, c’était de partir, de s’en aller en bande : ils passaient la barrière, alors très proche, ils gagnaient quelque colline propice, et, là, ils regardaient les couchers de soleil. Le dimanche, ils aimaient à se retrouver, dans les mêmes parages, à une guinguette qu’avait découverte Robelin ; ils dînaient bruyamment ensemble en plein air, à une table de bois mal équarri, puis se rendaient, après le repas, à un bouquet de bois voisin, s’étendaient sur l’herbe et reprenaient sous les étoiles leur causerie de littérature et d’art en écoutant fredonner au loin

Les vagues violons de la mère Saguet.

Adèle Hugo, fêtée, admirée, honorée, était la grâce et le charme de ces réunions fraternelles. On était habitué à la voir sans cesse à côté du poète. Elle était là quand il travaillait, elle était là quand il recevait un ami. Elle parlait peu, elle écoutait beaucoup. Élevée dans un milieu bourgeois et assez rétréci, elle avait du moins cette science de se savoir ignorante ; mais, docile et attentive à son mari, suspendue à son bras, suspendue à ses lèvres, elle refaisait avec son cœur l’éducation de son esprit.

Au mois de juillet 1824, il leur était venu un autre enfant, une petite fille, qu’on avait appelée Léopoldine, du nom de son grand-père. Oh ! celle-là, il ne fallait pas la perdre ! La jeune mère avait résolu de la nourrir elle-même, de nourrir tous les enfants qu’elle aurait, et elle vit bientôt comme ce devoir était doux.

Voici ce qu’on a trouvé dans des feuillets de souvenirs laissés par madame Victor Hugo :

« Victor Hugo avait, à la naissance de sa Léopoldine, connu la paternité dans toute son extension et donné à son nouveau-né tout l’amour qu’il multiplia ensuite sur ses autres enfants. La chère fille, que sa mère allaitait, partageait la chambre conjugale, et, le jour venu, elle gravissait, de son berceau, le grand lit, et de son doigt naïf essayait d’ouvrir les yeux de sa mère pour lui faire comprendre qu’il était l’heure de s’éveiller. La mère résistait à la ténacité de son nourrisson, puis cédait, et c’était alors des joies et des rires à trois.

» Le jeune ménage emmenait, en toute sortie, le maillot chéri, qui, porté par sa bonne, allait devant, le visage tourné vers le couple heureux. Cette douce vue ne suffisait pas au père, il prenait sa fille dans ses bras pour la posséder tout entière. Il lui parlait, elle souriait, gazouillait, et avait à peine un an qu’elle jasait[2]… »

En 1825, un grave événement apporta dans l’amoureux ménage une juste fierté, mais en même temps un gros chagrin. Louis XVIII venait de mourir et Charles X allait être sacré à Reims. Victor Hugo était à Blois, chez son père le général Hugo, avec sa jeune femme et sa petite fille, quand il apprit tout à coup qu’il était nommé, ainsi que Lamartine, chevalier de la Légion d’honneur et invité aux fêtes du sacre. Décoré ! hôte du roi ! c’étaient là de grands honneurs pour un jeune homme de vingt-trois ans. Mais quoi ! il allait donc, pour la première fois, quitter sa femme et son petit enfant ! Il avait bonne envie de refuser au moins l’invitation mais son père déclarait qu’il ne pouvait décliner une distinction qui marquait une telle étape dans sa carrière. Le père d’Adèle était de cet avis, et Adèle elle-même était obligée de convenir, toute en larmes, qu’ils avaient raison. Il fallut donc se résigner à partir, avec quel déchirement ! L’absence ne devait pas être fort longue, — une quinzaine tout au plus, — mais elle aurait dû se prolonger toute une année, il se serait embarqué pour les Indes, que la séparation n’eût pas été plus cruelle. Et ce furent, au départ, des larmes, des embrassades, des recommandations sans fin. Victor part de Blois, le matin du 18 mai ; il arrive à Orléans vers quatre heures, et, en descendant de voiture, sans s’arrêter, sans s’asseoir, il demande une plume et se met à écrire :

« Tu ne saurais croire combien, depuis que je t’ai quittée, bien-aimée, le temps m’a paru long et la distance énorme. Je ne pense qu’avec un grand abattement aux quatorze lieues qui me séparent déjà de toi, aux huit heures que je viens de passer sans toi. Que sera-ce donc demain ? que sera-ce après-demain ? et après ? et après ? Vraiment, mon Adèle, ma bien-aimée Adèle, prie Dieu qu’il me donne du courage : j’en ai besoin, et ces quinze jours me font l’effet de l’éternité… »

Et quand il est arrivé à Paris :

« …Sais-tu qu’il y a quatre jours et trois nuits que nous sommes séparés ? Que le temps est long ! et qu’il me tarde de savoir ce que tu fais depuis l’éternité que je ne t’ai vue ! Comme tout est désert autour de moi, maintenant que tu n’es plus là ! Quelle force nous avons eue, chère aimée, et quelle force il nous faut encore ! »

Les lettres qui suivent sont presque toutes sur ce ton. Il n’y faut pas chercher beaucoup de descriptions et de récits, pas même le récit de la cérémonie du sacre : Adèle, les réponses d’Adèle, le souvenir d’Adèle y tiennent à peu près toute la place.

Le voyage de Reims fut suivi, dans l’automne de cette même année 1825, d’un autre voyage, mais celui-là heureux sans mélange ; sa femme accompagnait le poète, avec son enfant. Ils allèrent ainsi dans les Alpes avec leur ami Charles Nodier et sa famille ; ils s’arrêtèrent à Saint-Point pour faire visite à Lamartine. Tout cela ne fut pour lui et elle qu’une longue fête : ils étaient ensemble !

L’année 1826 fut marquée pour Victor Hugo par la publication Bug-Jargal et d’un troisième volume d’Odes et par la naissance, en novembre, de son fils Charles, qu’Adèle allaita comme sa fille.

Son nouveau livre de poésies, encore en progrès sur les autres, leur ressemblait pourtant d’une certaine manière c’est que l’image et la pensée de l’aimée continuaient d’y revenir, ou plutôt d’y planer. Le poète rappelle, dans le Voyage sa récente douleur de l’absence :

Que faire maintenant de toutes mes pensées,
De mon front qui dormait dans tes mains enlacées,
De tout ce que j’entends, de tout ce que je vois ?
Que faire de mes maux, sans toi pleins d’amertume,
De mes yeux dont la flamme à tes regards s’allume,
De ma voix qui ne sait parler qu’après ta voix ?

Dans la Promenade, il va aux champs avec elle, il marche « dans son rêve étoilé »

................
Qu’il est doux près de toi d’errer libre d’ennuis,
Quand tu mêles, pensive, à la brise des nuits
Le parfum de ta douce haleine !

C’est pour un tel bonheur, dès l’enfance rêvé,
Que j’ai longtemps souffert et que j’ai tout bravé !
Dans nos temps de fureurs civiles
Je te dois une paix que rien ne peut troubler.
Plus de vide en mes jours ! Pour moi tu sais peupler
Tous les déserts, même les villes.

Ainsi continuait leur idylle ; pas de changement dans leur bonheur, sinon qu’il s’éclairait maintenant d’un rayon de gloire. Cinq ans avaient passé, trois enfants étaient nés, l’époux n’avait pas cessé d’être l’amant. Pas un nuage n’avait traversé leur azur pas un désaccord n’avait troublé leur doux paradis au troisième étage.

II

« JOSEPH DELORME »

Au mois de janvier 1827, Victor Hugo lut, dans le journal le Globe, deux articles, signés de simples initiales, qui rendaient compte de son édition nouvelle des Odes et Ballades. Le Globe, journal libéral, dirigé par M. Dubois, que connaissait bien Victor Hugo, n’était nullement hostile à l’école qui bataillait de son côté pour la liberté dans l’art. On venait d’y attaquer quelque peu Cinq-Mars, le roman récent d’Alfred de Vigny ; mais les deux articles sur les Odes et Ballades, s’ils n’étaient pas sans réserves, étaient écrits « dans un assez vif sentiment de sympathie et de haute estime ». — C’est dans ces termes qu’en parle l’auteur lui-même, étant de ceux qui se défendent toujours de la simple admiration.

Ce qui dut surtout toucher Victor Hugo, ce fut sans doute ce passage du dernier article :

« Qu’on imagine à plaisir tout ce qu’il y a de plus pur dans l’amour, de plus chaste dans l’hymen, de plus sacré dans l’union des âmes sous l’œil de Dieu, qu’on rêve, en un mot, la volupté ravie au ciel sur l’aile de la prière, et l’on n’aura rien imaginé que ne réalise et n’efface encore M. Hugo dans les pièces délicieuses intitulées Encore à toi et Son Nom ; les citer seulement, c’est presque en ternir déjà la pudique délicatesse… »

Victor Hugo alla au Globe remercier M. Dubois et lui demanda le nom et l’adresse de l’auteur de ces articles pour le remercier à son tour. Le critique était un jeune homme de talent appelé Sainte-Beuve ; il demeurait au numéro 94 de la rue de Vaugirard. Or Victor Hugo logeait précisément au numéro 90 de la même rue. Il admira ce hasard et s’en alla du même pas sonner à la porte de son voisin, ami déjà. Sainte-Beuve était absent, mais dès le lendemain vers midi, il se présentait chez le poète. Victor Hugo, qui était à déjeuner, le reçut sans le faire attendre et lui témoigna la cordialité avec laquelle ces jeunes combattants de la mélée romantique accueillaient ceux en qui ils pouvaient espérer des recrues et des auxiliaires.

Sainte-Beuve avait alors vingt-trois ans ; il était laid de visage et peu gracieux de tournure, mais avec une physionomie assez expressive qui s’éclairait d’un regard pénétrant. Son père était mort avant sa naissance ; il avait grandi sans guide entre une mère et une tante, excellentes femmes, mais qui paraissent avoir été fort insignifiantes. Il avait achevé à Paris, au collège Charlemagne, d’excellentes études commencées en province. Sa mère était venue le rejoindre au sortir de ses classes et il habitait avec elle. Leurs ressources étaient médiocres, il avait dû prendre un état ; il avait choisi la médecine sans y avoir beaucoup de goût ; mais, par bonheur, M. Dubois, un de ses professeurs du collège Charlemagne, venait de fonder le Globe et lui avait fait une place dans son journal. Ses premiers articles, sur des sujets historiques ou géographiques, avaient tout de suite révélé ses maîtresses qualités, justesse et finesse ; mais ce succès-là ne le satisfaisait qu’à demi.

La critique était son don, la poésie était sa manie. Être un poète, un Byron, un Lamartine, voilà quel était par-dessus tout son rêve. Seulement, l’imagination lui faisait défaut, l’inspiration le fuyait, le vers lui résistait, ne venait qu’avec labeur et sans grâce. Dans son Joseph Delorme[3], qui est lui-même, il nous a confié ses tourments :

« Son premier amour pour la poésie se convertit en une aversion profonde. Il se sevrait rigoureusement de toute lecture enivrante pour être certain de tuer en lui son inclination rebelle… Ce qu’il souffrit pendant deux ou trois années d’épreuves continuelles et de lutte journalière avec lui-même, quel démon secret corrompait ses études présentes en lui retraçant les anciennes ! quels tressaillements douloureux il ressentait à chaque triomphe nouveau de ses jeunes contemporains !… »

Le malheur de Sainte-Beuve voulut que la poésie ne fût pas encore son seul amour déçu : de nature sensuelle, il aimait, il voulait, en même temps que la Muse, la femme ; et la femme, hélas ! lui échappait comme la Muse. Le sentiment de sa laideur le rendait gauche et timide, et sa timidité le rendait sauvage. Rebelle à tout lien par caractère, il répugnait à l’idée du mariage ; il lui aurait fallu, dit-il, « une mademoiselle Lachaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska ». Mais ces beautés-là appellent et veulent aussi la beauté, et, ce n’est pas tout qu’elles vous plaisent, il faut leur plaire. Les aveux de « Joseph Delorme » nous laissent supposer que le seul amour qu’il connut ne fut pas celui qui se donne.

Tous ces rêves avortés lui avaient fait une âme tourmentée. Il portait impatiemment le poids de sa solitude : il avait des relations, mais, s’il n’avait pas de maîtresse, il n’avait guère d’amis. Aucune affection n’était là pour le consoler, pour le conseiller. Son esprit inquiet cherchait en vain sa voie et son but. Nulle religion et nulle conviction. Que croire et que penser, que faire ? Il tombait dans des accès d’aigreur et de misanthropie. La part faite de l’exagération littéraire, il confesse ainsi dans Joseph Delorme sa secrète souffrance :

« Son âme n’offrait plus qu’un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, s’agitaient confusément sur un fond de désespoir. »

Et cependant, au milieu de ces découragements et de ces défaillances, il est certain que Sainte-Beuve devait avoir la conscience de forces, de véritables forces intellectuelles, sentimentales peut-être, qui étaient en lui et qui se produiraient un jour ou l’autre.

Tel était, à peu près, l’état d’âme du jeune visiteur auquel Victor Hugo faisait bon accueil au commencement de 1827.

Le visiteur a raconté lui-même cette première visite, mais à longue distance, et bien froidement, à ce qu’il semble :

« La conversation roula en plein sur la poésie ; madame Hugo me demanda à brûle-pourpoint de qui donc était l’article un peu sévère qui avait paru dans le Globe sur le Cinq-Mars de De Vigny. Je confessai qu’il était de moi. Hugo, au milieu de ses remerciements et de ses éloges pour la façon dont j’avais apprécié son recueil, en prit occasion de m’exposer ses vues et son procédé d’art poétique, quelques-uns de ses secrets de rythme et de couleur. Je faisais dès ce temps-là des vers, mais pour moi seul et sans m’en vanter ; je saisis vite les choses neuves que j’entendais pour la première fois et qui, à l’instant, m’ouvrirent un jour sur le style et la facture des vers ; comme je m’occupais déjà de nos vieux poètes du XVIe siècle, j’étais tout préparé à faire des applications et à trouver moi-même des raisons à l’appui… »

5 Décembre 1904.

En admettant que cette première visite ait été si professionnelle et technique, un peu plus de confiance paraît s’être établie à la seconde. Victor Hugo voulait aborder le théâtre et venait d’achever son Cromwell. Il en lut à ce nouvel auditeur plusieurs scènes, qui eurent sans doute son approbation : car Victor Hugo lui écrivit quelques jours après, — c’était le 8 février, — pour lui demander « s’il avait velléité d’en entendre davantage ». Dans ce cas, il l’invitait à venir le lundi suivant chez son beau-père, rue du Cherche-Midi, « hôtel des Conseils de guerre. — Il ne lui nommait pas M. Foucher. — « Tout le monde, ajoutait-il, sera charmé de le voir, et moi surtout. Il est du nombre des auditeurs que je choisirai toujours parce que j’aime à les écouter. »

Sainte-Beuve répondit aussitôt par ce billet :

[1827.]
Rue de Vaugirard, 90, ce samedi.

J’accepte avec beaucoup de plaisir et de reconnaissance l’invitation de Monsieur Hugo. J’aurai l’honneur de me rendre avant huit heures chez Monsieur son beau-père. Seulement, Monsieur Hugo a oublié de m’apprendre le nom de la personne qui veut bien me faire la faveur de me recevoir. Serait-ce une indiscrétion de le prier de me le marquer par un seul mot de lettre ? J’irais bien moi-même m’en informer auprès de lui, si je ne craignais de le déranger trop souvent.

Son tout dévoué,
Sainte-Beuve

La lecture de Cromwell se fit le 12 février. Dès le lendemain 13, Sainte-Beuve écrivait au poète cette lettre, bien curieuse et bien caractéristique. L’apprenti en poésie avait docilement écouté et pieusement recueilli les leçons du jeune maître mais ici le critique reprenait son avantage, et l’on va voir qu’il en usait assez largement :

Ce mardi.
Monsieur et ami,

En rentrant hier à la maison, j’ai retrouvé la bague que je cherchais ; je suis bien fâché de la peine qu’on se sera donnée pour trouver ce qui n’était pas perdu.

Mais parlons de votre tragi-comédie. Elle donne tant à penser qu’on ne peut tout en dire à la fois. Permettez-moi ici de compléter un peu ce que je vous en ai déjà témoigné. Tous les compliments que je vous en ai faits, je vous les ai faits parce que je les pense ; et je vous avoue très sincèrement qu’après la lecture des deux premiers actes, je ne voyais absolument à vous faire que des compliments. La lecture des troisième et quatrième actes, où il y a tant de beautés du premier ordre, m’a pourtant suggéré quelques critiques, que je me fais un devoir de vous soumettre, sans précaution oratoire, persuadé que c’est de la sorte qu’il faut en agir avec des hommes comme vous, et que, quelque idée que vous preniez de mon jugement, vous apprécierez l’intention qui l’a dicté.

Toutes ces critiques rentrent dans une seule que je m’étais déjà permis d’adresser à votre talent, l’excès, l’abus de la force, et passez-moi le mot, la charge. La partie sérieuse de votre drame est admirable ; vous avez beau vous abandonner et vous déployer, vous n’enlevez jamais votre sujet au delà du sublime. Les scènes de la réception des ambassadeurs, les deux qui la suivent au deuxième acte, le monologue de Cromwell après l’entrevue avec sir Robert Willis ; au troisième acte les scènes du conseil privé, de Milton aux pieds de Cromwell tout cela est beau et très beau ; on se récrie d’enthousiasme presque à chaque vers. C’est donc à la partie comique que j’adresserai surtout des reproches. L’idée de l’avoir mêlée, entrelacée avec l’action principale qui est toute terrible, était une source de beautés où vous avez largement puisé. Plus le contraste produisait d’effet, plus il fallait le dispenser avec sobriété, et je crois que vous avez dépassé la mesure surtout dans les aparté très longs et trop fréquents qu’il fallait, ce me semble, un peu plus sous-entendre : la parodie devait être moins développée ; elle se devine à demi-mot. Loin de moi au reste la pensée de blâmer ces poignants contrastes où les larmes et les rires se confondent. Cromwell délirant aux prises avec sa conscience et son crime, et Rochester caché, grimaçant et jouant avec l’énigme terrible qu’il ne comprend pas et qui est pleine de mort. C’est à l’abus, c’est aux détails, aux détails seulement que j’en veux, et je vous assure qu’il y a des moments hier où je leur en ai voulu beaucoup  : n’allez pas croire qu’ils m’ennuyaient rien n’ennuie chez vous ; mais ils m’agaçaient, m’impatientaient, j’étais tenté de leur dire, comme Cromwell à ses fous, quand il est de mauvaise humeur « Paix ! trêve ! à bas ! » Pardon, mon cher monsieur, de ces formes si libres, que je me permets avec vous ; mais moins j’y mets de prétention, plus je serai excusé ; au reste j’ai pensé que peut-être ç’avait été de votre part une malice de produire cet effet sur l’auditeur, à peu près comme l’Arioste quand il déconcerte le lecteur en rompant mille fois son fil. Mais même dans ce cas, je persiste à croire que le contraste est souvent poussé trop loin. — Vos personnages vous étaient donnés par l’histoire pleins de ridicules, d’extravagances, c’étaient des caricatures véritables. Tant mieux. Mais n’en avez-vous fait quelquefois trop d’usage ? N’avez-vous pas renchéri sans besoin ? Déjà votre puritain si excellent des deux premiers actes m’avait semblé par moments un peu trop érudit dans la Bible ou plutôt trop continuellement érudit. Je sais que l’histoire est là pour l’attester ; passe donc pour lui. Mais Rochester, il est trop ridicule dans la déclaration d’amour à la Scudéri qu’il adresse à Francis, dans la leçon de poésie à la Racan qu’il adresse à Milton. — Sans doute, il pouvait, il devait dire ces choses-là, mais les dire plus légèrement, d’un ton moins accentué et pour ainsi dire moins gascon. — Surtout, puisque des caricatures historiques, telles que le Puritain et Rochester, vous étaient données, puisque vous inventiez si heureusement ces quatre fous de Cromwell qui agrandissaient encore la scène de l’orgie comique, vous pouviez adoucir les traits de la vieille gouvernante, qui est vraiment trop hideuse pour prétendre à n’avoir que trente ans, qui, parce qu’elle est mariée par accident avec Rochester, ne peut se méprendre au point d’en devenir follement amoureuse et de le poursuivre de ses caresses conjugales. L’accident eût été fort plaisant sans ce surcroît. Vous voyez que ce ne sont là que des critiques de détail ; mais il y a à prendre garde même aux petites choses, car les petites choses tuent les grandes.

— J’ai remarqué aussi que d’une scène naturellement attendrissante ou comique, vous tiriez trop tout ce qu’elle peut donner, et qu’en l’épuisant vous la rendiez moins attendrissante ou moins comique qu’elle ne l’eût été avec plus de laisser-aller. Le croiriez-vous ? J’ose attaquer sous ce rapport la belle, la très belle scène de Francis et de Cromwell au troisième acte. Oui, quand même Francis, à l’âge de quinze ans, n’eût pas été sans avoir appris (ce qui est, plus j’y pense, invraisemblable) la part que son père avait prise, sinon à la mort de Charles, du moins à sa chute, quand elle n’eût pas trop ingénument supposé que s’il faisait un roi, ce ne pouvait être qu’un Stuart ou au pis aller un Bourbon, je crois fermement que la scène eût conservé toutes ses admirables beautés — oui, toutes, — elle pouvait ignorer assez de choses encore pour désoler son père, pour l’aimer, pour le forcer à l’éloigner de lui, afin de conserver au moins un être qui le crût bon et pût le chérir. Sans doute la part à faire entre ce qu’elle devait savoir et ce qu’elle pouvait ignorer était délicate, peut-être fallait-il la laisser plus indécise que vous ne l’avez fait ; un voile si léger, un nuage si douteux suffit pour abuser l’innocence, même quand tout est sous ses yeux ! Oui, Francis pouvait encore savoir bien des choses, et toujours aimer son père. Sous le même rapport, dans une scène bien différente, celle du quatrième acte où Cromwell en faction cause avec Murray, je vous reprocherais d’avoir poussé trop loin la comparaison que fait Murray de Cromwell avec le soldat prétendu. La scène, sans cet effet poussé trop loin, n’eût pas moins pu être fort comique. Je suis bien impertinent de vous assaillir ainsi de mes critiques, vous qui m’avez accablé de vos beautés ; c’est de ma part une triste revanche. Encore un mot pourtant sur votre style. Il est bien beau, surtout dans la partie sérieuse du drame. Dans le reste, il n’est pas toujours exempt d’images un peu saillantes, trop multipliées et quelquefois étranges. Au reste, voici comment je m’explique en partie la chose. — Vous tenez avec grande raison à une rime riche. Souvent il n’existe pas entre les mots qui riment richement avec la fin du premier vers et le sens de ce vers de rapport naturel, rationnel, philosophique. Que faites-vous alors, sans doute à votre insu ? Vous proposez à votre imagination l’espèce de problème suivant : trouver une métaphore qui lie au figuré le mot, qui rime bien, avec le sens de la pensée. De là un surcroît de métaphores qui ne se seraient pas présentées naturellement à l’imagination, mais que celle-ci produit par provocation, et comme à l’appel du coup de cloche de la première rime : de là une grande source de beautés soutenues et inattendues — c’est de la sorte, j’en suis sûr, que vous avez trouvé la corde à potence — mais de là aussi quelquefois de brusques et étranges figures qui auraient besoin d’être adoucies et fondues. Adoucir et fondre souvent, retrancher quelquefois, ce sont là les opérations secondaires, subalternes, qui suffiraient pour faire de votre œuvre, non pas une belle œuvre, elle l’est déjà, mais un chef-d’œuvre.

Vous vous étiez proposé un double but à atteindre, Corneille d’une part et Molière de l’autre. Corneille est atteint, mais non pas Molière ; ce serait plutôt Regnard, surtout Beaumarchais ; il y a dans votre pièce beaucoup du Mariage de Figaro.

Je ne vous parle pas des beautés innombrables qui m’ont frappé. J’en ai déjà causé avec vous et j’en causerai, j’espère, encore. Seulement excusez tout mon long bavardage, si tant est que vous l’ayez daigné déchiffrer, mais ne vous tenez pas quitte de ma franchise, tant que vous m’honorerez de votre amitié.

Sainte-Beuve

La part des éloges est assez belle dans cette lettre, mais la part des critiques y est assurément plus large encore et Sainte-Beuve ne ménage guère à Victor Hugo les vérités. Il faut convenir que ses reproches sont justes et que les défauts de ce premier essai dramatique sont relevés avec beaucoup de pénétration et de goût. Mais, si l’on se reporte à l’époque où fut composé Cromwell, la hardiesse et la nouveauté de l’œuvre y pouvaient compenser les fautes de métier et les invraisemblances. Quoi qu’il en soit, il est certain que Victor Hugo accepta de bonne grâce les sévérités de son jeune juge car, au bout de quelques jours, Sainte-Beuve répondait à sa confiance en le choisissant pour juge à son tour. Il repêchait ses pièces de vers dans ses tiroirs, faisait un choix de celles qu’il estimait les moins faibles, et, ce qu’il n’avait osé jusqu’alors avec personne, les envoyait à Victor Hugo.

Sainte-Beuve avait adressé à Victor Hugo une critique de critique. Victor Hugo lui montra ce que c’était qu’une critique de poète. C’était déjà, ce fut toujours sa manière, de ne voir d’abord dans les œuvres de ceux qu’il aimait que ce qu’elles avaient de bien et de n’en indiquer ensuite les faiblesses qu’en les éclairant par les éloges. Ils ne devaient pas être excellents, les premiers vers de Sainte-Beuve, si l’on en juge par ceux qui ont été conservés ! Victor Hugo, après les avoir lus, n’en adressa pas moins à l’auteur le billet suivant :

« Venez vite, monsieur, que je vous remercie des beaux vers dont vous me faites le confident. Je veux vous dire aussi que je vous avais deviné, moins peut-être à vos articles qu’à votre conversation et à votre regard, pour un poète. Souffrez donc que je sois un peu fier de ma pénétration et que je me félicite d’avoir pressenti un talent d’un ordre aussi élevé. Venez de grâce, j’ai mille choses à vous dire. »

Un poète ! Victor Hugo déclarait à Sainte-Beuve qu’il était un poète ! Un de ces jeunes triomphateurs qu’il avait le plus jalousement admirés avait tout d’abord deviné qu’il était un poète ! Rien au monde ne le pouvait rendre plus fier et plus heureux. Son souhait le plus ardent était exaucé, son plus beau rêve était accompli. Il courut chez Victor Hugo, il lui appartenait de ce jour tout entier.

Alors se noua entre eux l’intimité la plus étroite et bientôt la plus tendre. Victor Hugo alla prendre un appartement au no 11 de la rue Notre-Dame-des-Champs : Sainte-Beuve se hâta d’en louer un au no 19. Sainte-Beuve n’avait pas d’amis : Victor Hugo lui donna les siens. Sainte-Beuve fut désormais de ce qu’on appelait le « Cénacle » ; on le mena contempler les soleils couchants et boire le vin bleu de la mère Saguet. L’école romantique n’avait pas de champion plus ardent ; les idées et les opinions de Victor Hugo étaient ses opinions et ses idées, et lui qui de sa vie ne s’était attardé à considérer le portail d’une église, il s’était fait initier à tous les secrets du plein cintre et de l’ogive. Mais, pour les deux amis, c’était encore la poésie qui était le plus cher sujet de leurs entretiens. Il y a bien peu des notes de « Joseph Delorme » qui ne soient des échos de la causerie de Victor Hugo. Sainte-Beuve, d’autre part, faisait communier avec lui Victor Hugo dans le culte de Ronsard et de la Pléiade. Ils se lisaient, au fur et à mesure, s’échauffant, s’inspirant ensemble, les poèmes qu’ils écrivaient alors : — Sainte-Beuve, Joseph Delorme, et Victor Hugo, les Orientales.

Au mois d’août 1828, cette précieuse communauté fut interrompue par une invitation que reçut Sainte-Beuve de faire un voyage en Angleterre. Les deux amis se séparèrent avec peine, en se promettant de s’écrire. Voici les deux lettres de Sainte-Beuve :

Londres, ce 12 août 1828.
Mon cher Victor,

Je pense toujours beaucoup à vous, et j’ai besoin de vous le dire. J’ai vu d’assez belles choses depuis ma dernière lettre ; à Newnham, château du comte d’Harcourt, une galerie de tableaux, où se trouvent trois Murillo, un Enfant piqué d’un freslon, deux Mendiants et une Cour de ferme ; Ulysse et Nausicaa par Salvator Rosa ; une Musulmane s’embarquant avec ses esclaves et ses bagages par Watteau, etc., etc. Dans une autre maison, j’ai vu un Joueur de violon, de Murillo encore ; cette figure pâle et pauvre, gravée de petite vérole, et d’une couleur si blanchâtre, ce nez épaté et sans forme bien nette, cette bouche entr’ouverte pour chanter, ces mains d’un blanc sale, aussi marquées de petite vérole, tout cela est d’une nature si humaine, si mendiante, qu’on ne peut s’en détacher, et qu’on souffre à la voir.

La cathédrale de Winchester est un admirable monument, de deux époques, la nef est gothique et les côtés de la croix sont saxons. La tour est carrée, à la saxonne, ce me semble que c’est grand et simple ! La cathédrale de Salisbury, toute gothique, a une flèche merveilleusement élancée ; l’intérieur est un peu simple ; il y a trop de nudité ; mais, en somme. que d’élégance et de grandeur ! Que le mot de nef s’applique bien au corps des églises gothiques ! Saint-Ouen, sans ses tours et ses clochers, ressemble à une frégate démâtée, mais fine et légère encore. Ôtez à Saint-Paul ses tours et ses dômes, vous n’aurez plus qu’une carcasse de prame ou de gabarre.

J’ai vu Westminster-Abbey ; il faut dire que c’est admirable en somme, puis regretter en détail tant de mauvais goût dans les tombes qui remplissent l’église, tant de restaurations d’un gothique moderne trop simple, la perte des vitraux ; dans la chapelle de Henri VII, il ne faut qu’admirer et se récrier.

À propos de vitraux voici une idée qui m’est venue. Ces peintures à tout moment brisées par les carreaux me font l’effet de vos petites ballades à tout moment brisées par le rythme (de vos bas-reliefs gothiques que j’appellerai plus volontiers vos vitraux gothiques).

En pareille composition il n’y a pas grand mal qu’on voie la trace des brisures, pourvu que l’effet total, la posture du personnage, sa dégaine monacale, épiscopale ou royale soit fidèlement reproduite. Aussi quelle puérilité suivant moi de s’attacher à sauver entièrement la trace de ces brisures comme ce peintre moderne qui, dans l’église de Salisbury, a fait coïncider minutieusement les bords des carreaux avec les bords des draperies, de sorte qu’on ne se doute plus de rien ! C’est sur des vitraux qu’on peint et non sur une toile. N’est-ce pas vrai ?

À quelques milles de Salisbury, dans les plaines de ce nom, se trouvent des pierres immenses (analogues à celles de Carnac et de la même origine) formant deux ou trois cercles concentriques ; au centre sont d’autres pierres aussi immenses, qui paraissaient constituer un autel. C’est ce qu’on appelle Stone-henge. J’ai vu ce monument ; ce sont des débris de temple, suivant toute apparence. Mais d’où ces pierres ont-elles été apportées et par qui ? Il ne paraît pas qu’il y ait dans le pays une carrière de la même espèce, et d’ailleurs ce serait fort loin pour le transport. La mer est à quelques lieues ; et il est encore plus à croire que c’est par mer que sont arrivés les architectes et peut-être les pierres. Il y a là matière à bien des questions ; une opinion assez répandue attribue cette construction aux Phéniciens ; ce qui m’a semblé confirmer vos idées sur Carnac. Voilà encore des choses que nous autres peuples civilisés avec notre mécanique analytique ne ferions pas, et qu’ont fait en d’autres temps des Barbares.

Je suis à Londres dans ce moment, mais j’y suis seul et dans une mauvaise saison, car tout y est fermé. Drury-Lane et Covent-garden ne donnent pas. Il n’y a que le théâtre d’été de Hay-Market. Le Museum britannique est aussi fermé, mais j’attends ces jours-ci une permission particulière ; après quoi je quitterai Londres et, après huit jours encore de séjour près d’Oxford, je reviendrai vous voir.

Si vous êtes assez bon pour m’écrire aussitôt la présente reçue, je serai

M. Sainte-Beuve
Tubney lodge
Near Oxford

encore en Angleterre pour recevoir votre réponse, ce qui me donnera du courage et un viatique pour le retour. Soyez assez bon pour me marquer l’adresse de M. Leprévôt ; en cas que je m’arrête à Rouen, je l’irai voir.

Adieu, mon cher Victor ; mille amitiés à Paul, à Boulanger ; que fait ce pauvre Galloix ? M. David doit venir, m’écrit maman, à Londres ; par malheur je n’y serai plus ; témoignez-lui mon regret ; il est aussi bon que grand. Mes souvenirs à nos autres amis. Lamartine est-il venu à Paris comme il le devait ?

Mille respects à madame, je vous prie dans quinze jours, j’espère être à vous.

Votre bien dévoué,
Sainte-Beuve

Soyez aussi assez bon pour dire à maman que vous avez reçu de mes nouvelles et que je l’embrasserai bientôt. Encore adieu.

[1828, Oxford.] Ce mercredi 26 août.
Mon cher Victor,

Me voici bien loin de vous et pensant beaucoup à vous, comme vous croyez bien. Dans tout ce que j’ai vu de beau jusqu’à présent et dans tout ce que je verrai, vous entrez pour une grande part ; je sens et j’admire bien souvent à votre intention autant qu’à la mienne. Je vous dois d’ailleurs, et cela m’est bien doux, de comprendre et de sentir l’art, car auparavant j’étais un barbare. Une cathédrale était pour moi une énigme dont je ne cherchais pas le mot, et le plus beau tableau ne me semblait qu’une idée que j’évaluais à la gens de lettres. En passant à Rouen où je ne suis resté que deux heures, j’ai eu assez de temps pour courir à la cathédrale, à Saint-Ouen et à Saint-Maclou qui m’ont émerveillé. Le portail de Saint-Maclou est une épopée. Que ne sais-je un peu cette belle langue d’ogives, d’aiguilles, de pendentifs, pour vous décrire ce que je vois maintenant dans l’œil de ma mémoire ! Lillebonne m’a fait un effet charmant par son joli clocher et son château ruiné avec son panache de lierre. En arrivant à Southampton où j’ai été forcé par les douaniers de rester un jour, j’ai été voir en bateau l’abbaye gothique de Hatley tombée en ruines : elle est flanquée d’un fort qui la protégeait des pirates, et on montre la communication souterraine entre le fort et l’abbaye. Sur mer, pendant douze heures de belle et rapide traversée, j’ai contemplé avec délices un coucher et un lever de soleil et un coucher de lune. Je suis allé une fois à Oxford, où j’ai admiré la chapelle du collège de Christ-Church, où il y a de l’architecture saxonne, à piliers massifs, à pleins cintres et à ornements à zigzags ; j’espère voir dans un village voisin une petite église toute saxonne très renommée. La chapelle de Christ-Church a aussi du gothique mêlé à son saxon, un beau tombeau de sainte Frisewide, du IXe siècle, des confessionnaux à dentelles, des vitraux splendides. Une autre chapelle de New-College est fort belle aussi, les vitraux sont comme du velours rouge. Mais ici encore, comme en France, le faux goût vient gâter l’émotion : une fenêtre très large au-dessus du portail représente une Nativité peinte sur ces vitraux il y a une quarantaine d’années, de sorte que ce tableau élégant à touches fines et molles, à la Josua Reynolds, se marie mal aux figures flamandes des autres fenêtres. Dans la bibliothèque Bodleana, j’ai vu quelques tableaux, un Canning par Lawrence, les Écoles d’Athènes de Jules Romain, un Raphaël par lui-même, un Rembrandt par lui-même, Falkland et Digby par Van Dyck, mais, en somme, cette collection est pauvre, et je me dédommagerai en allant à Blenheim chez le duc de Marlborough qui a une belle collection.

D’ailleurs je suis ici à la campagne, ne faisant rien que jouir d’un joli pays, bien varié, avec des arbres bien ronds, des bruyères, des étangs, la Tamise fort petite encore à deux milles, beaucoup de gazon. Je vis à l’anglaise assez matériellement, n’ayant pas un moment à rêver ni à travailler ; car mes bons amis ne me laissent pas. Aussi bonsoir toute poésie. Ce sera au retour, quand j’aurai retrouvé mon loisir et votre vivifiant soleil, à vous, à de Vigny, à Boulanger, à Émile Deschamps, Paul ; car cette poésie, au moins chez moi, est une taupe honteuse qui rentre à cent pieds sous terre à moins de silence profond et de sécurité parfaite. Aussi, au milieu de mon contentement et de mon bien-être, j’ai des tristesses, des regrets de vous tous, qui me feraient pleurer si je pouvais être seul un quart d’heure. Quelle drôle de vie mènent les Country-Esquires, chasse, pêche, dîners, promenades à cheval, le prêche le dimanche, la plupart sont curés de leur paroisse ; tous les gens que je vois ici sont curés en vérité ; il n’y paraît guère d’ailleurs, dansant, mariés, aimables à leur façon et, quoique très croyants, assez peu dévots. Je n’irai à Londres que dans dix jours, car je dois passer huit jours à la campagne auparavant chez M. Lockard, un membre du Parlement, ami de mes amis.

Mille respects à Madame, et amitiés à Paul, à Boulanger, à Émile Deschamps, si vous le voyez. — Si vous m’écrivez, que ce soit ainsi :

M. Sainte-Beuve
Tubney lodge
Near Oxford
Angleterre (England)

mais ne vous gênez pas, malgré tout le plaisir que j’aurais à voir de votre main. D’ailleurs je serais quelque temps avant de pouvoir vous lire, car votre lettre me trouverait déjà parti pour Londres ou chez M. Lockard.

Je n’ai pas encore répondu à M. Saint-Valry ; faites-lui en mes excuses, si vous lui écrivez.

Adieu encore, et quelquefois un souvenir, je vous en prie.

Votre bien dévoué ami,
Sainte-Beuve

Mes respects à M. Foucher.

