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Lettres de mistriss Fanni Butlerd, à milord Charles Alfred de Caitombridge

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LETTRES
DE MISTRISS
FANNI BUTLERD,
À MILORD
CHARLES ALFRED
DE CAITOMBRIDGE,
Comte de Pliſinte, Duc de Raflingth,
Écrites en 1735,
Traduites de l’Anglois en 1756,
Par Adélaïde de Varançai.



À PARIS,
Par la Société des Libraires.
M. DCC. LXVII.

L’ÉDITEUR.


Ces Lettres m’ont fait un grand plaiſir, & tant pis pour celui à qui elles n’en feront pas. J’en aurois effacé, d’un trait de plume, tout ce qui pourra déplaire ; mais je n’avois garde de toucher à une choſe auſſi originale.

Mss. FANNI
À
UN SEUL LECTEUR.



SI le naturel & la vérité, qui font tout le mérite de ces Lettres, leur attirent l’approbation du Public ; ſi le hazard vous les fait lire ; ſi vous reconnoiſſez les expreſſions d’un cœur qui fut à vous ; ſi quelque trait rappelle à votre mémoire un ſentiment que vous avez payé de la plus baſſe ingratitude ; que la vanité d’avoir été l’objet d’un amour ſi tendre, ſi délicat, ne vous faſſe jamais nommer celle qui prit en vous tant de confiance. Montrez-lui du moins, en gardant ſon ſecret, que vous n’êtes pas indigne à tous égards du ſincere attachement qu’elle eut pour vous. Le deſir de faire admirer ſon eſprit, ne l’engage point à publier ces Lettres, mais celui d’immortaliſer, s’il eſt poſſible, une paſſion qui fit ſon bonheur, dont les premieres douceurs ſont encore préſentes à ſon idée, & dont le ſouvenir lui ſera toujours cher… Non, ce n’eſt point cette paſſion qui fit couler ſes pleurs, qui porta la douleur & l’amertume dans ſon ame… Elle n’accuſe que vous des maux qu’elle a ſoufferts ; elle ne connoît que vous pour l’auteur de ſes peines… Son amour étoit en elle la ſource de tous les biens ; vous l’empoiſonnâtes cruellement !… Elle ne hait point l’amour, elle ne hait que vous.

Je n’ai rien à dire au Public. Si je l’amuſe, j’aurai fait bien plus que je n’eſpérois ; ſi je l’ennuie, j’aurai fait ce que mille autres font tous les jours.

LETTRES
DE MISTRISS
FANNI BUTLERD,
À MILORD
CHARLES ALFRED.

PREMIÈRE LETTRE.

Jeudi à midi.


APrès avoir bien réfléchi ſur votre ſonge, je vous félicite, Milord, de cette vivacité d’imagination qui vous fait rêver de ſi jolies choſes : ménagez ce bien ; une douce erreur eſt ce qui fait tout l’agrément de notre vie. Heureux par de riantes illuſions, qu’a-t-on beſoin de la réalité ? Loin de remplir l’idée que nous avions d’elle, ſouvent elle détruit le bonheur dont nous jouiſſions. Livrez-vous au plaiſir de rêver, & ſachez-moi gré de je ne ſais quel mouvement qui fait que je m’intéreſſe à tout ce qui vous touche. Je n’ai point dormi, point rêvé ; mais tant ſongé, tant penſé, que je crois que je ne penſe plus. Adieu, Milord.


II.

Samedi à onze heures du matin.

JE ne veux point que vous m’aimiez, je ne veux point que vous ſoyez ſérieux, je vous défends de me plaire, je vous défends de m’intéreſſer. Mon amitié devient ſi tendre, qu’elle commence à m’inquiéter. J’ai lu deux fois votre Billet, & j’allois le relire une troiſieme, quand je me ſuis demandé la raiſon de ce goût pour la lecture. Adieu, Milord, je vous verrai à ſix heures. Je ſuis aſſez comme vous ; je trouve le matin ennuyeux ; le jour long ; on ne s’amuſe que le ſoir.


III.

Lundi à une heure.

PAix, Milord, paix, vous ne vous corrigez point : je vous défends de me plaire, & vous m’attendriſſez. Votre Lettre m’a fait rêver : en la liſant, quelque choſe me diſoit, que de tous les vices l’ingratitude étoit le plus odieux. Ou je me connois mal, ou mon cœur n’en eſt pas capable : ſi vous me prouvez que je vous dois de la reconnoiſſance, ſi vous me le prouvez… Adieu, Milord.


IV.

Mercredi à midi.

MAis quelle fantaiſie vous porte à m’aimer, à vous efforcer de me plaire ? Pourquoi me préférer à tant d’autres femmes, qui deſirent peut-être de vous inſpirer ce que vous voulez que je croie que vous reſſentez pour moi ?… Vous dérangez tous mes projets, vous détruiſez le plan du reſte de ma vie : une foule d’idées m’embarraſſe & m’afflige, mon cœur adopte toutes celles qui vous ſont favorables. Ma raiſon rejette tous mes vœux, combat tous mes deſirs, s’éleve contre tous mes ſentiments… Je ſuis reſtée hier dans la place où vous m’avez laiſſée, j’y ſuis reſtée long-temps. Quelques larmes tombées ſur mes mains, m’ont tirée de ma rêverie… des larmes !… Ah ! Sire Charles, ſi elles étoient un preſſentiment… Je ne veux plus vous voir, je ne veux plus vous entendre… Eſt-il bien vrai que je ne le veux plus ?… Je ne ſais… Mon Dieu, Milord, pourquoi m’aimez-vous ?


V.

Vendredi matin.

JE vous ai dit que je vous aime, parce que je ſuis étourdie ; je vous le répete, parce que je ſuis ſincere ; par une ſuite de cette qualité, je ne puis vous cacher que votre joie m’a pénétrée d’un plaiſir ſi vif, que je me ſuis preſque repentie de vous avoir fait attendre cet aveu : cependant il ne m’engage à rien. Vous ſavez nos conditions, & je me flatte que vous ne penſez pas qu’elles ſoient un détour adroit pour augmenter vos deſirs. Mon cœur vous a parlé, il vous parlera toujours. Soit que l’amour nous uniſſe, ſoit que ne pouvant me réſoudre à me donner à vous, la ſeule amitié nous lie, vous me trouverez vraie dans tous mes procédés. Je ne connois point l’art, ou, pour mieux dire, je le mépriſe : toute feinte me paroît baſſe. Je vous aime ; mais je crains les ſuites d’une paſſion dont je ſens que je ferois ma ſeule affaire. N’abuſez pas de ma confiance ; ſongez que c’eſt à mon meilleur ami que j’ai avoué mon penchant. Je n’exige pas qu’il appuie les raiſons que j’ai de le combattre ; mais je veux que regardant la confidence que je lui ai faite, comme une marque de mon eſtime, il oublie mon ſecret dans les moments où je ne voudrai pas qu’il ſe ſouvienne que je le lui ai dit.


VI.

Dimanche à deux heures.

JE ne prierai point le Ciel avec vous, mon aimable ami ; les vœux que nous lui adreſſons, ſont trop différents. Vous voulez qu’il vous prive de la vie, ſi vous devenez infidele ; & moi je lui demande votre bonheur, votre éternel bonheur, ſans examiner ſi c’eſt moi qui dois toujours le faire, ſi je m’expoſe à vous rendre ingrat, ſi je ſuis condamnée à pleurer un jour la perte de votre cœur. Je ſuis ſûre, bien ſûre, de former alors pour vous les mêmes ſouhaits que je forme dans cet inſtant. Deſirer la mort de ſon Amant, plutôt que ſon inconſtance, c’eſt s’aimer plus que lui, c’eſt être plus attachée aux douceurs de l’amour, qu’à l’objet qui nous les fait goûter. Cette eſpece de délicateſſe eſt fauſſe & cruelle ; elle n’eſt pas dans mon cœur, elle n’y ſera jamais. Je ne vous verrai ce ſoir que bien tard, je vais chez Miſs Jening ; Milord Stanlei y ſera, il parlera de vous peut-être ; il vous nommera du moins : n’eſt-ce rien que d’entendre le nom de ce qu’on aime ?


VII.

Lundi matin.

JE pourrois vous cacher que je ne vous ai point écrit hier au ſoir ; mais la plus légere tromperie bleſſe l’amour. Un aſſoupiſſement extrême, je ne ſais quelle laſſitude, m’ont empêchée de remplir ma promeſſe. J’ai lu vos deux petites Lettres, & puis je me ſuis endormie avec elles. Éveillée à neuf heures, j’écris à dix ; mais je ne vous verrai qu’à ſept : cette certitude répand un nuage ſur mon humeur… Mais ſavez-vous qu’il eſt difficile de vous répondre ? vous écrivez avec tant de délicateſſe ; vous dites ſi bien, ſi préciſément ce que vous voulez dire ; une expreſſion ſi tendre anime votre ſtyle, que vous devez trouver de la ſéchereſſe dans le mien. Avez-vous plus d’eſprit que moi ? Dans cette occaſion, je ne veux pas le croire ; mais vous dites tout ce qu’il vous plaît, moi je dis ſouvent bien plus que je ne veux, & pourtant toujours bien moins que je ne penſe. Mais je vous quitte, j’entends une voix… Ah ! que n’eſt-ce la vôtre !


VIII.

Jeudi à dix heures.

VOus me priez de penſer à vous ; j’y penſe ; en vérité, vous m’occupez ſans ceſſe : mais quoiqu’un même objet ſemble fixer toutes mes idées, j’ai pourtant l’art de les étendre & de les varier. Tantôt regardant Sire Charles comme un ſimple ami, j’aime en lui ſon eſprit, ſa douceur, l’aménité de ſon caractère, ſes mœurs, ſa voix, ſa gayeté, ſes talents. En ſongeant qu’il veut être mon Amant, je me repréſente l’agrément de ſa figure, la nobleſſe de ſon air, l’élégance de ſa taille, & cette grace répandue ſur tous ſes mouvements. En m’avouant le tendre penchant qui m’attire vers lui, je me rappelle les qualités de ſon ame, la bonté de ſon cœur, la généroſité, la candeur, l’élévation de tous ſes ſentiments ; & puis rapprochant ce que j’ai ſéparé, je vois l’aimable portrait ſe former ſous mes yeux ; il m’offre un tout… Ah ! ce tout eſt tout pour moi. Adieu, Milord… Vous faites la mine… Adieu, Sire Charles… Vous boudez encore… Eh bien, adieu, mon cher Alfred.


IX.

Vendredi matin.

EH ! pourquoi ne vous écrirois-je pas ? ne puis-je que vous répondre ? n’ai-je rien à vous dire, à vous qui me parlez ſi bien, & dont l’éloquence eſt ſi puiſſante ſur mon ame ? Mon trouble eſt diſſipé, mes craintes ſont évanouies : je ceſſe de penſer à moi, pour ne penſer qu’à vous. Oui, mon cher Alfred, oui, mon aimable ami, je remets entre vos mains ma tranquillité, mon bonheur, ſoyez-en l’arbitre. Vous méritez bien qu’un cœur qui ſe donne à vous, borne tous ſes ſoins à vous aimer, tous ſes vœux à vous plaire, tous ſes deſirs à vous rendre heureux. Ah ! ce n’eſt pas les borner.


X.

Dimanche à minuit.

À Peine ſortiez-vous de chez moi, que j’ai été ſaiſie de cette ſorte de chagrin que l’on éprouve lorſque l’on vient de perdre quelque choſe, & qu’on veut ſe diſſimuler que cette perte afflige. Seroit-il poſſible que vous ne puſſiez vous éloigner de moi, ſans que votre abſence ne me cauſât de la triſteſſe ? Vous n’en aviez point, vous ; il ne m’a pas paru que vous en euſſiez. Vous m’avez dit, à demain ; je pouvois me dire auſſi, je le verrai demain ; d’où vient me ſuis-je dit, il n’y eſt plus ? hélas ! il n’y eſt plus… Je ne veux point vous aimer comme cela. Non, Milord, non, je ne le veux pas. Je ſuis fâchée, je boude : allons, ôtez-vous, laiſſez-moi… Que votre Lettre eſt tendre ! qu’elle eſt vive ! qu’elle eſt jolie ! je l’aime. Je l’aime mieux que vous ; car je vous quitte pour la relire.


XI.

Mardi dans mon lit, à je ne ſais quelle heure.

LE ſommeil me fuit ; pourquoi m’obſtiner à le chercher ? Il peut calmer le trouble de mes ſens ; mais la douceur du repos vaut-elle l’agitation que donne l’amour ? Je prends un Livre, je le laiſſe : c’eſt votre Lettre que je lis ; je la finis, je la recommence ; je voudrois ne l’avoir pas lue pour la relire encore. Ha ! que vous êtes cruel ! oui, vous l’êtes. Par combien de traits vous vous gravez dans mon cœur ! que d’agréments vous joignez aux effets ordinaires d’une paſſion, qui n’eſt déjà que trop puiſſante par elle-même ! Mais je ſupprime la conſéquence que je voulois tirer de ce raiſonnement. C’eſt bien aſſez de n’avoir point écrit hier ; je ne veux pas vous chagriner par le détail des combats de mon ame. Je ſens qu’il m’eſt difficile de réſiſter longtemps à la douce eſpérance de vous rendre heureux : j’éloigne les occaſions, n’eſt-ce pas avouer que je les crains ? Mais d’où vient que je me ſens révoltée à la ſeule idée ?… Ne m’avez-vous pas promis une éternelle amitié ? je compte ſur vos promeſſes… Cette amitié dont j’exige les plus fortes aſſurances, eſt le prix, l’unique prix où je mets mon amour, mes complaiſances, l’oubli de moi-même, tout ce que je puis immoler à vos deſirs… je ne promets pas encore un ſi grand ſacrifice… Voyez, mon cher Alfred ; examinez en vous-même, ſi vous le ſouhaitez aſſez pour le mériter… Mon Dieu, ſi vous me trompiez, ſi vous vous trompiez vous-même ! Ce que je penſe à préſent vous fâcheroit. Adieu : demain d’un regard, d’un ſouris, d’un mot vous diſſiperez peut-être tout ce qui me reſte de raiſon.