Sainte-Beuve était de retour en septembre 1828. Peu après, il communiquait à Victor Hugo des feuillets manuscrits, en le priant de les juger :

Lisez, mon cher ami, ces quelques misérables pages. Tâchez de vous mettre à la place de celui qui les écrit pour les comprendre et les excuser. Si vous croyez franchement qu’il n’y ait pas scrupule et honte à dévoiler ainsi des nudités d’âme, dites-le-moi et je les livrerai au public, ne serait-ce que pour me donner le plaisir d’une sensation nouvelle. Si vous y voyez inconvenance et ridicule, dites-le-moi aussi franchement et j’enfouirai vite sous clef toutes ces confidences perdues entre vous et moi.

Toujours à vous,
Sainte-Beuve

En janvier 1829, parurent les Orientales ; en mars 1829, paru Joseph Delorme.

Quand Sainte-Beuve eut publié ce livre, il semble qu’il dut se sentir soulagé et comme renouvelé. Peut-être y avait-il enseveli à jamais ses amertumes et ses douleurs ?…


III


Les Consolations


Madame Victor Hugo n’avait eu jusqu’ici qu’un rôle assez effacé dans cette amitié des deux hommes : pas une poésie de « Joseph Delorme » ne lui est dédiée ; son nom n’est prononcé dans les lettres d’Angleterre que pour la formule finale de politesse. La naissance et l’allaitement de son troisième enfant, François-Victor, l’avaient absorbée elle-même tout entière. Rien de nouveau dans sa vie, pas même l’adoration constante et fidèle de son mari. Cependant, toujours attentive à ce qui se disait autour d’elle, elle poursuivait en silence son travail intérieur ; sa pensée s’élargissait, ses idées s’étendaient. Quant aux choses de sentiment, elle n’avait rien à en apprendre, même des hommes supérieurs dont elle était entourée, et personne n’eût pu en remontrer là-dessus à son doux et grand cœur. C’est elle, au contraire, qui, sous ce rapport, pouvait exercer, et exerçait, à l’insu d’elle-même et des autres, sa charmante et bienfaisante influence, et les Feuilles d’Automne, ce poème du foyer, lui redoivent peut-être bien quelque chose.

Sainte-Beuve, auprès de Victor Hugo, avait éclairé et raffermi son esprit ; il savait ce qu’il voulait, il voyait où il allait, il avait pénétré dans tous les sens tous les carrefours de la pensée ; sa vive et curieuse intelligence était satisfaite : restait l’âme. Il croyait saisir maintenant toute la beauté de l’art ; ne demeurait-il pas encore étranger à la beauté morale ? Où pouvait-il mieux la connaître qu’auprès de madame Victor Hugo ?

L’année 1829, où nous sommes, fut pour Victor Hugo l’une des plus remplies de sa laborieuse carrière. Voilà qu’il était père de trois enfants, il avait à pourvoir à cette chère couvée : le théâtre seul pouvait lui donner ce qu’il fallait pour cela, il avait résolu de faire du théâtre. Sans quitter Notre-Dame de Paris commencée, il avait écrit Marion de Lorme ; Marion de Lorme arrêtée par la censure, il se mit à écrire Hernani. Ce qui ne l’empêchait pas, entre temps, de composer la plus grande partie des Feuilles d’Automne. Tout ce travail exigeait toutes ses heures. Il n’en voyait pas moins à peu près chaque jour son ami Sainte-Beuve ; il s’était fait une habitude et comme un besoin de ces entretiens où chacun d’eux aiguisait sa pensée. Mais, l’après-midi, il sortait, il prenait l’air, il gagnait le jardin du Luxembourg, et il travaillait en marchant. Sainte-Beuve beaucoup moins occupé, restait avec madame Victor Hugo ou même revenait pour elle, et c’est alors qu’après deux années, où il n’avait pas cessé de la voir et de lui parler, il fit sa connaissance.

Il sentit vite tout ce que l’intimité avec cet être calme et pur lui faisait de bien, tout ce qu’elle lui apportait d’apaisement et de sérénité. Elle avait un si sûr instinct de ce qui est vrai, de ce qui est bon, de ce qui est juste ! Il avait cru le savoir, mais il voyait qu’il n’en était rien, ou du moins elle le lui rapprenait. Elle ramenait cet esprit complexe à sa propre simplicité. S’il se laissait aller à quelqu’une de ses anciennes erreurs, elle le reprenait doucement, raisonnait, discutait, en appelait à quelque ami qui entrait.

Car ils n’étaient pas toujours seuls. Il y avait d’abord les enfants, Didine sérieuse, Charlot turbulent, distractions ravissantes ; il y avait d’autres amis, très souvent Louis Boulanger, un vrai artiste, un fin lettré, un être excellent et qui avait, même avant Sainte-Beuve, un culte pour madame Victor Hugo : son atelier était à deux pas, rue de l’Ouest, et il survenait, à toute minute, avec ou sans Robelin, bon enfant, bon vivant, spirituel et narquois, qui jetait dans leurs controverses sa gaieté de merle siffleur.

Mais Sainte-Beuve n’était vraiment heureux que lorsqu’ils causaient tête à tête. Ils pouvaient parler alors de choses graves et même de choses saintes. Élevée par un père dévot, Adèle n’était pas dévote, mais profondément religieuse. Ils parlaient donc de Dieu, de l’immortalité, de la destinée. Sainte-Beuve était maintenant tout plein de saint Augustin et des Pères de l’Église ! De sceptique, cette âme caméléone était devenue mystique. On n’a d’ailleurs qu’à relire les Consolations : l’influence d’Adèle, les idées d’Adèle y sont à toutes les pages, même à celles qui ne lui sont pas dédiées. Quelques fragments des deux poésies qui portent son nom achèveront de dire ce que furent ces heures qui auraient dû rester à jamais sacrées.


Oh ! que la vie est longue aux longs jours de l’été,
Et que le temps y pèse à mon cœur attristé !
Lorsque midi surtout a versé sa lumière,
Que ce n’est que chaleur et soleil et poussière ;
Quand il n’est plus matin et que j’attends le soir,
Vers trois heures, souvent, j’aime à vous aller voir ;
Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver,
J’entre pourtant ; et vous, belle et sans vous lever,
Me dites de m’asseoir ; nous causons ; je commence
À vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,
Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
Et vous me répondez par des mots d’amitié ;
Puis, revenant à vous, vous si noble et si pure.
Vous que dès le berceau l’amoureuse nature
Dans ses secrets desseins avait formée exprès
Plus fraîche que la vigne au bord d’un antre frais,
Douce comme un parfum et comme une harmonie,
Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie.
Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
Comme une ombre, d’en haut, couvrant votre chemin,
De vos enfants bénis que la joie environne,
De l’époux votre orgueil, votre illustre couronne…


———


Un nuage a passé sur notre amitié pure ;
Un mot dit en colère, une parole dure
A froissé votre cœur, et vous a fait penser
Qu’un jour mes sentiments se pourraient effacer ;
Pour la première fois, vous, prudente et si sage,
Vous avez cru prévoir, comme dans un présage,
Qu’avant mon lit de mort, mon amitié pour vous,
Oui, madame, pour vous et votre illustre époux,
Amitié que je porte et si fière et si haute,
Pourrait un jour sécher et périr par ma faute.
Doute amer ! votre cœur l’a sans crainte abordé ;
Vous en avez souffert, mais vous l’avez gardé ;
Et tantôt, là-dessus, triste et d’un ton de blâme,
Vous avez dit ces mots, qui m’ont pénétré l’âme ;
« En cette vie, hélas rien n’est constant et sûr ;
« Le ver se glisse au fruit dès que le fruit est mûr ;
« L’amitié se corrompt, tout est rève et chimère ;
« On n’a pour vrais amis que son père et sa mère,
« Son mari, ses enfants, et Dieu par-dessus tous… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On voit que le nom et le souvenir de Victor Hugo revenaient sans cesse dans la bouche des deux causeurs. Ils se redisaient toutes les raisons qu’ils avaient l’un et l’autre de le remercier, de l’aimer, de l’admirer. Si Victor Hugo leur avait lu quelque poésie, quelque scène de Marion, Sainte-Beuve la commentait, l’expliquait, en faisait valoir les beautés. Lui, réservé et plutôt froid, il était devenu aussi cordial pour Victor Hugo que Victor Hugo l’était pour lui ; vraiment ils étaient comme deux frères.

Sainte-Beuve, qui s’est absenté pour quelques jours, écrit au couple aimé :
À DEUX ABSENTS


Couple heureux et brillant, vous qui m’avez admis
Dès longtemps comme un hôte à vos foyers amis,
Qui m’avez laissé voir, en votre destinée
Triomphante, et d’éclat partout environnée,
Le cours intérieur de vos félicités,
Voici deux jours bientôt que je vous ai quittés ;
Deux jours, que seul, et l’âme en caprices ravie,
Loin de vous dans les bois j’essaie un peu la vie ;
Et déjà sous ces bois et dans mon vert sentier
J’ai senti que mon cœur n’était pas tout entier.
J’ai senti que vers vous il revenait fidèle
Comme au pignon chéri revient une hirondelle,
Comme un esquif au bord qu’il a longtemps gardé ;
Et, timide, en secret, je me suis demandé
Si, durant ces deux jours, tandis qu’à vous je pense,
Vous auriez seulement remarqué mon absence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Êtres chers, objets purs de mon culte immortel ;
Oh ! dussiez-vous de loin, si mon destin m’entraîne,
M’oublier, ou de près m’apercevoir à peine,
Ailleurs, ici, toujours, vous serez tout pour moi ;
– Couple heureux et brillant, je ne vis plus qu’en toi.
Saint-Maur, août 1829.


Au commencement d’octobre, Robelin, appelé à Besançon pour une affaire importante, proposa à Sainte-Beuve et à Boulanger de faire avec lui le voyage ; on s’arrêterait à Dijon et on pourrait revenir par Strasbourg : on verrait la cathédrale de Strasbourg ! La tentation était forte, ils y cédèrent. Avant de quitter Paris, ils eurent une joie : Victor Hugo leur lut Hernani, qu’il venait d’achever, et ils partirent enchantés de ce drame.

De Dijon, Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo ; de Besançon, il écrit à madame Victor Hugo, – et sa lettre continue les Consolations :


[13 octobre 1829.]
Dijon, dimanche matin.
Mon cher Victor,

Notre première pensée à tous trois est ici pour vous ; nous avons bien parlé de vous pendant le voyage, et hier à dîner vous et madame Hugo ont été pour beaucoup dans ce plaisir qu’on éprouve à être trois amis dînant à dix heures du soir après deux mauvaises nuits et journées en diligence. Nous avons vu en passant à Sens une très belle cathédrale gothique avec le chœur roman par endroits, et, à Semur, petite ville que baigne l’Armançon chanté par Bertrand[4], une charmante vue pittoresque, des tours, des jardins échelonnés sous les remparts, et une église ravissante où se trouvent le long des bas-côtés une quantité de petites chapelles d’époques différentes jusqu’à la Renaissance. À peine arrivés, et au lieu de déjeuner, je suivais Robelin et Boulanger dans ces églises, où ils tombaient en ravissement et copiaient en toute hâte les jolies figures sur bois, les anges, les vierges, les christs en marbre, les lanternes en pierre pareilles à des flèches de cathédrale ; et moi, je les tirais de temps en temps par le bras pour leur rappeler qu’il était l’heure et que le conducteur n’entrait pas dans ces considérations-là. À mesure que nous sommes avancés vers Dijon, le paysage est devenu plus grand et plus sévère. Au lieu des saules et peupliers, que Boulanger compare à des balais, nous avions des pierres ou même des coteaux nus et gris ; et tout en montant ces longues côtes à pied, nous nous récitions par lambeaux Galice, Estramadure, la Vieille Catalogne, boire à l’eau du torrent, Hérissant la Sierra. – Vous étiez toujours avec nous.

Moi surtout, mon cher Victor, j’avais bien des raisons pour ne pas quitter un seul instant votre souvenir car, si je vous l’ai déjà dit en vers, souffrez que je vous le marque ici en simple et vraie prose, je ne vis plus que par vous. Le peu de talent que j’ai m’est venu par votre exemple et vos conseils déguisés en éloges ; j’ai fait parce que je vous ai vu faire, et que vous m’avez cru capable de faire ; mais mon fond propre à moi était si mince que mon talent vous est revenu tout à fait et après une course peu longue comme le ruisseau au fleuve ou à la mer ; je ne m’inspire plus qu’auprès de vous, de vous et de ce qui vous entoure. Enfin ma vie domestique n’est encore qu’en vous, et je ne suis heureux et chez moi que sur votre canapé ou à votre coin du feu. Aussi tout cela m’est revenu au fond de cette voiture dans mon bonnet de soie noire et je m’en suis nourri en silence. Cela me remonte un peu le moral et me rehausse à mes yeux de penser que ma vie touche si fort à la vôtre ; autrement j’aurais trop grand mépris de moi, et de mon âme qui trempe dans l’eau comme ces peupliers qu’abhorre Boulanger, et qui ont grêle et blanc feuillage ployant à tous vents. Tout ceci est pour vous, mon cher Victor, et pour madame Victor qui n’est pas séparée de vous dans mon esprit : dites-lui combien je la regrette et que je lui écrirai de Besançon, et tâchez du sein de votre bonheur et de votre gloire d’avoir quelques pensées pour nous. Travaillez à votre nouveau drame, mais surtout soignez votre santé ; elle est à nous tous et à bien d’autres encore arrêtez-vous dès que les entrailles vous le disent. Je travaillerai probablement très peu, et peut-être pas du tout, je n’ai rien dans l’esprit et dans l’âme que de vous aimer. Boulanger et Robelin vous rapporteront d’admirables croquis ; ils ne perdent pas un moment ni une occasion.

Adieu, tâchez de me lire, je vous écris debout ; je serai plus lisible quand j’écrirai à madame Hugo. Je vous récrirai de Besançon, et vous dirai où vous pourrez nous donner de vos nouvelles.

Boulanger et moi avons été bien heureux des marques de souvenir de madame Hugo et des deux portefeuilles.

Adieu, mon cher Victor, mille amitiés à nos amis, Paul, Guttinguer, Musset, Fouinet.

Votre tout dévoué,
Sainte-Beuve

Je tâcherai de trouver M. Brugnot aujourd’hui.

Besançon, 16 octobre 1829.
Madame,

Vous avez bien voulu me permettre de vous écrire et c’est une des plus grandes joies de notre voyage, qui, jusqu’ici comme tous les voyages humains, a été fort tempéré de contrariétés. Nous sommes depuis trois jours à Besançon qui nous semble une ville détestable, toute pleine de fonctionnaires, administrative, militaire et séminariste. Robelin y est arrêté par des affaires, et nous regrettons que ces affaires ne se soient pas rencontrées plutôt à Dijon qui est une bien belle ville et peuplée de bien jolies dijonnaises dont Boulanger a encore le cœur légèrement blessé : il vous racontera combien les yeux des jeunes filles de cette ville sont vifs et luisants. Pourtant je ne veux pas le calomnier et il est des yeux à Paris qu’il n’a pas encore oubliés. Aujourd’hui même, il a fait de souvenir une fort belle personne de seize ans, ressemblant beaucoup à une de nos voisines de la rue Notre-Dame-des-Champs ; au retour la demoiselle aura beau ne pas vouloir se reconnaître, il faudra bien qu’elle croie que ses traits sont gravés dans un certain cœur : voilà matière à bien des cancans qu’il nous sera bien doux de chuchoter dans quelques jours à vos pieds.

Je ne vous parlerai pas de gothique, d’une maison de la Renaissance peinte par Boulanger à Dijon, de porte romaine à Besançon, mais nous parlons à chaque instant de vous, de notre cher Victor dont nous nous renvoyons à tout bout de champ des vers et dont nous regrettons bien de ne pas avoir emporté les œuvres ; nous aurions besoin, pour nous rafraîchir l’âme, de votre conversation calme, reposée, si sensée et si bonne. À quoi en est Othello ? Est-ce joué ? Je n’ai pas lu, un seul journal depuis huit jours ! Et la pièce de Victor, Hernani, et la nouvelle ? Qu’il nous tarde de savoir des nouvelles de tout cela ! Et vous, madame, êtes-vous toujours une maman bien sévère ? Tenez-vous toujours à cette discipline d’il y a quinze jours ? Dites-vous toujours, avec cet air qui n’est qu’à vous, que ce que vous en faites n’est point par conviction, mais parce qu’il vous a pris un grand goût d’être à l’aise et que maintenant vous vous aimez ? Mais, je vous en prie, égoïsme ou conviction, continuez encore quelque temps cette discipline de douceur austère, pour laquelle vous m’en avez tant voulu, et votre Didine sera la plus sage des enfants comme elle est la plus jolie et la plus fine. J’espère que Charlot et Victor prospèrent toujours.

Je ne sais si nous verrons madame de Lelée à Pontarlier ; je ne sais si nous irons à Pontarlier, si nous resterons ici deux jours encore seulement ; si même nous ne retournerons pas à Paris, Boulanger et moi, sans Strasbourg ni Cologne ; toute détermination dépend de quelques petites affaires archi-épiscopales qui traînent en longueur et nous font maudire le pavé pointu de Besançon. Quand nous sommes passés à Dijon, M. Brugnot en était absent, j’ai laissé un mot pour lui ; je n’ai pas encore trouvé M. Weiss, mais j’y retournerai.

En vérité, madame, quelle folle idée ai-je donc eue de quitter ainsi sans but votre foyer hospitalier, la parole féconde et encourageante de Victor, et mes deux visites par jour dont une était pour vous ? Je suis inquiet, parce que je suis vide, que je n’ai pas de but, de constance, d’œuvre ; ma vie est à tout vent, et je cherche, comme un enfant, hors de moi ce qui ne peut sortir que de moi-même. Il n’y a plus qu’un point fixe et solide auquel dans mes fous ennuis et mes divagations continuelles, je me rattache toujours, c’est vous, c’est Victor, c’est votre ménage et votre maison. Non, madame, depuis que j’ai quitté Paris je n’ai pas pensé une seule fois ni à mademoiselle Cécile, ni à mademoiselle Nini, ni à personne qu’à ma mère, et assez tristement pour plusieurs raisons, et à vous comme consolation pleine de charme et de bonnes pensées. Pourquoi donc vous quitter et m’en venir dans une auberge de Besançon sans savoir si j’irai plus loin, et quand ? Je me suis déjà fait souvent cette question, nous nous la sommes faite, nous deux Boulanger ; et nous n’avons jamais pu nous répondre autre chose, sinon que nous étions bien fous, que nous pensions sans cesse à vous, que nous y penserions jusqu’au bout du voyage, et que nous vous reverrions le plus tôt possible avec bonheur.

Adieu, madame ; j’écrirai à Victor, si je continue d’aller ; sinon je vous porterai moi-même ma prochaine lettre. Dites mille amitiés à Paul ; vous qui êtes la raison même, donnez quelques bons conseils à notre ami Guttinguer avec mille souvenirs de moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Embrassez Victor de ma part, et dans votre cœur si rempli d’épouse, de fille et de mère, trouvez place à une pensée par jour pour votre sincère et respectueux ami

Sainte-Beuve

P.-S. Je commence à croire que nous partirons d’ici vendredi pour Bâle. Si un mot de Victor nous attendait à Strasbourg, poste restante, nous le recueillerions au passage comme la manne.

Robelin qui se rappelle à vous fait souvenir Victor qu’il lui a promis les Orientales en feuille.

De Worms, de Cologne, Sainte-Beuve écrit encore à Victor Hugo :


Worms, ce dimanche 27 octobre 1829.

Mon cher Victor, nous voici à Worms, sans nouvelles de vous ni des vôtres ; nous y pensons toujours, nous parlons continuellement de votre absence ; si vous étiez avec nous seulement une heure par jour, et le reste du temps à Paris, à votre femme, à vos belles œuvres, nous aurions souvent besoin de votre parole pour nous fortifier et nous relever ; car il y a eu bien des mécomptes dans notre route quoique encore si courte.

Nous avons quitté Besançon fort contents d’en sortir, malgré le bon et cordial accueil de Weiss, de M. Demesmay et autres Francomtois. Mais nous avions hâte d’oublier ces vilaines murailles et ces maisons administratives qui ressemblent toutes à des hôtels de préfecture ; nous aspirions à Strasbourg. Eh bien ! nous y courons tout de suite, laissant à gauche la Suisse et ses neiges, nous arrivons et courons à la cathédrale ; le croiriez-vous ? désappointement presque complet. C’est bien moins mon avis que je vous donne, comme vous pensez, que celui de mes deux compagnons mais le gothique de cette cathédrale, classique entre les cathédrales, est maigre, sec ; ce sont de longues baguettes, les sculptures ont l’air d’être en fonte (mot de Robelin) ; rien de gris, d’encroûté, comme disent ces messieurs ; rien de cet écrasé de la pierre qui plaît tant à voir et qui est comme la ride au front du vieillard, comme la verrue de M. de Chateaubriand du buste de David. La façade a l’air d’être plaquée sur une muraille nue qu’on aperçoit derrière dans les longs intervalles des ogives ; c’est du gothique de la décadence, du XVe siècle ; au reste, en y regardant de plus près, ces messieurs y ont admiré des figures dont Boulanger vous montrera des croquis ; et puis la flèche est aussi fort belle et à leur gré. En somme, cela ne vaut ni Saint-Denis, ni Notre-Dame, ni Saint-Séverin qu’on a sous la main. Après trois jours de séjour, et sans avoir vu le tombeau du maréchal de Saxe, nous nous sommes enfuis de Strasbourg par Cologne et Francfort. Chemin faisant nous examinions à chaque descente de voiture les églises d’Haguenau, de Wissembourg, de… je ne sais pas tous les noms de ces bourgs allemands ; d’ailleurs, un pays gras, rond, plantureux, herbeux et feuillu, comme dit notre peintre Boulanger ; assez propre aux scènes décrites dans Werther ; rien d’extraordinaire pourtant. Puis voilà que ce matin, toujours en route pour Mayence et Cologne, notre conducteur nous montre à droite une ville à une lieue dans la brume, où nous ne devions point passer. C’était Manheim, très belle ville, nous dit-il nous le croyons sans peine. Manheim ! nous laissons la voiture, nos places, nous décidons de ne repartir que le lendemain pour avoir le temps de donner un coup d’œil à Manheim ; nous y courons, à mesure que nous avancions, les flèches devenaient terriblement rondes et en boules ; nous passons le pont de bateaux du Rhin, et nous voilà dans la ville du monde qui ressemble le plus à Versailles. – plus que Versailles même, – c’est du Nancy tout pur, du Stanislas, un Louis XV achevé, une ville superbe au cordeau ; nous ne pensions pas que la victoire de Fontenoy pût aller jusque-là ; mais il y a décidément, en Allemagne, une bonne portion française ; cette belle ville de Manheim, qui devait s’appeler Belle-vue, ou Belle-chasse (comme disent ces messieurs dont je ne fais que vous transmettre les idées et les paroles), appartient au roi de Bavière et est précisément de la force de sa fameuse Ode sur l’économie. Nous sortons de Manheim, l’oreille basse et la queue entre les jambes, et nous ne comptons plus sur rien. Nous ne comptions plus même sur Worms où nous sommes allés, à trois lieues de là, pour achever notre journée. Mais heureusement qu’à travers le Louis XV qui la recouvre, nous avons trouvé une admirable partie de cathédrale romane et un coin gothique que ces messieurs sont occupés à dessiner dans ce moment même et dont ils vous donneront des nouvelles. Demain nous partons pour Mayence et Cologne.

Moi, je travaille peu, et même pas, à vrai dire. Je vais, je regarde, je m’inquiète des petits détails du voyage, ce dont ces messieurs me raillent comme une commère ; je pense fort à vous, à votre excellente femme, à votre société ; un mot de vous à Reims me consolera et me fera prendre patience. Où en êtes-vous là-bas ? Je n’ai pas lu de journal depuis Paris ; mais j’ai entrevu un article de Latouche, qui fera que je n’écrirai de ma vie une seule ligne dans la Revue de Paris : un homme qui se respecte ne remet pas les pieds dans un salon, ou même dans un café, où s’est installé un insulteur. Nous avons entrevu aussi une manigance de Janin, Soulié et le susdit Latouche : les misérables ! N’y pensez pas et passez-leur sur le ventre en char. Othello ? Hernani ? et son puîné ? Mille amitiés au bon Paul à qui j’écrirai, à Guttinguer qui, j’espère, ne nous oublie pas, à Fouinet, Fontaney, de Musset et nos amis. Que dit Planche et s’occupe-t-il toujours de mademoiselle Taglioni ? Nous parlons de lui quelquefois. Mes respects à M. Foucher, et mes amitiés bien vives et respectueuses aux pieds de cette bonne madame Hugo. Mes deux amis se joignent à moi.

Adieu et au revoir bientôt, mon cher et grand Victor,

Sainte-Beuve


Cologne, lundi 2 novembre 1829.

Mon cher Victor, nous voici arrivés à Cologne aussi sûrement que les trois Rois, et il est temps qu’aux lettres de désappointement que je vous ai écrites, j’en fasse succéder une de glorification et de Magnificat. Boulanger vous a dit notre impression sur Francfort ; Mayence, quand nous y sommes repassés, a été au delà de notre attente ; la cathédrale de structure romane avec des additions gothiques, et des bas-reliefs et des figures d’évêques du Moyen âge, de la Renaissance, admirables. Boulanger et Robelin ont travaillé beaucoup. À Mayence, pendant que nous y étions, a passé Vitet, qui revenait des Pays-Bas, de Cologne et allait à Francfort ; il visite aussi les églises, avec beaucoup de soin et de sagacité, mais dans un but historique, critique, plutôt qu’esthétique ; il constate les dates, les caractères des différents temps, et rattache cela à l’histoire politique et religieuse ; il nous a dit sur l’architecture dite romane et gothique des choses curieuses et neuves et qui ont l’air vrai. Les bords du Rhin nous ont ravis, et la cathédrale de Cologne, où nous venons d’entendre un Requiem de Mozart pour le lundi de la Toussaint, est pleine d’admirables parties ; ses vitraux surtout sont incomparables et Robelin pense qu’il n’y a rien en France de pareil. Il y a, d’un vieux maître allemand, un tableau de l’adoration des Rois qui est une merveille de naïveté et de sainteté sublime, du commencement du XVe siècle l’auteur est, je crois, un Philippe Calf. Après cela, faut-il vous dire toute mon impression à moi personnellement, mon cher Victor ? En présence de ces belles choses, je suis moins ému que je ne l’ai été maintes fois de leur idée. En les voyant, je me dis : Que voulais-je de plus ? N’est-ce pas ce que je rêvais ? Ces bords du Rhin, ces gorges où il passe si étroit et si rapide, ces nids crénelés sur les hauteurs, ces vignes sur des coteaux à pic, que puis-je exiger de plus ? et de même pour les cathédrales, pour la silhouette de Cologne avec ses flèches, de même pour tout jusqu’à présent. Ce que je gagnerai surtout à ce voyage, c’est d’emporter des choses une idée vraie, et de ne pas pousser à bout et étager en Babel ma fantaisie. Si je voyais l’Espagne, elle me ferait moins d’effet que vos vers d’Estramadure et de Catalogne ; il y a dans la réalité toujours quelque côté faible par où l’impression s’étale, fuse et fuit. C’est au cœur du poète qu’il faut voir le monde concentré, éblouissant et complet ; c’est à votre cœur que je suis accoutumé à le voir et que je veux revenir le contempler.

Que dites-vous ? J’ai vu qu’Othello a eu du succès, moyennant quelques sacrifices à la deuxième représentation ; tant mieux pour le public et pour l’art. Je m’ennuie bien de vous, je n’ai pas eu de vos lettres et j’en espère une à Reims, mais je sais que vous pensez à moi et que vous m’aimez et cela me suffit sans que vous vous gêniez à écrire. Faites des œuvres. Voilà votre vie. Et madame Hugo parle-t-elle quelquefois de nous ? a-t-elle la bonté de nous désirer ? Nous parlons bien souvent d’elle, et elle est avec vous au fond de ma pensée. Mille baisers à vos beaux enfants. Mes amitiés à nos amis, à M. Gautier, qui doit être de retour. Je serai à Paris mercredi environ de l’autre semaine ; c’est-à-dire dans dix jours à peu près, et je reprendrai vie à votre foyer.

Tout à vous,
Sainte-Beuve


Sainte-Beuve était revenu à la mi-novembre, et la bonne intimité reprit, mieux sentie encore après la séparation. Le 1er janvier, il apporta aux enfants des jouets et à ses deux amis les épreuves des Consolations. Il était pleinement heureux, joyeux, content de lui. Dans ces feuilles volantes, il y avait la plus paisible, la plus douce, la plus pure année de sa vie.

On but à la victoire d’Hernani : Sainte-Beuve se promettait d’en rendre compte dans la Revue de Paris. Tout était à l’espoir et à la confiance.

Les répétitions d’Hernani commencèrent, et tous les incidents de coulisse, les résistances, les bouderies, les jalousies, les impertinences des acteurs, mademoiselle Mars en tête, furent désormais, avec les colères du poète, l’unique sujet des conversations, la préoccupation unique, dans la maison de Victor Hugo.

Mais ce fut bien autre chose aux approches de la première représentation. Hernani promettait la bataille qu’il a été : il fallait se préparer à la bataille. Alors le paisible logis de la rue Notre-Dame-des-Champs s’emplit de tumulte et de bruit. Il y avait à distribuer les billets, à marquer les places, à inscrire les combattants. Sainte-Beuve arrivait, inquiet, à son heure accoutumée ; il trouvait madame Victor Hugo entourée de trois ou quatre jeunes gens, penchée sur un plan de la salle. Elle lui disait « Ah ! vous voilà, Sainte-Beuve, bonjour ; asseyez-vous ; nous sommes dans le coup de feu, vous voyez. » Il restait dans un coin quelque temps, et se retirait désolé. Il n’entendait rien, lui, à toute cette manœuvre du théâtre et il se sentait inutile et presque importun. Il n’y avait d’attentions, de remerciements et de bonnes paroles que pour ces jeunes et vaillants soldats du combat de demain. Théophile Gautier, actif, ardent, beau à vingt ans comme une médaille antique, venait et revenait, formait des groupes, enrôlait des recrues. Si Sainte-Beuve avait saisi un quart d’heure de solitude avec madame Victor Hugo, Gautier, radieux, agitant sa longue chevelure, entrait triomphalement « Grande nouvelle ! Nous aurons l’atelier de Charlet ! L’atelier de Charlet viendra travailler ! – Ah ! vraiment ? contez-nous donc ça ! » Sainte-Beuve s’esquivait, navré.

Et voici la lettre amère, irritée, plaintive, violente, souffrante, écrite en lignes inégales, d’une écriture rapide et comme saccadée, que, cinq ou six jours avant la première représentation, il faisait porter à Victor Hugo :


[Février 1830.]


Mon cher ami, vous avez lu ce matin la lettre de Véron. Eh bien ! je viens de lui répondre que je ne ferai pas l’article Hernani dans la Revue, ni rien désormais. Vous n’en pouvez croire vos yeux ; mais cela est bien vrai. – Pour raison, je pourrais bien vous dire que ce sont de malhonnêtes gens qui nous veulent pour dupes, et qu’on se doit à soi-même de ne pas jouer entre leurs doigts comme des marionnettes ; voilà la seconde fois que j’écris à Véron que je ne mettrai plus un mot dans sa Revue. Et ce serait trop de plaisir pour lui de me reprendre deux fois au même leurre. Mais il ne s’agit pas ici de cela, et pour vous, mon cher ami, je consentirais à tout, même au ridicule. – Mais je vous dirai la vraie raison ; il m’est impossible de faire dans ce moment-ci un article sur Hernani qui ne soit détestable de forme comme de fond. Je suis blasé sur Hernani ; je ne sais plus qu’une chose, c’est que c’est une œuvre admirable ; pourquoi, comment, je ne m’en rends plus compte. Quant au reste de la question, celle du public, celle de l’art, je vois tout en noir, aussi noir que possible.

Je crois qu’il n’y a pas à espérer de faire adorer l’art en place publique et que c’est s’exposer à des avanies. Votre affaire personnelle (et c’est ce qui me console un peu) est sauve après tout ; cette lutte que vous entamez, quelle qu’en soit l’issue, vous assure une gloire immense. C’est comme Napoléon ; mais ne tentez-vous pas, comme Napoléon, une œuvre impossible ? En vérité, à voir ce qui arrive depuis quelque temps, votre vie à jamais en proie à tous, votre loisir perdu, les redoublements de la haine, les vieilles et nobles amitiés qui s’en vont, les sots ou les fous qui les remplacent, à voir vos rides et vos nuages au front qui ne viennent pas seulement du travail des grandes pensées, je ne puis que m’affliger, regretter le passé, vous saluer du geste et m’aller cacher je ne sais où ; Bonaparte consul m’était bien plus sympathique que Napoléon empereur. – Il m’est impossible maintenant de penser cinq minutes à Hernani, sans que toutes ces tristes idées ne s’élèvent en foule dans mon esprit ; sans penser à cette voie de luttes et de concessions éternelles où vous vous engagez ; à votre chasteté lyrique compromise ; à la tactique obligée qui va présider à toutes vos démarches, aux sales gens que vous devrez voir, auxquels il vous faudra serrer la main. – Je ne vous dis pas tout ceci pour vous détourner car les esprits comme le vôtre, sont inébranlables, doivent l’être ; car ils ont leur vocation marquée. Je ne vous le dis que pour moi, pour vous expliquer mon silence, non interprété, et mon inutilité. Le seul article que je puisse faire sur Hernani, c’est mon livre des Consolations qui paraîtra dans quatre ou cinq jours. Acceptez-le comme expiation, comme excuse de ce que je vous refuse aujourd’hui.

Cette comparaison de Napoléon me revient ; oui, je crois que, comme lui, vous tentez une entreprise impossible, en ce sens que tout l’Empire était en lui et que tout l’art (dramatique) sera en vous. Vous aurez Austerlitz, Iéna ; peut-être même qu’Hernani est déjà Austerlitz ; mais quand vous serez à bout, l’art retombera ; votre héritage sera vacant ; et vous n’aurez été qu’un brillant et sublime épisode qui aura surtout étonné les contemporains. Napoléon devait venir du temps de Mahomet ; vous deviez venir au temps du Dante. Entre des facultés aussi gigantesques et un temps comme le nôtre, il n’y a pas harmonie.

Déchirez, oubliez tout ceci. Que cette lettre ne soit pas un souci de plus dans vos soucis sans nombre. Mais j’avais besoin de vous l’écrire, puisqu’on ne peut plus vous parler seul à seul et que votre foyer est comme dévasté.

Votre inviolable et triste
Sainte-Beuve

Et madame ? Et celle dont le nom ne devrait retentir sur votre lyre que quand on écouterait vos chants à genoux, celle-là même exposée aux yeux profanes tout le jour, distribuant des billets à plus de quatre-vingts jeunes gens à peine connus d’hier, cette familiarité chaste et charmante, véritable prix de l’amitié, à jamais déflorée par la cohue ; le mot de dévouement prostitué, l’utile apprécié avant tout, les combinaisons matérielles l’emportant !!!

Le post-scriptum est écrit en travers, à la marge de la dernière page. Et, la lettre partie sans qu’il l’eût relue, Sainte-Beuve, s’il réfléchit à ce post-scriptum, s’interrogea sans doute lui-même, interrogea sa douleur et sa jalousie, et put se répondre par cette question « Ce que j’ai pris pour de l’amitié, ne serait-ce pas de l’amour ? »

IV


le calvaire de sainte-beuve


C’était bien de l’amour ! Et cette découverte, à coup sûr, jeta Sainte-Beuve dans un trouble profond. Cette amie douce et sage, en qui naguère il avait trouvé sa consolatrice et sa conseillère, s’il l’aimait d’amour, est-ce que leurs relations n’en seraient pas du tout au tout changées ? est-ce qu’il ne la verrait pas avec d’autres yeux ? est-ce que ce charme apaisant n’aurait pas désormais un tout autre caractère et ne deviendrait pas un danger ? La bienheureuse année qui venait de s’écouler, est-ce qu’elle se renouvellerait pour lui ? Toutes ces questions, il se les posait sans doute avec une mortelle inquiétude. Oui, dans l’état d’esprit où il se complaisait alors, tout pénétré des idées morales, devoir, abnégation, vertu, si récemment échangées, nous croyons qu’en reconnaissant l’attrait et le péril jusque-là ignorés il n’éprouva qu’un sentiment de peine et d’angoisse ; nous croyons qu’il était maintenant une conscience, qu’il était digne de souffrir.

Ce ne sont pas là des conjectures de fantaisie. Tant qu’on n’avait dans les mains que les lettres de Victor Hugo, on n’avait conclu, en effet, qu’à des hypothèses peut-être trompeuses et qui parfois le furent. Mais les lettres de Sainte-Beuve, éclairant et complétant les premières, jettent un jour limpide non seulement sur les faits, mais sur les âmes. On a désormais les moyens d’arriver à la vérité ; si l’on n’a pas la route, on en a, de chaque côté, les jalons, ces deux séries de lettres, – qui permettent de ne plus s’égarer. Ajoutez à cela les actes et les ouvrages des deux amis. Avec tous ces éléments, il va être possible de reconstituer les phases successives, les crises intimes de cette douloureuse histoire.

Après la lettre fiévreuse écrite à la veille d’Hernani, nous rencontrerons une lacune de trois grands mois dans la double correspondance. Or, c’est précisément durant cette période que vont se transformer les relations et les sentiments des trois intéressés, que se préparera la première péripétie de leur drame secret. Il nous a semblé, du moins, qu’en rappelant des faits notoires et en les illuminant pour ainsi dire par le reflet des lettres ultérieures, on pouvait, sous les yeux et le contrôle du public, instituer une sorte d’enquête morale, dont les témoignages écrits, venant à leur date, seraient ensuite les pièces justificatives.

Les événements qui suivirent la première représentation d’Hernani n’étaient pas faits pour calmer les inquiétudes et les tourments de Sainte-Beuve. Il y avait eu d’abord la représentation même : il y assistait, et il contribua pour sa part à la victoire en faisant vaillamment son devoir de combattant et d’ami ; mais on peut deviner, sans trop lui en vouloir, que le cœur n’y était pas. Le rideau baissé, il ne fut pas encore au bout de ses peines. On sait ce que furent, de la première à la dernière, ces tumultueuses soirées. Le camp romantique et le camp classique ne posaient jamais les armes, et la bataille, gagnée tour à tour par l’un ou l’autre parti, était à recommencer le lendemain. Le résultat de cette lutte perpétuée était de faire des salles combles, et l’administration du théâtre avait soin de réserver chaque jour à l’auteur un certain nombre de places pour qu’il pût y envoyer ses champions. La distribution des billets et le va-et-vient des « Hernanistes » continuaient donc rue Notre-Dame-des-Champs. De plus, il était impossible que, dans la maison du poète, l’entretien principal, la pensée dominante, ne fut pas cet Hernani dont tout Paris s’occupait. « Comment s’est passée la soirée d’hier ? » C’était là forcément, le lendemain de chaque représentation, la grande question, le grave intérêt.

L’intérêt était double : il y avait celui du poète et celui du père de famille. Le succès d’argent était venu à point pour le jeune ménage et pour la jeune ménagère. Le jour de la « première », Victor Hugo n’avait que cinquante francs dans son tiroir. La vente du manuscrit et les recettes quotidiennes y apportaient des billets de mille francs qui n’avaient pas l’habitude de s’y amonceler. C’était là une petite fortune qui, encore une fois, tombait à merveille. Madame Victor Hugo était de nouveau enceinte ; le modeste appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, où l’on s’était installé avec un seul enfant, deviendrait bien étroit pour quatre : Victor Hugo avait donc résolu de déménager, et, pour se rapprocher quelque peu du centre et des théâtres, il voulait s’établir sur la rive droite. À la fin de mars, il donna congé, se mit en quête et découvrit un appartement rue Jean-Goujon, tout près des Champs-Élysées, alors déserts, mais où l’on commençait à bâtir. L’appartement était vacant, Victor Hugo allait écrire Notre-Dame de Paris, qu’il serait bon de ne pas interrompre : il décida que, sans attendre la fin de son bail, il emménagerait à la fin d’avril ou au commencement de mai.

On devine avec quel chagrin croissant Sainte-Beuve assistait à tous ces incidents, apprenait cette résolution. Il devenait comme étranger à la vie de son grand ami, à la vie de celle qu’il sentait maintenant être pour lui plus qu’une amie. Et la séparation allait encore empirer par la distance ; il allait rester sans eux, seul dans son quartier lointain, et il ne pouvait, cette fois, songer à les rejoindre.

La publication de son volume, les Consolations, au mois de mars, fit quelque diversion à ses graves soucis. À vrai dire, il ne dut pas revoir sans mélancolie ces pages toutes remplies de ceux qui s’éloignaient au moment où il les eût voulus plus voisins et plus présents que jamais. Qu’avait-il pourtant à leur reprocher ? Tous deux, ils l’accueillaient avec la même joie : il n’était pas un frère moins cordial, elle n’était pas une sœur moins tendre. Ne lui avait-on pas dit tout de suite qu’il serait le parrain de l’enfant ? C’est lui seul, Sainte-Beuve, qui était changé. Son secret lui pesait et le faisait différent de lui-même ; il n’avait plus la vivacité, l’enjouement, la franchise, la liberté d’esprit, les effusions d’autrefois ; dans la maison, il n’était plus chez lui ; lui qu’on y voyait tous les jours et plutôt deux fois qu’une, il manquait assez souvent de venir ; ses visites, jadis si régulières, n’étaient plus qu’intermittentes. C’est par là sans doute qu’il se trahit. Ses amis s’étonnèrent d’abord, puis s’inquiétèrent. Victor Hugo l’interrogea avec sollicitude ; il répondit évasivement, donna des raisons, des prétextes. Un jour enfin, pressé de questions, il avoua sa détresse : brusquement, il s’était aperçu qu’il n’avait pu voir impunément la grâce de madame Victor Hugo à son insu, il en avait été ému autrement qu’il ne fallait. Ce ne serait rien, cela passerait ; mais, pour le présent, il valait mieux qu’il cessât de venir aussi fréquemment, afin de ne pas entretenir sa blessure.

Victor Hugo ne reçut pas cette confidence imprévue sans ressentir le coup qui l’atteignait à la fois dans son amitié et dans son amour ; mais, s’il était tel dans ce temps-là que ses amis plus récents l’ont connu toute sa vie, sa nature robuste et saine dut aussitôt réagir et se redresser. Sa façon de traiter le mal était de n’y pas croire : il ne l’admettait pas ; il ne fallait même pas y penser ! C’est la faculté d’oubli des êtres supérieurs, qui ont besoin de poursuivre en paix ce qu’ils ont à faire en ce monde ; ils ne veulent pas penser à leur mal et ils n’y pensent pas. Mais le mal, au fond d’eux, selon toute probabilité, demeure, assoupi. Victor Hugo répondit à Sainte-Beuve : « Vous vous trompez, mon ami, vous rêvez ; ce que vous dites là est impossible, et ce n’est pas. Ne changez rien à vos habitudes ; venez comme par le passé, venez deux fois par jour… »

Mais Sainte-Beuve, lui, était loin d’avoir cette énergie ; il était de ceux qui « s’écoutent » : il sentait sa souffrance et se laissait souffrir. Madame Victor Hugo n’était pas obligée non plus d’être aussi forte que son mari et fut assurément troublée quand elle fut avertie. – Avertie, comment, par qui le fut-elle ? par elle-même, sans doute, par son instinct de femme ; ou, qui sait ? par son mari, près de qui elle se serait alarmée des absences et des inégalités de Sainte- Beuve… « Ah ! ce pauvre Sainte-Beuve ! tu ne sais pas, il s’imagine qu’il est amoureux de toi ! il est fou !… » Stupéfaite, enrayée, consternée, elle dut n’en laisser rien paraître à Sainte-Beuve ; mais elle le réprimanda doucement, se plaignit de ses façons nouvelles, essaya de le ramener dans les termes de l’ancienne intimité. On verra ce qu’il répliquait, s’accusant, s’excusant, inquiet et embarrassé comme un coupable. Entre ces trois êtres si unis, si aimants, si heureux, si paisibles, il y avait maintenant un point noir, un principe de discorde, de lutte et de douleur.

Quand il vit arriver le moment où le couple aimé allait décidément quitter son voisinage, Sainte-Beuve ne pût tenir à Paris ; l’idée de se trouver brusquement seul lui fut insupportable : il courut se réfugier à Rouen chez leur ami commun, le poète Ulric Guttinguer.

Il avait demandé à madame Victor Hugo la permission de lui écrire, comme il avait fait l’année précédente, lors de son voyage en Allemagne ; mais il commença par Victor Hugo :


Rouen, ce vendredi 7 mai 1830[5].

Mon cher Victor, je sens le besoin de vous écrire, quoique je n’aie à vous faire aucune description pareille à celles de notre dernier voyage, mais nous parlons de vous et pensons à vous, Guttinguer et moi, autant que nous faisions alors avec Boulanger. Nous sommes allés dimanche soir coucher aux Hayons, terre de Guttinguer à huit lieues de Rouen ; nous y avons passé le lundi. C’est le plus beau et le plus riche pays du monde, où vous seriez à ravir, loin de tout bruit, sous d’admirables hêtres, pour faire une ou deux pièces ; Guttinguer voudrait bien que l’idée vous en prît et qu’un nouvel Hernani prît naissance de ce côté.

Nous sommes partis et arrivés mardi à Rouen, où nous avons été reçus par mesdemoiselles Guttinguer, tante et nièces, très aimables et fort gaies, quoique fort pieuses ; c’est une maison de bien bon ordre, et qui donne du calme à y vivre. Nous parlons beaucoup de vous, de madame Hugo ; nous nous récitons de vos vers, Guttinguer et moi ; et le soir nous racontons à ces demoiselles des histoires de chez vous ; elles connaissent votre société, les noms de vos amis et de vos visiteurs, – jusqu’à M. de Saxe-Cobourg : vous voyez qu’elles sont au fait de tout. – Vous, j’espère que vous êtes installé et bien près de recommencer quelque nouveau chef-d’œuvre. Madame Hugo est-elle contente ? Est-elle bien fatiguée ? Qu’a-t-elle fait de ses enfants dans ces jours de grand embarras ? Voilà ce que je me suis demandé souvent. Nous nous disions : c’est aujourd’hui le grand déménagement, aujourd’hui Victor découche, où dînera-t-il ? Où passera-t-il sa journée ? – Vous êtes tout pour moi, mon cher ami ; je n’ai compté que depuis que je vous ai connu, et quand je m’éloigne de vous, ma flamme s’éteint. Elle est bien morte, je n’ai rien fait, ni pensé à rien faire depuis mon départ. Je vis, assez heureux, content de me voir chez notre bon ami, mais sans but et sans passé cela durera encore un certain nombre de jours, j’oublie,

L’oubli seul désormais est ma félicité.


Vous le dirai-je et à madame Hugo ? Je crains que, dans tous ces tracas, vous pensiez peu à moi ; le peu que vous en ferez, j’en serai bien reconnaissant. Dites-lui, à madame Hugo, que j’ai d’elle aussi et de ses bontés pour moi un souvenir bien profond ; c’est par elle et vous que je suis revenu à croire au bien moral.

Embrassez bien Victor, Charlot pour moi ; faites mes compliments à mademoiselle Didine. – Je me recommande par vous à tous nos vrais amis. Je voudrais vous voir mieux, plus cordialement que vous n’êtes, Lamartine et vous ; cela ne tient pas à vous, je le sais ; mais, je vous en prie, ne relevez pas trop des riens sans importance ; allez au fond, et quel fond que le sien !

Adieu, mon cher Victor, ne m’écrivez pas. Pourtant, si d’ici à un mois vous vouliez jeter un mot à l’adresse de Guttinguer, rue des Fontenelles, Rouen, je ne voudrais pas vous en empêcher. Mais je vous récrirai auparavant.

Adieu encore et mes profonds respects à madame Hugo.

Sainte-Beuve

Guttinguer est de moitié dans tout ceci.

P.-S. – S’il y a un article sur moi dans les Débats, comme je ne puis remercier Nisard, voudriez-vous le faire pour moi par lettre ou verbalement ?

Cette lettre à Victor Hugo, triste, mais assez calme, fut suivie d’une autre, qui nous manque, mais qui ne devait pas différer beaucoup de la première.

La lettre à madame Victor Hugo est autrement expressive :


Honfleur, ce jeudi 13 [mai 1930].
Madame,

Vous avez été assez bonne pour me permettre de vous écrire ce voyage-ci comme l’autre, et si j’ai un peu tardé à profiter de la permission, ce n’est pas faute de penser à vous, de causer de vous tous les jours avec Guttinguer ou avec moi-même, de regretter votre vue et vos chers entretiens. Je voudrais bien que vous fussiez contente et commodément installée aux Champs-Élysées, et savoir comment votre vie nouvelle y est ordonnée ; que fait Victor ? que font vos enfants ? Ne regrettez-vous rien de votre ancien quartier ? Pensez-vous quelquefois à ceux qui ne vous voient plus aussi souvent, et à ceux qui, depuis quinze jours, ne vous voient plus du tout ? Je me pose ces questions un peu timidement ; je voudrais que vous eussiez quelques regrets et qu’il vous parût que quelque chose vous manque ; c’est bien égoïste, n’est-ce pas ? Mais vous me le pardonnerez ; je doute tant, non pas de mon amitié pour vous, non pas de votre bonté pour moi, mais de mon utilité, de ma valeur auprès de vous ; j’ai été si nul, si coupable dans tous ces derniers temps, si sottement irrégulier et fantasque, si préoccupé de moi-même en votre présence, que je conçois que j’ai dû bien perdre dans votre esprit ; blâmez-moi, accusez-en mon caractère, ma tête, mon peu de puissance à vouloir et à faire ; mais, je vous en prie, ne croyez à aucune froideur, à aucun éloignement de mon affection bien au contraire, elle s’est encore accrue, s’il était possible ; elle ne peut jamais diminuer. Quand je ne vous verrais plus, quand je serais jeté pour toujours à des centaines de lieues de vous sans même vous écrire, je n’en serais pas moins le même pour vous par le cœur, et votre pensée ne serait pas moins mon consolant recours, mon bon génie, ma meilleure action. Je vous demande pardon, madame, de m’exprimer avec cette sincérité d’épanchement ; mais quand le ferais-je, sinon maintenant qu’une nouvelle vie commence pour vous, et que je souffre en pensant qu’il se pourrait que je n’y obtinsse pas la même place que dans la précédente ? Victor, qui n’est qu’un avec vous, me le pardonnera aussi, j’ai une amitié inquiète et superstitieuse, il faut y savoir compatir.

J’ai passé un jour aux Hayons, terre de Guttinguer, séjour de calme, de silence et d’ombre ; puis quelques jours à Rouen, presque sans sortir de la maison excepté le soir avec ces demoiselles, bien aimables et distinguées d’esprit, l’aînée, triste et profondément rêveuse, la plus jeune, plus heureuse, plus enjouée ; j’ai revu pourtant la cathédrale et Saint-Ouen. Le Prévost n’y était pas, mais nous sommes allés avec Guttinguer au Parquet, campagne à quelques lieues, voir madame Ricard, amie intime de Le Prévost, qui la voit ou lui écrit tous les jours ; elle a déjà eu trois maris, et l’on pense que, sans la honte d’en avoir un quatrième, elle prendrait Le Prévost : elle est romantique comme on ne l’est pas à Paris ; assez d’esprit, mais maniérée, et puis vieille et laide avec du rouge.

Nous sommes depuis trois ou quatre jours à Honfleur, à deux lieues de la forêt de Guttinguer, admirablement située au bord de la mer, comme les forêts de Bretagne ; nous y allons quelquefois, même par les mauvais temps, à cheval, par d’horribles chemins, le long de la mer.

Je ne vois personne ici, et me couche de bonne heure. Nous irons dans quelques jours aux Quatre favrils, terre en Basse-Normandie, très retirée, et de là je regagnerai Paris. Je ne travaille pas, je me porte bien ; je rêve d’une tristesse assez douce, je cherche à calmer mes mauvaises passions, à régler mes désirs, mes pensées ; et je pense souvent à vous, madame, à Victor, à vos heureux enfants que je baise d’intention.

Adieu, et recevez mon éternelle et respectueuse amitié.

Sainte-Beuve

Guttinguer se rappelle bien vivement à votre souvenir et à celui de Victor.


Le 16 mai, Victor Hugo répondait aux deux lettres de Sainte-Beuve. Sa lettre, à lui, généreuse, bonne et tendre, n’a qu’une pensée, – apaiser et raffermir le mieux possible la pauvre âme souffrante : « …Si vous saviez combien vous nous avez manqué dans ces derniers temps ! Combien il y a eu de vide et de tristesse pour nous, même en famille comme nous vivons, même au milieu de nos enfants, à emménager ainsi sans vous dans cette déserte ville de François 1er. Comme, à chaque instant, vos conseils, votre concours, vos soins nous manquaient, et, le soir, votre conversation, et toujours votre amitié ! C’est fini. L’habitude est prise dans le cœur. Vous n’aurez plus désormais, j’espère, la mauvaise volonté de nous quitter, de nous déserter ainsi.

» Du reste, nous sommes matériellement bien ici, parfaitement même. Beaucoup de solitude, plus de Hernanistes, tout serait bien, n’était cette chaise vide, qui fait vide pour nous tout le reste de la maison… »

« Plus de Hernanistes ! » Il dut sembler à Sainte-Beuve que la disparition de ses ennemis allait lui rendre ses amis. Il quitta Guttinguer et revint à sa rue Notre-Dame-des-Champs.

Mais il ne s’était pas trompé lorsque, fuyant Paris, il redoutait si fort la morne solitude de son logis de célibataire. Il la retrouva plus froide et plus désolée encore qu’il ne l’avait imaginé. Ils n’étaient plus là, ses chers voisins ! il ne les avait plus porte à porte, cœur à cœur ! Souvenir amer et doux : naguère il arrivait sans avertir, il entrait sans frapper, il s’asseyait ; on causait, c’était charmant !… Sans doute, ils habitaient la même ville, ils étaient là tout près… Tout près, mais si loin ! Il ne voisinait plus : il faisait des visites. Il fallait s’habiller, passer les ponts, monter deux étages ; et, d’abord, parler au concierge… Une fois, ce concierge lui dit qu’ils n’y étaient pas, et ils y étaient ! Victor Hugo lui écrivit le lendemain un billet amical, lui donnant un autre rendez-vous : – on en était à se donner des rendez-vous, maintenant !

Qu’on lise les deux lettres suivantes ; on y sentira l’amertume et l’affliction de ce faible et malheureux cœur désemparé. Ce qu’on y sentira encore, c’est une âcre et cruelle jalousie, une jalousie maladive, une double jalousie d’un caractère étrange, – jalousie pour la femme, jalousie pour l’ami, – la torture d’une idée fixe : « Ils ne pensent plus à moi ! ils ne m’aiment plus ! ils m’oublient !… »


Ce lundi matin, [31 mai 1830].

Mon cher Victor, je veux vous écrire, car hier nous étions si tristes, si froids, nous nous sommes si mal quittés que tout cela m’a fait bien du mal, j’en ai souffert tout le soir en revenant, et la nuit ; je me suis dit qu’il m’était impossible de vous voir souvent à ce prix, puisque je ne pouvais vous voir toujours ; qu’avons-nous en effet à nous dire, à nous raconter ? Rien, puisque nous ne pouvons tout mettre en commun comme avant. Je m’aperçois que je ne vous ai pas demandé instamment vos vers à moi mais que m’importent vos vers, ceux-là, plutôt que d’autres ? c’est tous que je voudrais ; c’est vous, c’est madame Victor, à toute heure et sans fin. – Cela doit aussi vous attrister, je pense ; pourtant, vous, vous avez tout ce qui console et ce qui est réel, votre femme, vos enfants. Songez bien que moi, je suis celui qui souffrirai le plus, moi qui n’ai rien, pas un être au monde ; que vais-je devenir ? Croyez donc bien que si je ne vais pas là-bas, je ne vous en aimerai pas moins, vous et madame, qu’auparavant. Il y a dans mon amitié pour vous et pour elle plus que de l’habitude ; croyez-le, et n’allez pas imaginer qu’il entre dans ma nouvelle conduite la moindre diminution d’amitié.

Il n’y a pas eu cette fois de nuage dans notre amitié pure, rien, pas une tache, pas un point noir au ciel ; c’est le tonnerre qui est tombé sur moi par un temps serein ; plaignez-moi, mais il n’y a pas de ma faute.

Croyez (car la vraie amitié est jalouse aussi) croyez que je ne verrai personne désormais, comme je vous ai vus autrefois, qu’absents, aucune liaison ne vous remplacera, et que seul, je ne penserai, jour et nuit, qu’à vous.

À un de ces jours.

Sainte-Beuve


Ce lundi soir [6 juillet 1830.]

Mon cher Victor, je suis persuadé que vous croyez que je vous aime moins, qu’autre chose vous remplace en moi ; c’est une superstition de ma part, vous n’avez peut-être pas cette idée, mais vous me pardonnerez de m’en inquiéter. Non, mon cher ami, rien n’a changé ni ne changera en moi, quoique je vous voie moins que jamais. Si vous saviez ce que je sens quand je vous vois, quand je reviens de chez vous et que je retombe à ma morte solitude ! Rien, personne, pas un être, et des souvenirs déchirants de cette intimité, que je n’ai ni n’aurai plus. Les jours, les soirs où je ne suis pas trop fatal et farouche, je me traîne à deux ou trois visites pour tuer une soirée ; le plus souvent, incapable de travail et de toute conversation, j’erre autour de mon Luxembourg, craignant de rencontrer un visage ami, faisant vingt projets d’allées et de venues, allant jusqu’à la porte de Lacroix ou de Magnin, et m’en revenant sans avoir la force d’entrer. Chez vous, je ne puis aller ; cela me fait trop mal, et j’en ai pour un jour à me remettre avant de pouvoir écrire une ligne. Puis, je me figure ce que vous devez penser et madame Hugo : – « Qui l’aurait dit ! » et que vous accusez mon indifférence en vous arrêtant à vingt motifs faux ; ou, ce qui est plus douloureux encore à penser, que vous n’y pensez guère et que vous finissez par ne plus vous soucier de cette absence obstinée. – Oh ne me blâmez pas, mon cher ami ; gardez-moi, vous au moins, un souvenir, un, entier, aussi vif que jamais, impérissable, sur lequel je compte dans mon amertume. J’ai d’affreuses, de mauvaises pensées, des haines, des jalousies, de la misanthropie je ne puis plus pleurer ; j’analyse tout avec perfidie et une secrète aigreur. Quand on est ainsi, il faut se cacher, tâcher de s’apaiser ; laisser déposer son fiel, sans trop remuer le vase ; s’accuser devant soi-même, devant un ami comme vous, ainsi que je fais en ce moment. Ne me répondez pas, mon ami, ne m’invitez pas à vous aller voir ; je ne pourrais ; dites à madame Hugo qu’elle me plaigne et prie pour moi. – Mais surtout, n’est-ce pas ? croyez-moi le même, tout changé que je suis ; croyez, par miracle d’amitié, à ma présence dans ce qui vous est cher ; et ne me laissez pas mourir dans votre cœur. – Excusez toutes ces contradictions, sentez-les avec votre âme la plus tendre, et qu’il n’en soit pas question entre nous.

Adieu, à toujours.
Sainte-Beuve


Dans les premiers jours de juillet, Sainte-Beuve, excédé de souffrance, s’enfuit encore une fois de Paris et retourna chez Ulric Guttinguer.

La révolution de Juillet éclata, bouleversant bien des existences, agitant toutes les pensées ; pendant des semaines, la vie publique absorba tout et sembla tout suspendre. Cela n’avait pas empêche la petite Adèle de venir au monde, le 25 juillet, au bruit des premières fusillades ; cela n’empêcha pas madame Victor Hugo d’allaiter son quatrième nourrisson, – et cela n’empêchait pas Victor Hugo d’avoir avec un éditeur, pour Notre-Dame de Paris, des engagements qu’il fallait tenir sous peine de ruine : il s’enferma dans son cabinet le 1er septembre, se condamnant à n’en pas sortir qu’il n’eût fini, et se mit à l’œuvre.

Sainte-Beuve, dans tous ces jours-là, paraît s’être peu montré rue Jean-Goujon. Il écrit, le 14 septembre, à madame Victor Hugo :


ce mardi [14 septembre 1830.]

Madame, je ne vous vois, pas, ni Victor. J’ai si peu de temps, je suis si plein de mes maudites affaires, si peu digne vue de jouir de votre bonne et paisible conversation à l’amiable comme autrefois ! Aussitôt entré, il faudrait que je sortisse. Allez, croyez-le bien, malgré toute cette occupation apparente, et cette distraction qui ressemble à de l’activité, j’ai le vide et la mort au cœur. Mais, je vous en conjure, croyez que votre pensée y est toujours, et n’imaginez pas que je vous oublie, ni cette si longue et si douce amitié. Hélas ! où est tout ce temps pour moi ? Le matin, quand je m’éveille, j’y pense avec larmes comme en ce moment ; puis viennent Leroux, les affaires, les colères, la politique et l’étourdissement. Mais sachez au moins que j’y pense, et ne me chassez pas tout à fait, vous et Victor, de la place que j’occupais en vous.

Adieu, madame,
Sainte-Beuve


On dut répondre à Sainte-Beuve par une lettre amicale, lui reprochant ses absences et lui rappelant qu’il avait promis d’être le parrain de la petite Adèle. Il se rendit aussitôt à l’appel, et il tenait l’enfant sur les fonts baptismaux le dimanche 19 septembre. Puis, de nouveau, il laissa de longs espaces entre ses visites ; il cessa tout à fait d’écrire.

Au commencement de novembre, il publia une seconde édition de Joseph Delorme et en rendit compte lui-même dans le Globe comme s’il étudiait l’ouvrage d’un autre. Il parlait de son ancien moi, non sans sévérité, et finissait en doutant que, si Joseph Delorme eût survécu, – comme il survivait lui, Sainte-Beuve, – le malheureux eût été capable de se relever. Voici comment se terminait l’article :

« Ce Joseph, qui se consumait ainsi sans foi, sans croyances, sans action, cet individu malade qui suivait son petit sentier loin de la société et des hommes, avait commencé vers la fin de sa vie à renaître à une sympathie plus bienveillante et à chercher les regards consolants de quelques amis poètes ; c’est ce qu’il fit de mieux et de plus profitable pour lui ; son cœur se dilata à leur côté ; son talent s’échauffa aux rayons du leur, et il dut à l’un d’eux surtout, au plus grand, au plus cher, le peu qu’il nous a laissé…

» Par malheur, l’association romantique, formulée par la Restauration, était trop restreinte elle-même, trop artificielle et trop peu mêlée au mouvement profond de la société ; le Cénacle n’était après tout qu’un salon il s’est dissous après une certaine durée, pour se refondre, nous l’espérons, en quelque chose de plus social et de plus grand. Les individus illustres sont assurés de retrouver leur place dans cette prochaine association de l’art vers laquelle convergent rapidement toutes les destinées de notre avenir…

» Ce pauvre Joseph ne verra rien de tout cela ; il n’était pas de force d’ailleurs à traverser ces diverses crises ; il s’était trop amolli dans ses propres larmes. Sans doute, vers la fin de sa carrière, il en était venu à chérir ses amis et à reconnaître Dieu ; mais c’était chez lui amitié domestique et religion presque mystique ; c’était une tendresse de solitaire pour quelques êtres absents et un mouvement de piété monacale vers le Dieu intérieur. Il aurait eu bien à faire pour arriver de là à l’intelligence et à l’amour de l’humanité progressive et à une communion pratique de l’âme individuelle avec Dieu se révélant par l’humanité. »

Victor Hugo lut l’article du Globe et, à l’instant même, interrompant son travail, il écrivit à Sainte-Beuve :

« Je viens de lire votre article sur vous-même et j’en ai pleuré. De grâce, mon ami, je vous en conjure, ne vous abandonnez pas ainsi. Songez aux amis que vous avez, à un surtout, à celui qui vous écrit ici. Vous savez ce que vous êtes pour lui, quelle confiance il a en vous pour le passé comme pour l’avenir. Vous savez que votre bonheur empoisonne à jamais le sien, parce qu’il a besoin de vous savoir heureux. Ne vous découragez donc pas. Ne faites pas fi de ce qui vous fait grand, de votre génie, de votre vie, de votre vertu. Songez que vous nous appartenez, et qu’il y a ici deux cœurs dont vous êtes toujours le plus constant et le plus cher entretien.

» Votre meilleur ami,


» v.

» Venez nous voir. »

Point de réponse écrite à cette lettre si bonne ; mais Sainte-Beuve, touché, alla nécessairement lui-même en remercier Victor Hugo. Il dut y avoir, ce jour-là, entre les deux amis, un épanchement suprême.

Hélas ! cet amour néfaste, que Victor Hugo avait d’abord voulu nier, il s’était imposé par sa persistance, il n’y avait plus à en méconnaître la cruelle réalité : celui qui en avait douté commençait trop lui-même à en souffrir ! Victor Hugo en parla donc à Sainte-Beuve, affectueusement, fraternellement ; il lui en parla au nom de sa femme et au sien ; il lui représenta doucement comme cet amour impie était funeste à leur amitié à tous trois, jusque-là si chaste et si pure ; qu’il faisait de leur ancien bonheur leur tourment… Sainte-Beuve enfin, ne s’apercevait donc pas que cet amour était aussi pour son Victor une double offense, – offense à l’ami, offense à l’homme ?… Sans doute, le plus vigoureux, le plus énergique supplia l’autre de faire un effort viril, de se vaincre lui-même, et de leur rendre à tous la paix et la joie ; et, sans doute, l’autre convint de tout, pleura de tout, comme un malade et comme un enfant qu’il était, et promit d’essayer, de faire tout ce qu’il pouvait…

Mais il n’était plus maître de lui, le mal en était à la période aiguë. Nous allons donner, avec les brèves réponses de Victor Hugo, les deux lettres qu’il écrivit en décembre. Elles sont d’une navrante éloquence, ces lettres, aussi déchirantes, ou peu s’en faut, que celles qu’écrira Victor Hugo l’année d’après. Voilà de ces pages qu’aucune littérature n’imite et n’égale : on n’y reconnaît pas la plume qui écrit, mais le cœur qui saigne.


[7 décembre 1830.]

Mon ami, je n’y puis tenir ; si vous saviez comment mes jours et mes nuits se passent et à quelles passions contradictoires je suis en proie, vous auriez pitié de qui vous a offensé et vous me souhaiteriez mort, sans me blâmer jamais et en gardant sur moi un éternel silence. – Je me repens déjà de ce que je fais en ce moment, et cette idée de vous écrire me paraît aussi insensée que le reste ; tant je viens de tous les côtés me briser contre l’impossible ; mais enfin la chose est commencée et je poursuis. – Si vous saviez, hélas ! ce que j’éprouve toutes les fois que votre nom est prononcé à mes oreilles, toutes les fois qu’il m’arrive sur madame Hugo et sur vous quelque nouvelle et quelque rapport ; si vous saviez comme tous les jours passés dans leurs moindres circonstances  ; nos promenades à la plaine, nos visites aux Feuillantines et tout ce que j’avais rêvé de vie paisible et bénie auprès de vous, si vous saviez comme tout cela se déchaîne en moi au fond de mon cœur dans mes veilles et à quel supplice de damné je suis livré sans relâche depuis trois ou quatre heures du matin jusqu’au jour ; mon cœur se referme alors ; il se fait une glace à l’ouverture, et rien ne paraît plus jusqu’à ce que le soir vienne tout remuer encore dans ce gouffre. Il y a en moi du désespoir, voyez-vous, de la rage ; des envies de vous tuer, de vous assassiner par moments en vérité ; pardonnez-moi ces horribles mouvements. Mais pensez à ceci, vous que tant de pensées remplissent, pensez au vide que laisse une telle amitié. – Quoi ? pour jamais perdus. ! Je ne puis plus aller vous voir ; je ne remettrai plus les pieds sur votre seuil, c’est impossible ; mais ce n’est pas indifférence au moins. Ah ! ne prononcez pas, je vous en conjure, priez madame Hugo de ne jamais prononcer ce mot d’inconstance qui me revient de toutes parts. Inconstant avec vous, le pouvez-vous dire, hélas ! l’avez-vous donc oublié déjà, est-ce pour trop peu aimer que notre amitié cesse ; et n’est-ce pas un excès plutôt qui l’a tuée ? Je vous ai déjà expliqué mon inconstance en idées et d’où elle vient ; vous devez en être convaincu ; elle vient de cette poursuite éternelle du cœur à travers tout vers un seul et même objet qui soit un amour capable de remplir. Cet amour, Dieu m’est témoin que je l’ai cherché uniquement en vous, dans votre double amitié à madame Hugo et à vous, et que je n’ai commencé à me cabrer et à frémir que lorsque j’ai cru voir la fatale méprise de mon imagination et de mon cœur. Si donc je cesse brusquement et si je ne vous vois plus désormais, c’est que des amitiés comme celle qui était entre nous ne se tempèrent pas : elles vivent, ou on les tue. Que ferais-je désormais à votre foyer, quand j’ai mérité votre défiance, quand le soupçon se glisse entre nous, quand votre surveillance est inquiète et que madame Hugo ne peut effleurer mon regard sans avoir consulté le vôtre ? il faut bien se retirer alors et c’est une religion de s’abstenir. Vous avez eu la bonté de me prier de venir toujours comme par le passé ; mais c’était de votre part compassion et indulgence pour une faiblesse que vous pensiez soulager par cette marque d’attention ; je n’y puis consentir ; j’en éprouverais moi-même trop de torture, si, vous, vous en éprouviez seulement quelque gêne. Elle est donc tuée irréparablement, cette amitié qui fut de ma part un culte, il ne nous reste plus, mon ami, qu’à l’ensevelir avec autant de piété qu’il se peut. Je l’ensevelis dans mon cœur, comme je vous prie de faire dans le vôtre, comme je vous prie (soyez généreux) de dire à madame Hugo de faire dans le sien ; chez moi, il y aura toujours, quoi qu’il m’arrive désormais dans la vie, une pensée mélancolique et sainte qui veillera sur cette amitié déplorée ; oui, quoi qu’il m’arrive, et même si, par impossible, il m’arrivait en cette vie des joies, cette pensée triste et muette restera à sa place en mon cœur et ne se dévoilera jamais ; tâchez de faire de même au milieu des joies de famille et de gloire qui continueront de descendre sur madame Hugo et sur vous ; qu’il y ait en tout ceci mystère et silence ; parlons désormais le moins possible les uns des autres, mon ami, de peur d’en mal parler de loin, de peur que le dépit n’aigrisse des paroles légères et que l’amitié ensevelie n’en soit troublée.

Et puis peut-être un jour, mon ami, quand je n’aurai plus rien au monde, ni mère à soigner, ni amour de femme à espérer, ni erreur de système à essayer, quand je serai vieux, et que madame Hugo elle-même sera vieille, qui sait ? si je reviens à la piété, à la religion chaste et austère, à la pratique des vertus, peut-être, mon ami, vous me permettrez alors, après quelque expiation que vous m’imposerez, de venir finir mes jours sous votre toit, et vous m’aurez rendu assez de confiance pour me laisser quelquefois seul encore avec celle qui est digne uniquement de vous, mais que je n’ai jamais méconnue, je vous jure.

Adieu.
Sainte-Beuve


Le lendemain 8 décembre, Victor Hugo répond :


« Ce 8 décembre 1830.

» Pouvez-vous croire que je parle de vous légèrement ? J’ai pu vous dire inconstant pour des affaires d’art ou autres misères, mais point pour des affaires de cœur. N’ensevelissons point notre amitié : gardons-la chaste et sainte, comme elle a toujours été. Soyons indulgents l’un pour l’autre, mon ami. J’ai ma plaie, vous avez la vôtre ; l’ébranlement douloureux se passera. Le temps cicatrisera tout ; espérons qu’un jour nous ne trouverons dans tout ceci que des raisons de nous aimer mieux. Ma femme a lu votre lettre. Venez me voir souvent. Écrivez-moi toujours.

» Songez qu’après tout, vous n’avez pas de meilleur ami que moi.

» v. »

Le 23 décembre, nouvelle lettre de Sainte-Beuve :


23 décembre 1830.

Mon cher ami, ma dernière lettre était trop sincèrement et trop irrévocablement l’expression de ma triste pensée pour que j’allasse vous voir comme vous aviez la bonté de m’y engager mais vous m’engagiez aussi à vous écrire, et je le fais aujourd’hui, parce que j’éprouve plus que jamais le besoin de me rappeler à votre souvenir. Je n’ai vu depuis plusieurs jours aucune personne qui vous ait visités et de qui j’aie pu savoir comment vous vous portiez, madame Hugo et vous ; quand je pense dans quels termes d’intimité et de confiance nous étions tous, il y a un an, à pareille époque, ce retour m’est bien douloureux. – Il y a un an, mon ami, j’écrivais cette préface des Consolations que je vous donnais à lire la veille du jour de l’an et sur laquelle vous écriviez quelques lignes de votre main que j’ai conservées comme reliques. Hélas ! cette amitié est-elle donc finie ? Et finie de ma faute ? l’irréparable est-il donc consommé ? J’ai besoin, croyez-le, d’espérer encore pour un avenir dont je n’ose assigner le terme. Mais ne pressons pas trop ces idées.

Vous vous êtes mépris, mon ami, quand vous avez cru que je me plaignais que vous eussiez parlé légèrement de moi. Non, ce mot-là s’appliquait à moi autant qu’à vous ; et quand je disais : parlons le moins possible l’un de l’autre, de peur d’en parler légèrement de loin, c’était presque un repentir que j’exprimais, mon ami, d’avoir pu parler ou penser de vous avec dépit depuis ces tristes affaires. Mais croyez que, depuis ma lettre, ma pensée est redevenue plus paisible et plus équitable à votre égard, et qu’il n’y reste aucun mauvais levain, je vous jure.

Écrivez-moi, avant la fin de l’année, un petit mot de souvenir. J’en serai bien reconnaissant. Dites-moi comment vous allez, tâchez de me dire que votre plaie est guérie. Quant à la mienne, elle dure ne pouvant la guérir, je voudrais ouvrir d’autres plaies à côté ; allez, je souffre bien et le bonheur et moi ne nous connaissons pas et ne pouvons nous connaître. Si j’étais prêt à l’atteindre d’un côté, la pensée de ce qui me manque en vous, en votre maison qui était la mienne, en la confiance que j’ai perdue, cette amère pensée gâterait le bonheur au moment même où je croirais l’obtenir. Adieu, soyez assez bon pour dire à madame Hugo mon souvenir.

Je vous écrirai ainsi quelquefois, pour vous prouver qu’il y a en mon cœur une lampe qui veille et une pensée qui prie éternellement au tombeau de notre amitié.

Oh ! mon ami, qui l’eût dit, il y a un an, et que je suis coupable et insensé ! Pardonnez-moi.

Adieu.
Sainte-Beuve

Sans tarder, Victor Hugo réplique, le 24 décembre :

« Vous faites bien de m’écrire, mon ami, vous faites bien pour nous tous. Nous lisons vos lettres ensemble, ma femme et moi, et nous parlons de vous avec une profonde amitié. Les temps que vous me rappelez sont pleins de douceur. Croyez-vous qu’ils ne reviennent jamais ? Moi, je l’espère. Allez, j’aurai toujours joie à vous voir, joie à vous écrire. Il n’y a dans la vie que deux ou trois réalités, et l’amitié en est une. Mais écrivons-nous, écrivons-nous souvent. Ce sont nos cœurs qui continuent à se voir. Rien n’est rompu.

» victor »

Les lettres de Sainte-Beuve sont belles, parce qu’elles souffrent ; il faut convenir que les réponses de Victor Hugo sont belles aussi, parce qu’elles consolent et parce qu’elles consolent en souffrant. On ne connaît pas beaucoup de témoignages d’une amitié plus profonde et d’une plus généreuse confiance.

Il clôt le tout par l’exquis billet qu’il écrit à Sainte-Beuve, le premier jour de l’an 1831, en le remerciant de jouets envoyés aux enfants.