XII.

Mercredi à minuit.

QUe votre retour m’a charmé ! Quoi, ſi aimable, ſi chéri, ſi digne de l’être ; & vous avez des craintes, des doutes ! Ah ! n’en ayez jamais. Vous ignorez combien je ſuis ſincere, & ce qu’un vrai mérite peut ſur mon cœur. Je trouve tout en vous ; vous réuniſſez toutes les qualités dont je fais cas. Qui pourroit vous tromper ? Moi, trahir ce que j’aime ! que ce mot m’a fait d’impreſſion ! Quoique l’idée que vous avez de ma façon de penſer ſoit bien avantageuſe, j’oſe vous le dire, le temps ni les événements ne la détruiront pas : je vous l’ôterois moi-même, ſi je la connoiſſois fauſſe. Non, je ne ſerois point flattée de votre eſtime, ſi je la devois à des qualités feintes, ſi je n’étois pas ſûre de la mériter. Celui qui s’efforce de ſe donner un caractère qu’il n’a pas, qu’il dément par ſes actions, eſt à mes yeux l’être le plus vil… Mais quel ſérieux ? voyez comme vous m’avez rendue grave… Miſs Betzi a donc ma Lettre ? il ne falloit pas la lui donner, puiſque vous deviez me voir… Miſs Betzi dormira tard ; elle a la mauvaiſe habitude de dormir : je ne la verrai demain qu’à trois heures. Elle a cette Lettre ; ce n’eſt rien pour elle. Bon Dieu, ſi je l’avois, moi, comme je briſerois le cachet. Je la lirois vîte, vîte, & puis doucement, doucement, & puis je la lirois encore, & puis je la… Mais je ne veux pas tout dire. Adieu, je vous aime de tout mon cœur.


XII.

Vendredi à midi.

VOus m’avez promis de la reconnoiſſance, & vous en manquez déjà : m’écrire que je ne vous aime point, ou que je vous aime foiblement, c’eſt être ingrat. Voyez, cherchez, examinez les preuves que vous m’avez données de votre tendreſſe ; & quand vous aurez trouvé celle qui vous paroîtra la plus forte, oſez la comparer à l’aveu que je vous ai fait de mes ſentiments, à cette complaiſance qui m’aſſujettit preſqu’à vos volontés, & convenez que vous ne pouvez rien faire pour moi qui égale ce que j’ai fait pour vous. Ne me jugez point ſur le commun des femmes ; jugez-moi ſur mon caractere, ſur mes principes, ſur la ſuite de mes idées, & voyez quel eſt le ſacrifice que vous exigez. Je ſais qu’il eſt ſans prix pour celui qui le demande, qui l’attend, mais trop ſouvent dès qu’il eſt fait, dès que la victime eſt immolée, les fleurs qui la paroient, ſe fannent, & l’on n’apperçoit plus en elle qu’un objet ordinaire. Votre comparaiſon m’a fâchée, tout-à-fait fâchée. Comment, avec un eſprit juſte, avez-vous pu la faire ? En prenant un engagement, vous riſquez, dites-vous, autant que moi. Vous, Milord ? Hé, quels dangers, quels périls votre ſexe peut-il redouter en ſe livrant à ſes deſirs ? Le ridicule préjugé qui vous permet tout, vous affranchit de la peine la plus vive qui ſoit attachée aux foibleſſes de l’amour. Trahi, quitté, haï de ce qu’il aime, un homme peut toujours ſe rappeller avec plaiſir le temps où il ſe trouvoit heureux ; temps marqué par ſes triomphes, par une victoire dont le ſouvenir eſt toujours flatteur pour ſa vanité. Mais nous qui nous croyons mépriſées, dès que nous ceſſons de nous croire aimées ; nous qui joignons au regret de perdre notre bonheur, la honte de l’avoir goûté ; nous dont le front ſe couvre de rougeur, quand nous nous rappellons les moments les plus doux de notre vie ; pouvons-nous, ſans frémir, écouter un ſentiment, aimable, il eſt vrai, mais dont les ſuites peuvent être ſi cruelles ? Riſquer, vous ? Ha ! Sire Charles, Sire Charles, je ne ſuis point contente de vous, je ne le ſuis point de moi, je ne le ſuis de perſonne.


XIV.

Lundi à onze heures du ſoir.

SAvez-vous bien, mon cher Alfred, que vous m’avez ennuyée ce ſoir, tout comme un autre ? Que maudits ſoient les Colleges, les Univerſités, le Grec, le Latin, le François, & tous les impertinents Livres où l’on apprend à raiſonner en dépit de l’expérience & de la vérité. Milord Maire en eſt un exemple admirable. Je ne ſaurois ſouffrir que l’on aviliſſe ſon être en adoptant ces paradoxes hardis, qui font briller l’eſprit aux dépens du cœur, & ne tendent qu’à détruire en nous l’amour du bien & de l’humanité. On ne me perſuadera jamais que la vanité ſoit le motif de nos bonnes actions, & la ſource de nos vertus. Si dans quelques occaſions de ma vie, j’ai pu choiſir entre le bien & le mal ; que mon intérêt ou mon amour-propre dût me décider en faveur du mal ; que l’élection que j’étois maîtreſſe de faire, ne dût jamais être connue, ni par conſéquent m’attirer la louange ou le blâme : ſi dans le profond ſecret de moi-même, j’ai préféré le parti le plus généreux, ſeulement parce qu’il étoit le meilleur, ne puis-je pas me dire, m’aſſurer que la bonté de mon cœur eſt indépendante de l’opinion d’autrui ? que j’ai agi par le penchant naturel qui me porte vers le bien ? Laiſſez dire Milord Maire, & croyez, mon cher Alfred, que les vertus qui ſont en vous, ont un principe plus noble que l’orgueil. La bonté n’eſt pas le fruit de la réflexion : nous ne pouvons ni l’acquérir ni la perdre. La vanité peut en donner l’apparence, mais jamais la réalité. Cette qualité eſt dans notre ame, comme eſt ſur notre viſage ce trait de phyſionomie que l’art rend ſi difficilement, qui nous diſtingue, & fait qu’avec la même forme nous ne nous reſſemblons point… Mais voyez où cette ſotte converſation m’a conduite, à oublier à qui j’écris, à ne pas ſeulement me ſouvenir que je vous aime. Adieu, bon ſoir ; effet merveilleux de la diſſertation, je dors.


XV.

Lundi…

ON eſt bien criminel, quand on a fâché ce qu’on aime. Mais en convenant de ſa faute, on mérite qu’un cœur généreux l’oublie. Vous avez prévenu le pardon que je voulois vous demander : cette bonté m’embarraſſe. Je ſuis dans la poſition d’un ſujet rebelle, qui après s’être révolté contre ſon Prince, en éprouvant ſa clémence, ſent plus vivement le malheur de lui avoir déplu : on dit que les grands cœurs en deviennent plus attachés & plus fideles : le mien n’a pas beſoin de nouvelles chaînes pour vous aimer. Je me reproche d’avoir pu vous cauſer un inſtant d’ennui. Ce n’eſt pas aſſez d’exiler cette Lettre, de la trouver indigne d’être avec les autres ; il faut la déchirer, la brûler, n’en laiſſer aucunes traces. Ne vous ſouvenez jamais de mon caprice, mais ſouvenez-vous de ma tendreſſe ; elle ne finira qu’avec moi.


XVI.

Lundi à quatre heures.

QUelle nouvelle, mon cher Alfred ! je ſuis déſolée. Que vais-je devenir ? Ah ! j’avois bien raiſon de ne vouloir point aimer ! Quoi malade, malade à garder le lit ! & je ne puis vous voir, vous donner mes ſoins ! Mon Dieu, que mon inquiétude eſt vive ! Voilà cette Lettre que vous me demandez : vous eſpérez qu’elle vous guérira : que ne puis-je l’eſpérer auſſi ! Ménagez-vous bien ; ne m’écrivez point ; envoyez ce ſoir chez moi, faites moi dire comment vous ſerez. J’ai eu la fievre toute la nuit, une migraine horrible ; mais le mal de ce que j’aime me fait oublier le mien. Que je ſuis affligée ! que je vous aime !


XVII.

Mardi matin.

JE ſuis triſte, mon cher Alfred, bien triſte, je vous aſſure… Ne point vous voir ; penser que vous ſouffrez, que vous vous ennuyez… Ah ! c’est bien moi qui voudrois être votre garde ! que mes ſoins ſeroient complaiſants ! avec quel plaſsir je partagerois votre ſolitude ! Que je vous ai plaint ! Comme le cœur m’a battu, quand on eſt venu de votre part ! que ce Laquais m’a cauſé d’émotion ! Hélas ! diſois-je, que va-t-il m’apprendre ! N’êtes-vous pas trop aimable de m’avoir écrit, d’avoir empli la petite feuille ? Pauvre petit malade, je vois d’ici la jolie mine affublée d’un bonnet de nuit, qui ſe rit au nez, parce qu’elle eſt un peu de travers… Ma fievre n’eſt rien ; vous la diſſiperez en paroiſſant. On vouloit me ſaigner ce matin ; mais quelqu’un m’a dit que l’amour eſt dans le ſang. Ah ! je n’en veux point perdre ! On m’annonce Sire Thomas ; je vous quitte : la ſotte choſe que la politeſſe ! Il vient me voir, dit-il ; n’eſt-il pas bien néceſſaire que ce Monſieur me voie ? Adieu, mon cher, mon aimable, mon tendre ami : ne ſortez point ſi vous n’êtes pas mieux ; & ſi vous ſortez, levez bien vos glaces. Ne prenez point l’air ; il est très-froid.


XVIII.

Mercredi à midi.

JE m’éveille dans l’inſtant ; je me ſens repoſée, tranquille ; mais à meſure que je reprends mes eſprits, une idée bien chere ramene le trouble dans mon cœur. Je penſe que je ne vous verrai qu’à ſix heures : que de moments à paſſer ſans vous ! mais en s’écoulant, ils amenent celui qui doit vous offrir à mes yeux. Combien de fois me dirai-je, je vais le voir, lui parler ? j’entendrai le ſon de ſa voix, ſes regards animés ſe fixeront… Ah ! le beau bouquet qu’on m’apporte ! qu’il ſent bon ! je le donnerai à Sire Charles. Je n’ai point encore eu le plaiſir d’en recevoir un de sa main. Seroit-il moins amoureux que Sire Thomas ? Il ſeroit bien dur de l’imaginer. Seroit-il moins galant, moins attentif ? Ho, non aſſurément. D’où vient donc qu’il ne donne pas des fleurs à sa Maîtreſſe ; il ſait qu’elle les aime ; il lui prend les ſiennes, & ne lui en préſente jamais… Ah ! l’ingrate, qui va ſonger à des bouquets ; & ces Lettres charmantes, ces tendres aſſurances, ces careſſes si douces ?… Mais les Lettres, j’y réponds : il dit qu’il aime, moi je le prouve. Les careſſes à la vérité… Eſt-ce donc que je n’en rends jamais ?… Vous n’aurez point mon bouquet, Milord ; non, vous ne l’aurez pas. Sire Thomas qui réfléchit ſur tout, qui compare tout, même la pluie & le beau temps ; Sire Thomas ſera bien étonné, quand il verra que vous faites l’amour tout de travers. Voyez, dira-t-il, comme il eſt des gens heureux ! ils plaiſent, ils réuſſiſſent, on ne ſait pourquoi. Ce Lord Charles, par exemple, on l’aime à la folie. Que fait-il ? Il rit, il écrit, il chante, il ſe chauffe ; & moi, qui, Dieu merci, ſuis Lord auſſi, & des plus gros qui ſe faſſent dix mille à la ronde, j’ai beau me parer, me parfumer, prêter des Livres, ouvrir la porte au petit chat, donner des bonbons, des bouquets ; autant de perdu. Miſs Betzi n’en tient compte, & me hait comme la peſte. Adieu, Sire Charles, point de bouquet pour vous.


XIX.

Jeudi à minuit, au coin de mon feu.

JE ne veux pas me coucher, non, je ne le veux pas ; je veux reſter là. Je n’aime de mon appartement que l’endroit où je ſuis. Ma chambre eſt un pays étranger pour moi : je ne vous y ai jamais vu. Ici, tout eſt vif, tout eſt riant, tout a reçu l’empreinte chérie ; ce cabinet eſt tout mon univers. Mais, mon cher Alfred, vous êtes encore avec les autres. Dans une heure, dans deux peut-être vous ſerez avec moi. Votre main, cette main que j’aime, tracera les penſées délicates de votre ame ; elle m’apprêtera le plus grand des plaiſirs. Qu’il eſt doux de porter ſes regards ſur les expreſſions tendres & paſſionnées d’un Amant que l’on adore, de ſe répéter les noms flatteurs qu’il nous donne ! Je ſuis donc votre Maîtreſſe, votre chere Maîtreſſe, votre amie, votre premiere amie : vous ne vivez point, loin de moi ; vous ne ſentez votre exiſtence que lorſque l’instant où vous m’allez voir, approche. Quoi ! c’eſt moi qui anime cette jolie machine ? c’eſt le feu de mon amour qui lui donne, & le mouvement, & la grace avec laquelle elle ſe meut ? Dis-le-moi cent fois, mille fois, dis-le-moi toujours. Qu’il étoit aimable ce soir ! N’avoir pas vu que cette femme étoit belle ! n’avoir vu que moi ! Ah ! que je vous aime ! Je vous aime tant, que ſi vous étiez là, je vous aimerois trop.


XX.

Dimanche au ſoir.