« … Venez donc dîner avec nous après-demain mardi. 1830 est passé ! »
V


le calvaire de victor hugo


Dans ce récit, – où l’on essaie de renouer les faits et de retrouver les sentiments, – pour remplir les intervalles des lettres, il n’y a eu jusqu’ici qu’à louer et à plaindre. Les deux amis souffrent, l’un avec désespoir et remords, l’autre avec dignité et bonté ; tous deux sont dignes d’admiration et dignes de pitié. Les choses vont malheureusement changer ; on va sortir de la sphère idéale, on va se heurter aux tristes et brutales réalités des passions et de la vie.

La condition essentielle de notre enquête est l’impartialité : nous sommes obligés de dire que le premier tort – un tort grave – est venu de Victor Hugo.

Les lettres de Sainte-Beuve, qu’on vient de lire, ces lettres d’amour éperdu, on a vu, par les billets de Victor Hugo, qu’il les avait données à lire à sa femme. Il avait en celle qu’il aimait et dont il était aimé une confiance absolue, une confiance inaltérable, et, sans doute, il avait raison ; il n’en est pas moins vrai qu’il jouait là un jeu aussi dangereux que généreux et qu’en exposant une âme sensible et délicate à la contagion de cette fièvre il commettait une grave imprudence. La pureté n’est pas la froideur, et quelle est la femme, fût-elle la plus honnête du monde, qui n’eût été touchée d’un pareil amour ? De plus, celui qui écrivait ces lettres enflammées était depuis deux ans pour elle l’ami le plus dévoué et le plus tendre ; il était aussi son converti, et cette âme, qu’elle eût voulue pour l’instant moins ardente, c’était elle un peu qui l’avait refaite. Il ne faut donc pas s’étonner si elle pensait à l’absent, si elle le plaignait, si Victor Hugo la surprit parfois en pleurs à cause de lui. Elle était, d’ailleurs, le cœur le plus sincère et le plus ingénu, elle le resta toute sa vie, elle était incapable de dissimulation : elle ne dut cacher ni ses larmes ni la cause de ses larmes.

Pour la première fois, Victor Hugo crut sentir qu’il y avait peut-être là quelque chose de plus que de l’amitié et qu’il serait possible que celle qui était tout pour lui cessât d’être à lui tout entière. Il devint jaloux.

Tous les sentiments étaient excessifs dans cette âme hors mesure, et surtout la jalousie. Il l’avait éprouvée avec une violence extrême pour sa fiancée, à plus forte raison pour sa femme. Rien que le doute lui était insupportable. Sainte-Beuve venait rarement, mais enfin il venait quand il voulait : dans sa compassion, Victor Hugo lui-même l’avait engagé constamment à venir. Qu’avait-il donc à faire, le véridique et loyal grand homme ? Rester dans leur commun diapason d’abnégation et de dévouement, confesser en toute sincérité à Sainte-Beuve sa jalousie et son tourment, puis s’en remettre à lui, le faire juge, le faire maître, le laisser décider seul des moyens de rendre à son ami la tranquillité d’esprit si nécessaire à son travail. Sainte-Beuve ému n’eût pas voulu demeurer au-dessous de Victor : il eût spontanément renoncé, au moins pour un temps, à voir madame Victor Hugo, ce qui n’était plus d’ailleurs pour lui qu’une occasion de souffrir, et il se fût volontairement éloigné, satisfait de lui-même et fier de son sacrifice. – Voilà la conduite qu’aurait conseillée à Victor Hugo son cœur ; mais il en suivit une autre, et bien différente, que lui suggéra son orgueil.

Il vit Sainte-Beuve et lui représenta, sans doute, avec tous les adoucissements possibles, que son mal, au lieu de s’améliorer, s’aggravait et que cette situation sans issue était intenable. Sa femme et lui Sainte-Beuve étaient les deux êtres qu’il aimait le plus au monde et il les avait jusque-là confondus dans son cœur ; mais il voyait le moment cruel où il serait obligé de choisir entre lui et elle ; il n’en voulait cependant rien faire, il ne se targuerait pas de son droit de mari, il était de ceux qui reconnaissent le droit supérieur de l’amour, et il proposait à Sainte-Beuve de laisser sa femme elle-même choisir entre eux s’il n’était pas le préféré, c’est lui qui s’inclinerait, lui qui ferait ce que voudrait Sainte-Beuve. Il se donnait là le beau rôle et il fallait admirer sa grandeur d’âme !

Il va sans dire que Sainte-Beuve refusa de tenter l’épreuve et se déclara vaincu d’avance. Il se retira donc, mais mécontent, blessé à la fois dans son amour-propre et dans son amour.

Il chercha quelque diversion puissante et il la trouva aussitôt. Son ami Pierre Leroux prenait la direction du Globe, qui allait désormais se consacrer à la doctrine saint-simonienne. Sainte-Beuve y demanda sa place, rédigea d’emblée le préambule et le programme du journal renouvelé, et brusquement, avec son étonnante souplesse, se fit, de romantique, saint-simonien.

Victor Hugo, lui, qui de bonne foi s’imaginait avoir été magnanime, avait gardé sur Sainte-Beuve toutes ses illusions ; il l’aimait sincèrement, profondément ; il croyait lui avoir à jamais communiqué sa flamme et sa foi ; il avait la ferme et candide assurance que, l’amoureux écarté, il allait conserver l’ami. Il ne l’avait pas laissé partir sans lui faire promettre qu’ils s’écriraient, qu’ils se verraient au dehors, qu’ils ne cesseraient pas de s’aider l’un l’autre dans le bon combat qu’ils combattaient ensemble depuis des années. Il saisit le premier l’occasion de servir utilement son ami.

Buloz, qui fondait alors la Revue des Deux Mondes et manifestait l’intention de l’ouvrir à toutes les jeunes gloires littéraires de l’époque, vint tout d’abord frapper à la porte de l’auteur d’Hernani et de Notre-Dame de Paris, qui allait paraître et dont déjà l’on faisait grand bruit. Victor Hugo l’accueillit à merveille et lui promit son concours ; seulement, ce concours ne pourrait être que fort intermittent ; il y avait une collaboration plus active et plus précieuse qu’il lui conseillait de s’acquérir sur-le-champ, celle du premier critique de l’époque : Sainte-Beuve. Et il se hâta d’annoncer à Sainte-Beuve la visite de Buloz par un billet qu’il signait : « Votre éternel ami », et où il se plaignait doucement de ne l’avoir pas revu.

Sainte-Beuve, en effet, n’avait pas pris avec lui de rendez-vous, ne lui avait pas écrit, ne lui avait pas donné signe de vie. Il reçut M. Buloz, il s’entendit avec lui, et c’est par cette porte qu’il entra à la revue où il devait acquérir sa place définitive ; mais il ne remercia pas Victor Hugo. Qu’y avait-il ? Victor Hugo commençait à s’inquiéter. Un jour qu’il devait aller à l’Odéon avec sa femme, il envoya un mot à Sainte-Beuve, qui « serait mille fois aimable de venir les y rejoindre ». – Une loge de théâtre était un terrain neutre où il serait peut-être bien aise de retrouver ses amis. – Sainte-Beuve ne vint pas et ne s’excusa même pas de n’être pas venu.

Victor Hugo, tout à fait inquiet, lui écrivit :


« ce dimanche 13 [mars 1831].

» Je ne vous ai pas vu hier soir, mon ami, et vraiment, ç’a été un chagrin. J’ai tant de choses à vous dire, tant de peines que vous me faites à vous conter, tant de prières à vous faire, mon ami, du plus profond de mon cœur, pour vous, Sainte-Beuve, qui m’êtes plus cher que moi, j’ai tant besoin que vous me disiez encore que vous m’aimez pour le croire, qu’il faudra que j’aille un de ces matins vous chercher et vous prendre pour causer longuement, profondément, tendrement, de toutes ces choses avec vous ! N’avez-vous pas quelquefois l’idée que vous vous trompez, mon ami ? Oh ! je vous en supplie, ayez-la, c’est la seule prise qui me reste peut-être encore sur vous. Nous en causerons, n’est-ce pas ?… »

Victor Hugo terminait en annonçant à Sainte-Beuve l’envoi prochain de Notre-Dame de Paris et lui demandait si, après avoir lu ce roman, il voudrait en rendre compte dans le Globe.

Sainte-Beuve répondit enfin, deux ou trois jours après. Sa lettre éclaire en sa faveur un point sur lequel, avant de la connaître, on pouvait l’accuser. Oui, il a raison : Victor Hugo, sans le vouloir, il est vrai, et sans le savoir, avait manqué envers lui, à un moment décisif, « d’abandon, de confiance, de franchise ». N’importe ! pour répondre à la lettre si cordiale et si tendre de Victor Hugo, on trouvera peut-être l’explication de Sainte-Beuve un peu sèche et un peu dure. Joseph Delorme, amer et douleur, y reparaît :


[Mars 1831.]

Mon cher ami, j’ai été moi-même très fâché de ne pas vous avoir vu l’autre jour. Je vous aurais rejoints à l’Odéon s’il n’avait pas été trop tard. Nous aurions en effet, mon ami, énormément de choses à nous dire ; et je vous avoue que je ne sais si nous n’en aurions pas trop, maintenant, pour nous y engager jamais. Mon affection pour vous et tout ce qui vous touche, mon admiration pour votre génie, sont chez moi des sentiments invariables. Mais vous dire que cette affection est restée la même que ce qu’elle a été, vous dire que cette admiration est demeurée en moi comme un culte intérieur, domestique et de famille, ce serait vous mentir, et je vous le répéterais vingt fois que vous ne le croiriez pas. Je vous admire et je vous admirerai toujours comme la plus grande chose littéraire du temps en France et plus j’y réfléchirai, plus je trouverai de motifs légitimes à cette admiration ; mais l’objet en est hors de moi, mais le sentiment n’en est plus chez moi instinctif et aussi essentiel que la vie. – Ceci est triste, mais, je crois, fatal. Vous auriez tort d’y voir simplement l’influence de certaines idées qui m’ont été inoculées depuis quelques mois. Ces idées peuvent y être pour quelque chose, mais leur action sur moi n’a été que consécutive à un fait moral que nous n’avons que trop ressenti, moi du moins. C’est dans les obscurités mystérieuses de ce fâcheux accident qu’il me faudrait chercher toutes les réponses aux questions que vous pourriez me faire sur mes sentiments actuels à votre égard. Quelque coupable que j’aie été envers vous et que j’aie dû vous paraître, j’ai cru, mon ami, que vous-même aviez eu alors envers moi des torts réels dans l’état d’amitié intime où nous étions placés, des torts par manque d’abandon, de confiance, de franchise. Mon dessein n’est pas de remuer ces tristesses. Mais toute la plaie est là.

Votre conduite, aux yeux de l’univers, si vous l’exposiez, serait irréprochable ; elle a été digne, ferme et noble ; je ne l’ai pas trouvée à beaucoup près aussi tendre, aussi bonne, aussi rare, aussi unique, qu’elle pouvait l’être dans l’état d’amitié unique où nous vivions. – Depuis ce temps, je ne suis plus de votre famille, de votre intérieur ; je n’en puis plus être ; je suis retombé après bien des déchirements, vis-à-vis de vous, dans un état intellectuel et d’amitié extérieure ; je ne suis plus un membre de votre être, une fonction de votre vie. Croyez que mon cœur a bien saigné et qu’il en saigne encore quand il souffle dans l’air un certain vent du passé qui rouvre les plaies et fait mourir. – Mais qu’y faire ?…

C’est dans ces dispositions morales que les idées saint-simoniennes me sont survenues ; distraction puissante ; je m’y suis livré ; le rapport qu’elles avaient avec mes variations et mes égarements antérieurs était déjà un lien ; j’ai cru y voir un dernier progrès, une assiette, un couronnement à ma vie si agitée et toujours croulante. J’ai par moments beaucoup de doutes, non pas sur tel ou tel point en particulier mais sur tous ces systèmes généreux qu’on croit répondre à la loi des choses, et j’ai des quarts d’heure de scepticisme absolu et universel. Vous auriez par là une large prise sur moi ; mais pour me ramener où j’étais vis-à-vis de vous, mon ami, à ce que je regretterai éternellement, que faire ?

Cela est si vrai que dans tout ce que vous m’écrivez, et dans tout ce que je vous écris, nous n’osons même aborder par son nom le sujet vrai et si adorable de toute cette dissension.

L’extrait du roman dans le Globe n’aurait pu paraître ; il aurait fallu un jugement en tête à cause de l’orthodoxie du journal, et ce jugement aurait été prématuré. Je serais heureux de faire l’article moi-même ; on me presse là-bas, vous paraissez le désirer ; et, au milieu de mes anxiétés, j’en ai aussi un vif désir. – Je lirai, je causerai avec eux, nous causerons tous les deux ensemble, et si je puis tout concilier avec ce que je sentirai éternellement pour vous, personne et génie, je ferai.

Adieu, tout à vous, mon ami.

Sainte-Beuve

Présentez, s. v. p., mes respects à madame Hugo.

Cette lettre semble avoir atteint au cœur Victor Hugo. Ainsi, entre Sainte-Beuve et lui, ce ne serait plus seulement la séparation, ce serait la brouille ? Avait-il donc tout à fait perdu cet ami ? Il laisse passer quelques jours et il lui écrit :


« Ce vendredi 18 mars 1831.
» Mon ami,

» Je n’ai pas voulu vous écrire sur la première impression de votre lettre, Elle a été trop triste et trop amère. J’aurais été injuste à mon tour. J’ai voulu attendre plusieurs jours. Aujourd’hui, je suis du moins calme, et je puis relire votre lettre sans raviver la profonde blessure qu’elle m’a faite. Je ne croyais pas, je dois vous le dire, que ce qui s’est passé entre nous, ce qui est connu de nous deux seuls au monde, pût jamais être oublié, surtout par vous, par le Sainte-Beuve que j’ai connu. Oh ! oui, je vous le dis avec plus de tristesse encore pour vous que pour moi, vous êtes bien changé ! Vous devez vous souvenir, si vos nouveaux amis n’ont pas effacé en vous jusqu’à l’ombre de l’image des anciens, vous devez vous souvenir de ce qui s’est passé entre nous dans l’occasion la plus douloureuse de ma vie, dans un moment où j’ai eu à choisir entre elle et vous ; rappelez-vous ce que je vous ai dit, ce que je vous ai offert ce que je vous ai proposé, vous le savez, avec la ferme résolution de tenir ma promesse et de faire comme vous voudriez ; rappelez-vous cela, et songez que vous venez de m’écrire que dans cette affaire j’avais manqué envers vous d’abandon, de confiance, de FRANCHISE ! Voilà ce que vous avez pu écrire trois mois à peine après. Je vous le pardonne dès à présent. Il viendra peut-être un jour où vous ne vous le pardonnerez pas.

» Toujours votre ami malgré vous.

» v. h. »


Voici la réplique de Sainte-Beuve :


[3 avril 1831.]

J’ai moi-même eu besoin d’attendre bien des jours, avant de vous répondre, mon ami ; votre lettre m’a paru bien sévère et je me suis demandé si la mienne avait mérité une réponse si triste pour moi. Mais je suis venu à bout de moi, et telle qu’est votre lettre, je l’accepte entièrement et cordialement. Entre amis comme nous l’avons été, des paroles sévères peuvent être reçues sans honte ; et toutes les révoltes d’amour-propre qui ont eu lieu dans mon cœur à ce sujet, et que je vous confesse avoir été violentes, sont aujourd’hui tout à fait apaisées dans un sentiment de repentir que je vous prie de recevoir à votre tour avec clémence et générosité.

Il n’était pas entré dans ma pensée de vous offenser le moins du monde dans ma lettre ; l’expression m’en avait paru triste et douloureuse, mais sans aigreur ; je vous avais dit sincèrement là où était ma plaie : qu’il n’en soit plus question entre nous, mon ami ; car vous l’êtes toujours, non pas malgré moi, je vous jure comment avez-vous pu croire que j’avais voulu ne plus être le vôtre ?

Qu’il y ait eu refroidissement, déchirement, froissement entre nous, comme vous voudrez l’appeler, c’est malheureusement incontestable. Mais, l’amitié a des degrés et je me contenterai avec joie, orgueil et reconnaissance, de la moindre place que vous voudrez me conserver.

Une prière seulement. Si vous savez maintenant et si vous croyez qu’il y a entre nous, comme cause de déchirement, autre chose que les idées saint-simoniennes, insistez-y moins dans la conversation avec moi, je vous prie ; si je croyais cela, j’irais vous voir pour vous prouver que j’accepte votre pardon. Mais je crains toujours que ces malheureuses idées qui cachent autre chose pour moi ne m’impatientent et ne renouvellent les tristes discussions dont je rougis.

Vous me blâmez, je le sais, de n’avoir point parlé du roman, mais l’opinion qu’il faudrait exprimer ne sortira jamais de ma plume, avec quelque assaisonnement de louanges que ce soit. Quant aux extraits, il aurait fallu une tête, une demi-colonne, et, même dans ces courtes lignes, j’aurais été obligé par le journal de glisser quelques mots qu’il ne me convient pas d’écrire de vous.

Il est possible que j’entre plus avant dans le saint-simonisme. Mais est-ce donc une barrière entre nous ? Si je devenais tout à fait saint-simonien, je deviendrais meilleur, croyant en Dieu, moral, aimant les hommes. Si je suis si méchant, si passionné, si inégal, c’est que je suis livré aux caprices de mon misérable cœur.

Dites-moi, mon ami, puis-je aller vous serrer la main ?

Sainte-Beuve

Victor Hugo répondit dès le lendemain :

« Ce 4 avril [1831].

» C’est moi, mon ami, qui veux aller vous voir, vous remercier, vous serrer la main. Votre lettre m’a causé une vive et réelle joie. Croyez, mon ami, du moins je l’éprouve, qu’on ne se défait pas si vite d’une vieille amitié comme la nôtre. Ce serait un profond malheur que de pouvoir vivre après la mort d’un si grand morceau de nous-mêmes.

» Victor Hugo.


» Vous viendrez dîner un de ces jours avec nous, n’est-ce pas ? »

Ce post-scriptum rouvrait à Sainte-Beuve la maison de Victor Hugo, et il est certain qu’il y retourna. Mais il partait, quelques jours après, pour un voyage en Belgique.

Il écrit de Bruxelles à Victor Hugo :


Bruxelles, ce 14 avril 1831.

Mon cher ami, j’ai beaucoup pensé à vous depuis mon départ de Paris ; je me suis rappelé quelle part vous avez toujours eue jusqu’ici dans tous mes voyages et dans toutes mes absences, lorsque je suis allé en Angleterre, lorsque je suis allé sur les bords du Rhin, ou en Normandie ; et j’ai senti avec une joie vive et profonde que vous occupiez encore en moi une large place, et que je tenais encore à vous par des liens que je n’ose dire aussi forts que ceux d’autrefois (quoiqu’ils le soient redevenus de mon côté et que j’espère que mes fautes ne les aient pas trop relâchés du vôtre) mais au moins par des liens qui ne se rompront plus puisqu’ils ont résisté à la plus redoutable épreuve. J’ai songé avec une joie sincère que j’étais encore votre ami, et que pourtant, après tout ce que j’avais fait d’insensé, d’aigre et de violent, j’avais mérité de ne plus l’être ; j’ai été heureux, je vous jure, de cette idée que je vous avais bien quitté et que je n’emportais pas un remords attaché à votre souvenir. Chaque tour gothique, chaque flèche d’église, chaque hôtel de ville que j’ai rencontré sur ma route n’a pas été pour moi un monument funèbre de notre amitié, un témoignage accusateur de mon ingratitude envers celui qui m’avait révélé la clef de cette poésie et la pensée de ces vieux âges. Je suis depuis quelques jours à Bruxelles. J’ai vu l’hôtel de ville et Sainte-Gudule. L’hôtel de ville surtout est rare et admirable au milieu de cette place où chaque maison montre encore son pignon en façade, orné, ciselé, décoré à la flamande et à l’espagnole. Pourtant, quoique je me plaise à cette vue et que j’en aie quelque intelligence vague et confuse, je sens bien que le guide n’est pas là, que l’interprète me manque et qu’il y a longtemps que je ne me suis aimanté à ses paroles et à ses regards.

Oh ! mon ami, je vous le dis d’ici en toute quiétude de cœur, en toute timidité d’âme, en toute plénitude d’effusion, et en étant moi-même, autant que je le puis être, il ne s’est rien brisé d’essentiel entre nous ; l’aigreur qui est venue de moi n’a été qu’à la surface et comme un dépit de maîtresse. Je suis à vous autant que jamais, à vous, homme loyal et fort, à vous, caractère constant et inébranlable, à vous, dont les opinions, même quand je ne les adopte pas, me passent sur la tête et me réduisent à admirer.

Il y a une chose dont j’ai à vous parler ; je ne l’ai pas fait là-bas ; c’est de votre roman. Mon avis sincère est ceci : j’y distingue 1o l’expression fondamentale, générale, s’appliquant à tout, le style ; 2o la couleur locale, le sentiment historique, la forme architecturale se détachant en saillie et encadrant le reste ; 3o les caractères et personnages qui sont en jeu ; 4o les groupes ou l’action résultant du jeu de ces personnages (pardon de cette sèche analyse, mais c’est pour plus de brièveté). Eh bien, quant au style, je le trouve unique, merveilleux, inventé en tout et pour tout, fin, fort, souple, colossal, opulent. S’il pèche, c’est par excès de qualité en tout sens, et parce qu’il est à trop haute dose tout ce qu’il est. 2o Quant à la couleur historique, merveilleuse encore ! Science, imagination, reconstruction vivante et au point de vue de l’art d’un passé déjà inconnu. – Je n’y trouverais à redire que la saillie excessive de toutes les parties du cadre, et l’absence des intervalles ordinaires et plus prosaïques qui tempèrent l’admiration dans la réalité. L’interprétation fantastique, si chère à l’antiquaire artiste, me paraît aussi l’emporter un peu trop souvent sur l’interprétation pieuse du croyant ou du moins de l’homme qui regrette la croyance – pour préciser, je n’aime pas que vous disiez de Quasimodo qu’il est l’âme de la cathédrale ; l’âme de la cathédrale, même avec sa fantaisie, ses grotesques et son portail hermétique, cette âme, c’eût été, selon moi, un Ange, avec quelque tache peut-être aux pieds ou aux ailes, avec quelque brûlure que lui aurait faite au doigt une étincelle échappée du fourneau de Nicolas Flamel ; mais c’eût été en somme un Ange chrétien, beau, fort, triste et grave dans sa prière éternelle. – 3o Les caractères sont créés et ineffaçables ; le prêtre est sublime de vérité et de profondeur, la petite Esmeralda est une merveille, la mère a des accents à faire pleurer les voix les plus viriles qui les voudraient prononcer. Le seul défaut ici, selon moi, c’est que quelques-uns de ces caractères, tout en tenant toujours par une observation vraie à la nature humaine, tout en se rattachant au tissu de cette nature, en traversent trop fréquemment la trame dans un sens ou dans un autre, dessus et dessous, en féerie ou en grotesque, vers le ciel ou vers l’enfer. Alors vous êtes plus volontiers vertical qu’horizontal par rapport à la trame humaine. – 4o Enfin vient l’action ; tout ce qu’elle a de fort, de dramatique, d’artistement édifié et architecturé, vous pouvez croire que je le sens et que je l’admire. Je ne vous ferai donc que ma critique. Vous rappelez-vous ce soir où je vous priais de nous dire si l’âme de la Esmeralda était sauvée ? Voici ce que j’entendais par là à une époque encore catholique (quoique Luther fût déjà né), avec le dogme de l’enfer et les foudres de l’excommunication à une époque encore féodale (quoique Louis XI y portât déjà la cognée), avec la guerre, la violence, et Montfaucon vous nous avez peint surtout le côté violent, sombre, déchirant, la face lugubre du catholicisme et par laquelle il touchait à la société brutale du dehors : le bûcher, la haine de l’hérétique et du maudit, vis-à-vis du gibet et de la guerre à mort de Louis XI contre les seigneurs ; ceci est bien ; mais n’aurait-il pas fallu pour compléter le tableau, pour illuminer d’en haut l’action, y faire luire le flambeau de foi qui n’était pas éteint alors, l’idée de cette vie éternelle à laquelle tous croyaient ; nous montrer cette espérance consolante du paradis et de la cité de Dieu, non pas en votre propre nom, mais dans les bouches et dans les vœux d’agonie de vos personnages ? En ce sens, je comprends que M. de Lamennais vous ait reproché de n’avoir pas été assez catholique. – Voilà tout ce que j’avais à vous dire en fait de critique ; quant aux éloges, ils ne tariraient pas. Mais comme je ne vous avais pas parlé là-bas de votre livre et que vous saviez combien j’avais dû y penser, je me serais reproché de ne pas vous ouvrir toute ma pensée, comme j’ai fait pour Cromwell, pour Hernani ; d’ailleurs croyez bien que vous ne m’avez jamais paru plus grand, plus fort, plus maître de votre puissance et plus libre de l’appliquer désormais à toutes choses. Mais, je vous supplie, pesez bien dans mes critiques, moins ce qui est particulier à Notre-Dame, que ce qui est général et ce qui touche par quelque point votre système complet d’art ; voyez s’il n’y aurait pas moyen, sans perdre aucune de vos qualités, de réduire à néant toutes nos discussions qui, bien ou mal soutenues, de notre part, doivent porter sur quelque chose de vrai, partant d’admirateurs aussi entiers de votre génie, que nous le sommes, Leroux et moi.

Vous me demanderez ce que je fais ici : rien encore. Je ne suis pas saint-simonien classé, ni ne le serai, soyez tranquille, bien que les aimant beaucoup, et logé dans leur maison. Je ne sais pour combien de temps je suis ici ; il y a des jours où il me prend idée qu’on y pourrait vivre et travailler comme ailleurs. Allez, mon ami, je suis bien vieux déjà ; ma sève ne bouillonne plus ; j’aspire à me reposer et à oublier ; mes cheveux s’éclaircissent par devant ; je ne désire plus grand’chose, j’ai perdu l’habitude d’espérer, et j’ai besoin que ceux à qui j’ai fait mal m’aiment et me pardonnent.

Vous m’écrirez un jour à votre aise et aussi brièvement que vous le voudrez. Je vous aurai peut-être écrit déjà une seconde fois auparavant. Dites-moi comment se porte madame Hugo, assurez-la de mon respectueux et inaltérable souvenir. Tâchez qu’elle aille aux eaux ou à la campagne, son mal n’est qu’un mal d’estomac, une gastrite nerveuse, et il céderait vite au grand air, à la promenade, à la distraction.

Mes amitiés à Leroux, c’est le bon côté de moi-même, qu’il me représente auprès de vous et que son amitié pour vous plaide pour moi.

Adieu, mon cher ami, travaillez, mais sans trop vous fatiguer. Pressez votre rôle ; il est grand et peut l’être davantage encore, sinon dans les lettres, du moins en politique. À quoi en est l’affaire de la censure ?

Tout et toujours à vous.
Sainte-Beuve

Mes baisers à vos beaux enfants et à ma filleule en particulier.

Je vous prie de dire, mille amitiés à Pavie, à Boulanger. Si mon séjour se prolonge, j’écrirai à Pavie.

***

Les liens rompus étaient renoués. Quand Sainte-Beuve revint à Paris, il y eut reprise des relations anciennes et tous avaient l’espoir qu’elles allaient être aussi douces que par le passé. Mais les conditions, hélas ! en étaient bien changées. Il avait été virtuellement convenu qu’il ne serait plus question de la cause du désaccord : le fatal amour de Sainte-Beuve. Mais si le sujet défendu n’était pas dans les mots, il était dans les pensées : on y pensait encore en s’efforçant de l’éviter. Ce n’était plus l’abandon d’autrefois, c’était la gêne. La situation fausse faussait la parole, faussait l’attitude, faussait tout.

Les dispositions des esprits n’étaient pas non plus les mêmes. Sainte-Beuve surtout revenait avec des sentiments tout différents. À côté et à l’exemple de Victor Hugo, il avait voulu, il avait pu hausser son âme ; mais on peut convenir que la magnanimité ne lui était pas naturelle. Rendu à lui-même et à cette indépendance de l’esprit, et surtout du cœur, qu’il pratiqua toujours volontiers, il n’avait pas dû secouer sans quelque joie de sa délivrance le joug du maître et le joug de la vertu. S’étant une fois repris, il était loin de se redonner tout entier. Il n’avait plus pour Victor Hugo cette foi aveugle qui ne raisonne pas ; il faisait plus que raisonner, il doutait. Victor Hugo, en se trompant lui-même, l’avait une fois trompé ; pour une pièce fausse qu’il avait reçue, le malin personnage se demandait, il était bien aise de se demander, si les autres étaient vraies. L’ami ingrat venait de le rappeler, mais Sainte-Beuve ne pouvait oublier qu’il l’avait banni ; cette blessure à son amour-propre avait beau avoir été fermée, il en sentait la cicatrice. Il avait été humilié à cause de celle qu’il aimait, devant elle ! Pourrait-il réprimer la secrète envie d’avoir auprès d’elle son jour et de prendre sa revanche ?

Dans l’âme simple et droite de madame Victor Hugo elle-même, il pouvait y avoir aussi, à l’endroit de son mari, reproche et trouble. Elle qui n’était que bonté et pitié, elle n’avait pu s’empêcher de le trouver injuste et dur quand il avait exilé son ami ; elle avait dû dire, et tout haut peut-être « Oh ! ce pauvre Sainte-Beuve !… » Victor Hugo avait eu la prétention de ne pas faire le mari ; mais il l’avait été, chose fâcheuse. Quand Sainte-Beuve était revenu, il n’avait pas manqué de dire à madame Victor Hugo, en exagérant un peu, quels avaient été, loin d’elle, son supplice et son désespoir. Il s’était plaint et elle l’avait plaint, contre son mari. Et quelle contrainte encore, pour l’exilé à qui l’on faisait grâce, de ne pouvoir plus lui parler librement, de devoir taire tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il souffrait ! Elle lui manquerait donc, sa consolatrice ?… Il n’était plus si timide et si respectueux ! peut-être il lui écrivit, elle lui répondit peut-être. Elle avait maintenant quelque chose de secret, quelque chose d’étranger, presque d’hostile, pour l’homme à qui jusque-là elle avait appartenu tout entière.

Et lui ?… Shakespeare a bien fait voir comme la jalousie, d’abord étincelle, devient feu, flamme, incendie, et dévore tout, consume tout. Cela est vrai principalement pour une âme et pour une imagination telles que l’imagination et l’âme de Victor Hugo : l’âme a une pénétration, une intuition particulière pour saisir dans l’être aimé les moindres sentiments qui lui sont contraires ; l’imagination a une puissance extraordinaire pour les grossir. Lui si confiant, il était devenu soupçonneux, ombrageux, irritable ; il interrogeait, il épiait, il accusait : « Elle l’aimait moins ! elle ne l’aimait plus !… Pourquoi, pour qui ne l’aimait-elle plus ?… » Sainte-Beuve, correct et réservé en sa présence, n’encourait pas de lui le moindre reproche, et, d’ailleurs, Victor Hugo eût rougi encore, à ce moment, de lui laisser voir sa faiblesse. Il n’en souffrait que davantage. Il souffrait beaucoup, et la triste loi humaine voulait que, souffrant, il fit souffrir. Il devait avoir avec sa femme, des scènes de douleur violente qui la rendaient bien malheureuse à son tour. Elle tâchait de l’apaiser par la patience et la douceur ; parfois aussi elle dut se révolter : « Si elle l’aimait moins, était-ce donc sa faute, quand il la torturait ainsi ? » Alors il s’accusait, se jetait à ses pieds, se répandait en paroles de tendresse. Nous avons sous les yeux une lettre pleine d’adoration, écrite à ce moment-là, et qu’il achève par cette prière « Pardonne-moi ! »

Selon toute vraisemblance elle n’avait pu cacher à Sainte-Beuve ses angoisses ; et lui, selon toute vraisemblance, en avait profité pour tenir un langage plus expressif et plus ardent : et ce dut être pour la pauvre femme un redoublement de peine.

C’est alors, sans doute, que pour rassurer son mari, pour se rassurer contre Sainte-Beuve et peut-être contre elle-même, elle demanda à Victor Hugo d’être toujours là quand Sainte-Beuve la viendrait voir. L’aveu, dont Victor Hugo fut touché, n’était pas fait cependant pour calmer ses inquiétudes.

Ils en étaient là quand arriva de Liège à Sainte-Beuve une offre de venir pour un temps dans cette ville. On ne sait de quelle nature était cette offre ; il est probable qu’il s’agissait d’un cours de littérature à l’Université, comme celui qu’il fit à Liège même en 1848. Le certain, c’est qu’il n’était pas question d’un simple voyage, mais d’un séjour assez prolongé. Sainte-Beuve n’était toujours pas riche et la proposition avait ses avantages. Il en parla à ses amis  : Victor Hugo l’engagea fort à accepter. Il en parla aussi, soit de vive voix, soit par lettre, à madame Victor Hugo. Il est à supposer qu’elle vit là une issue pour sortir elle-même de la situation cruelle où elle était prise, entre ces deux hommes qui s’aimaient, qu’elle aimait, et qui étaient devenus des rivaux ; il est à supposer qu’au nom de son repos elle adjura Sainte-Beuve de lui faire ce sacrifice : Sainte-Beuve accepta l’offre de Liège.

Il est inutile de dire ce que cette résolution dut causer à Victor Hugo de soulagement et de joie : un homme ne s’éloigne de la femme qu’il aime, ni lorsqu’il est un amant heureux, ni même lorsqu’il espère le devenir. Madame Victor Hugo en eut aussi le cœur allégé après ces jours d’orage, elle pourrait donc respirer. On était alors à la fin de juin ; c’était l’époque où Victor Hugo et sa famille allaient passer dea semaines chez les Bertin : on fit ses adieux à Sainte-Beuve, on partit pour les Roches.

Sainte-Beuve, resté pour quelques jours à Paris, écrivit à Victor Hugo ce billet[6] :


Ce mercredi [30 juin 1831].

Mon cher Victor,

Je suis en train de faire votre biographie que je dois donner à l’imprimerie samedi ; après quoi, je partirai sans vous revoir peut-être à votre retour. Comment êtes-vous ? Comment est Madame ? J’espère que vous allez bien tous les deux et que vos douleurs de tête vous ont laissé en même temps que le bruit de Paris. Dites, seriez-vous assez bon pour m’écrire les quatre ou cinq premiers vers que M. François de Neufchateau vous adressa après votre concours sur les avantages de l’Étude. J’ai oublié de les prendre, et si je ne les encadre pas dans l’anecdote, ils seront à jamais perdus pour la postérité. Si vous êtes assez bon pour me répondre dès la présente reçue, je recevrai à temps la petite pacotille que je mettrai à bord de votre vaisseau amiral. Adieu, mon cher Victor, je pense bien à vous, et j’espère que vous m’aimez toujours. Mes respects, s’il vous plaît, à Madame.

Sainte-Beuve


Victor Hugo avait eu un tort grave quand, au commencement de l’année, il avait brusquement fermé sa maison à Sainte-Beuve ; il fit, en répondant à son billet, une faute tout aussi grave.

Après cette lutte secrète de trois mois qui l’avait tant fait souffrir, il était enfin au bout de sa peine son rival renonçait, s’effaçait, lui laissait le champ libre ; il triomphait… Quel besoin eut-il de proclamer son triomphe ?

Le 1er juillet, il envoya des Roches à Sainte-Beuve les vers de François de Neufchateau et termina sa lettre par cette fanfare :

« Nous sommes ici admirablement, si bien que nous ne savons guère quand nous en partirons ; ma femme est ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante. C’est une charmante hospitalité. Adieu. On sonne la cloche pour le déjeuner.

» N’oubliez pas de m’écrire de Liège.

» Toujours bien à vous,
» Victor.»


Sainte-Beuve reçut cette lettre pleine de joie avec un frémissement de colère. – Ah ! c’était ainsi ! elle s’était lamentée, elle s’était dite malade, épuisée, elle l’avait conjuré de partir ! Il avait consenti, il s’immolait, il s’éloignait, la mort dans l’âme !… et voilà qu’elle était « ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante » !… Il écrivit à Victor Hugo une lettre qui, malheureusement, nous manque, mais à laquelle il est aisé de suppléer : – ses amis faisaient des objections à son départ ; il disait les obstacles, il donnait des raisons… Il ne partirait pas pour Liège.

Sainte-Beuve ne part pas ! La lutte n’est donc pas finie ? Tout va recommencer, tout, les nuits sans sommeil, les jours sans travail, et les soupçons aigus, et les fureurs et les larmes ? Oh ! alors il n’y a plus d’orgueil qui tienne, il n’y a plus de génie qui vaille, il n’y a plus de grand poète, plus de nom illustre, plus d’œuvre glorieuse ; il y a un pauvre homme qui souffre, qui saigne et qui pleure. Il doit prendre un parti : ce supplice est au-dessus de ses forces. Il ouvre son cœur à sa femme dont la tendresse et la bonté s’émeuvent d’une telle douleur. Ils reviennent tous deux à Paris, et il réplique à Sainte-Beuve :

« Ce 6 juillet [1831].

» Ce que j’ai à vous écrire, cher ami, me cause une peine profonde, mais il faut pourtant que je vous l’écrive. Votre départ pour Liège m’en aurait dispensé, et c’est pour cela que je vous ai semblé quelquefois désirer une chose qui, en tout autre temps, eût été pour moi un véritable malheur, votre éloignement. Puisque vous ne partez pas, et j’avoue que vos raisons peuvent être bonnes, il faut, mon ami, que je décharge mon cœur dans le vôtre, fût-ce pour la dernière fois. Je ne puis supporter plus longtemps un état qui se prolongerait indéfiniment avec votre séjour à Paris.