VOus me demandez avec vivacité ce que je penſe ; & quand je vous le dis, vous doutez de la vérité de ma réponſe. Pourquoi donc ce doute ? me croyez-vous capable de faire un menſonge ? Si je voulois me taire, ſi je me ſuis fait preſſer pour parler, c’eſt qu’il eſt des choſes qu’il eſt inutile de dire, parce qu’on ne peut jamais prouver qu’on les penſe. J’étois dans ce moment comme un enfant qui s’apperçoit qu’il eſt petit, en voyant placé bien haut ce qu’il voudroit avoir. Ne me montrez jamais cette défiance injurieuſe ; elle me révolteroit ; & ſi je boudois, je bouderois bien fort. Je ne vous dis point que je vous aime ; vous douteriez de ma ſincérité. Non, dit-il, ce n’eſt point cela ; non, aſſurément… Impertinent, malhonnête, que cela vous arrive une autre fois, vous verrez, vous verrez. Adieu, Milord, oh, très-Milord, je vous aſſure. Votre grace, si vous m’obſtinez.


XXI.

Mardi dans mon lit, malade comme un chien.

ELle a chagriné celui qu’elle aime : au-lieu du plaiſir qu’elle pouvoit lui donner, qu’il attendoit, qu’il méritoit, elle lui a cauſé de la peine, elle l’a fait gronder, bouder. Il a chiffonné la Lettre qu’il auroit baiſée ; il l’a battue, mordue, déchirée ; il en a mangé la moitié ; il eſt fâché, bien fâché : ne voilà-t-il pas de belles affaires ?… Oh ! la laide. Allons vîte, à genoux ; demandez pardon, mauvaiſe ; oui, à genoux… Elle réſiſte, je crois. Ah ! je vous apprendrai à être méchante… Joignez les mains, dites comme moi… Mon cher Amant, je vous prie de me pardonner ; je ne le ferai plus, non jamais. Et vous, mon cher Alfred, relevez-la ; qu’un doux ſouris lui prouve que vous êtes capable d’oublier ſes fautes. Ah çà, la paix eſt faite, n’eſt-ce pas ? Oh oui, elle eſt faite.


XXII.

Mercredi à trois heures.

JE vous attends. Mes yeux ſont fixés ſur l’aiguille de ma montre ; qu’elle va lentement ! Dans deux heures elle volera ; il me le ſemblera du moins… Il va donc venir, cet Amant ſi tendre, ſi aimé, ſi digne de l’être. Hier, il étoit là : j’occupe la place qu’il rempliſſoit ; j’ai du plaiſir à me voir sur le ſiege où il étoit, où il ſera bientôt : j’appuie ma tête au même endroit qui ſoutenoit la ſienne. Quelle ridicule propreté ! de quoi ſe ſont-ils mêlés d’enlever la poudre de ſes cheveux ? Ah ! qu’on me laiſſe tout ce qui vient de lui, tout ce qui le repréſente à mon cœur, à mes yeux ! Puis-je trop multiplier des images ſi cheres ? Mais je ſouffre, mon cher Alfred, je ſouffre beaucoup : j’ai une migraine affreuſe, j’en ſuis bien-aiſe. J’ai beſoin qu’un peu de mélange de bien & de mal me rappelle à moi-même. Depuis quelque temps je me trouve ſi heureuſe, que mon bonheur m’inquiete ; je conſens qu’il ſoit troublé ; mais ſi quelque événement doit le détruire, je prie le Ciel que ce ſoit ma mort. J’emporterai dans le tombeau la douce certitude d’être aimée de vous ; je la conſerverai pendant toute l’éternité ; ou, ſi la voix terrible de l’Ange m’appelle, je vous chercherai dans cette vallée immenſe ; & de quelque côté que vous ſoyez, ma place ſera près de vous… Voilà bien dequoi me faire gronder : peut-on être triſte comme cela ? Ah ! la maudite tête ; c’est elle qui dicte ces accents plaintifs. Vous allez paroître ; la joie va ranimer la pauvre malade.


XXIII.

Vendredi à minuit.

VOus croyez que je dors, peut-être, j’ai bien autre choſe à faire vraiment. On ne fut jamais plus éveillée, plus folle, plus… je ne ſais quoi. Je songe à ce merveilleux anneau dont on a tant parlé ce ſoir : on me le donne, je l’ai, je le mets à mon doigt, je ſuis invisible, je pars, j’arrive… où ? Devinez… dans votre chambre : j’attends votre retour, j’aſſiſte à votre toilette de nuit, même à votre coucher. Cela n’eſt pas dans l’exacte décence ; mais je ſuppoſe que Milord eſt modeſte. Vos gens retirés, vous endormi, il ſemble que je n’ai plus qu’à m’en retourner : ce n’eſt pas mon deſſein, je reſte… En vérité, je reſte… Mais croyez-vous que je reſpecte votre ſommeil ? point du tout : pan, une porcelaine, ou un bronze sur le parquet : crac, le rideau tiré : pouf, mon manchon ſur le nez… Mais Sire Charles s’éveillera ; l’eſprit rira ; il ſera reconnu, attrapé, ſaiſi par une petite patte qui le tiendra bien. On n’a point de force quand on rit ; & puis le ſilence, la nuit, l’amour… Haie, haie, vîte, vîte, qu’on m’ôte l’anneau : bon Dieu, où m’alloit-il conduire ! Je ne voudrois pas l’avoir, cet anneau ; je craindrois d’en faire trop d’uſage. Le deſir est dans notre cœur une ſource de bien où nous puiſons indiſcrètement : elle nous paroît intariſſable ; & ce n’eſt que lorſqu’elle eſt épuiſée, que nous ſentons que nous devions la ménager. Si j’avois le pouvoir de ne jamais m’éloigner de vous, je perdrois le plaiſir de vous ſouhaiter, de vous attendre, & peut-être celui de vous plaire. Je ne veux point de l’anneau. Adieu, mon aimable ami ; adieu, le moi que j’aime mieux que moi-même.


XXIV.

Samedi dans mon lit bien tard.

POurquoi diſiez-vous du mal de votre Lettre ? elle est ſi bien. Le langage de votre cœur pourroit-il me plaire moins que celui de votre eſprit ? Je ne puis ôter du mien cette femme que vous aimiez, qui vous a pu trahir : je la plains ; elle a été bien malheureuſe de ne pas connoître le prix d’un Amant tel que vous : c’est un avantage pour ceux qui penſent mal, de ne jamais penſer mieux. Une ame capable de revenir de ſes erreurs, s’abandonneroit à des regrets trop vifs, en ſe les rapellant. Combien cette femme gémiroit, ſi, plus éclairée, elle pouvoit comparer ce qui lui reſte, à ce qu’elle a perdu ?… Mais elle eſt morte, je crois : ne m’avez-vous pas dit qu’elle eſt morte ? Ah ! je veux le croire… Ce que vous ſentez pour moi ne reſſemble donc point à ce que vous ſentiez pour elle : dois-je être flattée de cette différence ?… Ah ! mon Dieu, y penſer deux ans, avec un chagrin, une colere… Mais elle eſt morte ; & puis, que me fait un temps éloigné ?… oui, éloigné, mais point oublié… J’ai des vapeurs,… de l’humeur, je crois… Venez, Pope : que la juſteſſe de vos idées diſſipe la bizarrerie des miennes. Tout eſt bien comme il eſt ; vous le dites, & vous le perſuadez… Mais eſt-il néceſſaire à l’harmonie du monde, à cette chaîne qui embraſſe tout, que Sire Charles ait aimé cette méchante femme, peut-être mille fois plus !… Pope m’ennuie : cela est fort, j’en conviens ; mais qu’eſt-ce donc qui me fait tant de peine ? En vérité, je ſuis comme un avare, qui pleure auprès de ſon tréſor, parce qu’il vient de penſer, pour la premiere fois, qu’un autre en a peut-être poſſédé un plus riche. Cette femme pouvoit avoir plus que moi ; mais ce que j’ai n’eſt-il donc rien ? Mon partage me rendoit heureuſe hier, ce matin encore ; on ne m’a rien ôté ; ma situation n’a point changé : d’où vient que mon cœur s’obſtine à la trouver moins douce ?… Ah ! Sire Charles, Sire Charles, un de nous deux a tort.


XXV.

Lundi.

LÀ, doucement : comme vous grondez ! Mais n’ai-je pas raiſon de me révolter quelquefois contre un penchant qui change mon cœur, qui n’y laiſſe plus de place pour ceux qui doivent m’être chers, qui me l’ont toujours été ? Ne puis-je, ſans vous fâcher, regretter un peu le temps où tout me plaiſoit, où tout m’amuſoit ? Miſs Betzi, que j’aime ſi tendrement, dont la vivacité, l’eſprit & l’enjouement faiſoient mes délices ; Miſs Betzi, qui m’eſt ſi attachée ; hé bien ! hier… elle ne m’ennuyoit pas ; non, elle ne peut jamais m’ennuyer ; mais je trouvois qu’on tardoit bien à venir la reprendre. Vous ne ſauriez croire combien je me reproche cet inſtant où j’ai pu manquer en ſecret à l’amitié, & trouver de trop une amie véritable, éprouvée ; une amie que je préfere à tout. Et pourquoi deſirois-je qu’elle s’en allât ? pour être ſeule avec vous ; pour écouter ces folles raiſons, qui, chaque jour, me paroiſſent moins extravagantes, & qui me perſuaderont inſenſiblement. Vous vous plaignez ; vous dites que ce que je ſens pour vous n’eſt pas de l’amour : vous avez bien raiſon. Non, ce n’en eſt point : c’eſt bien mieux ; c’eſt bien plus : c’eſt l’aſſemblage de tous les ſentiments qui peuvent toucher un cœur pour l’objet le plus digne d’inſpirer tous ceux qu’il eſt possible de reſſentir.


XXVI.

IL y a deux heures que je vous voyois encore, mon cher Alfred ; mais le plaiſir de vous avoir vu n’eſt point effacé de mon cœur. J’ai toujours devant les miens ces yeux où l’amour ſe peint, & dont le feu me pénetre. Je ſens cette main chérie qui preſſe doucement la mienne ; j’entends le ſon enchanteur de cette voix qui me plaît tant… Mais par quel bonheur ai-je pu vous toucher ? Qui m’eût dit que l’amour me combleroit de ſes biens, moi qui dédaignois ſes faveurs ?… Que la douceur & l’agrement de votre converſation m’ont charmée ce ſoir !… Savez-vous que rien n’eſt plus aimable que cet air de confiance & d’intimité avec lequel vous m’avez parlé ?… Félicitez-moi, mon cher Amant, j’ai un ami véritable, un ami que rien n’égale ; & vous, mon tendre ami, partagez ma joie, j’ai un Amant adorable. À quel être bienfaiſant m’adreſſerai-je pour le prier de me les conſerver tous deux ? Ah ! l’ami me reſtera, il me reſtera toujours : je lui ſacrifierois l’Amant, ſi jamais il l’exigeoit. Ne me grondez point, mon cher Alfred ; je ne veux pas ſéparer ces titres précieux. Si votre cœur m’en retiroit un, croyez que le mien les chériroit encore tous deux, mais en ſecret. L’ame de votre amie eſt noble, elle eſt fiere ; elle ſauroit vous cacher un feu qu’elle ne pourroit éteindre, qu’elle ne deſireroit pas d’éteindre. Elle vous aimeroit inconſtant, léger, mais jamais perfide… Ah ! ſi vous me trompiez, ſi l’ombre même de la fauſſeté !… Si Milord n’étoit pas… Mais il eſt… Il eſt lui.


XXVII.

Jeudi au ſoir.

VOus avez raiſon de vous plaindre : j’ai mal fait de déchirer ma Lettre ; ce procédé a quelque choſe de déſobligeant. Mais, mon cher Alfred, vous avez tout pris, tout raſſemblé ; vous verrez tout ce que je voulois cacher. Le Billet que vous avez reçu de ma main, étoit l’expreſſion réfléchie de mon ame ; l’autre eſt l’ouvrage de la nuit & de la plus folle imagination. Ce n’eſt pas que je rougiſſe de vous laiſſer voir des deſirs qui naiſſent des vôtres ; ce n’eſt point dans mes ſens que j’en trouve la ſource ; c’eſt dans mon cœur, c’eſt dans le vôtre, c’eſt dans l’idée flatteuſe de vous rendre heureux. Le plaiſir que j’attends d’un moment ſi doux, n’a pour objet que vous-même. Quand votre bouche m’aſſure qu’il dépend de moi de vous procurer un bien au-deſſus de tous ceux que la fortune vous a donnés, pour lequel vous les céderiez tous ; quand vos yeux attachés ſur les miens, me tiennent un langage plus ſéduiſant encore, en vérité, je hais le préjugé qui m’arrête. Quand je veux faire le bonheur d’un Amant ſi cher, je me promets de vaincre ma répugnance ; & puis, mon cher Alfred, je ne ſais comment je reviens à mes premieres craintes. Je me livre à de triſtes réflexions : hé ! pourquoi m’y abandonner ? N’est-ce pas, Sire Charles que j’aime ! Ces vaines terreurs l’affligent, elles l’offenſent, elles déchirent ſon cœur, dit-il. Ah ! pardonne-les-moi, mon cher Amant ! elles céderont à l’amour ; mais, en vérité, je ne ſaurois promettre… Quoi ! s’avouer ſes mauvais deſſeins ?… fixer un temps ?… prendre un jour ?… Oh ! cela m’est impoſſible ; je ne puis vous donner ma parole : n’exigez pas cela, je vous en prie, ne l’exigez pas. Je ne ſaurois. Taiſez-vous… Oh ! tais-toi.


XXVIII.

Samedi dans mon lit.