» Je ne sais si vous en avez fait comme moi l’amère réflexion, mais cet essai de trois mois d’une demi-intimité, mal reprise et mal recousue, ne nous a pas réussi. Ce n’est pas là, mon ami, notre ancienne et irréparable amitié. Quand vous n’êtes pas là, je sens au fond du cœur que je vous aime comme autrefois ; quand vous y êtes, c’est une torture. Nous ne sommes plus libres l’un avec l’autre, voyez-vous ! Nous ne sommes plus ces deux frères que nous étions. Je ne vous ai plus, vous ne m’avez plus, il y a quelque chose entre nous. Cela est affreux à sentir, quand on est ensemble, dans la même chambre, sur le même canapé, quand on peut se toucher la main. À deux cents lieues l’un de l’autre, on se figure que ce sont les deux cents lieues qui vous séparent. C’est pour cela que je vous disais partez ! Est-ce que vous ne comprenez pas bien tout ceci, Sainte-Beuve ? Où est notre confiance, notre mutuel épanchement, notre liberté d’allée et venue, notre causerie intarissable sans arrière-pensée ? Rien de tout cela. Tout m’est un supplice à présent. L’obligation même, qui m’est imposée par une personne que je ne dois pas nommer ici, d’être toujours là quand vous y êtes, me dit sans cesse et bien cruellement que nous ne sommes plus les amis d’autrefois. Mon pauvre ami, il y a quelque chose d’absent dans votre présence qui me la rend plus insupportable que votre absence même. Au moins, le vide sera complet. Cessons donc de nous voir, croyez-moi, encore pour quelque temps, afin de ne pas cesser de nous aimer. Votre plaie est-elle cicatrisée ? je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que la mienne ne l’est pas. Chaque fois que je vous vois, elle saigne. Vous devez trouver quelquefois que je ne suis plus le même. C’est que je souffre avec vous maintenant, cela m’irrite, contre moi d’abord et surtout, puis contre vous, mon pauvre et toujours cher ami, et enfin contre une autre dont c’est peut-être aussi le vœu que je vous exprime dans cette lettre. De toutes ces souffrances du cœur, il s’échappe toujours, quoi que je fasse, quelque chose au dehors ; et cela nous rend tous malheureux, plus malheureux qu’avant de nous être revus.

» Cessons donc de nous voir en ce moment, afin de nous revoir un jour, le plus tôt possible, et pour la vie. L’éloignement de nos quartiers, l’été, les courses à la campagne, qu’on ne me trouve jamais chez moi, voilà des prétextes suffisants pour le monde. Quant à nous, nous saurons à quoi nous en tenir. Nous nous aimerons toujours. Nous nous écrirons, n’est-ce pas ? Quand nous nous rencontrerons quelque part, ce sera une joie, nous nous serrerons la main avec plus de tendresse et d’effusion qu’ici. Que dites-vous de cela ? Écrivez-moi un mot.

» J’arrête ici cette lettre. Ayez pitié de toutes ces idées sans suite. Cette lettre m’a bien fait souffrir, mon ami. Brûlez-la, que personne ne puisse jamais la relire, pas même vous.

» Adieu.
» Votre ami, votre frère,
» Victor.

» J’ai fait lire cette lettre à la seule personne qui devait la lire avant vous. »

Sainte-Beuve répond dès le lendemain :


[7 juillet 1831].

Je trouve en rentrant votre lettre, mon cher ami ; elle m’étourdit et me bouleverse. Je la relis et redemande à ce papier s’il dit vrai et s’il ne dit pas autre chose. Je repasse ma conduite depuis ces trois mois pour voir en quoi elle a pu vous blesser et rouvrir un passé que mon vœu était d’abolir. J’ai été avec vous comme autrefois et je vous ai cru aussi souvent le même. Par moments, j’avais bien quelques doutes de ce qui pouvait rester en vous de tristesse et d’irréparable, mais j’attribuais votre air plus sombre à l’âge, à la vie plus avancée, et votre silence à ce que nous nous étions tout dit depuis longtemps et que nous nous connaissions à fond. Quant à l’autre personne que j’éviterai aussi de nommer, bien qu’elle soit restée pour moi l’objet d’une affection invincible et inaliénable, je ne crois pas l’avoir pu blesser par aucun retour vers un temps évanoui. Je ne l’ai jamais revue seule : quand vous n’y étiez pas, il y avait toujours des témoins, et mon intérêt ne se manifestait jamais que par des questions relatives à la santé et à l’état physique. Je regrette que ce départ n’ait pu avoir lieu à temps pour prévenir une si douloureuse ouverture mais les raisons qui m’ont fait retarder sont venues, je vous assure, à l’idée de presque tous mes autres amis ; si j’en avais de secrètes, s’il y avait des séparations personnelles qui pussent me coûter en quittant Paris et dont la pensée entrât dans mes ajournements, vous y étiez sans doute, vous et votre maison, pour quelque chose ; sans doute il m’était dur de vous laisser alors même que je croyais vous avoir retrouvés ; mais dans le cas où vous m’auriez supposé quelque arrière-pensée plus secrète, plus attachante encore, il me semble qu’il vous était facile, sans beaucoup d’efforts, d’en saisir la clé et de l’appliquer ailleurs. – Au surplus, mon ami, cette lettre qui m’accable et m’afflige beaucoup ne m’irrite nullement, j’ai un regret amer, une douleur secrète d’être pour une amitié comme la vôtre une pierre d’achoppement, un gravier intérieur, une lame brisée dans la blessure ; j’ai besoin de me rejeter sur la fatalité pour m’absoudre d’être ainsi l’instrument meurtrier qui laboure votre grand cœur. Prenez garde, mon ami, je vous le dis sans aucune amertume, prenez garde, poète comme vous êtes, de trop emplir la réalité de votre fantaisie, de faire éclore des soupçons sous votre soleil, et de prêter une oreille trop émue aux simples échos de votre voix. Vous êtes à l’âge et au moment où se pose la plus large assise de votre vie ; toute gloire désormais vous est possible et vous est due ; les hommes seront trop heureux et fiers de vous prendre sur le pied dont vous vous offrirez à eux, fût-ce sur un piedestal[7]. Mais au moins, mon ami, sous cette vie magnifique et bruyante du dehors, gardez le plus que vous le pourrez une vie simple, nette, non fantastique au dedans, réelle, éparse au hasard et sans montagnes de chimères. Quand votre flamme va aux autres, que la fumée ne revienne pas contre vous. Sachez jouir de votre bonheur au moment où il vous arrive, le plus complet que vous l’ayez rêvé. Adieu. Je suis à vous comme toujours et autant que toujours, avec affliction et sans amertume, soumis à ce que vous aurez décidé, bien que j’aie peine à le comprendre, considérant une séparation d’avec vous comme des arrêts indéfinis que votre amitié plus calme et tout à fait guérie se réserve de lever un jour.

Adieu, mon ami, adieu,


» s.- b.»

Victor Hugo reçoit cette lettre qui, sans plainte et sans amertume, essaie, par tous les moyens, raisonnement et douceur, de le rassurer, de le calmer. Alors son cœur se fond en reconnaissance, et tout de suite, à l’instant même, sans réfléchir, dans une confiance éperdue, dans un abandon aveugle, il crie à son ami sa douleur, qui ressemble à sa défaite ; mais ce qui fait la grandeur de cette lettre déchirante, absurde et sublime, c’est justement la défaillance de ce fort, l’humilité de ce superbe :


« 7 juillet 1831.

» Je reçois votre lettre, cher ami, elle me navre. Vous avez raison en tout, votre conduite a été loyale et parfaite, vous n’avez blessé ni dû blesser personne… tout est dans ma pauvre malheureuse tête, mon ami ! Je vous aime en ce moment plus que jamais, je me hais, sans la moindre exagération, je me hais d’être fou et malade à ce point. Le jour où vous voudrez ma vie pour vous servir, vous l’aurez, et ce sera peu sacrifier. Car, voyez-vous, je ne dis ceci, qu’à vous seul, je ne suis plus heureux. J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon amour cessât de m’aimer, que cela avait peut-être tenu à peu de chose avec vous. J’ai beau me redire tout ce que vous me dites et que cette pensée même est une folie, c’est toujours assez de cette goutte de poison pour empoisonner toute ma vie. Oui, allez, plaignez-moi, je suis vraiment malheureux. Je ne sais plus où j’en suis avec les deux êtres que j’aime le plus au monde. Vous êtes un des deux. Plaignez-moi, aimez-moi, écrivez-moi.

» Voilà trois mois que je souffrais plus que jamais. Vous voir tous les jours en cet état, vous le comprendrez, remuait sans cesse toutes ces fatales idées dans ma plaie. Jamais rien de tout cela ne sortira au dehors, vous seul en saurez quelque chose. Vous êtes toujours, n’est-ce pas que vous le voulez bien ? le premier et le meilleur de mes amis. Voilà un jour pourtant sous lequel vous ne me connaissiez pas encore ! Que je dois vous sembler fou et vous affliger ! Écrivez-moi que vous m’aimez toujours. Cela me fera du bien… Et je vivrai dans l’attente du jour bienheureux où nous nous reverrons !

Sainte-Beuve répond aussitôt, et l’on aimerait à croire que, touché d’une si pathétique effusion, il écrit vraiment pour consoler l’ami, non pour rassurer le mari ; on aimerait à croire que, devant l’angoisse de la pauvre grande âme, il est redevenu sincèrement le Sainte-Beuve d’autrefois, le Sainte-Beuve qui s’était haussé au-dessus de lui-même dans les jours héroïques de leur héroïque amitié :


Ce 8 juillet [1831].
Mon cher ami,

Votre nouvelle lettre me comble à la fois d’affliction et de reconnaissance. Non seulement je ne vous en veux pas de ce qui se passe, mais je vous en aime mieux que jamais. Tâchez, mon ami, tâchez de vaincre le malheureux et noir soupçon qui vous est né ; je sais combien une telle plaie est douloureuse, pudique, et combien on rougit qu’une main y touche, même la main la plus délicate et la plus compatissante. Mais que n’avez-vous parlé plus tôt ? Que n’avez-vous, par un mot de confiance, éloigné plus à temps pour vous l’auteur de ce tourment ? Permettez-moi de vous dire encore : êtes-vous sûr, sous l’influence de cette fatale imagination, de ne pas porter dans vos rapports avec la personne si faible et si chère quelque chose d’excessif qui l’effraie et resserre contre votre gré son cœur : de sorte que vous-même par votre soupçon la jetiez dans l’état moral qui réfléchisse ce soupçon et vous le rende plus brûlant. Vous êtes si fort, mon ami, si accentué, si hors de toutes nos dimensions vulgaires et de nos imperceptibles nuances, que, surtout dans ces moments passionnés, vous devez jeter et voir dans les objets la couleur de vos regards, le reflet de vos fantômes.

Tâchez donc, mon ami, de laisser cette eau limpide recommencer à courir à vos pieds sans la troubler et vous y reverrez bientôt votre image. Je ne vous dirai pas : soyez clément, soyez bon, car vous l’êtes, Dieu merci ! Mais je vous dirai soyez bon à la manière vulgaire, facile dans les petites choses ; j’ai toujours pensé qu’une femme, épouse d’un homme de génie, ressemblait à Sémélé ; la clémence du dieu consiste à se dépouiller de ses rayons, à émousser ses éclairs ; là où il croit jouer et briller seulement, il blesse souvent et il consume. Quant à moi, mon ami, je vous écrirai quelquefois puisque vous me le permettez ; quelquefois peut-être, plus tard, je vous demanderai de venir dîner avec moi à quelque café, car j’aurais besoin de vous voir, et, dans un certain temps, cela ne vous fera plus trop de mal, je l’espère.

Adieu, mon ami, votre ami comme toujours et plus que toujours.

Sainte-Beuve


Victor Hugo, un peu soulagé, répond :

« 10 juillet 1831.

» Votre lettre m’a fait du bien. Oh ! oui, vous êtes toujours et plus que jamais mon ami ! Il n’y a qu’un bon et tendre ami comme vous qui sache sonder d’une main si délicate une douleur si profonde et si vive ! Nous nous reverrons çà et là. Nous dînerons quelquefois ensemble. Ce sera une joie pour moi. En attendant, mon pauvre ami, priez Dieu pour que le calme du cœur me revienne. Je ne suis pas habitué à souffrir !

» v.

» Écrivez-moi. Ne m’abandonnez pas. »

VI


le banissement. — la rupture


Sainte-Beuve, prévenant et persuasif, s’efforce de tranquilliser Victor Hugo et de le convaincre qu’il a en lui, Sainte-Beuve, le plus dévoué et le plus irréprochable des amis. Pour reconnaître le service que le poète lui a rendu en l’introduisant à la Revue des Deux Mondes, il va lui consacrer le premier article qu’il y écrira :

Ce mardi [19 juillet 1831].
Mon cher ami,

Buloz me tourmente pour un article ; il voudrait que je lui en fisse un sur vous. J’ai pensé que cet article biographique repris, complété, développé surtout dans les dernières parties, avec un jugement littéraire, ferait l’affaire de Buloz ; mais serait-ce la vôtre, mon ami Cela vous accommoderait-il ? Il désirerait aussi que la pièce dont j’ai cité quelques vers sur votre naissance s’y trouvât, sinon entière, du moins en grande partie ; ce serait peut-être une manière de lui payer ce que vous lui avez promis. Dans le cas où vous consentiriez, seriez-vous assez bon pour me renvoyer cette pièce ? Un mot de réponse, n’est-ce pas et dites-moi aussi, mon ami, comment vous allez, si vous êtes plus content, si les nuages s’en vont de ce front et les soupçons de ce cœur, si j’y ai toujours une place, mais une place moins cruelle pour vous et moins irritante. Mon ami, dites-moi un mot de tout cela, et croyez toujours à ma pensée qui vous suit et à mon dévouement pour tout ce qui vous touche.

Votre ami,
Sainte-Beuve


Victor Hugo répond avec mélancolie :

« Ce 21 [juillet 1831].

« J’ai les yeux si malades, cher ami, que j’y vois à peine pour vous écrire. Je reçois votre lettre en rentrant de la campagne où j’étais allé passer quelques jours dans l’espoir d’y trouver des distractions, qui m’ont fui là comme ailleurs. Je n’ai plus qu’une pensée, triste, amère, inquiète, mais, je vous jure, pleine au fond de tendresse pour vous. Voici les vers que vous me demandez. Faites-en tout ce que vous voudrez, comme vous le voudrez. Vous êtes mille fois trop bon de vous occuper encore de moi. J’en suis toujours bien fier et plus profondément touché que jamais. Mais surtout aimez-moi et plaignez-moi.

» Votre frère,
« VICTOR. «

Sainte-Beuve, dans ses lettres, semble avoir accepté, cette fois sans aigreur et sans révolte, l’obligation de ne plus venir dans la maison de Victor Hugo. Il compte, apparemment, que s’il se soumet de bonne grâce et rassure par tous les moyens son ami, l’interdiction sera levée. En attendant, il ne cesse pas de voir Victor Hugo au dehors, soit chez des amis communs, soit dans quelque restaurant où ils conviennent de dîner ensemble. Il lui témoigne les égards les plus délicats. Après un de leurs entretiens, il lui vient un scrupule

qu’il se hâte de lui exprimer :
[Août 1831].

Je réfléchis, mon cher ami, que vous m’avez dit tantôt que madame Deschamps vous avait dit que je lui avais dit que vous n’aviez pas de sensibilité. Cela est une sottise que je n’ai pu dire et que vous ne croyez pas. Cependant comme il ne faut pas laisser pousser ces mauvaises herbes de rapports sur le chemin de l’amitié, je vous dirai que c’était, je ne sais quel dimanche, chez Nodier, que, parlant à madame Deschamps de votre admirable drame[8] et répondant à ses questions, j’en vins à exprimer le jugement que voici, pour le sens : Que le personnage essentiel était un Didier, un autre vous-même, encore plus passionné que sensible, qui dit à sa maîtresse : je vous aime ardemment et non tendrement ; profond, fort, irrévocable ; que sa conduite à la fin, son refus de pardonner à la pauvre fille et de l’embrasser, brisait le cœur et l’écrasait plutôt que de le fondre en larmes. N’en concluez pas du tout que je préférasse un dénouement plus élégiaque à ce coup de massue dramatique ; mieux vaut Eschyle qu’Euripide. Mérimée disait, je crois, que c’était bien fait de tuer ce Didier qui était si dur pour cette pauvre Marion. C’est assez mon avis aussi ; et j’en tire sujet d’admirer comment vous avez d’une main intrépide mené à terme ce merveilleux et colossal caractère. Voilà tout mon jugement. Et là-dessus, soyez sûr que je n’aurai jamais qu’une façon de parler comme de penser de vous aux amis et ennemis.

s. -b

Victor Hugo a tenu compte des observations de ses amis et de Sainte-Beuve lui-même : il a modifié le dénouement de Marion de Lorme, et Didier maintenant pardonne à Marion. Sainte-Beuve demande une entrée à la répétition générale du drame et se met à la disposition de son ami pour tous les services qu’il pourra lui rendre :

Ce vendredi [5 Août 1831].
Mon cher ami,

Est-ce bien sûr qu’on donne Marion lundi ou mardi ? Vous serez bien bon de ne pas m’oublier pour la répétition générale ; je ne parle pas de la première représentation. Mais je voudrais voir la répétition, il y a un acte que je ne connais pas, tel qu’il est refait, le 5e — et il y a si longtemps que je n’ai entendu toute la pièce, qu’elle me fera une impression fraîche et presque vierge. Je voudrais bien, mon ami, pouvoir vous être bon à quelque chose dans ceci, mais je ne vois pas à quoi. Si vous aviez quelque service pour lequel je vous fusse bon, j’éprouverais une vraie reconnaissance de vous voir me le demander. J’espère que vous êtes bien, et que madame Hugo se rétablit. Je joins ici la pièce que vous avez eu la bonté de me livrer et dont j’ai fait usage. Vous recevrez cette Revue dans deux ou trois jours. Adieu, mon ami, votre succès me paraît trop certain pour ne pas vous en féliciter d’avance ; mais, allez, j’apporterai à cette pièce de bien autres émotions que des émotions littéraires.

Toujours à vous de cœur.

Sainte-Beuve

Victor Hugo, touché, lui répond « Votre lettre m’émeut aux larmes… » Il lui envoie un laissez-passer, lui demande de transmettre des places pour la première représentation à quelques amis communs et termine en lui disant : « Pardon ! vous voyez comme je dispose de vous ; c’est encore comme autrefois. »

***

Ici une lacune de quatre mois dans la correspondance. En décembre 1831, Victor Hugo publie les Feuilles d’Automne. Sainte-Beuve lui écrit aussitôt :

Ce samedi.
Mon cher ami,

Renduel m’a apporté ce matin votre livre avec la suscription que vous avez bien voulu y mettre et qui m’a fort touché. Depuis tantôt trois heures, je le lis, le dévore, me prenant aux pièces pour moi nouvelles, ou me replongeant aux anciennes. Vous ne pouvez savoir combien tout ce qu’il y a d’intime, de grave, d’irréparable dans les émotions que vous exhalez m’a été au cœur et y demeurera. J’aurais grand bonheur à en parler après Nodier, Nisard et autres qui le feront mieux, mais non plus sincèrement, plus cordialement je vous assure.

Je vous prie de croire, malgré ces absences et ces silences qui dorment comme des fleuves infranchissables entre nous, au sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à votre Élysée dont j’étais alors, comme ces ombres que l’antique fatalité nous montre tendant encore les bras au passé ripæ ulterioris amore. — On me dit de toutes parts que madame Hugo va mieux et que sa santé parait se réparer ; c’est pour moi une bonne nouvelle à laquelle j’ai besoin de croire. —

Adieu, mon cher ami, soyez heureux, vous et tout ce qui vous touche,

Je reste à vous de cœur.
Sainte-Beuve

Il manque ici une lettre, au moins, de Victor Hugo, à laquelle Sainte-Beuve répond tout de suite. Il s’excuse de n’avoir pas fait paraître encore son article sur les Feuilles d’Automne :

Ce dimanche [2 avril 1832].

C’est moi, mon cher ami, qui me disposais à vous écrire pour vous demander de vos nouvelles, pour vous prier d’excuser le long retard que j’ai mis à faire une chose bien agréable pour moi et que j’espère bien vous envoyer à lire à la fin de la semaine, sans faute. Mais vous savez comme on remet involontairement et de quelle façon, malgré nous-mêmes, les jours et les semaines s’accumulent sur le plus doux et le plus facile projet. Mais je me suis promis formellement d’avoir fini pour samedi prochain ; j’en ai fait le ferme propos et vous le recevrez ce jour-là. Voilà ce que j’allais vous écrire pour m’excuser auprès de vous, quand votre bonne lettre m’est arrivée ; de tous vos compliments j’aime et je prends ce qui les dicte, ce que l’absence, je commence à l’espérer plus que jamais, laissera vif, intact et inaltérable entre nous.

Tout à vous, mon ami.
Sainte-Beuve

Peu de jours après, l’article sur les Feuilles d’Automne paraissait dans la Revue. Sainte-Beuve ne comprenait rien à tout ce qui touche au théâtre et il avait horreur de ce qu’il ne comprenait pas ; en revanche, s’il n’était pas poète, il comprenait à merveille la poésie et il savait l’admirer : il parla du livre nouveau en termes éloquents et chaleureux. Il dit sa joie sincère de voir le lyrique des Feuilles d’automne justifier les prédictions, tenir et au delà les promesses qu’il avait faites pour le lyrique des Odes et Ballades. Tout cela sans réserves, avec la meilleure volonté de servir l’œuvre et de satisfaire l’auteur. Nous n’avons aucune réponse de Victor Hugo : c’est qu’il aima mieux aller lui-même chez Sainte-Beuve pour le remercier avec effusion.

Sainte-Beuve juge le moment peut-être favorable pour retrouver l’accès de la maison interdite. Le choléra sévit à Paris : Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo ; il se dit inquiet, — il l’est sans doute, — pour la santé des êtres chers dont il est séparé ; il se borne modestement à demander la permission évidemment superflue d’envoyer chaque jour prendre de leurs nouvelles. Il espère bien que Victor Hugo, touché de sa sollicitude, lui permettra de venir lui-même. Mais « la plaie » de Victor Hugo n’est pas fermée : il éludera la question, soit dans une visite, soit dans une lettre que nous n’avons pas.


Ce samedi [8 avril 1832].
Mon cher ami,

Si j’ai regretté quelquefois l’absence qui nous sépare, comme un mur sacré, c’est dans des moments comme ceux-ci qu’elle me paraît douloureuse et presque affreuse surtout, quand une maison où il y a tant de têtes, et pour moi tant de sujets de sollicitudes, me reste chose lointaine et inconnue. Si je l’osais, mon ami, et que je puisse espérer que vous le trouvassiez bon, j’enverrais tous les matins savoir comment va toute votre chère famille ; car pour vous, je crains peu, par la raison qu’a dite Jean-paul : votre pensée intérieure, quoique déjà si magnifiquement produite, vous sert de sauvegarde par ce qui reste encore à développer. — J’ai bien à vous remercier de vos beaux volumes. Renduel a dû vous dire mon désir d’en parler. Je ferai l’article comme pour les Débats. Je ne m’y suis pas encore mis, un peu distrait que je suis mais j’y vais songer lundi. Je cherche seulement Han et Notre-Dame que j’ai eu la bêtise de prêter je ne sais à qui. Mais je voudrais bien auparavant être tranquillisé sur vous et sur les vôtres. Je serais vraiment heureux, si j’osais envoyer demander à votre portier chaque matin des nouvelles ; mais c’est enfantillage à moi de vous dire cela ; n’en riez pas trop.

Tout à vous de cœur, mon ami,
Sainte-Beuve


C’est que Sainte-Beuve ne se décourage pas ; il veut rendre à Victor Hugo encore un service littéraire. Renduel publie une édition nouvelle des romans du poète : Sainte-Beuve écrit l’article annoncé dans la lettre précédente et l’envoie, inédit, à Victor Hugo. Dans le post-scriptum de la lettre qui l’accompagne, autre invite : voilà Cousin qui, ignorant le cruel arrêt, voulait emmener Sainte-Beuve dîner chez Victor Hugo avec lui ! Hélas ! il y faudrait l’agrément de Victor Hugo…

Ce samedi 6 heures.

Voici, mon cher ami, ce méchant article que je vous ai tant fait attendre. Vous verrez que Notre-Dame la critique y a pris ses ébats sur Notre-Dame, et que c’est presque un article méchant. S’il vous paraît toutefois trop faux sur quelque point, soyez assez bon pour me le faire dire par Renduel ou par un mot de vous. S’il peut rester dans quelque journal, aux Débats ou ailleurs, seriez-vous assez bon pour demander ou faire demander comme condition qu’on m’envoie l’épreuve, car c’est très essentiel pour un article de cette sorte, si l’on ne veut pas qu’il arrive au public parfaitement ridicule. Il faut prendre garde aussi d’en perdre, car il ne m’en reste qu’une incomplète copie.

J’espère, mon ami, que vous allez bien, vous et les vôtres. Je vous serre les mains. Dites-moi que vous me pardonnez cet article.

Tout à vous de cœur,
Sainte-Beuve

Cousin que j’ai rencontré au Luxembourg l’autre après-midi m’a fait mille sortes d’amitiés et d’éloges pour vous ; il voulait presque m’emmener dîner chez vous avec lui : il m’a causé prodigieusement de Gœthe, et après Gœthe de vous.

Ce « méchant article », Victor Hugo veut user de son influence près de M. Bertin pour le faire insérer au Journal des Débats.

Sainte-Beuve lui écrit :
Ce jeudi [10 mai 1932].
Mon cher ami,

Si les Débats n’acceptent pas l’article d’emblée, je suis bien sûr que, sous un prétexte ou un autre, ils l’ajourneront indéfiniment et ne le mettront pas. Je vous avoue que, d’après la connaissance que je crois avoir de ce que c’est que la boutique d’un journal, et d’après l’espèce de défaite d’un article probablement commencé par je ne sais quel de leurs rédacteurs, il ne me paraît guère probable qu’ils consentent à l’insertion : le mieux alors serait de le leur redemander vite ; je ne vois pas pourquoi il ne passerait pas au National, où il deviendrait un bon piédestal et où ce serait une espèce de bombe dans les glaces polaires de leur littérature. Voyez si ce dernier parti vous convient ; dans ce cas, veuillez me renvoyer le morceau et j’entamerai la négociation de mon côté.

Tout à vous de cœur. J’espère que vous allez tous bien.

Sainte-Beuve


Victor Hugo répond qu’il « n’a proposé l’article aux Débats qu’avec une extrême réserve et en maintenant tous les privilèges dus au talent de Sainte-Beuve ». L’article sera accepté sans être lu au préalable :

« M. Bertin est on ne peut plus disposé à insérer, et je suis convaincu que l’article passera. Sinon, je compte sur votre bonne volonté pour le National. J’ajouterai ici, en confidence, que le désir de vous avoir aux Débats comme rédacteur littéraire me paraît très grand et perce dans tout ce qu’on me dit. Tenez ceci bien secret. Qu’en pensez-vous de votre côté ? »

Sainte-Beuve répond par la très honorable lettre que voici. Il est alors de l’opposition, et il n’entrerait aux Débats, même comme rédacteur littéraire, qu’avec un médiocre enthousiasme :

Ce vendredi [8 mai 1832].
Mon cher ami,

Renduel m’avait dit effectivement tout le soin que vous preniez par rapport à ce qui me concerne dans l’affaire de l’insertion, et en vérité vous êtes bien bon de vous occuper à ce point de moi dans une circonstance où je n’avais pour but que de vous satisfaire. Oui, mon Dieu, que M. Bertin lise l’article ; ce que je désire le plus, c’est qu’il le mette ; mais s’il ne le mettait pas, ce ne serait pas de son refus par rapport à moi, mais par rapport à l’objet voulu, que je serais contrarié. Quant à la disposition bienveillante dont vous me parlez, j’en suis sincèrement touché et reconnaissant, surtout après cette conduite assez brutale (au point de vue privé) dont je me suis avisé. Je sais mieux que personne que les Débats sont le seul journal quotidien où la littérature ait la place convenable et toute liberté ; mes petits intérêts de finances comme mes goûts littéraires seraient parfaitement d’accord là-dessus. Mais il y a autre chose ; j’ai, à tort ou à raison, des idées autres que celles des Débats sur la manière de pousser en avant la civilisation, d’émanciper le peuple ; je prends davantage les choses par le côté des sacrifices, des risques généreux, et d’une vérité et d’une équité plus inflexibles, quoique aussi sujettes à l’erreur. Travailler, même littérairement, à la réussite d’un journal dont l’effet général est contraire à ces sentiments, voilà toute la difficulté pour moi et le scrupule. Orner pour ma part et autant que je puis ce que je crois, en somme, peu bon à propager, mêler une goutte de miel de plus à l’attiédissement public, telle est encore une fois mon objection. Vous la devez sentir, mon ami. Mais je voudrais séparer de ce jugement abstrait le sentiment de profonde reconnaissance personnelle que m’inspire ce que vous me rapportez.

J’arrangerai, à la fin, cette page que Renduel m’avait déjà demandée et vous l’enverrai pour l’ajouter, demain ou après.

J’espère que vous allez tous bien, et je suis tout à vous de cœur, mon ami.

L’insurrection de juin 1832 vient d’ensanglanter Paris ; l’état de siège a été proclamé. Ici quelques lettres dont le caractère politique fait grand honneur aux deux amis.

Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo :

[7 juin 1832] Quatre heures.
Mon cher ami,

On est décidé, au National, à rédiger une déclaration des écrivains en faveur de l’indépendance de la presse à l’occasion de l’état de siège. Lerminier rédige cette déclaration et dans les termes les plus généraux, pour comprendre les diverses nuances de l’opinion libérale. On désirerait le plus de noms honorables, voire même illustres. Ampère va demander la signature de M. de Châteaubriand ; on me prie de demander la vôtre.

On sera au National vers neuf heures. Un mot de vous ou votre présence seraient excellents, quelque chose, enfin, qui autorisât à mettre votre nom à l’acte.

À vous de tout cœur,
Sainte-Beuve

Je joins à ceci la lettre d’Ampère.

Victor Hugo répond aussitôt par ce billet :


« Ce 7 juin, dix heures du soir [1882].

» Je rentre, mon cher ami ; l’heure de rendez-vous au National est passée. Mais je m’unis à vous de grand cœur. Je signerai tout ce que vous signerez, à la barbe de l’état de siège.

» Votre ami dévoué,
» Victor.»

Quatre jours après, Sainte-Beuve réplique :

lundi, 11 juin 1832.
Mon cher ami,

Merci de votre réponse ; je ne doutais pas de votre adhésion, mais ç’a été inutile. Le premier soir, on a ajourné l’insertion, quoiqu’on eût signé une espèce de papier, mais il n’y avait pas assez de noms graves ; je n’avais pas encore le vôtre, ni celui de Béranger. Le lendemain, nouvelles signatures cette fois, j’ai mis la vôtre. Mais nouvelles chicanes, objections, discussions et ajournement d’insertion.

Je sais de vos nouvelles ce matin par Renduel ; je suis allé hier soir chez Nodier, pensant que vous y seriez peut-être. Les choses ne vont pas mal, grâce à la folie de nos gouvernants ; mais la folie de nos jeunes têtes les avait bien compromises, si les Guizot et Thiers ne les avaient raccommodées. Oh ! mon ami, si vous daignez penser une demi-heure à ces infamies, que vos poésies politiques seront belles et flétrissantes ! Comme vous les foudroierez et broierez dans leur boue, ces barbouilleurs de lois, bientôt, bourreaux… Je sais que M. de Châteaubriand a écrit ab irato quelques pages qu’il ne pourra faire imprimer pour le quart d’heure, faute de journal et d’imprimeur, mais qu’on dit étincelantes de cette belle colère qui est un de ses bons côtés quand elle touche juste.

Béranger me disait avant-hier : la République était en grand danger le 6, mais, le 7, Louis-Philippe a sauvé la République.

J’aime cette unanimité des poètes contre nos hommes d’État politiques ; savez-vous qu’à ce signe-là seul un gouvernement est jugé quand il a vous, Châteaubriand, M. de Lammenais contre lui ? – Et aussi le second rang.

Je vous aime,
Sainte-Beuve

Et, le lendemain, Victor Hugo :

« 12 juin 1832.

» Je ne suis pas moins indigné que vous, mon cher ami, de ces misérables escamoteurs politiques qui font disparaître l’article 14 et qui se réservent la mise en état de siège dans le double fond de leur gobelet !

» J’espère qu’ils n’oseront pas jeter aux murs de Grenelle ces jeunes cervelles trop chaudes, mais si généreuses. Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution politique, et que quatre hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le cinquième.

» Oui, c’est un triste, mais un beau sujet de poésie que toutes ces folies trempées de sang ! Nous aurons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs.

» … Adieu. Nous nous rencontrerons bientôt, j’espère. Je travaille beaucoup en ce moment. Je vous approuve de tout ce que vous ayez fait, en regrettant que la protestation n’ait pas paru. En tout cas, mon ami, maintenez ma signature près de la vôtre.

» Votre frère,
» Victor.»

En répondant à propos d’un album, où le poète le priait d’écrire quelques vers, c’est maintenant Sainte-Beuve qui propose à Victor Hugo, sinon de collaborer habituellement au National, journal républicain, du moins d’y signer un article :

[juillet 1832].
.
Mon cher ami,

Je voudrais bien pouvoir écrire tout de suite, mais je ne sais rien par cœur et il faut que je choisisse dans mes rapsodies. Ne vous donnez pas la peine de renvoyer chercher l’album ; vous le recevrez demain à quatre heures.

J’ai vu hier Magnin qui m’a parlé des Tuileries et de l’article à faire contre ces dilapidations ; il en a été question au National, et Carrel a dit « Mais si Hugo voulait faire l’article lui-même, s’il le voulait signer, nous serions très heureux. » Je sais bien que vous y verrez difficulté, mais je vous redis le mot : s’il n’y avait pas trop d’objections de votre part, ce serait certainement un pied pris dans ce journal, et que Magnin et moi ferions en sorte de maintenir pour vous, lors de la représentation de vos pièces, en parlant ou faisant parler à Rolle : ce que je tâcherai de faire dans tous les cas.

Je vous remercie bien de m’avoir envoyé, outre l’album, ma jolie petite filleule.

Vous recevrez donc l’album demain.

Tout à vous de cœur,
Sainte-Beuve


Il manque ici une ou plusieurs lettres de Sainte-Beuve ; Victor Hugo y répond, des Roches :

« Ce vendredi 21 septembre [1832].

» … Nous sommes ici dans la plus grande paix qui se puisse imaginer. Nous avons des arbres et de la verdure mêlée à ce beau ciel bleu de septembre sur notre tête. C’est tout au plus si je fais quelques vers. Je vous assure que le mieux ici est de se laisser vivre. C’est une vallée pleine de paresse.

» Votre lettre pourtant m’a fait regretter Paris. Si j’avais été à Paris, nous aurions dîné ensemble dans quelque cabaret, et vous m’auriez lu votre article sur Lamartine. Vous savez combien j’aime Lamartine, et combien je vous aime. Vous êtes pour moi deux poètes égaux, deux admirables poètes du cœur, de l’âme et de la vie. Jugez combien je suis impatient de voir l’un analysé par l’autre. J’attends avidement la Revue du 1er octobre. C’est une chose singulière que vous m’ayez amené à désirer un journal au milieu de toutes ces belles prairies.

» … Adieu, mon cher ami. Je n’ai pas encore besoin de votre bonne présence au Roi s’amuse. Comptez que j’userai de vous comme vous useriez de moi. Le premier bonheur de la terre, c’est de rendre des services à un ami ; le second, c’est d’en recevoir.

» Adieu. Je vous serre tendrement les mains.
» Victor.»

« Nous nous portons tous à merveille. Ma femme fait deux lieues à pied tous les jours et engraisse visiblement. »

***

En novembre, on répète le Roi s’amuse, Sainte-Beuve écrit ;

13 novembre 1832.
Mon cher ami,

Madame Allart désirerait pour elle et quelques personnes de sa connaissance louer une loge pour le Roi s’amuse. Elle ne l’a pu au théâtre. Elle me prie de vous demander s’il y aurait moyen, par vous, d’en louer une, et comment. Veuillez me répondre un petit mot, s’il vous plaît.

De plus, j’aurais à vous demander, par grâce, deux billets pour deux amis dont je suis sûr, et je serais heureux que vous pussiez me les donner pour la première. Voilà, mon cher ami, bien des demandes. J’ai bien hâte de cette pièce c’est dans dix jours, il paraît. Je compte sur les beaux soirs d’Hernani, et plus sereins. J’ai su que vous saviez les misères d’un gentilhomme de notre connaissance[9] : un homme qui en est venu là ne fera plus que de la satire mais son enthousiasme et son génie poétique sont morts. Les génies féconds sont à l’abri de ces bassesses que j’appellerai sordides.

Aimez-moi toujours, mon cher ami : j’espère vous voir un de ces dimanches chez Nodier.

Mille amitiés.
Sainte-Beuve

Rue du Mont-Parnasse, no 1 ter.

Victor Hugo répond, le jour même :

« 13 novembre 1832.

» Toute la salle est louée, mon ami, et louée je ne sais trop comment à je ne sais trop qui. Cela s’est fait si rapidement que je n’y ai vu que du feu. On a cependant réservé quelques loges pour ceux de mes amis qui voudraient en louer, et je suis heureux de pouvoir en faire céder une à madame Allart. Elle pourra, la veille de la représentation (qui aura lieu le 22), faire retirer les coupons de la loge no 5 des secondes, côté gauche. La loge est à six places. Je vous garde une stalle et je vous donnerai les deux billets que vous désirez. Que vous êtes bon de penser à moi et de m’aimer toujours un peu !

Le gentilhomme devient, en effet, fabuleux ; mais, que voulez-vous ? Il faut le plaindre encore plus que le blâmer. Il sera bien ravi si le Roi s’amuse fait fiasco. C’est ainsi qu’il me paye les applaudissements frénétiques d’Othello.

» Vous, vous êtes toujours le grand poète et le bon ami. J’aurai grande joie à vous rencontrer un de ces dimanches soirs chez Nodier, peut-être dimanche prochain, n’est-ce pas ?

» Votre vieil ami,
» v.»

Sainte-Beuve réplique :

Ce marcredi [14 novembre 1832].

Merci, mon cher ami, de votre réponse que je transmets à madame Allart, mais voici qu’Ampère me prie de la part de madame Récamier de vous supplier pour une loge : elle a assisté à Hernani ; elle ne voudrait pas manquer le Roi s’amuse. Elle va même jusqu’à désirer la loge numéro 1 du rez-de-chaussée qu’elle affectionne singulièrement. Serez-vous assez bon pour me répondre encore à ce sujet ? Madame Récamier a pour vous et a eu pour Hernani en particulier une admiration que M. de Châteaubriand a fort partagée à cause de l’amour du vieillard.