QUelle Lettre, mon cher Alfred ! je ne ſaurois la quitter. Que tout ce qui vient de vous me plaît ! que votre amour m’eſt cher ! que j’en aime les aſſurances ! Ah ! parlez-moi toujours, écrivez-moi sans ceſſe. Que tous les inſtants de ma vie ſoient remplis par le plaiſir de vous voir & de vous entendre. Mais qu’il étoit joli ce ſoir ! Quels yeux ! que l’amour l’embellit ! qu’il répand de charmes ſur tous ſes traits ! que d’eſprit ! que d’ame ! que de ſentiments ! & je lui réſiſterois ! & je ne comblerois pas ſes vœux !… Comme il peint cette volupté délicieuſe qui naît du cœur !… Mais je veux dormir ; oui, dormir… Cela n’est pas ſi aiſé qu’on le diroit bien. Je prends un Livre pour me diſtraire ; il eſt à mon cher Alfred : il l’a touché ; ce Livre ne m’endormira pas. Je relis cette Lettre charmante, je la remets dans ce portefeuille que j’ai vu ſi ſouvent dans tes mains. Ah ! qu’il ſent bon ! Il ſent comme toi… Mais cela finira-t-il ? Je vous dis que je veux dormir : entendez-vous, Milord ? je veux dormir… Bon ſoir, adieu… Pas poſſible : dès que je ferme les yeux, un lutin les ouvre malgré moi. Hé bien, venez donc, idée d’un Amant que j’adore ; emparez-vous de toutes les puiſſances de mon ame : je vous préfere au ſommeil le plus paiſible, au repos le plus doux, au ſonge le plus riant, à moi, à tout le reſte du monde… Oh ! pour cela, Milord, vous n’avez point d’égards, point d’attention : eſt-il bien de ne pas laiſſer un moment de tranquillité à celle que vous aimez ? Finiſſez, finiſſez donc ; c’eſt le mot qu’il faut toujours vous dire.


XXIX.

Lundi.

QUe je vous jure de vous aimer toujours ! ah ! je vous le jure, par l’honneur, par la vérité, par vous-même : votre cœur eſt l’autel ſacré qui reçoit mes ſerments : puiſſent ces yeux que vous aimez, ſe fermer pour toujours, ſi je les leve jamais avec plaiſir sur un autre que vous. Je ne me conſolerois point de vous avoir connu, ſi je me croyois capable d’inconſtance. Mais vous, mon cher Alfred, ne changerez-vous point ? Cet empire que vous avez ſur moi, qui vous flatte à préſent, qui vous paroît ſi doux, ne vous laſſera-t-il point un jour ? hélas ! que ſait-on, vous vous ennuyerez peut-être d’un commerce ſi ſûr, d’un regne ſi tranquille. Si cet état paisible vous fatigue, ſi vous le quittez ; au moins ſouvenez-vous qu’un Souverain qui abdique, ne doit, ni mépriſer, ni maltraiter les ſujets qu’il abandonne ; que ſa bonté doit les ménager, & graver dans leur ſouvenir, & l’amour de son nom, & le regret de ſa perte… Là là, point d’humeur, mon cher Alfred : c’est un trait en paſſant qui n’eſt pas déplacé ; quoi que vous en puiſſiez dire, je ne doute point de votre ſincérité : mais qui peut s’aſſurer de penſer toujours de même ? Ladi Stanley diſoit l’autre jour, que notre ſexe étoit léger, mais que le vôtre étoit perfide. On m’aſſura que ſur ces deux points elle avoit fait mille épreuves ; mille, c’est beaucoup : malgré ſon expérience, je l’en crois bien moins que vous.


XXX.

Mercredi à deux heures du matin.

QU’il eſt doux, qu’il eſt ſatisfaiſant de penſer bien de ce qu’on aime, de ne point douter de ſa foi, de son cœur, de s’applaudir dans un inſtant… que trop souvent la crainte des ſuites empoiſonne ; crainte qui place le regret tout près du plaiſir !… Ah ! que mon ame eſt tranquille ! que ma joie eſt pure ! que ma confiance eſt entiere ! J’ai rempli les deſirs de mon Amant ; je les ai vus renaître ; il eſt heureux, il m’eſtime, il m’aime, il m’adore : pourrois-je perdre dans ſon cœur, quand il me doit au plus tendre des ſentiments ? il le ſait, il en eſt ſûr : je n’ai point cédé ; un moment de délire ne m’a point miſe dans ſes bras : je me ſuis donnée ; mes faveurs ſont le fruit de l’amour, ſont le prix de l’amour. Oui, mon cher Alfred, je ſuis contente ; puis-je ne pas l’être, quand je ſuis à toi ? oui, toute à toi ? Moments délicieux, plaiſir raviſſant, redoublez la tendreſſe de mon Amant, comme vous augmentez la mienne… Il m’écrit dans l’inſtant où j’écris moi-même… Ah ! prends garde, prends garde, mon cher Alfred, le bonheur ou le malheur de ma vie est dans tes mains ! Cette Lettre que j’attends, va détruire ou confirmer ma joie… Mon Dieu, ſi un peu moins de vivacité dans votre ſtyle,… s’il vous échappoit,… ſi un seul mot me faiſoit craindre… Non, je ne crains rien, je ſuis aimée… Je ne vous verrai point demain ; quoi ! je ne vous verrai point ? Penſerez-vous à moi ; ſentirez-vous cette petite abſence ; viendrez-vous de bonne heure Vendredi ?… Hélas ! ces jours heureux paſſent avec rapidité ; ils me conduiſent à celui qui va me priver de vous, qui va m’enlever mon bien le plus cher ! Ah ! les vilains révoltés, que je les hais ! Faut-il que vous me quittiez pour eux ? Ils méritent bien d’être punis, puiſqu’ils vous font aller dans votre Gouvernement. Adieu, mon aimable, mon cher Alfred.


XXXI.

Jeudi à minuit.

OH ! qui peut rendre, qui peut exprimer le plaiſir que m’a fait cette viſite ; aimable garçon ! Le voir entrer dans ma chambre, quand je le crois à Hamptoncourt ; prendre une heure pour me la donner ; que cette attention eſt charmante ! Mon Dieu, qu’il étoit bien ! que cet habit lui ſied ! que de goût dans ſa parure ! que de grace dans ſon air ! Regardez-le, Princeſſe, regardez-le bien, enviez mon bonheur ; mais ne m’en privez pas : il est à moi, il a juré d’être toujours à moi : mon ſort est plus heureux, mille fois plus heureux que le vôtre… Ma chere petite Lettre, que je vous liſe encore ; qu’elle eſt tendre ! qu’elle eſt folle ! que je me ſais bon gré de la mériter ! qu’elle aſſure ma joie !… Mais parlerai-je toujours de ma félicité ? je vous ennuyerai, mon cher Alfred : mais n’eſt-ce point à vous que je dois les mouvements de cette joie ? C’est un ruiſſeau qui retourne vers ſa ſource. Eh ! comment vous laſſeriez-vous de mon bonheur ; vous qui le faites, vous qui m’aimez ?


XXXII.

Vendredi.

ÊTes-vous revenu, mon cher Alfred ? vous êtes-vous ſouvenu de votre chere Maîtreſſe ? ſon idée vous a-t-elle été préſente, dans un ſéjour où l’orgueil & l’intérêt ont établi leur domicile ? Miſs Betzi s’eſt enfermée avec moi ; nous avions nos raiſons pour reſter ſeules ; elle vouloit étudier, je voulois rêver. Elle a commencé à lire ſon maudit François, anonnant chaque phraſe, & mettant Zaïde en pieces ; & moi je n’écoutois point : le Ciel me faiſoit la grace de ne point écouter ; cependant le portrait de Conſalve a ramené mon attention ; je me ſuis imaginé qu’il vous reſſembloit : en vérité, il vous reſſemble.


À trois heures.

CEtte aiguille ſemble immobile ; elle marche pourtant, elle va d’un pas égal. Mes deſirs ne peuvent hâter, ni ralentir ſon mouvement. Quand ira-t-elle ſur ſix heures ?… J’écris pour calmer mon impatience,… j’écris pour écrire ;… mon Amant écrit pour peindre, pour enchanter ; c’eſt un tableau riant que ſa plume deſſine ; l’eſprit, l’amour & la variété brillent dans ſes Lettres : moi, je ne ſais que dire, je vous aime… Il faut me le pardonner, mon cher Alfred, c’eſt qu’en vérité, je ne penſe que cela : je ne devrois pas le dire ſi ſouvent ; il faut de l’art pour conſerver un cœur ; Ladi Charlotte le dit, & Ladi Charlotte ſait bien ce qu’elle dit… De l’art, mon cher Alfred !… quoi ! de l’art avec toi !… te cacher que je t’adore !… ah ! jamais, non, jamais.


XXXIII.

Dimanche à midi.

NE cherchez point des noms plus doux pour me les donner : celui de votre Maîtreſſe eſt le plus flatteur pour moi ; il m’eſt plus cher que tous les titres qui peuvent exciter les deſirs de la femme la plus vaine & la plus ambitieuſe. Ah ! que l’or & les pierreries brillent sur mes égales ; qu’elles priſent des biens que la nobleſſe de mes ſentiments me fait dédaigner ; ton amour me parera bien mieux que la richeſſe & la grandeur ne pourroient le faire : embellie par tes careſſes, je devrai mon éclat à tes plaiſirs, à l’heureuse certitude d’être chérie de toi. Eh ! quel rang, quel état eſt au-deſſus du mien ! Aimer ; pouvoir justifier ſon amour par l’objet qui l’inſpire ; oſer ſe dire, je l’avouerois ſans honte : oui, mon cher Alfred, ſi l’usage, ſi la décence n’étoit pas bleſſée par cet aveu, je dirois, avec vanité, j’aime Milord Duc ; je ſuis à lui ; je mets ma gloire & mon bonheur à lui prouver ma tendreſſe ; qu’il la partage ; que j’excite un moment de plaiſir dans son cœur, je n’envierai pas le ſort du plus grand Roi du monde.


XXXIV.

Vendredi.

ELle n’a donc plus que deux jours à vous voir, cette pauvre Fanni ! que cette idée l’afflige ! Vous ne me quitterez point ſans regret, mon cher Alfred, car vous m’aimez, je me le dis à moi-même. J’ai beſoin de me le dire, quand je ne vous vois point ; mais vous m’en aſſurez bien mieux. Que de jours à paſſer ſans vous voir, ſans eſpérer de vous voir, ſans écouter ſi ce carroſſe entre, ſans me dire, le voilà ! Combien de fois cinq heures ſonneront, ſans que mon cœur ſente ce battement, doux avant-coureur du plaiſir. Ah ! Miſs Betzi, Miſs Betzi, que vous allez avoir beſoin de votre aimable complaiſance ! que j’en abuſerai ! combien de fois lui répéterai-je, il eſt charmant ? n’eſt-ce pas, Miſs, qu’il eſt charmant, que je ne puis trop l’aimer ?… & puis tant de récits, tant de détails, tant de confidence… & puis toutes les folies, tous les vains projets, dont une ame tendre s’amuſe… Ah ! ce cachet, le divin cachet de Salomon, où eſt-il ? que ne l’ ai-je à présent ! je vous ſuivrois… Mais quoi ! mon cher Alfred, ſeroit-il Gouverneur d’une Province de la Grande-Bretagne ? Auroit-il un Maître dont les ordres puſſent l’éloigner de moi ?… Lui ?… non… il a les vertus de Titus… Je lui donnerois l’Empire de Néron… On dit que ce Prince fut un jour Souverain paiſible du monde connu : mon cher Alfred en ſeroit le Monarque chéri, révéré… Ah ! le beau conte de Fées ! Je ſuis folle. Adieu, mon cher Alfred.


XXXV.

Lundi à deux heures du matin.

CE n’eſt donc pas moi qui vous donnerai cette Lettre, mon cher Alfred ; une autre main vous la préſentera ; vous ne lirez point dans mes yeux la vérité des ſentiments qu’elle contient ; je ne lirai point dans les vôtres, l’impreſſion qu’elle fera sur vous ; mes regards ſuivoient tous vos mouvements, & je m’applaudiſſois de l’air ſatiſfait avec lequel vous liſiez les aſſurances de mon amour : aimable & douce habitude, que votre perte eſt ſenſible !… Demain viendra, & n’amenera point le moment deſiré ; les heures paſſeront, & celle où je vous voyois paſſera comme les autres : elle paſſera, mon cher Alfred, & vous ne viendrez point. Ah ! mon Dieu, vous ne viendrez point ! que mon cœur eſt preſſé ! J’ai retenu mes larmes ! mais je ne puis plus les retenir… Le voilà, ce portrait ; qu’il eſt différent de vous ! votre Lettre vous peint bien mieux ; elle me parle au moins, & l’amour, plus habile que l’Artiſte, me rend naturellement ces traits chéris que je cherche en vain dans cette image… Est-ce là cet air fin, ce ſouris ? Non, ce ne l’eſt pas… Mais il eſt tard, le chagrin appeſantit ; si j’allois dormir, & paſſer l’heure d’envoyer à la Poſte, mon cher Alfred ne trouveroit point de Lettre en arrivant, il accuſeroit sa Maîtreſſe de négligence, de froideur, peut-être : ah ! cette crainte m’éveillera ; il la trouvera cette Lettre ; il ſe dira, avec complaiſance, ma tendre amie m’eſt attachée, elle est ardente à me le prouver : il m’en aimera davantage ; il connoît le prix d’un cœur ſincere ; l’éloignement ne détruira pas le plaiſir qu’il ſent à m’occuper ; & plus je lui dirai que je l’aime, plus il m’aimera lui-même. Adieu, mon aimable ami, adieu : que ce mot me fait de peine à préſent ! penſez à moi, ah ! penſez-y toujours.


XXXVI.

Mardi à minuit.

ENfin, il eſt fini ce jour dont rien n’a trompé la longueur, il eſt fini, & demain ne ſera pas plus heureux ; je n’aurai point de Lettres, pas la moindre marque de votre ſouvenir. Ah ! que cela eſt dur pour un cœur accoutumé aux plus tendres ſoins du vôtre ? Vous fuyez, mon cher Alfred, vous vous éloignez avec vîteſſe d’une femme qui vous adore : hélas ! où êtes-vous déjà ? Ce portrait eſt donc tout ce qui me reſte… Il me paroît moins mal qu’hier… À force de le tourner, de le pancher, j’y trouve une ombre légere de ce que j’aime ; je ſens qu’il me devient cher ; il a un drôle de petit nez qui reſſemble à un autre… En vérité, je l’aimerai, l’habit me plaît : le premier jour où je vous l’ai vu, est bien préſent à ma mémoire ; c’eſt celui où je me ſuis dit de ſi bonne foi, je l’aime, mon Dieu, je l’aime : oh ! je l’aimois déjà bien fort.


XXXVII.

Mercredi matin.

OÙ êtes-vous à préſent, mon cher Alfred ? que faites-vous ? ſongez-vous qu’il eſt quelqu’un qui ne reſpire que pour vous aimer ? Me rappeller tous vos diſcours, relire vos Lettres, en attendre, en deſirer ; voilà ce qui va remplir tous les inſtants de votre abſence. Point d’amuſements, point de diſſipation ; une idée ſi chere me ſuffit ; je la porterai par-tout. Milord Maire me diſoit hier… Milord Duc eſt donc parti ?… C’eſt le Seigneur d’Angleterre le mieux fait & le plus aimable… Il vous aime, Madame… vous devriez en faire cas ; il mérite du retour ;… & moi je diſois tout bas : Ah ! qu’il a bien ce qu’il mérite ! jamais Milord ne donnera des conſeils qui ſoient mieux ſuivis… Sire Thomas eſt charmé de me voir bien triſte ; il trouve que cela eſt dans l’ordre, & vous ſavez que Sire Thomas met de l’ordre par-tout, excepté dans ſes propos ; mais on m’interrompt : adieu.

À cinq heures, toujours Mercredi.

Quelle date, mon cher Alfred ! elle eſt bien cruelle ; j’attends tout le monde, excepté vous, vous, la ſeule personne que je deſire… Oh ! quels vœux, quels ſouhaits formerai-je pour mon tendre ami !… Pourrai-je ſéparer mes intérêts des ſiens, parmi les biens dont je prie le Ciel de le combler ?… La confiance eſt une vertu que je demande avec ardeur pour lui… eſt-ce bien pour lui ?… La petite ſœur de Miſs Betzi m’a fait treſſaillir ce matin à Hideparc, où nous nous promenions ; elle a vu le Chevalier d’Orſet, qui venoit après nous ; il avoit un habit comme celui que vous aviez mis la veille de votre départ : la jolie enfant m’a tirée doucement, & m’a dit d’un air riant : Voilà Milord Duc ; & moi, comme une folle comme une étourdie, je me ſuis tournée toute rouge, toute émue, & puis de rire ; car il eſt impoſſible de ne pas rire d’une telle ſottiſe.

À minuit.

Que j’ai de peine à fermer ma Lettre ! il me ſemble que j’ai mille choſes à vous dire ; il faut pourtant vous quitter… Vous quitter, mon cher Alfred ! Comme un temps fait regretter l’autre ! Hélas ! j’étois bien heureuſe quand je vous quittois ! Je vais me mettre au lit ; votre portrait y vient avec moi, nous allons dormir enſemble… Dormir ! ce portrait-là ne vous reſſemble guères, il ne vous reſſemble point du tout.


XXXVII.

Jeudi.

VEnez, mon cher Alfred, venez me dédommager de tout l’ennui du jour ; que le plaiſir de vous parler me faſſe oublier tant de fadeurs que l’uſage oblige d’entendre & de répéter… Ah ! quelle humeur ! quelle triſteſſe ! Cette entière privation m’eſt affreuſe : ni vous, ni rien de vous ! quoi, pas une ligne en route ! M’auriez-vous oubliée ? non, je ne le crois pas ; je ne veux pas le croire. Faites-vous des vœux pour votre Maîtreſſe ? Ah ! je vous en prie, demandez à l’Amour & à la Fortune qu’ils daignent lui conſerver le cœur de ſon Amant.


XXXIX.

Vendredi à trois heures.

VOilà des Lettres de par-tout, & pas une qui m’intéreſſe : point de nouvelles de mon cher Alfred. Oh ! que je suis laide, ſotte, fâcheuſe ! la belle mine que je vais faire ! Il faut ſortir pourtant ; mais que m’importe ? Je ne veux pas plaire, j’aime, je ſuis éloignée de ce que j’aime. Je ne tiens plus à rien : il me ſemble qu’on m’a tout pris, tout enlevé, même mes eſpérances ; je ſuis comme ſi je n’étois point. Je vais chez Ladi Vorthi, il le faut : elle m’ennuyera ; mais je le lui rendrai bien.

À cinq heures.

Comme j’allois ſortir avec Miſs Betzi, Sire Thomas, le bon, l’aimable Sire Thomas m’apporte une Lettre : je le remercie, je le careſſe, je lui fais baiſer la main de la méchante Miſs ; je lis cette Lettre, je ris, je pleure, je ſuis contente, attendrie, charmée ; j’embraſſe ma chere amie. Il est triſte, Miſs, il est triſte : ah ! c’eſt qu’il m’aime, & puis je ne ſais ce que je fais ; je mets la Lettre dans mon ſein, & puis je la reprends, & puis je la baiſe mille fois. Ah ! que vous m’êtes cher ! que je ſuis touchée des aſſurances de votre amour ! qu’elles redoublent le mien ! Mais il faut ſortir. Quoi ! vous laiſſer ? vous, mon cher Amant ? Maudit soit l’uſage. Je vais donner cette feuille à Sire Thomas ; il la fera partir ce ſoir. Adieu donc, adieu. Oh ! que Miſs eſt preſſée ! Elle eſt trop indifférente ; oui, elle l’eſt trop. Adieu. Je vous dirai ce ſoir tout ce que je penſe, ſi pourtant il m’eſt poſſible de l’exprimer.


XL.

À minuit.

JE vous ai quitté bruſquement, mon cher Alfred : on m’arrachoit au plaiſir de vous parler. Sire Thomas a fait partir ma Lettre : il eſt bien mon ſerviteur, en vérité, & tout-à-fait content de ma conduite. Il ne trouve pas ma mauvaiſe humeur ridicule ; & quand je le reçois comme un chien, cela lui paroît le plus naturel du monde. La cruelle qu’il aime en vain, bien en vain, je vous aſſure, n’est pas ſi complaiſante pour moi ; elle me raille, me fait une grimace, qu’elle appelle mon air ennuyé, & puis elle éclate de rire : elle ne me corrigera point ; mon cher Alfred n’y eſt pas ; je ne l’attends point ; non, je ne ſaurois rire… J’ai lu cent fois votre Lettre ; ce chagrin qui devroit me flatter, me pénetre ; je ne veux pas que vous ſoyez triſte… J’ai mis la Lettre sur mon ſein, mon viſage ſur la Lettre, & je l’ai baignée de mes larmes… Elle ſera ſur mon cœur, cette Lettre que tu as touchée, elle y ſera toujours, juſqu’à ce qu’une autre de la même main vienne l’en ôter pour prendre ſa place… Que je ne ceſſe point de vous répéter que je vous aime : ah ! je ne me laſſerai ni de le penſer, ni de l’écrire. Puiſſiez-vous, mon cher Alfred, prendre autant de plaiſir à l’entendre, que j’en reſſentirai toujours à vous le dire !… Il y a deux heures que j’étois dans ce coin, où vous vous plaiſez ; ils jouoient, ils ſe querelloient ; moi je fermois les yeux ; je cherchois à me tromper moi-même… Il vient, me diſois-je, il entre, il va m’embraſſer ; j’entends cette voix, dont le ſon ſi doux, si careſſant, éveille le plaiſir dans mon cœur. Eh ! pourquoi l’erreur se diſſipe-t-elle ? pourquoi n’eſt ce point lui ?… Quoi ! tu n’es pas là ? quoi ! tu n’y ſeras point demain, ni après ? tu n’y ſeras donc jamais, mon cher Alfred ? Mon cher Amant, plains ta Maîtreſſe ; elle ne te voit point, elle ne te verra de long-temps… Ah ! qu’un moment de ta préſence, qu’un ſeul de ces baiſers que tu lui prodiguois, porteroient de joie dans ſon ame ! Mais tu ne m’entends point : hélas ! tu ne ſaurois m’entendre !


XLI.

Samedi matin.

QUelque douleur que je reſſente de votre abſence ; quelque dure que me ſoit cette ſéparation, je ne me repens point de vous aimer : les peines les plus cruelles ne me feroient pas renoncer à la douceur d’un ſentiment que vous m’avez rendu ſi cher. Un inſtant de votre vue, un billet de votre main, un baiſer de votre bouche, me cauſeront plus de plaisirs, que dix ans d’une ſtupide indifférence ne pourroient m’en procurer… Bon Dieu, quand vous entrerez dans ma chambre, quand je leverai les yeux ſur vous, quand je me ſentirai dans vos bras, quand je vous preſſerai dans les miens, me ſouviendrai-je des pleurs que votre éloignement me fait répandre ? Non, je ne me ſouviendrai que de vous. Adieu, je vous quitte, aimez-moi comme je vous aime.

Samedi au ſoir.

J’ai fait aujourd’hui tout ce qu’il m’a été poſſible pour diſſiper cet ennui, que je ne ſaurois vaincre ; mais je n’ai cherché qu’en vous un amuſement qu’aucun autre objet ne pouvoit me procurer. Je me ſuis retirée dans mon petit cabinet ; j’ai ouvert le tiroir qui renferme les gages précieux de votre amour ; j’ai lu toutes ces Lettres ſi tendres ; je prononçois avec un ſentiment délicieux des mots que votre main a tracés, que votre cœur a dictés. Que cette lecture m’a touchée ! avec quel regret j’ai rappellé le temps heureux, où vous me donniez vous-même ces aimables Lettres ! Quelle différence, mon cher Alfred ! Mon bonheur n’eſt pas détruit ; mais qu’il eſt cruellement interrompu ! Il n’y a que cinq jours que vous êtes parti : déjà ſi triſte, ſi abattue, que ferai-je dans la ſuite ? J’attends votre Lettre demain : ah ! ſi je n’en avois pas ! mais j’en aurai ; vous n’êtes pas capable de m’abandonner à mon inquiétude : la moindre négligence qui viendroit de votre cœur, me mettroit au déſeſpoir ; mais ce cœur eſt ſenſible, délicat ; il eſt à moi. J’aurai une Lettre ; oui, je l’aurai. Adieu, adieu, mon aimable & cher ami. Miſs Betzi vous prie de croire que ſi je n’ai pas de nouvelles demain, vous pourrez m’adreſſer votre premiere Lettre aux Petites-Maiſons. Qu’elle eſt heureuſe, mon cher Alfred ! Elle n’aime rien ;… mais eſt-on heureux de n’aimer rien ?… Non, oh, non.


XLII.

Dimanche au ſoir.

J’Ai été aujourd’hui dîner à huit milles de Londres, avec deux Dames Catholiques, qui ſe ſont retirées dans cette eſpece de Couvent François, nouvellement toléré ; cela peut paſſer pour un Monaſtere, quoique les Religieuſes ſoient en habit ſéculier. La maison eſt belle, & remplie de jeunes Demoiſelles Irlandoiſes. J’ai été frappée de l’extrême tranquillité qui regne dans ce lieu : Miſs Betzi & ſa petite ſœur étoient avec moi : Sire Thomas est venu nous chercher. Nous revenions tous quatre dans un grand ſilence. Sire Thomas ſoupiroit, Miſs Betzi marmottoit un air à boire, l’enfant mangeoit des maſſepains, & moi je me contois une hiſtoire qui n’étoit pas plaiſante. Quand mon cher Alfred ne m’aimera plus, diſois-je, je me ferai Catholique, & j’irai habiter cette maiſon paiſible. J’aurai bien du plaiſir à me confeſſer ; car je ne parlerai que de mon Amant ; ſon image ornera ma jolie cellule : tous les Saints, toutes les Saintes qui pareront mon Oratoire, auront cette aimable phyſionomie. Le portrait que je tiens de sa main, placé dans le lieu le plus éminent, sera le Patron le plus révéré de mon ſimple Hermitage : couronné de fleurs, & couvert d’un voile léger, il ne ſera vu que de moi, il ſera toujours le Dieu de mon cœur. Je lui adreſſerai des vœux qui ne le toucheront plus : n’importe ; je ſentirai toujours de la douceur à m’occuper de lui. Milord ſera mon ami, il viendra quelquefois me voir ; je lui cacherai mes peines ; je retiendrai mes larmes ; je renfermerai mes regrets ; je ne lui parlerai que de lui, de ſa grandeur, de ſa fortune, de ſes emplois brillants. Il ne ſaura pas qu’il eſt toujours aimé ; il ignorera que ſon amie eſt malheureuſe, malheureuſe par lui. Avec ce petit projet, nous avancions vers Londres, & le cœur me battoit bien fort : Aurai-je une Lettre, diſois-je à Sire Thomas ? Vous irez voir ſi j’ai une Lettre. Il y a été, je n’en ai point : hélas ! je n’en ai point.

À minuit.

Je ſuis tout-à-fait triſte, mon cher Alfred ; cette Lettre qui n’eſt point venue : mon Dieu, pourquoi n’eſt-elle pas venue ? Ah ! l’abſence eſt le poiſon de l’amour ; elle détruit tous ſes plaiſirs. Adieu, je vais me mettre au lit ; & ce portrait qui rit, je ne puis le ſouffrir ce ſoir ; ſon air gai m’indigne ; il paſſera la nuit dans le tiroir, pour lui apprendre à me montrer de la joie quand je ſuis de mauvaiſe humeur.


XLIII.

Lundi.

JE l’ai repris, ce portrait, je lui ai pardonné ; il faut bien que je l’aime, puiſque je n’ai que lui. Je vous y trouve, parce que je vous cherche, parce que je vous deſire : il eſt, après tout, l’objet qui vous retrace le mieux à mes yeux. Ah ! tout vous retrace à mon cœur ! Quoi ! tu es mieux que ce portrait ? Ton viſage est plus noble, plus beau que celui-là ? Qu’il eſt joli pourtant ! qu’il eſt aimable ! qu’il me plaît ! Hélas ! mes plus tendres baiſers ne l’animent point : ! il eſt toujours le même, inſenſible à toutes mes careſſes : la froide image ne me les rend point… Eſt-ce là cet Amant paſſionné, ardent, qu’un ſeul regard rend ſi vif, ſi obſtiné, ſi abſolu ?… Ah ! que n’eſt-ce lui !