À propos du gentilhomme, il est revenu chez Buloz hier, insistant encore pour sa note que Buloz a définitivement repoussée. Il avait promis seulement un mot dans la chronique. Je suis arrivé hier soir à la Revue, lorsqu’il était en train de fabriquer cette note et j’en ai raccommodé la phrase de peur que sa plume n’aille trop à droite ou à gauche cela lui sauvera peut-être une brouille qu’il redoute fort. Quant au gentilhomme, il est tué moralement pour moi : et il faudrait de terribles expiations à une telle conduite et une palingénésie complète pour qu’il me revît dans son boudoir-sanctuaire, ou que son nom se trouvât dans aucun morceau signé de mon nom.

Je suis occupé en ce moment d’un article sur Béranger, lequel a bien du sens et du goût. Je le voyais, l’autre jour, à Passy, et chaque fois il m’entretient longuement de vous, vous appréciant bien juste, je vous assure, et croyant de plus en plus au développement croissant de vos vastes facultés. Il comprend bien sa situation vis-à-vis des générations nouvelles et elles l’en récompenseront.

Tout à vous de cœur et à bientôt, j’espère.
Sainte-Beuve


Le Roi s’amuse, dès le lendemain de la première représentation, est interdit par le gouvernement de Louis-Philippe. Victor Hugo et ses amis s’indignent et protestent. Sainte-Beuve, qui était déjà de l’opposition, est des plus animés et des plus ardents. Il veut mettre le National, dont il est rédacteur, à la disposition de Victor Hugo et lui ménage, à cet effet, une entrevue avec son rédacteur en chef, Armand Carrel.

Victor Hugo lui écrit :


« Ce samedi soir, 1er décembre [1832].

» J’ai vu Carrel, mon cher ami, et je l’ai trouvé cordial et excellent. Il m’a dit que vous n’aviez qu’à lui apporter demain un extrait de la préface (Renduel a dû vous l’envoyer ce soir), avec une espèce de petit article où vous diriez ce que vous voudriez, que le tout serait publié lundi matin dans la partie politique du journal. Il m’a déclaré qu’il croyait que c’était le devoir du National de m’appuyer énergiquement et sans restriction dans ce procès que je vais intenter au ministère, et il a ajouté de son propre mouvement que je pouvais vous prier de sa part de faire, d’ici à cinq ou six jours, un article politique étendu sur toute la question et sur la nécessité où est l’opposition de me soutenir chaudement dans cette occasion, si elle ne veut pas s’abdiquer elle-même. J’ai grand besoin de tous ces appuis, mon cher ami, dans la lutte où me voilà contraint de m’engager et de persister, moi à qui vous connaissez des habitudes si recueillies et si domestiques.

» … Adieu, mon pauvre ami. Voilà bien des services que je vous demande à la fois, et je dois vous excéder. Mais vous êtes encore l’ami sur lequel je compte le plus, et je demande tous les jours au ciel une occasion de vous rendre les bons offices de cœur que je vous dois.

» Je me remets tout entier dans vos mains.

» Votre ami à toujours,
» Victor.»

Sainte-Beuve répond et fait sentir encore, à la fin de sa lettre, combien il lui est incommode de ne voir Victor Hugo qu’au dehors et chez des tiers :

Ce samedi [8 décembre 1832].
Mon cher ami,

Je ne reçois qu’aujourd’hui samedi 8, votre lettre de samedi il y a huit jours. Il parait qu’elle a été à Montrouge, je ne sais où ; le timbre est tombé sur l’r de rue, et on n’a lu que Montparnasse qu’on a interprété par Montrouge. Bref elle m’arrive à l’instant. Seulement, une autre fois, mettez rue tout au long.

Vous m’aurez dû trouver bien négligent, mon cher ami ; heureusement, Renduel m’avait parlé à temps pour l’insertion d’une citation au National. Je vous ai dit que cette citation avait été tronquée, et que deux ou trois phrases littéraires, très circonspectes, du commencement, avaient été mises de côté. Renduel m’avait également parlé hier de l’article politique à faire sur la question théâtrale. Ma seule objection, mon ami, à une chose qui vous serait agréable et qui me paraît si équitable en elle-même, est celle-ci : Je n’ai pas d’idées nettes sur cette question de législation théâtrale. Je suis hier allé un moment à la bibliothèque où j’ai causé avec Magnin qui m’a fait part aussi de ses doutes : il paraît même qu’il a écrit autrefois à ce sujet dans le National un article dont il n’est pas très content. L’argumentation que vous faites dans les deux premières pages de la préface est certes bien claire pour tout esprit loyal et qui incline à la liberté ; mais les distinctions qu’on peut faire entre tel et tel mode de publication persistent toujours. Rappelez-vous une conversation d’il y a quatre ans chez Gautier avec le logicien libéral Desloges, vous ne tombiez pas tout à fait d’accord. Moi, je n’ai jamais eu d’idées théoriques là-dessus, et je me réserve dans tous les cas particuliers de juger avec le sens d’équité et le sens commun. Je voudrais savoir quelles idées vous et Odilon Barrot émettrez à ce sujet. Magnin, je vous le répète, m’a paru hier dans la même situation que moi.

J’ajouterai encore une observation, mon ami ; Carrel est bien disposé, je le crois, et tient sincèrement à ce qu’il vous a déclaré. Comment se fait-il pourtant que deux ou trois phrases presque insignifiantes aient été retranchées l’autre jour ? Il y a là un défilé difficile à ce journal, où il faut passer au risque d’être coupé. Rien ne m’est plus pénible qu’une telle situation, où, peu sûr du terrain, je ne satisfais ni vous ni moi, où je dois vous paraître ami timide, tandis que je tâche de n’être qu’adroit. Je vous dis tout cela, mon ami, pour que vous me pardonniez tant de démonstrations incomplètes et mesquines et n’en imputiez rien à mon amitié.

Il me tarde de causer avec vous je vous dirais bien que j’irai demain chez Nodier ; mais je crains de ne pouvoir car je suis souffrant, et tout préoccupé d’un voyage hâtif que ma mère est obligée de faire à son pays par cette rude saison.

— Je voudrais pourtant avant tout, mon ami, ne pas vous manquer, ne pas vous être inutile en cette circonstance, ne pas démériter auprès d’une amitié si glorieuse et toujours si chère, et qui, depuis qu’elle ne m’a plus échauffé directement n’a pas cessé pour cela de présider à l’astre morne et mélancolique de ma vie.

À bientôt donc j’espère, et à toujours.

Sainte-Beuve
***

Nous sommes en 1833 ; on répète, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, Lucrèce Borgia, qui va être l’éclatante revanche du Roi s’amuse. Il manque ici au moins deux lettres : l’une de Sainte-Beuve et l’autre, la réponse, de Victor Hugo. Sainte-Beuve réplique. Il semble plus que jamais dévoué à son ami ; il va jusqu’à lui promettre « de parler de son théâtre » !

Ce vendredi [8 février 1833].
Mon cher Hugo,

J’ai été bien sensible à votre bonne réponse et à ce qu’elle contenait. Je crois comme vous que c’est le coup de grâce porté à l’ancien système, mais c’est plus que cela : c’est un drame nouveau, votre drame, qui se développe aux yeux et réalise le dessein que vous en avez. Je voudrais que vous en fissiez encore un ou deux en prose, pour accoutumer tout à fait le public et lui transmettre votre pensée entière sous l’expression la plus simple. De quelle utilité d’art puis-je vous être, mon ami ? C’est votre indulgence d’autrefois qui rêve cela. Quant à l’utilité critique, je voudrais que ce fût plus vrai j’espère qu’un jour, je m’enhardirai à parler de votre théâtre, comme je me suis déjà aventuré dans votre roman, quoique mon domaine et mon habitation chérie soit ce monde lyrique où se rapportent les plus douces années de ma vie, lorsque je les passais auprès de vous. Un jour donc, je ferai en sorte peut-être, sinon de vous satisfaire, du moins de vous prouver mon effort et mon désir. En attendant, mes journées en proie aux interruptions et aux petits articles dévorent, soutirent, mon reste de vertu féconde. – À propos, ou plutôt hors de propos, Nisard, que j’ai vu au National l’autre jour, s’est montré si désolé d’être oublié, m’a-t-il dit, de vous pour un billet qu’il vous a fait demander indirectement, si peiné même et désireux de recevoir cette marque de votre souvenir, que je n’ai pu lui refuser de vous en parler ; et je le fais d’autant plus que je me rappelle qu’interrogé par vous à ce sujet, j’ai peut-être été pour quelque chose dans votre détermination négative. Il demeure rue Saint-Fiacre, no 16. J’ajouterai qu’il est assez malade de la poitrine, et très sensible par là même.

Voilà une commission faite. — Adieu, mon ami, et croyez-moi vôtre tout entier.

Sainte-Beuve


La semaine d’après, Victor Hugo envoie un exemplaire de Lucrèce Borgia à Sainte-Beuve, qui lui répond :
Ce 17 [février 1833].

J’ai reçu avec une vive reconnaissance, mon ami, votre drame et le mot si précieux pour moi qui y est écrit. À travers vos croissants succès et dans mon absence, il m’est bon de croire à un lien durable, à un nœud fidèle resté de vous à moi. Je serai heureux si je puis quelque jour vous montrer qu’il est resté bien entier de mon côté ; le temps ne ronge point ces anneaux scellés et comme oubliés au cœur, mais les fortifie.

Sainte-Beuve


Le succès de Lucrèce Borgia est triomphal ; ce qui n’empêche pas Gustave Planche, ancien ami de Victor Hugo devenu son ennemi, de l’attaquer violemment dans la Revue des deux mondes. À la suite de quelques propos tenus au bureau de la Revue, Gustave Planche croit devoir écrire à Victor Hugo une lettre où il paraît s’être mis auprès du poète sur le pied de l’égalité avec Sainte-Beuve. Victor Hugo communique à Sainte-Beuve le passage de la lettre qui le concerne :

« Ce dimanche [24 février 1833].

» Je vous envoie, mon ami, un passage de Planche auquel je ne comprends rien. Il faut qu’il soit fou de se figurer que j’établirai jamais, je ne dis pas la moindre solidarité, mais le moindre rapprochement entre vous, Sainte-Beuve, et lui.

» Vous savez bien, vous, que vous n’avez pas d’ami meilleur que moi.

» v.»


Sainte-Beuve répond par une explication quelque peu embarrassée. Il ne pouvait assurément opposer son veto à l’article de Planche, mais un mot dit à Buloz aurait peut-être empêché le directeur de la Revue des Deux Mondes de rompre avec Victor Hugo. Le rôle de Sainte-Beuve n’apparaît pas bien clair entre Victor Hugo et ses amis et ennemis. Il lui conseille de ne pas écrire à Pierre Leroux ; fera-t-il, lui, tout ce qu’il faut pour les réconcilier ?

Ce lundi [25 février 1833].
Mon cher ami,

Je conçois que vous n’ayez rien compris ; mais voici, je crois, l’explication. J’ai su avant-hier que votre frère Abel, en vous racontant ce que lui aurait dit Buloz au sujet de cet article, avait ajouté que moi-même je ne m’étais pas opposé à l’insertion. Je ne sais pas bien les termes dont il s’est servi ; mais la personne présente qui m’a touché un mot de cela, R…, a bien ajouté aussi que vous n’y aviez pas ajouté foi et aviez rejeté l’insinuation. Quoi qu’il en soit, j’ai dû savoir si cette interprétation officieuse venait de Buloz et je m’en suis expliqué avec lui devant Abel que j’ai rencontré à la Revue. Il en est résulté qu’Abel a nié avoir rien dit de tel, et je n’ai plus attaché d’importance à ce propos. Mais Planche probablement aura su cela, et il vous a écrit là-dessus.

Quant à mon opinion sur la pièce, vous la savez ; j’ai regretté l’article de Planche, mais du moment que ce n’était pas tel ou tel mot à rayer, mais l’article entier, j’ai dû m’abstenir de tout ce qui ressemblerait à un veto, dont je ne me crois aucunement le droit vis-à-vis de Planche ni de personne. J’ai tâché, dans quelques lignes de la chronique, de marquer que c’était une opinion personnelle et de rétablir le fait extérieur du grand succès de Lucrèce. Je me suis arrêté là où il y aurait eu contradiction évidente entre l’article et la chronique.

Je regrette bien tous ces nuages et tracas, croyez-le bien. Je compte sur votre amitié, supérieure à tout cela, pour ne pas nous en voir séparés. Une chose que je regrette bien encore et qu’un mot de votre lettre avant-dernière a réveillée, c’est que Leroux se croit blessé à fond par vous pour je ne sais quoi qui se serait dit par vous sur lui à Didier la veille de Lucrèce. N’écrivez pas à Leroux je lui parlerai à la rencontre et lui dirai votre souvenir spontané qui le touchera, j’espère. Pourquoi toutes ces divisions entre des cœurs amis, faute de s’entendre ? Comme je voudrais que ces épines cessassent de croître, et que tout se rectifiât entre le génie et ceux qui l’admirent

Tout à vous de cœur.
Sainte-Beuve


Victor Hugo réplique, le même jour, et sa lettre est particulièrement nette et ferme :


« 25 février 1833.

» Entre vous et moi, Sainte-Beuve, il y a une amitié scellée d’une façon trop profonde et trop durable pour que les petites affaires de l’amour-propre nous divisent jamais un seul instant. Nous sommes des amis sérieux. C’est notre devoir de ne jamais ajouter foi une minute aux commérages qu’on pourrait colporter de vous à moi et de moi à vous, tantôt bêtement, tantôt perfidement. Vous ne doutez pas, n’est-ce pas, mon ami, que jamais votre nom ne sort de ma bouche que comme il en doit sortir, avec l’effusion de l’amitié, de l’admiration et de la tendresse la plus fraternelle. Il me serait même impossible de souffrir autour de moi des hommes qui ne pensassent pas de vous comme j’en pense et qui n’en parlassent pas comme j’en parle. Vous êtes une de mes religions, n’oubliez jamais ceci, et toutes les fois qu’on essaiera de venir vous dire que j’ai parlé de vous autrement que comme d’un frère, dites simplement : Cela n’est pas. – Je ne sais pourquoi je vous écris, tout cela, car je suis sûr que c’est tout simplement votre pensée que je transcris ici ; mais puisqu’on a eu la niaiserie de prononcer votre nom à propos de la pauvre conduite de M. Buloz à mon égard, j’avais besoin de vous dire, moi, que jamais vous n’aviez été plus cher et plus présent à ma pensée qu’en ce moment où je vous vois à peine.

» v.»


Quinze jours après, le 10 mars, Victor Hugo écrit encore à Sainte-Beuve pour le prier d’intervenir près de Buloz, toujours en froid avec lui et qui s’en prévaut pour manquer à l’engagement pris avec son frère, Abel Hugo. La lettre se termine ainsi :

« … J’irai vous chercher, mon ami. J’irai causer avec vous de cela et de tant d’autres choses pour lesquelles j’ai besoin de vos conseils et de votre amitié. Votre amitié est encore un des meilleurs endroits de ma vie. Je n’y songe jamais qu’avec attendrissement. Je relisais l’autre jour les Consolations. Où est-il, ce beau passé ? Ce qui ne passe pas, c’est un souvenir comme le vôtre dans un cœur comme le mien. Adieu, croyez bien que je n’ai jamais été plus digne d’être aimé de vous. »

Un fait nouveau et grave s’est produit dans la vie de Victor Hugo. Son amour pour Juliette, la princesse Negroni de Lucrèce Borgia, n’a commencé que comme un caprice mais, dans ce monde retentissant qu’est le théâtre, le bruit s’en est rapidement répandu, et, dans ce même monde généralement peu scrupuleux, un blâme universel a atteint l’homme réputé jusque-là impeccable. C’est à cela que fait allusion la dernière ligne.

***

Pause ou lacune de trois mois dans la correspondance. La première lettre ensuite est de Sainte-Beuve. Il semble se lasser de son exil prolongé. Il ne se compare qu’à un banni littéraire, mais il manifeste quelque tendance à s’éloigner lui-même, sinon encore de l’ami, au moins du chef romantique, et s’accuse, en phrases quelque peu subtiles, de devenir, à la longue, « presque infidèle » :


Ce jeudi [6 juin 1833].
Mon cher ami,

J’ai répondu un mot à Lafon, beau-frère de M. Leclerc, qui avait joint à votre recommandation la sienne, ayant été mon camarade de collège : j’ai déjà sept articles promis pour différents livres, et probablement je ne les ferai pas tous de plus mon roman[10] ; il m’est donc impossible de prendre de nouveaux engagements. Redites-le à M. Leclerc, si vous le voyez. — J’ai fait part à Buloz de ce que vous me dites à son sujet : s’il comprend son intérêt et si une gauche vergogne ne le retient pas, il ira chez vous et au plus tôt : je le lui ai bien conseillé.

J’ai lu dans l’Europe votre article sur le style c’est prodigieux comme style et par tout ce qui touche le langage et le caractère de nos grands écrivains que vous peignez aux yeux par quelques traits si beaux et si choisis. C’est une merveille qu’une telle prose, et vous en jouez comme avec l’archet de Paganini. Il y a une ou deux pensées qui ne m’ont pas convaincu, celle sur le drame et son rôle en ce temps : vous savez que c’est là un de mes aveuglements et de mes doutes. Et une autre qui m’a paru trop sévère, quoique si bien dite, sur la politique et les rapports de l’art avec elle. — À propos de politique, j’avais voulu vous écrire dans ces derniers temps pour vous dire combien j’avais regretté un mot qui avait passé dans un feuilleton du National, et que tout le monde, à ce journal, avait trouvé injuste. J’espère que vous aurez ignoré cela. — Où était-il ce temps où nous allions tous ensemble en petit bataillon sacré, vous en tête, tous frères et unanimes, à ce qu’il semblait ! Comme chacun a été jeté depuis hors de la ligne et mêlé à d’autres rangs, excepté vous qui avez suivi inflexiblement votre dessein ! Moi, mon ami, qui ne puis me faire à moi seul une conviction littéraire et qui ne crois plus qu’à un certain bon sens empirique et instinct en cette matière, je me compare souvent, dans les rangs divers et mêlés où je passe, et avec les nuances que ma condition de critique me force de réfléchir, à un banni qui, hors de l’enceinte éternelle, vit tantôt chez les Volsques, et tantôt chez les Osques, et auquel l’ami du dedans doit pardonner beaucoup au milieu de ces contacts forcés, de ces courses errantes et presque infidèles qu’il ne dirige pas.

Tout à vous d’amitié.
Sainte-Beuve

Si vous aviez quelque jour de vacance, indiquez-moi un rendez-vous où je vous trouverais vers cinq heures ; nous dînerions ensemble.

Victor Hugo répond, quelques jours après. Il ne veut toujours pas comprendre le reproche muet de Sainte-Beuve :

« 12 juin [1833].

» L’amitié que j’ai pour vous, vous le savez, mon cher Sainte-Beuve, est en dehors de toutes les questions littéraires ou politiques du monde. Sans doute, ce serait un grand bonheur pour moi de savoir, sur tous ces problèmes de l’art dont la solution occupe ma vie, votre pensée en harmonie, avec la mienne, comme autrefois. Mais qu’y faire ? Nous flottons tous plus ou moins. Ce qui ne flotte et ne varie pas en moi, c’est mon admiration pour ce que vous faites et ma tendresse pour ce que vous êtes.

» Vous voulez que nous dînions ensemble. Ce sera une vive joie pour moi et je vous dirai mille choses. Je vous écrirai le premier jour que j’aurai de libre.

» Je vous serre la main. À bientôt. »

Deux mois s’écoulent. Sainte-Beuve semble à bout de patience. Il s’exprime maintenant avec des tiers sur le compte de Victor Hugo en termes qui sont loin d’être ceux d’un ami. Ces méchants propos sont rapportés à Victor Hugo, qui achève dans le moment le dernier acte de Marie Tudor. Il s’interrompt pour écrire à Sainte-Beuve :


« 20 août [1833].

» J’irai vous voir un de ces jours, mon cher Sainte-Beuve, j’ai besoin de vous parler, j’ai besoin de vous dire ce que je viens de dire à quelqu’un qui me rapportait, sans malveillance d’ailleurs, de prétendues paroles froides de vous sur moi. J’ai dit que cela n’était pas, que vous saviez bien que vous n’aviez pas d’ami plus éprouvé que moi, ni moi que vous, que notre amitié était de celles qui résistent à l’absence et aux bavardages, et que j’étais à vous, comme toujours, du fond du cœur. J’ai dit cela, et puis je me mets à vous l’écrire, afin qu’il ne s’introduise rien à notre insu entre nous, et qu’il ne se forme pas la moindre pellicule entre votre cœur et le mien.

» À bientôt. Je vous serre la main. J’ai toujours bien mal aux yeux et je travaille sans relâche.

» Victor.»


À cette adjuration cordiale Sainte-Beuve répond de la manière la plus inattendue, par une lettre sèche et dure et presque insolente, qui, brusquement, brutalement, veut rompre, et rompt, tous les liens dont il s’était dit à jamais attaché. Il nous manque les premières pages de cette réponse cruelle, nous n’en avons que la conclusion mais on verra par la réplique de Victor Hugo que Sainte-Beuve devait s’y appesantir sur des dissidences littéraires, sur de petits faits sans importance démesurément grossis ; il s’irritait contre cet ami qui avait dénoncé à Victor Hugo sa malveillance et il ne s’apercevait pas que la suite de sa lettre allait prouver que l’ami n’avait dit que la vérité : – qu’aurait-on pu rapporter d’aussi blessant que l’allusion à cette « atmosphère plus ou moins pure » qui influerait désormais sur Victor Hugo ?


Ce mercredi [21 août 1833].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les événements qui sont survenus et qui devaient faire évanouir le reste des noirs nuages, votre silence absolu sur le fond même et la réparation de notre amitié, m’ont de plus en plus confirmé dans cette idée, contre laquelle je luttais, que c’était une chose finie pour cette vie, que nous resterions amis comme tant d’autres, comme ceux dont vous avez dit :

Et puis qu’importe ? Amis, ennemis, tout s’écoule !

Cela étant (chose triste !) il n’y aurait à observer que les égards et les apparences décentes avec une bienveillance lointaine. Par malheur, la littérature, infestée de ses pirates, est là entre nous, et mille sottes nouvelles ont chance d’échouer de mes Açores à vos Amériques, et réciproquement.

Envers vous, j’aurai toujours, croyez-le, à moins de bouleversement insensé, tous les égards respectueux qu’on doit à un talent si puissant dans un homme qu’on a beaucoup aimé et loué, les égards qu’on se doit à soi-même en lui. Tout ce qui me paraîtra vraiment glorieux à vous, bon à vous et aux vôtres, n’aura jamais de témoin plus charmé que moi. Au milieu de vos distractions de travail, de vos soins de famille, et dans cette autre atmosphère plus ou moins pure qui a sans doute ses influences diverses, ce que je vous demande en grâce c’est le plus d’oubli, le plus de surdité et de silence sur moi qu’il se pourra. Quant à cette amitié idéale, religieuse et désintéressée, indépendante du temps et de l’espace, de la vue et de la parole, et dont votre lettre conserve encore l’empreinte, je crois qu’il est l’heure de s’avouer sensément qu’elle a cessé de régner car toutes choses qui ont un côté humain, faute de pratique, tombent à la longue en désuétude ; ce n’est pas de ma faute, je vous l’assure, qu’elle y est tombée si je savais en ce moment-ci comment la relever autrement qu’en paroles fictives, je le ferais.

En ces termes du moins, je reste et resterai autant que qui que ce soit, votre dévoué ami.

Sainte-Beuve


Sainte-Beuve, qui croyait connaître Victor Hugo, s’attendait sans doute à ce qu’il répliquât à son injurieuse réponse, soit par un silence dédaigneux, soit par quelques paroles hautaines où serait acceptée fièrement la rupture. Il reçut la lettre suivante :

« 22 août [1833].

» Je veux vous écrire sur-le-champ, sur l’impression de votre lettre. Je devrais peut-être attendre un jour ou deux, mais je ne pourrais. Vous connaissez bien peu ma nature, Sainte-Beuve, vous m’avez toujours cru vivant par l’esprit, et je ne vis que par le cœur. Aimer, et avoir besoin d’amour et d’amitié, mettez ces deux mots sur qui vous voudrez, voilà le fond heureux ou malheureux, public ou secret, sain ou saignant, de ma vie, vous n’avez jamais assez reconnu cela en moi. De là, plus d’une erreur capitale dans le jugement, si bienveillant d’ailleurs, que vous portez sur moi. Vous secouerez même peut-être la tête à ceci. Cela est bien vrai pourtant. Vous m’écrivez une longue lettre, mon pauvre et bon ami, pleine de détails littéraires et de petits faits grossis par l’éloignement qui s’évanouiraient et nous feraient rire tous les deux après une demi-heure de causerie. J’en suis tellement convaincu que je suis sûr que vous en conviendrez vous-même après deux minutes de réflexion et que je ne m’y arrête pas. Je vous l’ai déjà écrit une fois, je crois, Sainte-Beuve, il n’y a pas de question littéraire entre nous. Il y avait un ami et un ami. Rien de plus et rien de moins. J’avoue que l’absence a produit sur nous deux des effets inverses. Vous m’aimez moins qu’il y a deux ans, moi je vous aime plus. En y réfléchissant, on voit que c’est tout simple. C’est moi qui étais le blessé. L’oubli lent et graduel de part et d’autre des faits qui nous ont séparés tourne pour vous dans mon cœur et contre moi dans le vôtre. Puisque la vie est ainsi faite, résignons-nous.

» Tout était encore tellement adhérent à vous de mon côté, que votre lettre, en m’annonçant que je n’ai plus en vous un ami, me laisse tout à vif et tout déchiré. La plaie saignera longtemps. Adieu, je suis toujours à vous du fond du cœur. Ma consolation dans cette vie sera de n’avoir jamais quitté le premier un cœur qui m’aimait.

» Boulanger ne m’avait rien dit. Je vous l’aurais nommé. »

En lisant cette noble et douce réplique, Sainte-Beuve, qui, à défaut de cœur, avait certes la plus fine intelligence, dut sentir avec confusion tout ce qu’il y avait d’ingrat et d’odieux dans sa dernière lettre. Il comprit quel triste rôle il s’était donné. À tout prix, il fallait réparer, se réhabiliter : il écrivit à Victor Hugo une lettre qui, malheureusement, nous manque tout entière, mais où il devait s’excuser, s’humilier, demander grâce. La réponse de Victor Hugo nous permet d’en juger :


« 24 août [1833].

» Mon ami, merci de votre lettre. Merci même de la première, puisqu’elle me vaut la seconde. Vous ne savez pas quel mal vous m’aviez fait et quel bien vous me faites. Mon Dieu ! que ne peut-on voir le fond de mon cœur, qui est à vous plus que jamais ! L’absence ne tue aucune effusion chez moi, l’amitié pas plus que l’amour. Je croyais que vous le saviez. Il y a douze ans, dix-huit mois de séparation n’avaient rendu chez moi l’amour que plus religieux et plus profond. Mon cœur n’a pas changé. Je suis encore l’homme obstiné en tout, qui aime même sans voir. Je souffre, mais j’aime. - Croyez-vous que je n’aie pas bien souffert à votre endroit depuis deux ans ? Vous vous êtes souvent mépris chez moi à un certain calme extérieur.

» Ce que vous désiriez, je le désirais bien aussi, allez ! Nous dînerons ensemble une fois la semaine. Nous ne laisserons aucune poussière s’amasser sur nos souvenirs et sur nos autels cachés.

» … J’ai besoin de vous aimer et de me savoir aimé de vous. Cela est entré dans ma vie.

» J’ai une pièce[11] à finir et à livrer sous dédit d’ici au 1er septembre. Vous savez comme le travail me tient, quand il me tient : il faut donc que je finisse. Après quoi j’irai vous trouver ou je vous écrirai pour vous demander un jour de causerie et d’effusion. Je suis allé vous voir, il y a quelque temps. L’avez-vous su ? Oh ! Sainte-Beuve, deux amis comme nous ne doivent jamais se séparer. Ils font une chose impie. Je suis bien profondément à vous, allez ! »

Sainte-Beuve écrit une nouvelle lettre de remerciement, – qui nous fait encore défaut ; – Victor Hugo, tout aux dernières scènes du drame qu’il doit livrer le 1er septembre, répond par ce billet :


« 28 août [1833].

» Je veux seulement vous dire, mon ami, que je travaille, que je pense à vous, que je suis à vous du fond du cœur.

» À bientôt. Aimez-moi.

» v.»


Tout est donc, pour le moment, renoué ; Sainte-Beuve va déployer plus de zèle et de dévouement que jamais : il admirera Marie Tudor, une pièce de théâtre, une pièce en prose !… Victor Hugo l’a invité à venir en entendre la lecture chez lui :


« 1er octobre [1833].

Je vous écris de la campagne, mon ami, mais je serai à Paris lundi prochain, 7. Plusieurs de nos amis me demandent ma pièce. Je la leur lirai à sept heures du soir, place Royale. Voulez-vous en être ? Vous serez bien reçu du fond du cœur. Ce sera une soirée qui nous rappellera des jours plus heureux.

» Je vous serre la main. Nous choisirons, ce jour-là, le jour que vous me demandez pour dîner ensemble.

» Votre vieil ami,
» Victor.»

Le lendemain de la lecture, Sainte-Beuve écrit :

Ce mardi [8 octobre 1833].
Mon cher ami,

Voilà le billet de Magnin qui vous rend grâces et qui est empêché pour cette soirée : ainsi usez-en à votre convenance. – Hier, tout ce que j’ai entendu de la pièce me fait augurer un succès assuré. Je ne sais où la mauvaise humeur pourrait se prendre. Il n’y a dans tout ce que j’ai entendu que cette façon triomphante qui m’ait fait un doute. Ne serait-il pas possible de mettre un mot tout simple : d’une si solide manière, quelque chose qui n’arrêtât pas ? Au reste, c’est la queue du chien d’Alcibiade, et je compte vous aller serrer la main de joie après un bon et vrai succès : le dialogue est bien franc, domestique et naturel.

Tout à vous, mon ami.

Sainte-Beuve


Pendant les dernières répétitions de Marie Tudor, les deux amis se virent et dînèrent ensemble. Sainte-Beuve s’entremit pour la distribution des billets. Comme autrefois, et pour la dernière fois, il assista, il combattit à la première représentation. Le drame, applaudi au théâtre, fut très discuté dans la presse. Quelques jours après la « première », Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo :


Ce mardi [26 novembre 1833][12].
Mon cher ami,

Il y a bien longtemps que j’avais l’idée de vous écrire pour vous rejoindre depuis ce soir où je vous ai quitté sans vous retrouver le lendemain. Mais j’ai eu mille occupations et tracas ; j’en ai eu aussi de tous ces sots vacarmes qu’on suscitait, au théâtre et ailleurs, à un triomphe qui aurait dû être facile, Marie Tudor étant celle de vos pièces où il y a le plus d’action dramatique ininterrompue, le moins de longueurs et autres inconvénients de scène précédemment reprochés. Je voudrais bien causer un de ces soirs avec vous, et, pour cela, que vous dîniez avec moi au même rendez-vous que les dernières fois ou ailleurs. Vous seriez bien bon de me dire un de ces jours de la semaine prochaine où vous pensiez être libre. Moi, je le serai toujours.

Tout à vous de cœur.

Sainte-Beuve

Je présente mes respects à madame Hugo.

Victor Hugo répond :

« 27 novembre [1833].

» Le jour que vous voudrez, mon ami, dimanche excepté. Indiquez-moi le jour seulement deux ou trois jours d’avance, et l’heure précise, et le lieu où je vous trouverai. Je serai heureux de vous voir et de causer avec vous. Je m’abriterai près de votre amitié pendant quelques instants.

» Victor Hugo.

» Renduel vous a-t-il remis votre Marie Tudor ? »

***

En janvier 1834, Victor Hugo publia son Étude sur Mirabeau, et Sainte-Beuve en rendit compte. Son article était tout plein d’éloges pour la beauté de la forme et l’élévation des idées mais, obéissant, malgré lui, sans doute, à sa pensée secrète, il y laissait échapper certaines appréciations peu bienveillantes, non pour le génie de l’écrivain, mais pour le caractère de l’homme : c’était l’article d’un admirateur, ce n’était pas l’article d’un ami. Victor Hugo sentit dans son cœur la nuance ; il en fut, non pas choqué, mais affligé. Comme on ne lui reprochera pas, à lui, dans toute cette correspondance, d’avoir jamais manqué de franchise, il voulut s’en ouvrir sur-le-champ à Sainte-Beuve, et il lui écrivit :


« [4 février 1833].


» Mon ami,

» Il faut être bien sûr des droits que donne une amitié comme la nôtre pour vous écrire ce que j’ai sur le cœur en ce moment. Mais j’aime encore mieux cela que le silence qui se peut mal interpréter. J’ai lu votre article, qui est un des meilleurs que vous ayez jamais écrits, et il m’en est resté, comme de notre conversation de l’autre jour chez Güttinguer, une impression pénible dont il faut que je vous parle. J’y ai trouvé, mon pauvre ami (et nous sommes deux à qui il a fait cet effet), d’immenses éloges, des formules magnifiques, mais au fond, et cela m’attriste profondément, pas de bienveillance. J’aimerais mieux moins d’éloges et plus de sympathie. D’où cela vient-il ? Est-ce que nous en sommes là ? Interrogez-vous consciencieusement, et dites-moi si j’ai raison. Si j’ai tort, dites-le-moi aussi, et aussi durement que vous voudrez. Je serais si heureux que vous me prouvassiez que j’ai tort.

» Avant de clore cette lettre, j’ai voulu relire pour la quatrième fois votre article, et mon impression m’est restée. Victor Hugo est comblé, Victor Hugo vous remercie, mais Victor, votre ancien Victor, est affligé.

» Je vous serre bien la main.

» v.»


À la veille de se détacher tout à fait, Sainte-Beuve est encore dans les dispositions les plus bénignes. Il accepte le reproche amical de Victor Hugo, il s’en justifie longuement, éloquemment, et proteste avec chaleur de son dévouement toujours entier :

[Ce 6 février 1833].

J’ai reçu avec un plaisir mêlé de douleur votre lettre, mon ami ; votre confiance et votre susceptibilité affectueuse m’ont été au cœur et je me suis demandé si j’avais pu vouloir les blesser, tout en me réjouissant de les trouver en vous si vigilantes et si sincères. Mais non ; ce manque de sympathie dont votre amitié s’inquiète, je n’en suis pas coupable, et si je n’ai pas été d’accord avec vous, ç’a été sur des opinions et des jugements extérieurs ; dans la conversation chez Guttinguer (en me la rappelant bien) il est bien vrai qu’il y a eu contradiction entre nous, mais rien de fondamental dont je me souvienne, une variation sur le plus ou moins de bêtise ou d’esprit de M. Lucas de Montigny, et ensuite sur la plus ou moins grande difficulté du drame en nos jours. Si ma contradiction vous a semblé autre chose qu’une pure controverse d’esprit, j’aurais été bien trahi par moi-même, par mon accent, et mes paroles. Quant à l’article sur Mirabeau, je conviens que l’admiration que j’ai pour certaines de ces grandes pages n’entraîne pas ma sympathie autant que d’autres écrits de vous où je suis à la fois étonné et convaincu… Je ne veux pourtant pas que vous disiez que vous n’y voyez pas de bienveillance. J’avoue qu’il y a dans cette nécessité de critique à laquelle je me livre toujours à mon corps défendant et qui finit par devenir mon métier, une attitude sévère et judicatrice qui ne va pas de moi à vous : mais sur ce chapitre de Mirabeau, j’ai cru devoir dire toute cette protestation contre la manière de construire les grands hommes, ce qui s’adresse à beaucoup d’autres, Lerminier, Michelet lui-même, etc., – presque tout le monde de ce temps-ci. Et je reconnais de plus que mon idée n’a que la valeur d’un amendement ou sous-amendement, c’est-à-dire ne doit servir qu’à tempérer la manière historique sans la changer. Quelques pages de votre étude sur Mirabeau prêtaient suivant moi à l’application de cette critique que j’avais à cœur de faire depuis longtemps ; et voilà que j’ai pris la chose de ce côté.

Mais la sympathie pour l’homme, mon ami, le souvenir de liens que rien n’a pu rompre et le sentiment de ces liens dans le présent, ce sont là des parties inviolables ; je m’interdirais plutôt d’écrire que d’y porter atteinte ; si j’ai offensé en vous et affligé l’amitié, qu’elle me pardonne et croie à tout plutôt qu’à l’oubli et à l’égarement de la mienne ; qu’elle croie à l’erreur d’esprit, à la nécessité d’écrire vite qui ne laisse voir qu’une face de l’idée, à une veine de contradiction comme on en a parfois avec ses meilleurs amis, avec ses opinions les plus familières qu’on s’ennuie d’entendre appeler justes, en un mot à je ne sais quoi, excepté à la diminution d’une amitié, à qui j’ai dû tant de bonheur, à qui j’en devrai tant encore et qui est mon premier titre, après tout, dans les lettres comme elle a été le premier grand sentiment dans ma vie.

Tout à vous toujours,
Sainte-Beuve


Aussitôt reçue la lettre de Sainte-Beuve, Victor Hugo lui adresse, tout joyeux, ce billet :


« 7 février [1834].

» Je voudrais vous avoir là pour vous prendre la main. Votre lettre est bonne. Je vous remercie, mon ami. J’ai à peine le temps de vous écrire quatre lignes, mais je ne veux pourtant pas laisser ce jour finir sans vous dire que vous allez me faire passer une bonne nuit.

» v.»
***

Que survint-il dans les deux mois qui suivirent cette dernière reprise de bon accord et d’harmonie ? Y eut-il entre les deux hommes quelque pénible explication où s’échangèrent de mutuels reproches ? Y eut-il de la part de Sainte-Beuve résolution soudaine, pour une cause ancienne ou nouvelle ? On ne sait, mais le certain, c’est qu’à la fin de mars une lettre de lui, une autre lettre violente, rompit tout. Nous ne l’avons pas, celle-ci, mais elle devait être plus offensante encore que celle du 21 août, et il n’est pas douteux qu’elle ne fût irréparable. La rupture, cette fois, s’imposait définitive ; la récidive ne laissait plus rien à espérer. Victor Hugo, navré, fit à cette lettre la réponse triste et digne que voici :


« Mardi soir, 1er avril [1834].