XLIV.

Mardi à minuit.

QUe puis-je vous dire, dans la poſition où je ſuis ? Après avoir attendu ce jour avec tant d’impatience, le voir finir ſans recevoir cette Lettre ſi deſirée, ne ſavoir que penſer, n’oſer vous condamner, dans la crainte d’être injuſte, m’inquiéter, me chagriner, c’est tout ce que je puis faire. Ah ! pourquoi vous ai-je aimé ?… J’ai vu partir Milord pour Plimouth, je l’ai vu partir pour Caitombridge : pourquoi faut-il que ſon voyage à …… ſoit un événement pour moi ? Il n’étoit point à Londres, mon cœur en étoit-il moins paiſible ? il ne m’écrivoit point, en étois-je moins heureuſe ! Par quelle fantaiſie a-t-il voulu m’intéreſſer à ſon ſort ? Faut-il que le mien dépende de lui ? D’où me vient la douleur qui me preſſe ? Que me manque-t-il ? une feuille de papier ! & me voilà déſolée parce que je ne l’ai point. Ah ! Sire Charles, Sire Charles, est-ce ainſi que vous aimez ! Si vous connoiſſiez le cœur que vous avez touché, vous ménageriez mieux ſon extrême ſenſibilité. Vous êtes loin, bien loin d’imaginer le chagrin que vous me donnez. Je crains que quelque accident ne vous ait arrêté dans votre route ; que vous ne ſoyez arrivé malade, ou que vous ne m’aimiez plus. Quelque terrible que ſoit cette idée, je la préfere, ſans balancer, aux deux autres. Ah ! que l’amour me vend cher les plaiſirs qu’il m’a donnés ! il y a huit jours qu’à la même heure je vous écrivois ; mais quelle différence ! Je parlois à un Amant dont je me croyois adorée. À qui eſt-ce que je parle à préſent ? Je ne vous connois plus ; non, Milord, je ne vous connois plus.


XLV.

Mercredi à ſix heures du ſoir.

ON prend vivement votre parti ; Miſs Betzi ne veut pas que vous ayez tort ; elle ne conçoit pas que vous puiſſiez avoir tort ; elle vous défend, me gronde ; je ſuis la malheureuſe, & c’eſt vous qu’on plaint, qu’on excuſe… Pauvre petit ! ménagez-le donc, il le mérite bien… On veut déchirer ma Lettre, on ne veut pas que Milord la voie… Oh ! je vous aſſure, Miſs, qu’il l’aura : il boudera. Voyez le grand malheur ; le voilà bien malade, en vérité. Il chiffonnera la Lettre, il la mettra en pieces, il la mangera. Qu’il faſſe tout ce qu’il voudra : pourquoi me chagrine-t-il ! Moi, lui dire des choſes tendres ? ho ! je ne le ſaurois : il n’eſt plus mon cher Alfred, il n’eſt plus mon ami, mon Amant ; il ne m’eſt rien, rien du tout, vous dis-je. Ah ! mon Dieu, s’il m’avoit écrit, il ſeroit… Mais c’eſt un pareſſeux, un négligent, un tout ce qu’on peut être de pis. Adieu, Milord. Votre grace veut-elle recevoir mes humbles compliments ?… Ho ! je vois bien la mine que vous faites ; mais je ne m’en ſoucie guères, entendez-vous ?


XLVI.

À minuit, toujours Mercredi.

ON eſt bien fier, bien content, bien heureux, quand on n’a point de reproches à ſe faire, quand on peut ſe dire : Je ne mérite pas ceux dont on m’accable ; j’éprouve l’injuſtice des autres. On attend une impertinente Maîtreſſe à ſes genoux, on lui dit : Ingrate, vous ſeriez trop punie, ſi vous aviez raison… J’ai tort, mon cher Alfred ; mais j’ai craint, j’ai ſouffert ; mes peines ont été réelles : n’obtiendrai-je pas ma grace ? La méchante Lettre venoit de partir, quand on m’a donné la vôtre : avec quel plaiſir je l’ai lue ! elle a été pour moi comme un aſtre brillant, qui s’éleve au-deſſus de l’horizon le plus ſombre : elle a éclairci les nuages de l’humeur qui me dominoit, de cette humeur qui m’a fait vous écrire avec froideur, avec indifférence. Ah ! je vous en prie, brûlez bien vîte cette Lettre ; n’en gardez jamais une où vous ne trouverez pas des aſſurances de mon amour. Ai-je pu douter d’un cœur ſi tendre, de cet Amant qui me dit : Ô ma belle Maîtreſſe, ô ! ma chere Maîtreſſe, aimez moi, aimez-moi, ſi vous voulez que je vive ! Ah ! ſi je le veux ! ah, ſi je vous aime ! Mais je ne mérite pas de vous le dire, j’en ſuis indigne : je ne vous le dirai pas ; c’est une pénitence que j’impoſe à mon cœur.


XLVII.

Vendredi matin.

JE ſuis triſte, mon cher Alfred, & tout me le paroît depuis que je ne vous vois plus. Un Amant aimé embellit tout ; il répand l’agrément dans les lieux qu’on habite, ſur les perſonnes qu’on voit ; il prête ſa grace à tous les objets qui nous environnent ; le charme inexprimable attaché à ſa présence, ſemble s’étendre ſur l’Univers, & rendre tout plus aimable & plus riant : l’abſence, au contraire, répand l’inſipidité sur tout ; elle ſuſpend la gaieté, éteint, ou du moins amortit les deſirs. On s’éveille ſans goûter le plaiſir de revivre ; on ſe leve ſans deſſein, ſans ſe rien promettre. La nonchalance préſide à la toilette ; on s’habille ſans ſe parer ; on ſe mire ſans ſe voir. L’habitude fait mouvoir la machine ; mais ſes mouvements n’intéreſſent point. Le jour paroît long ; il paſſe, il finit ; rien ne l’a marqué : il eſt anéanti, on ne ſe ſouvient pas qu’il a été : la vivacité, l’eſprit, l’enjouement ne peuvent percer le voile qui les obſcurcit. Ces dons renfermés en nous-mêmes, y ſont comme les fleurs dans un parterre où l’on ſe promene la nuit : la variété de leurs couleurs exiſte ; mais on ne l’apperçoit point. La ſévere Miſs me gronde : Eh fi, fi, Madame, vous avez l’air d’une Princeſſe de Roman ; elle me traite comme… comme ſes amoureux, en vérité. Mais elle me dit que vous m’aimez ; que j’ai raiſon de vous adorer ; que jamais folie ne fut plus pardonnable, & là-deſſus je l’embraſſe. Adieu, mon aimable, mon tendre ami. Adieu, mon cher Alfred.


XLVIII.

Vendredi à minuit.

J’Ai dîné chez Ladi Vorthi. En rentrant, j’ai trouvé la charmante Miſs qui m’attendoit. J’ai vu votre Lettre dans ſes yeux ; elle me l’a remiſe avec une joie que l’amitié ſeule peut donner, & qu’elle ſeule auſſi peut comprendre. Miſs reçoit tous les compliments de Milord, & lui en rend mille. Elle répond à votre anecdote d’Iphis ; plût au Ciel qu’il l’imitât ! Cela vous paroît-il aſſez tigre ?… À ſa place, je dirois comme elle : Il est fâcheux d’être aimée, quand on n’aime point ; de ſentir qu’on fait à quelqu’un une peine violente, qu’on ne peut ſoulager, qu’on aigrit par la fierté, qu’on entretient par la douceur, & qu’on ne guérit que par la dureté. C’est une déſagréable situation… Il y a aujourd’hui dix-ſept jours, qu’à pareille heure, dans le même lieu, dans la même place où j’écris, je ne croyois guères qu’on pût être cruelle. Il me paroiſſoit bien doux & bien naturel de céder aux deſirs d’un Amant, de partager ſes tranſports, d’être flattée de les exciter… Vous en ſouvient-il, mon cher Alfred ?… Ce moment eſt-il auſſi préſent à votre idée, qu’il l’eſt à mon cœur ?… Que celui-ci eſt différent ! Je vous parle, il eſt vrai ; mais je vous voyois, je vous entendois, je vous touchois : votre tête penchée ſur mon ſein ; ce tendre abattement, ces ſoupirs, ces ſerments, ces prieres ardentes, enflammées… Que vais-je rappeller ? D’où vient que ce tableau ſe retrace ſi vivement à ma mémoire ! Je crois voir encore ces yeux attendris, brillants d’amour & de plaiſirs, mêler tout-à-coup à leur douce langueur, l’éclat de la joie. Hé ! quelle joie ! qu’elle étoit pure ! qu’elle étoit vraie ! que ne puis-je te la faire oublier, pour te la donner encore ! Ah ! mon cher Alfred, pourquoi ne me reſte-t-il plus rien à faire pour ton bonheur ! Vous me priez d’écrire quatre pages, où il n’y ait que ces mots, je t’aime, je te deſire : ah ! ſi je m’en croyois, je les répéterois tant, que vous vous laſſeriez peut-être de les lire.


XLIX.

Samedi à minuit.

VOus croyez, mon cher Alfred, que je vais vous écrire ; point du tout, je vais me coucher : je ſuis accablée, ma tête ne ſe prête point à mes deſirs ; elle ſe fait ſentir ſi vivement, que, ſi je vous aimois moins, je ne ſentirois qu’elle ; mais rien ne peut affoiblir le ſentiment qui me fait ſonger à vous. Adieu. Penſez à moi : aimez-moi, aimez-moi bien. Je vous aime, je vous aimerai toujours, j’aurai toujours du plaiſir à vous aimer.


L.

Dimanche matin.

JE me porte mieux, ma tête est débarraſſée, & je commence le jour par vous donner des preuves de ma tendreſſe : je voudrois l’employer tout entier à vous écrire. Que ne puis-je m’enfermer, ne voir perſonne ! Cette porte s’ouvre, on annonce, qui ? un importun. Qui que ce ſoit, c’eſt quelqu’un que je ne deſire point. Ce n’eſt jamais Milord Duc ; ce nom chéri ne ſe fait plus entendre. Tout me déplaît, tout m’ennuie. Je commence à m’allarmer d’un ſentiment ſi vif : ah ! que deviendrois-je ſi vous ceſſiez de le partager ! je ſens que toutes les affections de mon cœur ſont réunies en vous ; que tous mes mouvements, tous mes deſirs tiennent à vous. Votre abſence me fait connoître combien vous êtes devenu néceſſaire à mon repos, à mon bonheur, à mon exiſtence même. Qu’avez-vous donc fait pour me lier ſi fortement, pour m’arracher à tout ce qui n’eſt point vous ? Quoi ! pas un inſtant, pas une idée, pas la moindre diſtraction !… Oh ! mon cher Alfred, m’aimez-vous de même ?


LI.

Dimanche à minuit.

IL eſt donc des moments où, dans l’abſence de ce qu’il aime, un cœur tendre peut ſe livrer à la joie. Oh ! que j’en ai reſſenti à la vue de ces deux feuilles remplies de témoignages de ton amour ! avec quel délice je les ai parcourues ! Je n’oſois respirer, de peur de m’interrompre. N’avois-je pas raiſon de regretter ces Lettres charmantes ? Puiſſent les miennes te faire éprouver le même ſentiment dont elles m’ont pénétrée ! Vous me ſouhaitez un bonheur que rien ne puiſſe troubler : hé ! mon cher Alfred, qui peut remplir vos ſouhaits que vous-même ? Vous aimer, vous plaire, voilà mon bonheur ; je n’en veux point d’autre ; je n’en goûterois point d’autre… C’eſt donc moi qui préſidois en ſecret à ce festin ſuperbe, à ce bal magnifique ? Cette couronne refuſée à celles qui la demandoient, qui se diſputoient l’honneur de l’obtenir, de la recevoir de ta main, eſt donc offerte à ta Maîtreſſe ? Qu’elle eſt brillante à ſes yeux ! Mon Dieu, que ces riens ont de prix ! l’Amour en compose ſes tréſors… Là eſt un baiſer ;… il n’y eſt plus, il n’y eſt plus, ce baiſer ; mon cher Alfred, il y en a mille à préſent… Non, vous ne m’avez jamais écrit avec ce feu… J’ai mis tout mon viſage sur ce papier, qui a été dans tes mains. Je croyois t’entendre me parler, voir cette mine aimable, cette bouche dont le ſilence auſſi doux que les expreſſions, plus animé peut-être… Ah ! que je t’aime ! faut-il que je ne puiſſe que te l’écrire !


LII.

Lundi à midi.

C’Eſt donc à votre réveil que vous recevez mes Lettres ! à votre réveil, mon cher Alfred ! mon Dieu, que j’aimerois à vous réveiller ! J’approcherois ſans bruit ; j’ouvrirois doucement le rideau ; je paſſerois mon bras ſous votre tête : un baiſer,… ah ! quel baiſer !… il éveilleroit tout le monde… Vous diſtinguez donc la forme, le cachet, le papier. Cette Lettre eſt vue d’abord, elle eſt baiſée, tendrement baiſée. Heureuſe Lettre ! & moi je n’ai rien. Oh ! comme vous vous endettez ! combien vous m’en devez, de baiſers ! Réglons un peu nos comptes. En mettant année commune, qu’il ne m’en revînt que cent par jour, quel fonds cela fait déjà ! Je vous avertis que vous trouverez en moi un créancier un peu dur ; j’exige intérêt & principal : pas la moindre remiſe. Dès que je vous vois, je vous arrête dans mes bras ; vous y ſerez détenu ; vous n’en ſortirez point que vous n’ayez tout payé. Mais, quoiqu’un peu arabe, comme je ne ſuis point ſans générosité, pour vous faciliter, tous ceux que je prendrai, je les compterai pour deux, ſi vous le voulez… Le voudrez-vous, mon cher Alfred ? J’eſpere que Milord est trop juſte, trop noble… Oh ! non, tu ne le voudras pas.