» Il y a tant de haines et tant de lâches persécutions à partager aujourd’hui avec moi, que je comprends fort bien que les amitiés, même les plus éprouvées, renoncent et se délient. Adieu donc, mon ami. Enterrons chacun de notre côté, en silence, ce qui était déjà mort en vous et ce que votre lettre tue en moi. Adieu.

» v.»
VII


comment finit l’amour de sainte-beuve



Dans cette dernière période de la correspondance entre Victor Hugo et Sainte-Beuve, — de 1831 à 1834, — le nom de madame Victor Hugo a été prononcé à peine ; on n’en sent pas moins sa présence à toutes les lignes. Nous avons nous-même cessé de parler d’elle ; il nous faut donc revenir un peu en arrière. Nous l’avons laissée, au mois d’août 1831, en pleine crise morale, profondément affectée des angoisses jalouses de son mari et du bannissement de son ami. Elle était d’ailleurs physiquement souffrante, fatiguée par l’allaitement de sa petite Adèle et par des douleurs de reins qui se prolongèrent près de deux années après ses couches. Son chagrin, en voyant souffrir, et souffrir par elle, deux êtres chers, n’était pas fait pour rétablir sa santé.

Elle ne tarda pas à être rassurée sur le compte de son mari. Victor Hugo ne voyait plus Sainte-Beuve auprès de sa femme ; il n’avait plus à s’inquiéter de regards échangés, de serrements de mains, de mots à voix basse. Dès lors, il ne pensa plus qu’à poursuivre en paix sa tâche nécessaire, son œuvre. Il se rencontrait avec Sainte-Beuve, soit rue du Montparnasse, soit chez des amis communs, soit au restaurant : Sainte-Beuve protestait de son zèle et de son dévouement, et ses lettres, on l’a vu, ses actes aussi, ne contredisaient pas ses paroles. Victor Hugo y ajoutait pleinement foi : il croyait à l’amitié, à l’honneur, au sacrifice ; il avait ce ridicule. Pour ce qui est de sa femme, il la connaissait bien, il connaissait la droiture de son caractère et l’élévation de ses idées ; il la savait incapable de dissimulation et de mensonge ; il avait en elle une confiance absolue qui ne s’est pas démentie un seul instant, dans tout le cours de sa vie. Il vivait donc maintenant tout au travail, en pleine sécurité.

Mais la bonne et grande âme de madame Victor Hugo, tranquille de ce côté, restait émue et alarmée du côté de Sainte-Beuve. L’exil qui lui était imposé, et qu’elle-même avait reconnu nécessaire, n’en était pas moins dur et devait lui être bien douloureux. Froide peut-être, – on l’a dit, – de tempérament, elle n’était certes pas froide de cœur ; il n’était guère possible de l’avoir plus sensible et plus tendre ; elle souffrait avec tous les souffrants, à plus forte raison avec ceux qu’elle aimait et dont elle était aimée. Les lettres de Victor Hugo lui-même ne laissent pas douter qu’elle n’ait été atteinte et troublée par l’ardente passion de Sainte-Beuve, et, à moins d’être de glace, quelle femme, si honnête qu’elle fut, n’en eût été touchée ? Il faut aussi se rappeler qu’on était au temps de l’amour romantique, qu’on était en 1831, l’année de Didier et d’Antony. Pour jouer ces rôles, Sainte-Beuve, s’il n’avait guère le physique de l’emploi, en avait pris du moins le langage : on se rappelle la lettre où il se dit « farouche et fatal ». Adèle Hugo, qui avait eu le roman de la jeune fille, avec toute sa poésie, pouvait rêver, dans cette atmosphère de fièvre, d’avoir le roman de la femme, sans toutefois le laisser aller au delà de ce qu’admettait sa nature calme et douce. Le moins qu’elle put faire pour le pauvre Sainte-Beuve banni, c’était de chercher à consoler son exil, et c’est probablement vers ce temps-là qu’elle commença à lui écrire. Il lui répondait, et parfois joignait sa lettre des vers dans le goût des Consolations, avec cette grave différence que ce que ces vers exprimaient maintenant, ce n’était plus l’amitié, c’était l’amour.

Rien à redire pourtant, jusque-là, à cet échange de pensées et de tendresses entre deux âmes plus ou moins blessées. Le blâme commence quand l’un des deux intéressés répand au dehors le délicat secret et manque le premier au respect qui le devrait entourer.

Victor Hugo, lorsqu’il avait demandé à Sainte-Beuve de cesser chez lui ses visites, lui avait indiqué plusieurs raisons à donner pour expliquer son absence. Mais ces prétextes, aux yeux des habitués de la maison, devaient sembler bien insuffisants pour justifier la complète disparition de Sainte-Beuve. À cette époque, Victor Hugo qui, avant d’avoir trente ans, avait fait Notre-dame de Paris, Hernani et les Feuilles d’Automne, exerçait autour de lui une espèce de royauté, royauté aimable et fraternelle, librement consentie. Il faut lire les lettres, les vers que lui adressaient les poètes d’alors, les deux Deschamps, Gautier, Ulric Guttinguer, Fouinet, Arvers, Lamartine lui-même, pour savoir avec quelle admiration affectueuse et quel respect cordial ils lui parlent. Sainte-Beuve, pendant des années, avait été le second et l’alter ego du maître aimé : on s’adressait aussi bien à lui quand on avait quelque chose à demander à Victor Hugo. Et voilà que ces inséparables s’étaient brusquement et complètement séparés ; pourquoi ? La vanité de Sainte-Beuve ne souffrit pas qu’on en ignorât longtemps la véritable raison : la maison de Victor Hugo lui avait été fermée parce qu’il aimait madame Victor Hugo. Mais, si on l’éloignait, c’est donc qu’il était dangereux ? Il en convenait sans trop d’effort : il aimait et – il était aimé !

À défaut de documents directs, nous avons ici un précieux témoignage, celui de Fontaney, écrivain distingué d’alors, fort oublié aujourd’hui. Fontaney, collaborateur de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris, lié avec la plupart des célébrités du temps, écrivait, pour lui seul, un curieux journal, qui sera prochainement publié sous ce titre : Journal romantique, et où, de 1831 à 1837, il note chaque soir ses impressions, ses entretiens, ses visites, tous les faits littéraires, grands et petits, du jour.

Le lundi 31 octobre 1831, il écrit :

« … Puis j’allais chez Sainte-Beuve, Buloz et Bocage m’ont pris et mené dans leur cabriolet. – Je suis resté longtemps avec Sainte-Beuve. Nous avons bien causé de l’art et des artistes, et de tout. « Il est fâcheux et triste, disait-il, de vivre d’art, avec l’art !… L’art pur ne peut pas ainsi durer. » Il me reconduisait, nous parlions de Victor : « C’est un misérable », m’a-t-il dit. – Et il m’a fait d’étranges confidences « Victor s’est fait jaloux et par orgueil ! et voilà la maladie de sa femme ! » Il dit qu’il n’y a nul lien au fond de son âme, mais il n’y a que du granit, du fer ! Et lui, le pauvre Sainte-Beuve, il aimait et il s’est séquestré ensuite ! – Il y eut des explications, puis des lettres vives, il y eut absence ; alors, pour se distraire, Sainte-Beuve fit de la politique et du saint-simonisme, puis il fut rappelé, puis banni de nouveau et à jamais ; – Adèle fut enfermée ; et ils ne se voient plus ; s’ils se voyaient, il faudrait du sang, des coups d’épée.[13] »

Peu de jours après, le 4 novembre :

« … Je rencontre Victor sur le pont Royal en revenant, allant, dit-il, chez Sainte-Beuve ; – il y a évidemment à l’horizon quelque nouvel orage[14]. »

« C’est un misérable !… il n’y a dans son âme que du granit, du fer ! » Voilà en quels termes Sainte-Beuve parlait de Victor Hugo à un ami commun. Et, dramatisant la situation : « Il faudrait du sang, des coups d’épées. » Qu’on se rappelle cependant la correspondance, y trouve-t-on rien de pareil ? Sainte-Beuve, précisément vers ces jours-là, écrivait à Victor Hugo : « Je vous prie de croire… au sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à votre Élysée… Je reste à vous de cœur. » – Le mensonge s’ajoute à l’exagération : on n’enferme pas une maîtresse de maison, mère de quatre enfants ; les maux de reins dont souffrait madame Victor Hugo étaient une raison suffisante pour l’obliger à garder la chambre. Mais, avant tout, que penser de cette confidence si grave faite sur le pas de la porte à un visiteur qui n’est pas même un intime ? On y constatera du moins l’aveu qu’à la fin de 1831 Sainte-Beuve n’avait pas revu madame Victor Hugo.

Fontaney n’était pas le seul pour lequel Sainte-Beuve confessait, ou plutôt proclamait son amour. Il n’en laissait rien ignorer à la plupart de ses autres amis du cercle de Victor Hugo. Il étendit même ses « aveux » hors de ce cercle, à Ampère, par exemple, à Xavier Marmier. Par bonheur, amis et étrangers, plus réservés, plus Français que cet expansif amoureux, lui gardèrent tous le secret, qu’il ne leur demandait pas, et rien n’en transpira ni auprès de Victor Hugo ni auprès de la personne directement intéressée.

Au commencement, d’ailleurs, Sainte-Beuve se contentait de laisser entendre que son amour n’était pas repoussé ; il ne prétendait pas qu’il fût partagé, et c’est dans ces termes modestes qu’il en parlait à Fontaney. Mais, au bout d’un certain temps, comme on pouvait commencer à sourire de cette passion platonique, il dut prendre les airs et se donner le rôle d’un amant heureux.

Ce fut sur un de ses amis, les plus disposés à être crédule qu’il essaya cette attitude de vainqueur. Ulric Guttinguer fut son grand confident, confident non d’un jour, mais de plusieurs années. Une singulière figure, cet Ulric Guttinguer, poète de Normandie, romantique de province. On n’admire jamais si bien que de loin ; ami de Victor Hugo, d’Alfred de Musset et de Sainte-Beuve, et justement fier de ces glorieuses amitiés, Ulric Guttinguer les flattait, les adulait, leur adressait des vers assez médiocres, plus médiocres que ceux de Sainte-Beuve. Mais il avait sur Sainte-Beuve d’autres supériorités ; il était riche, il était beau, il passait pour avoir été souvent aimé.

… Front pâli sous des baisers de femme. avait dit de lui Alfred de Musset. Beau ! aimé ! on pense s’il fut envié

de Sainte-Beuve ! Mais quoi ! Sainte-Beuve n’éclipsait-il pas d’un seul coup toutes les conquêtes départementales de Guttinguer, le jour où il put se dire à lui l’amant. – de qui ? d’une des plus célèbres beautés de Paris, femme en même temps du plus admiré des poètes !

Guttinguer fut en effet ébloui : on voit dans toutes ses lettres que c’est lui désormais qui enviera Sainte-Beuve. Son rôle en tout ceci est des plus singuliers : il était catholique et pratiquant, c’était un Don Juan dévot ; il ne peut approuver Sainte-Beuve dans son amour adultère ; il ne l’approuve donc pas, mais il l’admire ; « il prie Dieu pour qu’il lui laisse son coupable bonheur ! » D’autre part, quand il apprend que Victor Hugo a une maîtresse, il déplore avec Sainte-Beuve ses égarements ; il conjure Sainte-Beuve de ne pas l’abandonner : « Le désordre de Victor ne va-t-il pas troubler tout cet intérieur[15] ? »

Sainte-Beuve joua encore ce jeu de la confidence avec George Sand, mais sous une forme différente. George Sand l’appelait pour le consulter sur ses affaires de cœur avec Alfred de Musset ; il feignait parfois quelque embarras à venir à ses rendez-vous : c’est qu’il craignait de rendre jalouse une certaine personne… Et la bonne George Sand d’ajouter foi à cette terrible jalousie et de se résigner. Ou bien elle le prie d’obtenir de cette amante inquiète l’autorisation de voir une amie, une sœur ; « qu’il la rassure », qu’il lui « ôte tout motif de souffrance[16] », qu’il lui montre leurs lettres. Il n’en montrait que ce qu’il voulait, et, de l’autre côté, tentait sans doute d’exciter la jalousie de madame Victor Hugo, et lui parlait à mots couverts des avances de l’auteur de Lélia

Y avait-il une part de vérité dans toutes ces fausses confidences ? Nous ne voulons pas le nier. Il nous manque, par malheur, les lettres de madame Victor Hugo, si fâcheusement brûlées. Il n’est pas impossible d’y suppléer par celles de Sainte-Beuve lui-même : elles nous aideront à dégager de ses vanteries des probabilités à peu près certaines.

Nous savons par Fontaney qu’à la fin de 1831 madame Victor Hugo n’avait pas revu Sainte-Beuve ; mais il paraît vraisemblable qu’en 1832, suppliée par lui, elle consentit à le voir au dehors. Elle voulait être, elle était toujours, la consolatrice. Quel sentiment éprouvait-elle alors pour lui ? C’était encore de l’amitié, mais cela pouvait être devenu de l’amitié amoureuse. L’amour a, selon les temps, ses façons d’être ; l’amour romantique, l’amour selon le verbe de Victor Hugo surtout, a généralement la forme d’un amour pur. Il est permis de croire qu’Adèle Hugo pouvait voir l’amour à travers doña Sol et Marion ; Catarina, dans Angelo, reste à la fois « fidèle à son amour et à son honneur, à son amant et à son mari ». L’amour sans la faute, Sainte-Beuve lui-même l’exprimait tel, non seulement dans Arthur en 1834, mais en 1834 dans Volupté. Ne le peignait-il pas d’après un modèle ? Notons que l’héroïne de volupté, madame de Couaën, a tous les traits de madame Victor Hugo ; brune comme elle ; comme elle, rêveuse, distraite, mystique, ingénue ; comme elle, la plus tendre mère. D’après Volupté, d’après les vers de Sainte-Beuve faits pour Adèle à cette époque, on peut, ce nous semble, se faire une idée de ce qu’étaient leurs rendez-vous, leurs entretiens, leurs promenades : secours apportés à des pauvres, visites aux églises, visites, à de certains jours, au cimetière. « Nous célébrerons ensemble les anniversaires de la mort de ma mère », dit madame de Couaën. Et, parlant de son mari : « Il a en vous une confiance parfaite et j’en ai une immense. » Il y a toute une conversation, qui est assurément un souvenir, et où l’on retrouve la candeur d’âme d’Adèle. Amaury dit à madame de Couaën que « les désirs diminuent et passent une fois qu’ils sont satisfaits » ; elle lui demande s’il ne pourrait pas « supposer à l’avance qu’ils sont satisfaits dès longtemps et garder tout de suite le simple et doux sentiment qui doit survivre ». Amaury est obligé de lui répondre en riant : « Est-ce donc qu’on peut supposer ces choses à volonté, enfant que vous êtes ! »

Mais, sans recourir à la fiction, Sainte-Beuve a dit lui-même, et cela dans son libelle, ce qu’a été la nature de leur amour :


Un pur et chaste amour où l’ange peut descendre.…
Qui ne veut et n’aura rien d’elle que son cœur.
......................................................................
Tu n’as jamais connu, dans nos troubles extrêmes.
Caresse ni discours qui n’ait tout respecté ;
Je n’ai jamais tiré de l’amour dont tu m’aimes
Ni vanité ni volupté.


***


Si l’on cherchait à quel moment précis placer la prétendue chute de madame Victor Hugo, on serait assez embarrassé de le trouver. On serait pourtant tenté de croire que ce pourrait être au commencement de 1833, mais il est aisé de démontrer qu’il n’en est rien. C’est en février de cette année-là, au cours des représentations de Lucrèce Borgia, que se produisit le grave incident que l’on sait : l’amour de Victor Hugo pour Juliette, après onze ans de fidélité conjugale. (Que le mari qui peut en compter douze lui jette la première pierre !) Madame Victor Hugo c’est l’usage fut très promptement informée. Espérons que ce ne fut pas par Sainte-Beuve. Qui sait si ce ne fut pas par Victor Hugo lui-même ?

Il savait sa femme par cœur, – c’est le cas de le dire, – il savait les trésors d’indulgence qu’il trouverait en elle ; un sentiment de vengeance vulgaire n’entrerait jamais dans cette âme généreuse quelque déchirement que lui put causer le cruel aveu, sa douleur même ne serait pas injuste : elle tiendrait compte à l’époux qui lui avait donné ses quatre enfants adorés des longues années où, malgré les tentations offertes au poète jeune, beau et glorieux, il s’était gardé tout entier à elle. Étant de celles qui consolent, elle était aussi de celles qui pardonnent : après quelque confession éloquente et douloureuse où ils mêlèrent leurs soupirs et leurs larmes, il est certain qu’elle pardonna, qu’elle pardonna sans condition et sans revanche.

Nous en avons le plus beau et le plus doux témoignage qu’ait exprimé la reconnaissance émue d’un grand poète, les admirables vers : Date lilia.


Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C’est elle !
La sœur, visible aux yeux, de mon âme immortelle !
Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours !
Toit de mes jeunes ans qu’espèrent mes vieux jours !
C’est elle ! la vertu sur ma tête penchée ;
La figure d’albâtre en ma maison cachée ;
L’arbre qui, sur la route où je marche à pas lourds.
Verse des fruits souvent et de l’ombre toujours ;
La femme dont ma joie est le bonheur suprême ;
Qui, si nous chancelons, ses enfants ou moi-même,
Sans parole sévère et sans regard moqueur,
Les soutient de la main et me soutient du cœur ;
Celle qui, lorsqu’au mal, pensif, je m’abandonne,
Seule, peut me punir et seule me pardonne ;
Qui de mes propres torts me console et m’absout ;
À qui j’ai dit : toujours ! et qui m’a dit : partout !


Chose étrange, ce qui, pour le commun des mortels, est une cause de discorde et de séparation, fut, pour ces deux êtres d’élite, un renouvellement de tendresse. Ils furent si profondément touchés l’un et l’autre, lui de son sacrifice, elle de son remerciement ! Elle lui sut gré d’avoir pu être pour lui si bonne. Ils eurent occasion, vers ce temps-là, d’échanger des lettres que nous avons sous les yeux et où se révèlent les généreux sentiments de confiance et d’abandon qui les animaient.

Victor Pavie, ami de Victor Hugo, ami aussi de Sainte-Beuve, se mariait à Angers, sa ville, et pria à ses noces Victor Hugo et madame Victor Hugo. Victor Hugo, absent de Paris, ne pouvait se rendre à l’invitation ; mais, bien que Sainte-Beuve, selon toutes probabilités, dût être invité, il désira que du moins sa femme ne manquât pas en un tel jour à un ami cher à tous deux. Elle partit donc pour Angers, accompagnée de son père, M. Foucher, convié par Victor Pavie, et de sa fille Léopoldine, alors âgée de onze ans et qu’elle ne pouvait laisser à Paris. Deux jours après elle, Sainte-Beuve arrivait, à son tour, à Angers. Elle en informait aussitôt son mari, et dans la même lettre elle lui disait :

« J’ai bien pensé à toi, mon bon cher Victor, je t’aurais voulu là près de moi. Comme j’ai senti ce vide ! C’était la première fois que je voyageais sans toi ! et l’impression a été bien pénible… » Et Victor Hugo lui répond aussitôt :

« … J’ai toute confiance en toi, à cette heure où je n’ai le cœur plein que d’amour et de dévouement pour toi et pour nos chers petits. »

Sainte-Beuve eut pour madame Victor Hugo les attentions les plus respectueuses et pour sa fille la plus tendre sollicitude. Il redevint le frère qu’il était autrefois. Elle le mande à son mari, et – voici la preuve d’innocence la plus forte qu’on puisse attendre d’une honnête femme – elle ajoute :

« Quand tu seras à Paris, je te prierai, mon ami, de lui écrire quelques lignes de remerciement pour ses soins[17]. »

Nous aurions bien mal réussi à donner une idée de ce qu’était la nature sincère et loyale de madame Victor Hugo si l’on supposait un instant qu’elle pût seulement admettre la rouerie de faire remercier son amant par son mari.

Quant à Victor Hugo, il avait assurément foi entière en sa femme. Pendant et après le séjour à Angers, voici quelques fragments des lettres qu’il lui écrivait[18] :
« 6 août… Je me suis promené toute la soirée sur la falaise. Oh ! c’est là qu’on sent des frémissements d’ailes. Si je n’avais mon nid à Paris, je m’élancerais. Mais tu es là et je reste. Et tant que tu seras là, mon ange, je resterai. Je suis donc pris pour la vie, mais j’aime la cage où tu es. »

« 13 août… Tu vois, mon Adèle, qu’aucune de ces belles et bonnes choses ne m’empêche pas de songer à toi. Tu es la plus belle des choses qui sont belles, tu es la meilleure des choses qui sont bonnes. – Avec quelle joie je te reverrai ! »

« 16 août… Je suis à la Roche-Guyon et j’y pense à toi. Il y a quatorze ans, presque jour pour jour, j’étais ici, et à qui pensais-je ? à toi, mon Adèle ! Oh ! rien n’est changé dans mon cœur. Je t’aime toujours plus que tout au monde, va, tu peux bien me croire. Tu es presque ma vie. »

« 17 août… Je suis heureux que tu te sois un peu amusée à Angers. Je n’ai le cœur plein que de pensées d’amour pour toi et pour tous nos petits bien-aimés. »

Ce voyage d’Angers, en 1835, fut peut-être une des dernières rencontres heureuses et de parfait accord entre Sainte-Beuve et madame Victor Hugo. Par l’opposition la plus imprévue, ce qui avait été pour elle une cause de rapprochement avec son mari devint une cause de refroidissement avec Sainte-Beuve. Voici à quelle occasion.

Victor Hugo, à son retour à Paris, avait fait commencer l’impression de son nouveau recueil, les Chants du Crépuscule, et, selon sa constante habitude, il lisait à ses amis, sur les épreuves, nombre de ces poésies. C’était la première fois que Sainte-Beuve manquait à pareille fête, ce qui n’était pas sans lui causer quelque dépit. Très friand de ces primeurs, il s’en informait avec une curiosité inquiète auprès des amis plus heureux. Il y avait Louis Boulanger et Robelin qui le tenaient au courant et lui citaient les plus belles pièces, Napoléon II ou la Cloche. On lui disait aussi les vers d’amour, qui, sans dédicace et sans nom, ne s’en adressaient pas moins évidemment à Juliette ; ce dont il s’indignait vertueusement. Mais ce dont il s’irrita bien davantage, ce fut des deux poésies écrites pour madame Victor Hugo ; elles donnaient un démenti trop clair à ses prétentions et à ses sous-entendus ; et, quand un ami lui récitait ces premiers vers :

Toi ! sois bénie à jamais,
Ève qu’aucun fruit, ne tente !
Qui, de la vertu contente,
Habites les purs sommets !
Âme sans tache et sans rides !…


l’ami n’ajoutait sans doute aucune réflexion ; mais il était bien certain qu’il pensait : « Qu’est-ce donc que vous nous disiez ?… »

Les Chants du Crépuscule parurent en octobre 1835. Sainte-Beuve, atteint à son endroit le plus sensible, dans sa terrible vanité, ne put s’empêcher de laisser percer son aigreur dans l’article qu’il consacra au nouveau livre dans la Revue des Deux Mondes. Il était bien obligé de reconnaître et de louer les indéniables beautés de l’œuvre ; il mêla du moins aux éloges plus d’une critique acerbe, plus d’une insinuation méchante. Mais où éclate sa rage secrète, c’est dans la dernière page, sorte de post-scriptum de l’article :

« Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère, sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d’une dernière, intitulée : Date lilia, qui a pour but en quelque sorte de couronner le volume et de le protéger. On dirait qu’en finissant le poète a voulu jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l’auteur ait cru ce soin nécessaire. Le manque de tact littéraire… lui a inspiré d’introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se heurtent, deux encens qui se repoussent. Il n’a pas vu que l’impression de tous serait qu’un objet respecté eût été mieux honoré et loué par une omission entière[19] »

Le « tact moral » de Sainte-Beuve aurait bien dû l’avertir lui-même de la haute inconvenance qu’il commettait en intervenant sur un sujet si délicat : cette allusion à un « objet respecté » était de sa part le manque de respect le plus grave. En voulant blesser Victor Hugo, c’est madame Victor Hugo qu’il blessait. Quand elle avait pardonné, quand elle acceptait avec émotion, comme une réparation et comme un hommage, non pas cette poignée, mais ce bouquet de lis, de quel droit ce défenseur imprévu le refusait-il pour elle ? Victor Hugo, en lisant l’article de Sainte-Beuve, n’eut qu’à hausser les épaules ; on sut alors que madame Victor Hugo en fut au plus haut point froissée. « Froissée » n’est pas le mot quand on parle d’elle : elle en fut profondément affligée. Ce n’était plus là le Sainte-Beuve de 1830, le Sainte-Beuve des Consolations ; elle jugeait la petitesse de celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore. Quelque chose s’était rompu dans l’union de leurs âmes, et, dans ces chaînes-là, quand un anneau se défait, les autres suivent. Elle dut faire doucement des reproches à Sainte-Beuve de la faute qu’il avait commise et se montra sans doute avec lui plus froide et moins expansive. Elle prit de là une teinte de mélancolie : sa vie de cœur était-elle finie ?

Nous ne faisons pas là de vaines conjectures qu’on lise avec nous ces fragments des lettres touchantes qu’en 1836, elle écrivait à son mari encore en voyage :

« 5 juillet … Je suis bien vieille par les goûts et assez triste quoique sans chagrins. Que peut-on de mieux dans cette vie ? Je n’ai au monde qu’un désir, c’est que ceux que j’aime soient heureux ; le bonheur de la vie est passé pour moi, je le cherche dans la satisfaction des autres. Il y a bien de la douceur malgré tout là dedans, aussi tu as bien raison quand tu dis que j’ai le sourire indulgent ; mon Dieu, tu peux faire tout au monde, pourvu que tu sois heureux, je le serai. Ne crois pas que ce soit indifférence, mais c’est dévouement et détachement pour moi de la vie. D’ailleurs, jamais je n’abuserai des droits que le mariage me donne sur toi. Il est dans mes idées que tu sois aussi libre qu’un garçon, pauvre ami, toi qui t’es marié à vingt ans, je ne veux pas lier ta vie à une pauvre femme comme moi. Au moins, ce que tu me donneras, tu me le donneras franchement et en toute liberté. Ne te tourmente donc pas et crois que rien dans cet état de mon âme n’altérera ma tendresse pour toi, si solide et si complètement dévouée quand même[20]… »

« 16 août… T’amuses-tu bien ? es-tu heureux ? Tu sais que je veux que tu sois ainsi. Tu es fait pour la joie, la gloire, le triomphe et tout ce qui est resplendissant. Ne manque pas ta destinée, mon ami ; tu sais que la seule chose que je ne te pardonnerais pas, ce serait d’être peu heureux… – Adieu, mon ami, mon véritable ami, crois que tu ne trouveras pas plus de dévouement dans aucun cœur que dans le mien[21]. »

Sainte-Beuve, dans l’état présent de son esprit, était-il capable de comprendre la douleur résignée d’Adèle et de la réconforter ? Il était trop préoccupé de lui-même et de l’attitude à garder vis-à-vis de ses confidents. Il constatait cependant avec chagrin le ralentissement de cette affection si tendre et si dévouée. Dans le même temps où madame Victor Hugo écrivait à son mari, il écrivait, lui, à Ulric Guttinguer :

« Ce bonheur dont vous voulez bien vous inquiéter dure toujours, mais si lointain, si rare et si sevré[22] ! »

Au commencement de 1837, Sainte-Beuve publia une nouvelle intitulée Madame de Pontivy, écrite, disait-il, pour essayer de ramener Adèle ; mais cette histoire banale, et d’un sentiment assez grossier, était plutôt faite pour la détacher davantage. Sainte-Beuve la voyait avec colère, à mesure qu’elle s’éloignait de lui, se rapprocher de son mari.

Enfin, le jour vint où il la trouva dressée contre lui, à côté de son protecteur naturel, pour lui signifier une rupture définitive, non plus seulement avec lui, mais avec elle.

***

Victor Hugo ignora longtemps l’existence du Livre d’amour. Ce ne fut qu’après son retour en France qu’un jour, un visiteur le croyant informé, lui révéla le libelle dont il possédait un exemplaire. Indigné, le poète des Châtiments écrivit sur l’heure ces vers vengeurs :


à s-b.


Que dit-on ? on m’annonce un libelle posthume.
De toi. C’est bien. Ta fange est faite d’amertume ;
Rien de toi ne m’étonne, ô fourbe tortueux.
Je n’ai point oublié ton regard monstrueux.
Le jour où je te mis hors de chez moi, vil drôle,
Lorsque sur l’escalier te poussant par t’épaule.
Je te dis : N’entrez plus, monsieur, dans ma maison !
Je vis luire en tes yeux toute ta trahison.
J’aperçus ta fureur dans ta peur, ô coupable.
Et je compris de quoi pouvait être capable
La lâcheté changée en haine, le dégoût
Qu’a d’elle-même une âme où s’amasse un égout,
Et ce que méditait ta laideur dédaignée ;
On devine la toile en voyant l’araignée.
21 octobre.

Ces vers ne furent rendus publics que longtemps après la mort de Victor Hugo, et seulement – d’après sa volonté – le jour où les pièces calomnieuses du Livre d’amour furent imprimées avec de plus calomnieux commentaires.

La question alors se posa de savoir quand et à quelle occasion s’était passée la scène que révèlent les vers : et les amis de Sainte-Beuve prétendirent qu’elle n’avait jamais été que dans l’imagination du poète. C’est Sainte-Beuve lui-même qui, dans une de ses lettres à Ulric Guttinguer, confirme et précise le fait. Il aurait eu lieu en octobre 1837, avant le départ de Sainte-Beuve pour Lausanne.

La scène a-t-elle été aussi violente que le disent les vers ? il faut sans doute faire la part de l’hyperbole poétique. Madame Victor Hugo y était-elle présente ? c’est peu probable. Ce qui est sûr, c’est que Victor Hugo y parlait aussi au nom de sa femme. Quel en était le motif ? Il ne peut pas y en avoir deux ; une seule cause a pu réunir les deux époux dans une irritation commune l’honneur de la femme en jeu. Une demi-confidence faite par Louis Boulanger à Vacquerie avait déjà jeté quelque jour sur la situation. En 1837, les propos et les vanteries de Sainte-Beuve commençaient à se répandre un peu trop au dehors ; il avait été amicalement prévenu que, s’il n’y mettait pas fin, on serait obligé d’informer Victor Hugo. Il ne tint pas compte de l’avis, et Victor Hugo, mis en effet au courant, ne pouvait plus avoir qu’une pensée : sévir. Cependant sa colère n’aurait peut-être pas ému Sainte-Beuve plus que de raison ; ce qui l’exaspéra, ce fut de se dire que madame Victor Hugo était d’accord avec son mari, qu’ils s’étaient rapprochés dans le même sentiment de réprobation contre lui et que l’arrêt d’expulsion était cette fois approuvé, sinon prononcé par elle aussi bien que par lui. Blessé au cœur, il précipita avec une sorte de rage son départ, jusque-là toujours retardé, pour Lausanne, où il allait faire pendant une saison son cours sur Port-Royal. Il quitta Paris « sombre et trois fois sombre ».

C’est plus de six mois après (18 mars 1838) que Sainte-Beuve, dans cette lettre à Guttinguer, constate, en l’expliquant à sa façon, la scène de la rupture :

« Du côté de la place Royale, j’ai éprouvé ce que deux mots de conversation pourront seuls vous expliquer ; d’une part une noire et grossière machination qui sont son cyclope ; de l’autre une inouïe et vraiment stupide crédulité, qui m’a donné la mesure d’une intelligence que l’amour n’éclaire plus[23]. »

Sainte-Beuve appelle « noire et grossière » machination la révolte d’un époux offensé, et madame Victor Hugo, jusque-là si hautement louée et flattée, du moment qu’elle ne l’aime plus, devient subitement « stupide ».

Il ne pardonne pas, et, six semaines après, il écrit encore :

« Ai-je éprouvé la vérité de ce mot de La Rochefoucauld « On » pardonne tant que l’on aime » ? Cependant il me semble que c’en est fait de l’amour, au moins de ce côté-là[24]. »

Enfin, trois ans après, en 1841, dans son Journal inédit, se demandant s’il aime encore Adèle, il se répond :

« Non, je la hais[25]. »

Ainsi finit l’amour de Sainte-Beuve.
VIII


les dernières années



Des mois, des années se passèrent, jetant leur cendre sur ces discordes. En 1841, Victor Hugo fut élu à l’Académie française ; on pouvait espérer qu’il allait en ouvrir la porte à tout le groupe romantique. Sainte-Beuve écrivait à madame Juste Olivier : « Il a toutes nos destinées académiques dans ses flancs. » Et, plus tard : « Hugo apporte comme candidats de sa prédilection et de sa charge quatre illustres : Alexandre Dumas, Balzac, Vigny ; je suis le quatrième, très indigne, et pourtant moins impossible, je crois, qu’aucun des trois autres. »

Le fauteuil académique devait être et était le rêve le plus choyé d’un homme tel que Sainte-Beuve : il sentait donc la nécessité de se rapprocher d’un électeur aussi influent que Victor Hugo. Il avait peut-être fait une assez longue pénitence. Il guetta, il saisit l’occasion de la réception du poète. Rien ne lui était plus facile que d’obtenir une entrée à cette réception, ne fût-ce qu’en s’adressant au secrétariat. Il demanda son billet à Victor Hugo lui-même :


Ce dimanche [fin mai 1841].

Ce n’est pas sans une grande hésitation que, vous sachant accablé comme vous devez l’être de demandes, je me décide à y venir ajouter la mienne. Il me serait pourtant très agréable de vous devoir mon billet d’entrée à votre réception. Dans mes sollicitations près de M. Lebrun, je n’en ai pas fait pour moi, me réservant de vous l’adresser. Ce que vous pourrez ou ne pourrez pas sera bien, car je ne doute pas que vous ne désiriez répondre favorablement à mon désir.

Mille souvenirs et hommages autour de vous.

Sainte-Beuve.
1 ter, rue Mont-Parnasse .

La longue rancune était un sentiment que ne connaissait pas Victor Hugo ; il regrettait toujours d’avoir été sévère, même quand il n’avait été que juste. Il acquiesça donc au désir de Sainte-Beuve

qui lui écrivit pour le remercier :
Dimanche [juin 1841].

Je voulais vous remercier l’autre jour, après cette belle solennité, de votre amabilité pour moi ; mais vous étiez trop entouré pour que je l’aie pu faire. Maintenant que le flot est moins pressé, laissez-moi vous dire combien j’ai été reconnaissant, et pour tout le plaisir que vous m’avez procuré et pour la façon que vous y avez mise. Votre billet, que je garde, est pour moi un jeton très honorable de présence qui pour longtemps me suffit.

Mille et mille compliments et hommages, s’il vous plaît, à votre famille.

Sainte-Beuve

Deux années se passent encore, années de silence et d’absence. En septembre 1843, la catastrophe de Villequier fait périr à la fois Léopoldine Hugo et son jeune mari. Tous les amis s’émeuvent devant l’affreux malheur, des adversaires se rapprochent, des ennemis se réconcilient. Victor Pavie écrit éloquemment à Sainte-Beuve : « C’est le moment pour vous de rentrer par cette large blessure » Sainte- Beuve répond que c’est impossible et que, depuis 1837, Victor Hugo a répondu à toutes ses avances par des lettres d’injures. Le mensonge est flagrant : Sainte-Beuve a conservé toutes les lettres de Victor Hugo qui le confondent, comment n’aurait-il pas gardé celles qui l’excusent ? Dans le désespoir de Victor Hugo et de la pauvre mère, il ne donne pas signe de vie.

Deux mois après (novembre 1843), il achève de faire imprimer le Livre d’amour.

Il va sans dire que madame Victor Hugo ignora alors le libelle, comme elle l’ignora toute sa vie[26].

La rupture avec Sainte-Beuve n’empêcha pas Victor Hugo de le servir, en 1844, pour son élection à l’Académie. Après s’être assuré que le premier siège vacant par la suite appartiendrait à Vigny, Victor Hugo s’entremit avec zèle pour faire passer d’abord Sainte-Beuve. Il lui donna une preuve encore plus grande de son indulgente bienveillance lorsque, l’année suivante, il fut chargé de répondre à son discours de réception. Il ne marchanda pas l’éloge au critique et à l’historien et alla jusqu’à louer le poète.

Sainte-Beuve le remercia par cette lettre

[26 février 1845].

Le flot de monde m’a empêché hier de vous atteindre. J’ai couru le soir pour vous chercher. Recevez mes remerciements pour ce que vous avez écrit et proféré sur moi avec l’autorité que j’attache à vos paroles, pour ce que vous avez pour ainsi dire écrit deux fois puisque vous l’avez maintenu. Quand je m’occuperai de Port-Royal, j’aurai désormais en vue le grand tableau que vous en avez tracé comme fond de perspective, et quant à ma poésie, ce que vous avez bien voulu en dire restera ma gloire.

Sainte-Beuve

Victor Hugo répondit :

« Monsieur,

» Votre lettre me touche et m’émeut. C’est du fond du cœur que je vous remercie de votre remerciement.

» Victor.[27]

Quand sa réponse au discours de réception de Sainte-Beuve fut imprimée, Victor Hugo en offrit à sa femme un exemplaire en tête duquel il écrivit :

À ma femme.
Double hommage,
de tendresse parce qu’elle est charmante
de respect parce qu’elle est bonne.
v. h.

Et il épingla sur la première page la lettre de remerciement de Sainte-Beuve.

***


De rapports quelconques entre madame Victor Hugo et Sainte-Beuve il n’y en a plus trace jusqu’aux journées de juin 1848, où madame Victor Hugo, enfermée par l’insurrection dans la place Royale, courut avec ses enfants de véritables dangers. Sainte-Beuve lui écrivit pour la prier de lui faire savoir par un mot si elle et les siens étaient saufs « Comment vont vos fils ?… Votre mari a-t-il pu être avec vous ?[28] »

Puis vint 1851, le coup d’État, l’exil. Nous n’avons retrouvé de lettres de Sainte-Beuve à madame Victor Hugo qu’à la date de 1858.

Ils ne sont plus jeunes ni l’un ni l’autre : le caractère de la correspondance a forcément changé ; elle est d’une gravité respectueuse ou d’un amical enjouement : Sainte-Beuve vieilli dit son désenchantement et sa mélancolie.

La première lettre est une réponse à madame Victor Hugo, qui avait mis Sainte-Beuve au courant du projet de mariage de sa sœur Julie avec M. Chenay. Cette lettre, comme les suivantes, est adressée à Guernesey :

Ce 28 juillet [1858]

Je vous remercie d’avoir pensé qu’il me serait agréable d’apprendre ce qui fait deux heureux et qui vous fait plaisir à vous-même. Je n’avais plus eu de nouvelles depuis quelque temps, et, votre frère Victor que j’avais rencontré ne m’ayant rien dit à ce sujet, je ne lui en avais point parlé. Il serait bien que vous pussiez venir dans ce beau mois d’août, et peut-être la santé du poète qui n’est pas fait pour la maladie sera-t-elle assez tôt réparée pour vous le permettre. Je me rappelle un temps bien lointain où nous faisions avec lui le projet presque fabuleux de quitter Paris et d’aller habiter je ne sais quel domaine champêtre du côté du Rhin : c’était au temps des grandes rêveries lyriques et avant qu’il songeât à la lutte présente du théâtre. Comment, après des années, après trente ans, cette absence, cette émigration de Paris s’est-elle accomplie dans des conditions et sous des étoiles si différentes ? L’inspiration lyrique, certes, y a gagné, et, au point de vue de l’avenir, le poète (pour ne parler que de lui) paraîtra s’y être retrempé à des sources puissantes bien qu’amères.

Voilà ce qu’il faut vous dire et ce qu’il se dit bien, sans doute, à lui-même tout bas. Cela n’empêche pas les longueurs et les ennuis de bien des journées. – Nous autres, – moi du moins, qui vis ici à deux pas du tourbillon, mais en dehors, si je ne m’ennuie pas, c’est que j’ai fait dès longtemps mon deuil de tout vrai plaisir. Excepté cette grande table, toute chargée de plusieurs couches de volumes, je n’ai pas de distractions et n’en veux plus, et n’en conçois plus.

La vie isolée permet d’arriver ainsi à une indifférence finale consommée qui n’est pas faite pour l’homme et que doivent ignorer ceux qui vivent de la vie de famille.

Quoique les mêmes pensées de déclin et de terme doivent être pressenties de tous à de certains âges, elles sont heureusement corrigées et sauvées pour ceux qu’entourent à chaque instant des affections et des liens. C’est ainsi que les extrêmes fins d’automne peuvent être riches encore, et qu’on arrive à l’hiver avec une provision de chaleur et de cordialité qui chez d’autres est dès longtemps épuisée.

J’oublie de vous dire qu’une chute que j’ai faite sur mon escalier, il y a cinq semaines, m’a endommagé un doigt, et le plus essentiel des doigts de la main droite il en résulte pour moi une grande difficulté d’écrire dont je me tire pour mon travail en dictant, mais qui se fait sentir dans mes lettres par un redoublement de griffonnage. Vous devez vous en apercevoir assez.

Je voudrais savoir quelques nouvelles littéraires, de celles qui vous pourraient intéresser. Il me semble qu’il y a, dans l’ordre de l’imagination et de la poésie, bien du ralentissement et une longue pause. À peine si l’on distingue deux ou trois essais vraiment neufs et dignes d’attention dans le roman.

En fait de poésie, ce ne sont que des imitations ou des diminutifs. Un ou deux poètes des derniers venus soutiennent assez noblement l’honneur du pavillon mais ce sont les vieux encore qui sont les plus jeunes et, entre tous, celui qui est dans son île comme le roi de Thulé. On dirait que la légende a commencé pour lui. Je désire qu’elle ne s’éternise pas, dût la poésie y perdre. Je souhaite qu’un jour et sans, pour cela, que la terre ait à trembler sous nos pas nous puissions le retrouver, ne fût-ce qu’à l’Académie, et vous, chère amie, vous revoir fixée au milieu de ceux qui vous aiment, avant les cheveux blancs. Car vous n’en avez pas du tout.

Voilà, direz-vous, un étrange compliment que je vous fais là pour finir. Mais j’ai mes licences, étant du même âge.

À vous de cœur et de respect.

Sainte-Beuve

Les lettres sont assez espacées. Cependant, comme on va le voir par celle du 14 octobre 1858, ce n’est pas le désir d’écrire qui a manqué à Sainte-Beuve, mais il souffrait du bras :

Ce 14 octobre 1858.

Croyez bien que je n’ai pas été insensible à la bonne et amicale lettre que j’ai reçue de vous, et à la permission que vous me donniez de vous écrire quelquefois. Je n’en ai pas usé plus tôt parce que j’ai été (et suis encore) pris par des maux de nerfs au bras droit qui tiennent à un écrasement de doigt datant déjà de quatre mois et non guéri : je suis devenu un peu manchot, et partant plus paresseux. Je n’aurais rien su, sans vous, de ce mariage ni de toutes ces péripéties, amusantes du moment qu’elles ont bien tourné et que le bonheur des deux conjoints est au bout. D’après ce que j’ai appris, depuis, du caractère de l’artiste, il serait bon que sa femme, dans tout ordre de choses, s’accoutumât à le régler et à prendre en main le gouvernement domestique : s’il est faible de caractère, cela est nécessaire pour le bien du ménage. J’ai causé un moment de lui avec Robelin que j’ai rencontré, et cette conversation a amené ce bon Robelin à m’inviter à l’aller voir à sa maison de Saint-James, et à y dîner. C’est ce que j’ai fait, il y a huit jours, on y a parlé de vous, et les oreilles ont pu vous tinter. J’ai vu là sa fille et son fils : sa fille est, en effet, fort jolie et des plus agréables, recevant à merveille et faisant les honneurs de la maison. Comme il y avait près de trente ans que je n’avais dîné chez Robelin, cela a été pour moi un événement intérieur par tous les souvenirs que j’ai sentis se réveiller. – Je serais assez embarrassé à me traduire à moi-même l’effet que le temps a produit en moi : je crains que cet effet n’ait pas été un simple apaisement. Je me suis appesanti, j’ai essayé de recourir à tout un ordre de sentiments et d’idées. J’ai réussi du moins à me donner un grand désabusement et à acquérir un découragement profond. Assis auprès de ma table, je m’en tire avec ces gros livres que vous avez vus et que je renouvelle de temps en temps : toute mon activité se porte désormais sur eux et se passe autour d’eux. Hors de là, je ne suis guère d’usage, ni, comme on disait autrefois, de bonne compagnie. Le repos, la tranquillité est mon rêve ; mais une tranquillité parfaite, au milieu d’un jardin, et avec une monotonie de vie que rien n’interrompe. Cette tranquillité-là, on ne la trouve complète que sous le gazon.

Je serai heureux de vous revoir ici ; je crois qu’en effet cela serait bon pour votre chère enfant. On m’a cité deux ou trois mots d’elle qui prouveraient qu’elle regrette le séjour de France. Vous pourriez chaque été lui donner cette distraction : il y a un moment charmant, c’est aux mois de printemps avant que Paris soit à moitié désert. Pourquoi n’y feriez-vous pas, chaque année, quelque station régulière, à laquelle vos amis s’accoutumeraient et qui varierait ainsi cette uniformité de là-bas ? – Vous me dites que vous vous occupez de mettre en ordre ces souvenirs littéraires de notre jeunesse ; vous faites bien, vous avez entre les mains de riches matériaux, vous pouvez, par des questions, suppléer à tout ce qui manquerait. Écrivez simplement ce que vous avez vu, entendu ; rangez les lettres que vous retrouverez, et mettez-les, pour être imprimées, à leur date. Vous êtes à même de dire des choses qui, sous votre plume, seront plus convenables que sous celle même du grand chef d’École : il ne pourrait entrer dans certains détails, qui, de votre part, seront bien reçus. Si, sur quelques points, je pouvais vous donner quelques éclaircissements, vous n’avez qu’à parler je vous les donnerais.

Je n’ai jamais douté du fonds de bons sentiments que je trouverais pour moi en vous à chaque rencontre. Seulement, je suis un peu en méfiance, et tout naturellement, les personnes qui vous entourent et qui vous sont proches et chères n’étant pas tenues à une égale bienveillance envers quelqu’un qui a dû leur être présenté plus d’une fois sous une face au moins douteuse. C’est là la seule ombre que je vois aux idées de rapprochement et aux perspectives amicales que vous m’entr’ouvrez. Mais il m’est déjà très doux que vous en ayez la pensée ; et j’en accueille l’espérance sans trop presser l’avenir, sans trop me demander comment elle pourra se réaliser.

Veuillez, mon amie, me conserver ces indulgentes dispositions et croire à ma reconnaissance.

Sainte-Beuve

Sainte-Beuve se dérobe à la « perspective amicale » d’une réconciliation, qui ne pourrait que le compromettre vis-à-vis de ses protecteurs actuels ; il lui suffit de se mêler de loin des affaires de famille ; il s’agit, cette fois, d’un projet de mariage pour Adèle :

Ce 30 janvier 1859

Laissez-moi protester tout d’abord sur ce mot : crainte d’ennuyer, qui ne saurait avoir de sens de vous à moi. Un souvenir de vous est toujours un événement dans ma vie. En tombant dans le lac immobile et mort, la pierre peut bien ne pas éveiller d’écho, mais l’abîme profond a tressailli.

J’ai aussi des lettres de Béranger, et il y parle de lui (V. H.) comme à lui, il lui parlait de moi. Je crois que, sur tous ces points, il faut laisser dire. On est en proie à la publicité. Tous ces propos vrais, faux, contradictoires, se confondent, se corrigent, et dans tous les cas on n’y peut rien.

— Je crois, puisque vous voulez bien vous découvrir à moi sur ce point de tendresse maternelle, qu’il y aurait lieu, en effet, de songer à un mariage. Pourquoi ne réaliseriez-vous pas cette idée que vous avez eue, de venir ici passer trois mois, de janvier ou février à avril ? C’est ici seulement que votre chère enfant trouverait qui l’apprécierait : ce serait pour vous tous un lien étroit si elle s’établissait à Paris ; vous y seriez tout naturellement rappelés, et une partie de la famille venant ici de temps en temps serait utile à ceux qui resteraient là-bas sur le rocher. Il n’est pas hors de propos de s’assurer comment le monde continuera chez nous de rouler, de se renouveler, de faire sa danse comme devant.

Je crois que le Shakespeare de votre fils réussit, et je vous en félicite. C’est un travail qui lui fera honneur. — Vous étant à Paris pour quelques mois, il suffirait qu’on le sût, qu’on devinât vos intentions, que quelques amis particuliers eussent le mot, pour que les occasions passassent devant vous et devant elle, la chère enfant, qui se laisserait peut-être reprendre, de la sorte, à l’espérance et au rayon.

J’aime mieux vous écrire peu et vous répondre vite.

Je suis, mon amie, tout à vous d’un cœur bien respectueux.

Sainte-Beuve
***

Ici, une lacune de quatre ans, mais les lettres qui nous manquent ne devaient pas différer beaucoup des précédentes. En 1863, madame Victor Hugo publie Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie et en envoie un exemplaire à Sainte-Beuve. Il la remercie :

Ce 17 juin 1863.

Madame et amie,

Je reçois avec un mot de votre main les beaux volumes : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Je me mets à la lecture avec l’intérêt qu’inspirent et le sujet et le témoin. J’y trouve des faits tout nouveaux, j’y retrouve des faits que je connaissais et qu’un récit piquant réveille. Je goûte le talent du narrateur. Mais combien je suis touché en voyant le souvenir aimable qu’on a gardé de moi et la manière charmante et honorable dont mon nom est encadré dans ces pages que tous désormais liront ! Agréez, madame et amie, l’expression de ma gratitude et de mes respectueuses amitiés.

Sainte-Beuve

Madame Victor Hugo projetait de donner une suite à ces deux volumes et demandait à Sainte-Beuve quelques renseignements. Il lui répond :

Ce 30 juillet 1864.

Chère madame et amie,

M. Dupaty a été nommé de l’Académie en 1835. Je cherche encore à qui il a succédé ; dès que je le saurai, je vous l’écrirai.

Cet excellent homme, à qui Alfred de Musset a succédé en 1852, était légèrement comique. Il était resté tout à fait de sa date première : le jeune homme de 1800, passé de la marine où il était aspirant au vaudeville et à l’opéra-comique, vrai troubadour, élève de Demoustiers (l’auteur des Lettres à Émilie) faisant florès dans les coulisses de ce temps-là. Sa prétention, plus tard, a été d’avoir été persécuté, et il a voulu devenir un homme sérieux, un citoyen, capitaine de la garde nationale, et qui ne plaisantait pas sur la consigne, un peu bretteur ou s’en donnant l’air, ayant fait une petite satire intitulée les Délateurs où il se posait en Tacite sous la Restauration. Mais, malgré tout, il ne put jamais se faire prendre très au sérieux. Il resta toujours le ci-devant gentil jeune homme. Je me rappelle qu’après son discours de réception à l’Académie, il arriva un matin chez madame Récamier avec ce discours roulé, attaché par un ruban rose, et, pour commencer, il baisa avec bruit les mains de la belle Juliette comme au plus beau temps du Consulat et de l’Empire. Dupaty, à l’Académie, faisait les délices de Nodier qui tous les jeudis soirs se plaisait à raconter toutes ses petites historiettes ridicules. Dans les dernières années ou plutôt pendant trente années durant, il ne cessa de faire un poème d’Isabelle qu’il ne devait jamais finir, mais dont il récitait des fragments à tous les candidats qui allaient lui demander sa voix.

Sûr d’être écouté par eux, il se mettait à leur réciter des tirades, étant encore quelquefois au lit, et avec un feu, une chaleur qui faisaient quelquefois monter le domestique. Il s’en rendait malade. Tout cela était d’un ridicule innocent.

Voilà bien des faux-fuyants et de la menue monnaie que je vous envoie, en attendant la date très précise que j’attends et que je vous dirai dès que je la saurai.

Je suis tout à vous de respect et de cœur, chère madame et amie.

Sainte-Beuve

Madame Victor Hugo, de passage à Paris, habite Auteuil pour quelque temps, elle demande sans doute à Sainte-Beuve de la venir voir. Il lui répond :

Ce 19 septembre [1864].
Chère madame et amie,

Je vous remercie de votre amical souvenir. En temps ordinaire, je ne suis pas un travailleur, je suis un mercenaire, assujetti à un article chaque semaine et sans une minute de loisir : avec cela, la pesanteur insensible qui vient avec le temps et qu’augmente cette vie forcément sédentaire ! Mais je viens de m’accorder un congé de quelques semaines et j’en profiterai pour vous aller saluer. J’ai en effet beaucoup écrit depuis quinze ans, sous le titre de Causeries du Lundi. Cela en tout ne fera pas moins de vingt et un ou vingt-deux volumes, et il y en a dix-sept actuellement d’imprimés. Que n’ai-je pas dit, de quoi n’ai-je point parlé ? morts et vivants y ont passé, je ne m’en souviens moi-même que confusément. Mais ce que je sais, c’est que cette littérature est la mienne faite pour être vue et lue de vos amis ; j’ai tâché d’y observer toujours les convenances envers les illustres et anciennes amitiés ; mais les points de vue sont autres, les jugements sont d’un homme qui est à un autre pôle, bien que j’aie cherché de me tenir toujours dans la région de l’équité. Aussi je redouterais d’être lu et parcouru même, dans un cercle si distinct de celui où j’ai écrit. Vous me direz quels articles vous désireriez lire, et nous choisirons.

Je vous dois aussi une réponse au sujet de M. Allix ; et je vous la ferai verbale, car à tous mes petits maux, cachés ou que je dissimule de mon mieux, il se joint une grande difficulté d’écrire (j’avais ce mal dès Liège, il y a quinze ans), quand cela se prolonge et que je n’ai pas sous la main de secrétaire, ce qui est le cas en ce moment.

À bientôt donc, chère madame et amie, avec mille hommages de cœur.

Sainte-Beuve

Décidément, il redoute un peu les amis ; il est à croire cependant qu’ils n’ont pas attendu sa permission pour lire les Causeries du Lundi. Mais Sainte-Beuve sait que, dès 1864, madame Victor Hugo a mal aux yeux et que cette lecture devra lui être faite. Il ne veut pas que certains articles soient commentés et soulignés par un entourage qui le connaît bien, et dont il diffère trop sensiblement.

Sainte-Beuve avait promis à madame Victor Hugo de venir la voir, et puis il y renonce il en donne la raison dans la lettre suivante :
Ce 3 octobre [1864].
Chère madame et amie,

Vous devez me croire en faute ! J’ai eu mille ennuis et soucis, et puis j’ai reculé un peu, je l’avoue, à l’idée de certains visages que le hasard pourrait me faire rencontrer. Vous ne pouvez savoir et sentir à quel point quelques-uns de ceux qui vous approchent et qui sont du groupe de l’illustre proscrit ont été et sont pour moi des ennemis personnels, injurieux, sans que jamais je les aie offensés ni même vus. C’est le malheur des partis et des préventions politiques.

Il y a, depuis quelques mois, suspendue sur ma tête une nomination qui peut venir ou ne pas venir et dont le public et les journaux s’occupent plus que je ne le voudrais. Ce que je tenais à vous dire au sujet de M. Allix, c’est que si cette chose (que je ne sais si je dois craindre ou désirer) m’arrivait pourtant, le premier usage que je ferais de ma nouvelle position qui me mettrait sur un bon pied et dans des rapports naturels et forcés avec les membres du gouvernement, serait de parler moi-même au ministre de l’Instruction publique sur cette affaire de M. Allix. Mais les retards se prolongent et menacent de s’éterniser et voilà, en attendant, ce que je vous confie.

Excusez-moi, chère madame et amie ; ma vie n’est pas toujours agréable ; je suis en ce moment fort à bout de travail et de cet assujettissement de journal à poste fixe. Je voudrais vous expliquer bien des choses par causerie.

Je suis à vous de tout cœur et de respect.

Sainte-Beuve

La nomination que Sainte-Beuve attendait était celle de sénateur. On comprend dès lors que les amis qui approchaient madame Victor Hugo ne fussent pas d’une très grande bienveillance pour ce futur sénateur de l’Empire. Et on s’explique leurs « préventions politiques ». Il devait être nommé seulement le 28 avril 1865, c’est-à-dire sept mois après. Mais, comme madame Victor Hugo insiste,

ne s’expliquant pas cette abstention, il lui répond :
6 octobre 1864.
Chère madame et amie,

Je ferai en sorte d’être à Auteuil avant trois heures. – Il n’y a pas d’énigme à débrouiller ; je n’ai personne en vue, mais je craignais d’avoir chance de rencontrer des personnes à qui mon visage serait peu agréable, ainsi qu’eux à moi ; du moment que vous serez seule, il n’y a plus qu’à parler de vous.

Avec mes respects de cœur.

Sainte-Beuve.

Les années passent, la santé de Sainte-Beuve s’altère ; madame Victor Hugo, alarmée, veut lui envoyer le médecin qui la soigne, l’ami et le familier d’Hauteville-House, Émile Allix. Il lui répond :

Ce 20 mai 1867.
Chère madame et amie,

Je suis bien sensible à votre intérêt affectueux. Il est assez difficile d’expliquer, à un autre qu’à un médecin, mon état : il est redevenu ce qu’il était avant le trop de curiosité d’une exploration. Mais il me reste un point actif qui ne me permettra [pas] probablement de me tenir indéfiniment tranquille : il faudra recommencer à chercher. – Je serai charmé de revoir M. Allix en votre nom et au sien. – Voilà donc paru ce Guid à Paris[29] qui nous rend, par une sorte d’illusion, la présence du grand introducteur : plusieurs noms d’autrefois se sont retrouvés unis et rassemblés. Cela n’est pas sans faire un triste et dernier plaisir.

Je vous souhaite, chère et ancienne amie, tous ceux que le cœur et la famille donnent en consolation des peines, en dédommagement des années. L’affection naît et renaît d’elle-même autour de vous.

Votre respectueusement dévoué,
Sainte-Beuve.

P.-S. J’aurais bien volontiers consulté M. Segalas dont j’ai suivi les cours dans ma jeunesse : je le sais aussi habile que plein de ménagements. Mais je me suis trouvé amené à me mettre entre les mains d’un autre spécialiste des plus distingués, aussi adroit que prudent, le docteur Philips. Il m’observe et se rend compte de ce que je puis avoir : car ce n’est pas encore très clair.

Madame Victor Hugo copie et envoie dans une « lettre à tous », adressée à son mari et à ses enfants, à Hauteville-House, le passage de la lettre de Sainte-Beuve concernant Victor Hugo : bonne et loyale jusqu’à la fin, elle aura gardé toujours, elle aura sans doute emporté en mourant[30] l’espoir d’une réconciliation possible.


IX

le « livre d’amour »


Nous voici arrivés à la partie pénible de la tâche que nous avons entreprise, à la conclusion nécessaire il nous faut parler du Livre d’amour.

Rien n’est plus douloureux que de rompre cette chose sacrée, le silence autour des tombes. Mais le Livre d’amour a été publié, discuté, commenté ; tous l’ont qualifié sévèrement, mais beaucoup ont pu ou voulu y croire : on ne peut le laisser sans réponse. Les lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo, par nous retrouvées, ont été la première justification de madame Victor Hugo ; où irons-nous chercher de quoi achever la réfutation du Livre d’amour ? dans le Livre d’amour même. Il suffira d’en relever les exagérations et les impossibilités.

Le plus abominable des mensonges que renferme ce livre menteur est celui de la pièce intitulée À la petite Ad… « La petite Ad… », c’est la petite Adèle, la filleule de Sainte-Beuve. Dans des termes alambiqués et volontairement obscurs, il n’affirme pas précisément, mais il laisse entendre que sa filleule pourrait bien être sa fille. Il dit à la petite, dans un vers assez singulier :

…Enfant, toi, — je te voi
Pure et tenant pourtant quelque chose de moi…

Or, pour que la petite Adèle, née le 25 juillet 1830, fût réellement sa fille, il faudrait qu’il eût déjà possédé la mère en octobre 1829. Mais les lettres sont là : relisez les lettres désespérées de décembre 1830, et dites si c’est là le langage d’un amant heureux, père secret du dernier enfant de la maison.

Ce n’est pas le seul démenti qu’infligent les lettres à cette même poésie : À la petite Ad

Elle débute ainsi :

Enfant délicieux, que sa mère m’envoie.

Et, plus loin :

Enfant qu’avec mystère
Il me faut apporter comme un fruit adultère.

La poésie est datée : 22 août 1832. Reportez-vous maintenant à la lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo datée de juillet 1882, un mois auparavant ; vous y lirez :

« Je vous remercie bien de m’avoir envoyé, outre l’album, ma jolie petite filleule. »

Ainsi, ce n’était pas sa mère qui envoyait l’enfant à Sainte-Beuve, c’était son père, — le vrai. — Et il est probable que ce fut cette visite de l’enfant qui inspira à Sainte-Beuve la pièce À la petite Ad…

Est-il possible d’être pris plus cruellement en flagrant délit, la main dans le sac du mensonge ?

Les exagérations énormes démontrent avec la même évidence la fausseté du Livre d’amour. On a pu voir quel amour tendre et profond Adèle portait à ses enfants, à sa mère, quel dévouement à son mari. Erreur ! ce qui, dans ce cœur, efface tout, domine tout, ce doit être Sainte-Beuve ! Il veut bien pourtant dire à Adèle qu’il lui souffrira ses affections du passé,

… pourvu qu’entraînant et torrents et ruisseaux,
Notre amour soit le fleuve unique aux larges eaux ;
Oui, si tu m’aimes plus que l’ombre de l’amie,
Que ta mère, martyre au cercueil endormie,
Plus qu’un premier enfant, ........
Que l’époux dans sa gloire, et ta fille, et ton Dieu ;
Oui, si jusqu’à la mort ..........
Tu me redis, le front contre mon sein qui bout :
« Ami, j’ai tout senti, mais, toi, tu passes tout ! »

Ne passe-t-il pas un peu, lui, la vraisemblance ?

De même qu’autrefois, dans Joseph Delorme, il s’adressait à des maîtresses imaginaires, Sainte-Beuve, dans le Livre d’amour poursuivant sa chimère, rêve qu’il a trouvé en Adèle un amour exclusif, unique, une amante passionnée, éperdument éprise :

Est-ce moi dont, hier, en tes mains convulsives,
Serrant sur tes genoux le front trop défleuri,
Tu murmurais : « C’est lui ! c’est le trésor chéri ! »

Et lui-même, quoique si laid, quoique chauve, le voilà qui se rêve beau :

Mon visage assidu, délices de tes yeux !

Tout cela, encore une fois, est bien invraisemblable !

Il y a d’ailleurs dans le Livre d’amour, autre chose que les mensonges, autre chose que les exagérations, il y a les impossibilités. La plus forte est dans la note dictée pour être placée en tête du volume :

« Ces vers d’amour ont été faits, de l’aveu des deux êtres intéressés, pour consacrer le souvenir de leur lien. »

À quel homme, quelle femme de bon sens Sainte-Beuve espère-t-il faire accroire que madame Victor Hugo, femme du plus glorieux des poètes, mère de quatre enfants, dont une jeune fille de dix-sept ans, aurait pu vouloir un instant éterniser la mémoire de sa faute et consentir à la voir célébrer devant l’avenir, dans ces vers parfois ridicules, elle à qui sont dédiés les vers de Date lilia ?

Pourquoi et comment Sainte-Beuve, fut-il amené à commettre un tel livre ? Quelle passion mauvaise le conseilla et l’aveugla ? Il y en eut plusieurs. Il y eut d’abord sa haine de Victor Hugo, qui l’avait mortellement blessé et dont alors il ne se défendit plus d’envier la force morale et de jalouser le génie. Il y eut aussi son ingrate rancune contre madame Victor Hugo qui, selon lui, l’avait abandonné, délaissé, trahi. Si elle eût agi autrement, il n’eût probablement pas composé, inventé, les sept ou huit pièces du Livre d’amour faites exprès pour la nommer, la livrer et la compromettre. Mais elle avait osé s’unir à son mari pour l’expulser ; tant pis pour elle ! il la punirait en la calomniant !

Une autre raison qu’il eut de faire imprimer le Livre d’amour fut son insatiable vanité, son envie malheureuse, et jamais satisfaite, de plaire aux femmes, de séduire les femmes. Quand il leur mettrait sous les yeux, sinon la preuve, du moins l’affirmation catégorique qu’il avait possédé la plus enviable des maîtresses, la belle madame Victor Hugo, quelle est celle qui lui résisterait ? Dès que sa brochure fut prête, les premiers exemplaires qu’il en donna furent envoyés à des femmes ; on en connaît seulement trois : madame Hortense Allart, madame de Rauzan, madame d’Arbouville. Il était, en 1843, très amoureux de madame d’Arbouville et comptait bien la convaincre et la vaincre par l’illustre exemple qu’il lui mettait sous les yeux. Peine perdue ! madame d’Arbouville aimait beaucoup l’ami, admirait même le poète, mais elle regarda l’homme et ne lui céda jamais.

Une dernière raison pour laquelle Sainte-Beuve tenait au Livre d’amour comme à la prunelle de ses yeux, et là, pour le coup, il était de bonne foi, c’est qu’il s’imaginait que ce livre, qu’il estimait son chef-d’œuvre, était un chef-d’œuvre. Il croyait sincèrement que son poème serait immortel, et qu’on dirait « Adèle » comme on dit « Laure » et « Sainte-Beuve » comme on dit « Pétrarque ». Et là ce critique, d’un jugement si juste et si fin pour les autres, se trompait grossièrement pour lui-même.

Et pressait tendrement un navet sur son cœur.

Le Livre d’amour contient sans doute un certain nombre de pièces délicates, écrites un peu après les Consolations et dans le goût de ce recueil ; mais les pièces ajoutées précisément vers 1837, pour « découvrir » madame Victor Hugo, sont dans la manière piteuse et pâteuse des Pensées d’août, laborieuse, obscure et tourmentée. Nous en avons déjà cité quelques vers dont il est permis de sourire ; en voici qui pourront aussi égayer un moment ce triste sujet :

Folle dentelle au front sous les cheveux du soir…

C’est peut-être à Sainte-Beuve qu’on doit, dans une acception toute moderne, le verbe ramener :

… Déjà je me sens vieux.
Je le sens bien souvent à ma tête qui pèse,
Aux cheveux dont ma main, qui s’y baignait à l’aise,
Ramène sur mon front quelque anneau dispersé.

Faire sa première communion, c’est

Sur sa langue sans fraude appeler son sauveur.

Ce sont là des vers simplement comiques ; il y en a qui sont épouvantables, comme :

Elle sait que de place on a changé deux fois…
Dès qu’on fut de voiture au logis descendu…


« Ces vers-là sont trop mauvais pour que Sainte-Beuve n’ait pas menti », disait spirituellement Théophile Gautier. Tels quels, ces vers-là ont pourtant réussi à faire illusion à nombre d’esprits superficiels qu’a trop facilement convaincus leur étrange et impudente assurance. Heureusement, le raisonnement le plus simple suffit à faire tomber ces affirmations téméraires.

En composant le Livre d’amour, Sainte-Beuve n’avait pas seulement pour objet de séduire quelques femmes crédules, il espérait bien tromper la postérité elle-même et établir devant l’avenir qu’il avait été l’amant heureux de la femme du grand poète. Dans ce dessein, quoiqu’il fît semblant, auprès de quelques amis, auprès d’Arsène Houssaye, par exemple, de vouloir anéantir tous les exemplaires de son libelle, il prit des précautions inouïes pour en garantir à jamais la durée. Dans un testament confié, en 1843, à M. Juste Olivier, il lui recommande de prendre possession après sa mort de tous les exemplaires du Livre d’amour ; dont il lui fait le compte minutieux. « Ma volonté expresse, dit-il, est que ce livre ne périsse pas. » De plus, il en fait relier un certain nombre dissimulés à la fin d’autres volumes. Nous avons eu dans les mains un de ces exemplaires, relié à la suite de Calixte, le roman de madame de Charrière, et à la prémière page duquel il avait écrit :

Cela et serva hune libelhum ut in posterum remittatur[31].

Sur l’exemplaire de M. Paul Chéron, que possède la Bibliothèque nationale, on lit :

Lege atque tace, et fidei tax commissum secreto in posterum serva[32].

C’est donc avec un soin minutieux, avec une vigilance passionnée que Sainte-Beuve s’est efforcé d’assurer l’existence de ce livre qui pourtant, nous l’espérons bien, ne déshonorera que lui. Mais quelle garantie cette postérité aura-t-elle de la véracité de l’auteur ? Il parle seul, il raconte seul, il affirme seul. À côté du témoignage intéressé de l’amant, il y en a un qui serait bien convaincant, et, il faut le dire, bien nécessaire, l’aveu, le témoignage de l’amante. Ah ! ce témoignage-là, il clorait la bouche aux plus incrédules !

Qu’à cela ne tienne ! Sainte-Beuve a reçu, nous dit-on, de trois à quatre cents lettres ou billets de madame Victor Hugo. Ces lettres, il les a religieusement conservées toutes et précieusement serrées dans une cassette de bois jaune. Oh ! voilà qui est bien ! parmi ces trois ou quatre cents lettres amicales et même tendres, il y en aura bien une dizaine, il y en aura bien trois ou quatre, il y en aura bien une, où nous allons trouver la preuve attendue, la preuve indiscutable. Nous ne demandons pas à y lire : « Ô mon trésor chéri ! » Mais nous en trouverons au moins une où Adèle fera allusion à quelque bonheur récent, à quelque rendez-vous de délices, une où elle dira : « Je t’aime » ; une où elle dira « tu » ? Et cette lettre-là, cette preuve-là, Sainte-Beuve l’aura fait relier avec l’exemplaire de la Bibliothèque ? il l’aura fait copier, autographier, authentiquer par-devant notaire ?

Eh bien, non ! toutes ces lettres, ces trois ou quatre cents lettres, Sainte-Beuve les traite fort négligemment. Dans ses premières instructions testamentaires à Juste Olivier, il lui dit qu’il « pourra les détruire ». Plus tard, il ordonne qu’après sa mort elles soient remises à son ami Paul Chéron en bloc, sans réserve, avec cette simple indication : il en fera ce qu’il voudra, – et cette seule interdiction : on n’en livrera rien à aucun membre ou ami de la famille de madame Victor Hugo.

La logique la plus élémentaire, le juge d’instruction le moins avisé, conclura qu’il n’y avait dans ces lettres rien, absolument rien, de nature à confirmer ou à prouver les vaniteuses allégations du Livre d’amour. Mais Sainte-Beuve, en donnant toute latitude à ses amis pour qu’elles fussent détruites ou non, comptait bien qu’elles le seraient : existantes, elles ne prouvaient rien ; détruites, elles laisseraient tout supposer.

On sait ce que sont devenues ces lettres. Paul Chéron, en mourant, les avait transmises à son fils, le docteur Chéron, qui, en 1885, après la mort de Victor Hugo, trouva le dépôt quelque peu embarrassant. Que faire de ces lettres qu’on ne pouvait rendre à la famille ? Le docteur Chéron consulta quelques amis : on lut ces lettres et, dans le moment, on jugea sans doute inutile de laisser cette trace de l’intimité, même innocente au fond, que madame Victor Hugo avait entretenue avec Sainte-Beuve à l’insu de son mari. Les lettres furent, en conséquence, brûlées.

Il ne survit aujourd’hui qu’un seul témoin impartial qui se souvienne de ces lettres, c’est l’honorable M. Henri Havard, l’inspecteur des Beaux-Arts. Il déclare hautement qu’il n’en résultait en aucune façon que Sainte-Beuve eût été l’amant de madame Victor Hugo. Quelles étaient donc celles des lettres qu’il eût été fâcheux de laisser connaître ? M. Havard s’en rappelle deux qui ne sont pourtant pas bien graves. – Lors de la première communion de Léopoldine, on avait invité à Fourqueux tous les amis de la maison, et Sainte-Beuve n’était plus du nombre. Madame Victor Hugo lui écrit l’heure de la cérémonie et lui demande d’aller à la même heure prier dans une église où ils se sont retrouvés plusieurs fois. Ceci rentre dans l’ordre mystique des promenades aux cimetières et des visites aux églises que nous avons signalées. – L’autre fait est moins sérieux encore. On avait fait, avec Châtillon et d’autres amis, une partie d’ânes dans la forêt de Montmorency. Il y avait un âne rétif dont personne ne voulait ; Victor Hugo, seul, avait prétendu qu’ayant dompté Pégase, il dompterait bien un âne. Mais l’âne, plus fougueux que le « cheval de gloire », avait vivement envoyé le poète s’étaler à quinze pas sur le sol. Madame Victor Hugo racontait cette déconfiture à Sainte-Beuve et, plaisantait agréablement son mari. Ce n’est pourtant pas bien méchant.

En somme, voici en quels termes M. Havard, qui ne nous démentira pas, résume l’impression générale qu’il a gardée des lettres de madame Victor Hugo : « rien des sens, rien du cœur ; tout était dans l’imagination. »

***

Nous terminons ici l’enquête, ou, si l’on veut, le plaidoyer, auquel nous avons été amené malgré nous pour défendre une mémoire chère et sacrée. Vraiment on devrait bien laisser dormir en paix les pauvres mortes ! celle-là surtout qui a été toute sa vie si indulgente et si bonne, celle que nous désignent, pour être bénie, ces vers :

Si, quand la diatribe autour d’un nom s’élance,
Vous voyez une femme écouter en silence,
Et douter, puis vous dire : – Attendons pour juger.
Quel est celui de nous qu’on ne pourrait charger ?
On est prompt à ternir les choses les plus belles.
La louange est sans pieds et le blâme a des ailes…

Pourquoi l’a-t-on accusée, elle qui n’a jamais accusé personne, elle qui ne croyait pas, qui ne voulait pas croire au mal ? Et encore, si le mal lui était prouvé, elle tâchait de l’excuser, et, si c’était impossible, elle le plaignait. Nous avons épargné à son calomniateur les reproches sanglants et les dures épithètes, parce que nous savons bien qu’elle-même, elle aurait pardonné à ce triste orgueilleux, à ce pauvre méchant.


gustave simon
  1. Nous les publions telles quelles, intactes, après les avoir collationnées avec M. Jules Troubet.
  2. Inédit
  3. Vie, Pensées et Poésies de Joseph Delorme (1829).
  4. Aloysius Bertrand.
  5. La lettre est adressée à « Monsieur Victor Hugo, 9, rue Jean-Goujon, quartier de François 1er, Paris ».
  6. Adressé à « Monsieur Victor Hugo, chez Monsieur Bertin, aux Roches, près Bièvre » :
  7. WS : piédestal
  8. Marion Delorme
  9. Alfred de Vigny.
  10. Volupté
  11. Marie Tudor
  12. La lettre est adressée à « Monsieur Victor Hugo, place Royale, no 8, au Marais ».
  13. Inédit
  14. Inédit
  15. G. Michaut, le livre d’amour de Sainte-Beuve
  16. Correspondance de George Sand et de Sainte-Beuve.
  17. Inédit
  18. lettres publiées dans France et Belgique.
  19. Portraits contemporains
  20. Inédit
  21. Inédit
  22. G. Michaut, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  23. G. Michaud, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  24. Id., Ibid.
  25. Id., Ibid.
  26. On a dit le contraire, sur la foi du seul Sainte-Beuve. Une seule preuve semblerait attester que Sainte-Beuve, cette fois, n’a pas menti : une prétendue lettre d’Alphonse Karr à madame Victor Hugo, où il lui parle du Livre d’amour. Mais cette lettre est adressée à madame Alice Hugo. Or, Alice Hugo, ce n’est pas madame Victor Hugo, c’est madame Charles Hugo.
  27. G. Michaut, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  28. G. Michaut. le Livre d’amour de Sainte-Beuve
  29. Paris-Guide, publié par Lacroix, au moment de l’Exposition de 1867, avec une introduction de Victor Hugo.
  30. Elle mourut à Bruxelles, le 27 août 1868.
  31. « Cache et conserve ce petit livre pour qu’il soit transmis à la postérité. »
  32. « Lis et tais-toi, et garde en secret pour la postérité ce que je confie à ta fidélité. ».