LVI.

Mardi à ſix heures du ſoir.

PEndant que Miſs Betzi aſſure Sire Thomas de ſon indifférence, de ſa parfaite indifférence ; qu’elle lui dit de ſon air le plus riant, le plus ſatiſfait, qu’elle ne l’aime point, qu’elle ne l’aimera jamais ; tandis qu’il fait la mine d’un ours qu’on a trop fait danſer, je vous écris sur mes genoux, prête à jetter ma Lettre au feu, au premier bruit que j’entendrai… Vous me demandez ce que je fais, ce que je penſe, ce qui m’occupe. Je penſe à vous, je vous écris, je fais des vœux pour votre retour… Quel train elle fait ! Que Miſs est méchante ! Voilà un Piquet qui commence mal ; Sire Thomas aura les cartes ſur le nez avant qu’il ſoit peu : elle ne veut pas qu’il ait le moindre avantage ſur elle, pas même au jeu. Pauvre Sire Thomas ! Pourtant j’envierois ſon ſort, ſi je ne le trouvois pas humiliant. Il la voit, il eſt tout près d’elle ; rien qu’une petite table ne les ſépare ; il touche ſa robe, quelquefois ſa main : oui, mais elle la retire avec dédain : Sire Thomas l’ennuie, lui déplaît, lui donne de l’humeur. Je ne voudrois pas du ſort de Sire Thomas ; je ne voudrois pas du mien non plus. Qu’eſt-ce donc que je voudrois ? Ah ! je ne l’aurai point, ce que je veux ! je suis trop ſûre de ne point l’avoir !… Sept heures, point de Lettre ! elle n’eſt pas venue la Lettre ! eſt-ce que je n’en aurois point ce ſoir ? Miſs Betzi dit que je me renfrogne à vue d’œil, que je prends l’air d’une vertu qui s’appuie sur un tombeau : elle rit. Hélas ! je ne ſaurois rire !

À neuf heures du ſoir.

Me voilà retombée dans mes premiers chagrins : je n’ai point de Lettre. Mais d’où vient donc que je n’en ai pas ? Je ne m’accoutume point à ces retards ; ils m’affligent. Je ſoupe chez Ladi Vorthi : je ſuis d’une humeur contre vous !… Paix : ne me parlez de votre vie.

À une heure du matin.

Je reviens à vous, mon cher Alfred, un penchant naturel m’y ramene. Quelle que ſoit mon humeur, elle ne va pas jusqu’à diminuer ma tendreſſe : j’aime à penſer que vous n’avez pas tort. On me gronde quand je me plains de vous ; on prend votre parti ; on vous aime ; on vous défend ; on me rend la vie bien dure. Vous qui êtes mon ami, mon plus tendre ami, partagez donc ma peine ; ſouffrez que je vous la confie. Ne faites pas comme Miſs Betzi ; écoutez-moi avec douceur, avec cette bonté qui vous rend ſi aimable. N’eſt-il pas affreux d’avoir un Amant, de l’aimer ſi ſincérement, & d’être éloignée de lui dans les premiers moments d’une liaiſon ſi douce, d’un commerce ſi satiſfaiſant ; d’être privée de tous les plaiſirs que l’on goûtoit, de tous ceux qu’on ſe promettoit ? Là, penſez-y bien, cela n’eſt-il pas fâcheux ? Plaignez-moi, plaignez moi, je vous en prie. Il faudroit aimer comme j’aime, connoître mon Amant comme je le connois, pour ſentir le déſagrement de ma ſituation : daignez y prendre un tendre intérêt, je vous en ſaurai gré ; votre compaſſion me conſolera un peu. Adieu, mon cher Alfred : vous voyez que je ne boude point, je ne veux pas être injuſte. Vous m’avez écrit, j’en ſuis ſûre ; mais c’eſt ce courier, ce maudit courier, qui s’amuſe à ſe caſſer le cou plutôt que d’apporter ma Lettre : je voudrois que le traître fût au fond de la Tamiſe ; mais non, je perdrois ma Lettre. Adieu, adieu donc, mon cher Amant.


LVII.

Mercredi.

LA douceur avec laquelle vous répondez à mes reproches, augmente bien le regret que j’ai déjà ſenti d’avoir pu vous les faire. Votre juſtification m’a touchée, attendrie jusqu’aux larmes. Je voudrois retrancher de ma vie tous les inſtants où je pourrai vous cauſer la plus légere peine. Vous ne voulez pas que je sois triſte, vous me priez de m’amuſer : ah ! je ne le puis ! J’ouvre des yeux ſtupides, je ne rencontre plus ceux dont les regards portoient la joie dans mon ame. Vous me la rendrez cette joie, mon cher Alfred ; vous ſeul pouvez me la rendre. Je paſſe ces jours ſi longs à me rappeller les premiers moments de notre amitié. Souvent je me fais un plaiſir délicat de retracer à ma mémoire tous les mouvements que vous avez excités dans mon cœur, de penser à ce temps heureux, où, ſans ſonger à l’amour, j’en goûtois toutes les douceurs. Pourquoi ne me diſiez-vous point que vous m’aimiez, vous qui depuis deux ans formiez le deſſein de me plaire ? Comment ai-je pu vous voir, vous parler, ſans vous aimer ? Mais je ne connoiſſois que vos traits ; vous me cachiez encore ce cœur, cette ame que j’adore ? hé ! pourquoi me les cachiez-vous ? De quels biens m’avez-vous privée ! que de jours perdus pour l’Amour ! Hé bien, mon cher Alfred, c’est encore une dette, & je ne me ſens point aſſez de généroſité pour vous la remettre.

Toujours Mercredi à minuit.

Je ſuis d’une colere, d’une indignation : devinez… Mais, qui pourroit l’imaginer !

Sire Barclay, ce vilain Lord, ſi petit, ſi rond, ſi laid, ſi ſot, hé bien, Milord, il aura demain votre habit ; cet habit ſi admiré, ſi envié ; cet habit que j’aime tant, que vous avez mis au mariage de votre ſœur : il aura le front, l’audace, l’inſolence d’en porter un ſemblable. Il nous a parlé tout le ſoir de ce bel habit ; & pour le mieux déſigner, il eſt, diſoit-il, tout pareil à celui de Milord Duc… Ah ! je l’aurois battu. Quoi ! je verrai cet habit, & ce ne ſera pas vous qui le porterez ! Sire Barclay… oh ! qu’il vienne chez moi avec le bel habit ; j’y mets le feu ; oui, je l’y mettrai : tant pis pour qui ſera dedans. Lui convient-il de ſe mettre comme vous ? eſt-il digne d’être votre ſinge ? Adieu, mon cher Alfred, je vais dormir. Ah ! ſi je pouvois rêver !… Pourquoi non ?… vous rêvez bien, vous. Hélas ! je ne vous vois pas même en ſonge.


LVIII.

Jeudi à trois heures.

JE viens de trouver une poſition pour votre portrait, dans laquelle il vous reſſemble tant, que j’ai cru vous voir. Je vous diſois bien qu’il ſe feroit aimer. En reliſant votre derniere Lettre, je trouve dans votre ſtyle un peu de tristeſſe. Ah ! ne vous y abandonnez pas, mon cher Alfred. Je n’entends jamais parler de conſomption, que je ne frémiſſe pour vous. Amuſez-vous, jouez, chaſſez, donnez des fêtes, oubliez-moi ; oui, oubliez-moi, si mon ſouvenir trouble la douceur de votre repos. Ne m’oubliez pas tout-à-fait pourtant, mais autant qu’il le faudra pour votre ſanté. Je ſens par moi-même combien l’ennui prend ſur le tempérament. Si je ne connoiſſois pas la ſource de l’humeur noire dont je ne puis me défendre, je me croirois malade. Ma tante l’est dangereuſement ; elle ſouffre ; ſon état m’attendrit, & me fait éprouver qu’un bon cœur ne ſe laſſe point, quelque mal qu’on ait reconnu ſa ſenſibilité. Ma tante m’a donné bien des chagrins ; elle n’a jamais négligé l’occaſion de me déſobliger ; ſa mort m’enrichiroit malgré elle ; mais loin, loin de moi tout eſpoir vil, tout projet de fortune ou de bonheur qui s’arrange aux dépens de la vie ou de la ſatiſfaction d’autrui. Ma tante eſt malheureuſe, bien malheureuſe, en vérité, puiſqu’elle a un caractère inflexible qui ne lui a jamais permis de goûter les plaiſirs de l’amitié. Mais qu’eſt-ce donc que cette Lettre ? Eſt-ce à mon Amant que j’écris ? Non, c’eſt à mon ami, à mon plus cher, à mon plus tendre ami.


LIX.

Vendredi.

JE voudrois ne vous point écrire, parce que je ſuis triſte ; mais je vous écris parce que je vous aime, au hazard d’être un peu grave, un peu fâcheuſe même. La maladie de ma tante m’afflige. Je ne l’aime pas pourtant ; il n’eſt pas poſſible que je l’aime ; mais elle ſouffre, elle me fait une véritable compaſſion. Que nous avons la vie à de dures conditions, mon cher Alfred ! qu’elle est ſemée de dégoûts & d’événements malheureux ! Si la nobleſſe de nos idées, ſi la grandeur de notre ame nous en font ſupporter courageuſement une partie, qui est celle qui nous concerne ſeuls ; cette liaiſon naturelle, indiſpenſable, que nous avons avec tous les êtres dont nous ſommes environnés, fait que les peines des autres nous deviennent propres ; que nous ſouffrons par eux, avec eux & pour eux. Que de maux ſans remede ! & qu’il eſt peu de biens ſans mêlange ! L’amour même, ce ſentiment le plus flatteur de tous, qui nous enchaîne par des liens dont le tiſſu ſe cache ſous des fleurs, combien d’amertumes ne verſe-t-il pas ſur les douceurs qu’il nous fait ſentir ? Il nous a pourtant été donné ce ſentiment, pour faire notre bonheur, pour nous ramener quelquefois à cet état de félicité dans lequel nous avions été formés. Je crois, mon cher Alfred, qu’il ſortit, avec l’eſpérance, de la boîte fatale, pour être le contrepoiſon de tout ce qu’elle renfermoit. Par lui les mortels, les moins heureux en apparence, goûtent des plaiſirs que la fortune ne donne pas, & qu’elle ne peut ôter. Ces plaiſirs leur font ſupporter la privation des autres biens. Par lui on oublie inſenſiblement tout ce qui n’eſt pas lui ; & c’est lui qui me ramene à vous parler de vous, à ne plus me ſouvenir que de vous. Je voudrois être à la moitié du temps que je dois paſſer ſans vous voir ; il me ſemble qu’alors chaque jour nous rapprocheroit davantage. Quand on eſt à la moitié du chemin qu’on doit faire, on marche vers la fin, il paroît qu’on avance bien plus. Adieu, adieu, mon cher Amant, adieu tout ce que j’aime.


LX.

Samedi.

VOilà des Lettres bien ennuyeuſes, mon cher Alfred ; mais mon ſtyle eſt toujours aſſujetti aux impreſſions que mon ame reçoit. Je ne ſaurois prendre un ton que je ſerois forcée d’étudier, & puis vous m’avez permis de répandre dans votre ſein mes peines & mes plaiſirs. Mon cœur vous ſera toujours ouvert ; vous y lirez comme moi-même : il eſt à vous ce cœur, il y eſt tout entier ; mais l’amour ne le ferme ni à la compaſſion, ni à l’humanité. Ma tante eſt un peu mieux ; mes ſoins, ni mes attentions ne m’attirent pas ſa bienveillance : elle ne croit pas que l’on puiſſe deſirer de bonne foi la vie de quelqu’un, dont la mort nous ſeroit utile. Pauvre femme ! la maladie de ſon ame eſt incurable. Mais parlons de vous, mon cher Alfred. On vous voit donc : cette porte s’ouvre à midi : on entre ; on vous fait la cour. Que j’aimerois à vous faire la mienne, à vous voir ſeulement un inſtant par le plus petit trou qu’il ſoit poſſible d’imaginer ! non pas pour vous épier ; au moins je crois tout ce que vous me dites. Ah ! ſi à l’ennui de votre abſence il ſe joignoit la crainte de vous perdre, des doutes ſur votre fidélité, je ſerois trop malheureuſe ! Mon cœur ſe repoſe ſur le vôtre : cette douce confiance eſt le charme de l’amour & l’agrément de la vie. Mon eſtime a prévenu ma tendreſſe ; elle a déterminé mon penchant ; elle en a hâté les preuves, bien plus que le goût vif que vous m’inſpiriez. J’ai aimé l’homme aimable ; mais c’eſt à l’homme qui penſe, à l’honnête homme que je me ſuis donnée. Adieu : dites-moi que vous m’aimez ; je ne me laſſe point de vous l’entendre répéter. Que j’aime vos Lettres, la main qui les écrit, ton eſprit, ton cœur, tout toi ! Ah, quand te reverrai-je ! quand pourrai-je te preſſer contre mon ſein, repoſer ma tête sur le tien ! Adieu. Ah, le vilain mot ! Le dirai-je toujours !


LXI.

Dimanche à ſept heures du ſoir.

VOus vous ſouvenez toujours de mes reproches, de mes injuſtes reproches. Eſt-ce ainſi que vous pardonnez, mon cher Alfred ? J’aime mieux vous le payer : ne me grondez plus. Votre Lettre a fait reſter Ladi Vorthi un peu de temps à ma porte : elle venoit me prendre pour faire une viſite : elle étoit ſi preſſée, ſi preſſée, qu’elle n’a pas voulu monter ; & moi j’ai lu bien poſément mes deux feuilles avant de deſcendre. Tenez, ces choſes-là sont plus fortes que toute ma raiſon. Oh ! comme elle a rendu mes yeux brillants, cette Lettre, cette aimable Lettre ! quel plaiſir je ſentois à l’avoir dans mon ſein ! Elle me donnoit un air fou ; elle m’a fait faire une conquête… Ce ſonge ! Ah, quel ſonge ! D’où vient qu’il me cauſe tant d’émotion ?… À mes genoux !… Toi, mon cher Amant !… Quoi ! je t’y verrois encore !… Je partageois donc… ton bonheur !… Muet dans mes bras, ſans autre ſentiment que celui du plaiſir… Hé, mais dis, dis-moi donc… Mais non, tais-toi… En vérité, la penſée va vîte. Cette image… Oh ! tais-toi donc… Paix, paix… Dans un mois tu me diras le reſte.


JE vais t’écrire : je ne ſais comment, car je ſuis folle. Ce ſoir ma tante va bien : on la guérira ; je n’y penſe plus. Je ne vois que toi, ton amour, le mien, le plaiſir d’être aimée, celui d’aimer moi-même. Ah ! qu’on eſt heureux d’avoir une ame ſenſible ! Qu’il eſt doux de ſe livrer à une paſſion ſi tendre, quand Sire Charles eſt l’objet qui l’inſpire & qui la partage !… Je ne te connois donc pas ? je ne te connois point aſſez ? je ne douterois jamais un moment de l’ardeur ?… Oh ! vas te promener avec tes plaintes. Je t’adore, mon cher petit. N’eſt-ce pas te prouver que je te connois ?… Vous me demandez ſi je veux faire de vous un autre Abailard : jamais, peut-être, on ne rappella cette hiſtoire avec plus d’eſprit & plus de ſentiment. Non, ce n’eſt pas mon deſſein : je ſuis de l’avis de Pope : tout est bien comme il eſt… Je crois vous voir dans votre lit, avancer la main, choiſir ma lettre entre toutes celles qu’on vous préſente, déchirer vîte cette enveloppe… Dans ton lit. Mais d’où vient que j’aime ton lit ? c’eſt que j’aime tout ce qui t’approche, tout ce qui t’appartient. Je voudrois être tout ce qui te plaît, me tranſformer en tout ce que tu deſires : tu l’aurois d’abord. Oh, comme je volerois pour te contenter ! Que de folles idées je me fais ! C’eſt tout ce qui m’amuſe à préſent. J’en uſe avec moi-même, comme on fait avec un enfant qui demande ſa bonne avec de grands cris ; on lui dit cent menteries pour l’appaiſer, & donner à la bonne le temps de revenir ; moi, je me fais des contes. Tantôt Fée, tantôt Silphide, toujours ta Maîtreſſe, je forme un nouvel univers ; je le ſoumets à tes loix ; je te cache mon être, mon pouvoir ; non pour éprouver ton cœur, mais par un mouvement de délicateſſe. Je ſuis ta ſujette, quelquefois ton eſclave ; tu me diſtingues dans mon abaissement ; tu me choiſis, tu m’éleves juſqu’à toi : j’aime à te devoir tout : je me plais à dépendre de mon Amant, de ſes ſoins généreux. Revenue à moi-même, mon éclat diſparoît ; la partie la plus brillante de mon château s’écroule, mais le fondement ſubſiſte. Je retrouve mon bonheur, & ce bonheur eſt encore ton ouvrage. Adieu, mon aimable, mon cher, mon bien-aimé Alfred : je vais me coucher, & toujours avec ce portrait qui ne dit pas un mot, & qui pourtant me regarde, comme s’il avoit quelque choſe à me dire. Je ne vous écrirai pas demain : je vais à Hamſtéad ; il ſera tard quand je reviendrai, car j’y ſouperai.


Lundi, ou plutôt Mardi, à deux heures du matin.

QUoi ! mon cher Alfred, je paſſerois tout un jour ſans vous dire que je vous aime ! je me livrerois au ſommeil plutôt qu’à vous ! je préférerois mon repos à mon Amant, à mon cher Amant ! Non, je veux te parler, te dire,… hélas ! ce que je t’ai dit mille fois. Quelles nouvelles aſſurances, quelles nouvelles preuves puis-je te donner de mon amour ! Ah ! que n’es-tu là pour recevoir toutes celles qu’un cœur tendre peut accorder ! Ah, comme je te baiſerois ! Avec quels tranſports !… M’entends-tu, mon cher Alfred ? Non, tu ne m’entends pas ; tu me répondrois : je ne parlerois plus ; je n’aurois plus la force de parler. Déjà dans tes bras, déjà… Mais tu n’y es pas. Ah, Dieu ! tu n’y es pas ! Bon ſoir, bon ſoir, mon aimable ami, bon ſoir. Adieu, toi ; adieu, tout le monde.


Mardi à trois heures.

JE ſuis au coin de mon feu, en bonnet de nuit, de nuit exactement. Jamais ennui ne fut comparable à celui que je ſens ; ſi j’avois pu le prévoir, je n’aurois point aimé… Allons, paix, taiſez-vous, laiſſez-moi dire ; c’eſt bien le moins qu’il me ſoit permis de me plaindre, quand tout m’eſt odieux. Eh ! pourquoi tout m’eſt-il inſupportable ? Voyons pourquoi… Venez ici, Milord, parlons raiſon. Prétendez-vous que je vous aime comme une folle, quand vous y êtes, & comme une imbécille, quand vous n’y êtes pas ?… Oh ! je ne ris point, moi ; ceci est ſérieux. Prétendez-vous faire de moi une créature aussi amuſante que Sire Barclay ?… À propos, je l’ai vu hier, Sire Barclay, avec ſon bel habit qu’il portoit tout de travers ; un nœud d’épée ſi brodé, ſi pomponné, ſi ajusté, ſi doré, ſi ſurdoré, que jamais Midas n’en eut un plus riche ; une grande mouche placée je ne ſais où, sur l’œil, je crois ; un air tout empêtré, tout empâté. La mere de ce joli enfant ſe meurt, pendant qu’il ſe roule ſur l’or & la broderie : Miſs Betzi dit qu’elle ne peut ſouffrir la vieille folle, pour s’être aviſée de le faire… On m’apporte un preſent le plus agréable du monde ; c’est une corbeille parfumée, remplie de mille bagatelles de France & d’Italie : c’est Miſs Jening qui me l’envoie. Me voilà ruinée. Je ne suis point aſſez riche pour recevoir ; je suis trop généreuſe pour recevoir. Que vais-je lui donner ! cela m’embarraſſe : je veux rendre au double. Vous me manquez toujours. J’aimerois à conſulter votre goût dans cette occaſion. Mais je voulois vous gronder, vous faire un train épouvantable : je ne ſais comment ; j’ai tout oublié, excepté mon amour : il n’en fut jamais de plus tendre, de plus ſincere, de plus ardent ; mais vous n’en doutez pas, mon cher Alfred.


Mercredi matin.

ME voilà donc à cette moitié, à cette heureuſe moitié que j’ai tant deſirée ! Hélas ! que de jours encore ! j’en voudrois paſſer deux à la fois. Miſs Betzi dit que je n’irai jamais juſqu’à la fin ; que je mourrai d’une belle langueur ; que l’impatience, l’ennui & la paſſion me tueront tout auſſi-bien qu’une apoplexie. Elle travaille à une impertinente épitaphe qu’elle veut faire graver sur ma tombe. Le mauſolée qu’elle m’éleve, reſſemble à une ſalle de bal plutôt qu’à un tombeau. Elle vous fait arriver vîte, vîte, pour me voir ; elle vous reçoit, vous annonce l’étrange événement ; elle se fait un plaiſir de vous l’annoncer, d’examiner la mine que vous ferez ; elle vous voit tomber ſans ſentiment, vous ranimer, pleurer ; elle vous fait dire mille extravagances ; elle eſpere que dans votre fureur, ne diſtinguant rien, vous prendrez Sire Thomas pour la Parque inhumaine qui a tranché le cours d’une ſi belle vie ; que vous l’immolerez à mes manes errantes, & puis elle rit de ma mort, de vos regrets… Je ne ſais comme elle arrange tout cela ; mais elle m’a fait rire & pleurer : elle faiſoit ſi bien votre air, vos geſtes… Mon Dieu, qu’elle eſt folle ! a-t-on jamais fait rire quelqu’un à ſon propre enterrement ?… Sire Thomas, qui ſe modele un peu ſur vous, chante, en vérité il chante ! Il a pris un Maître Italien, pour lui donner du goût. Il a beau faire, il ne chantera pas L.S.D.L.… Que cette ariette me charmoit quand vous la chantiez ! qu’elle pénétroit mon ame ! Hélas ! je ſuis privée de tout ! oui, de tout.

À minuit.

Vos Lettres, que je me plais à relire, me font découvrir dans mon cœur une ſource de tendreſſe que je n’y avois jamais apperçue. Hé ! qui m’eût dit, qui m’eût perſuadée qu’il étoit dans le monde un homme ſi aimable, ſi digne d’être aimé ! il falloit vous connoître pour le croire, pour le ſentir. D’où vient que mon ame timide ſembloit craindre ſon bonheur ? Oui, tu le fais mon bonheur, & tu le feras toujours ; puiſſé-je expirer dans l’inſtant où tu ne ſeras plus flatté d’en être l’arbitre ! Mais quel langage ! il ſe reſſent de la triſteſſe du jour. Celui où je n’attends point de Lettres, eſt affreux pour moi ; il ſemble que je ne vis ce jour-là que pour ſentir cette privation. Que d’humeur ! elle se répand ſur-tout, ſur toi que j’aime, que je deſire, que j’adore, que je meurs de chagrin de ne point voir. Mon cher ami, mon cher Alfred, mon cher Amant, ta Maîtreſſe, ta chere Maîtreſſe eſt une ſotte bête ! mais c’eſt toi qui en es cauſe : aime la bête, ton retour lui rendra tous les agréments que ton abſence lui enleve… Ô ! que mon cœur s’émeut quand je penſe à ce retour !… Quoi ! le voir, lui, Sire Charles, l’embraſſer, lui parler, l’écouter, le toucher, preſſer ſes mains dans les miennes !… Ah ! que n’eſt-ce demain ! que n’eſt-ce tout-à-l’heure !


Samedi à minuit.

QUe je liſe ces Lettres avec le même plaiſir que vous en reſſentez à les écrire ; ah ! n’en doutez pas, mon cher Alfred : moi, je les trouverois longues ? Si je ne dis rien quand je ne reçois qu’une feuille, c’est que mon cœur ne veut point gêner le vôtre ; mais ſi vous ſaviez combien je ſuis contente quand j’en vois deux, combien je vous ſais gré de vous être occupé ſi long-temps de moi ; ſi vous le ſaviez, mon cher Alfred, vous vous applaudiriez d’être le maître de cauſer une joie ſi vive à une femme que vous aimez… Des vapeurs, ne point dormir, qu’avez-vous donc ? vous m’inquiétez. Dormez, dormez, mon cher Amant ; que le ſouvenir de Fanni amuſe votre cœur, qu’il l’intéreſſe ; mais qu’il ne l’afflige pas. Je ne puis penſer, ſans chagrin, que je cauſe l’agitation qui vous tient éveillé ; pauvre petit, jusqu’à ſix heures ; & je n’étois pas là pour cauſer avec lui, pour calmer ſon ſang… L’aurois-je calmé, mon cher Alfred ? Vous vous fâchez d’une queſtion que je vous ai faite, qui ſuppoſe, dites-vous, que je vous crois ingrat, capable d’oublier mes bontés : je ne voulois que vous faire répéter que vous vous en ſouvenez. Comment douterois-je de votre reconnoiſſance ? Ah ! jamais ; mais vous ne m’en devez point : votre bonheur m’a rendue ſi heureuſe, qu’en vérité vous ne me devez rien. Ce moment, le plus fortuné de ma vie, ne s’effacera jamais de ma mémoire : il eſt gravé dans mon cœur avec un trait de feu ; & quand vous l’aurez oublié… Mais vous ne l’oublierez point : hé ! pourquoi voudrois-je penſer que vous l’oublierez ? Vous vous plaignez de ce que je commence ma Lettre par vous dire que je reviens à vous ; vous me demandez ſi je vous avois donc quitté : moi, vous quitter ! Cela ſignifioit ſeulement que je ne boudois plus ; car je vous boude quand je n’ai point de Lettre ; votre portrait en pâtit, je le mets en pénitence dans le tiroir : on vous dira comme je le bats, comme il eſt malheureux avec moi ; Miſs Betzi embellira bien cette folie qui m’a pris un jour. Ah ! je ne m’éloigne jamais de vous ; votre idée m’accompagne par-tout : le cercle des miennes eſt borné à ce qui vous concerne, à ce qui vous plaît, à ce qui vous intéreſſe. Tu m’as enveloppée dans ton tourbillon ; je n’en ſors point ; je n’en veux point ſortir. Entraîne-moi toujours : où ſerois-je mieux qu’avec toi ? Adieu, ma mie.


Dimanche à minuit.

VOus êtes bien bon, mon cher Alfred, de relire ſi ſouvent mes Lettres : si je les reliſois, moi, vous n’en auriez pas de ſi longues, vous n’en auriez pas ſi ſouvent. Je croyois, quand vous partîtes, que je vous écrirois des folies, des choſes amuſantes, de jolies choſes ; mais cette plume brillante & légere, ſi vantée par mes amis, conduite par le ſentiment, ne peut s’écarter de ſon objet. J’ai voulu répondre à votre couplet ; que tout ce que j’ai fait m’a paru foible ! L’eſprit ne parle pas au cœur ; il ne parle pas comme le cœur… Mais d’où vous vient donc cette inſomnie qui me déſole ? Qui peut vous troubler ?… Cela m’inquiete ; j’ai de l’humeur, j’en ai beaucoup ; votre Lettre ne la diſſipe point… Eſt-il possible que j’en conſerve en m’entretenant avec vous ? Quoi ! ces ſerments de m’aimer toujours, ces nouvelles aſſurances de votre tendreſſe, ne peuvent calmer mon ame, & lui donner cette paix douce que l’amour heureux répand ſur tous nos ſens ?… Vous vous applaudiſſez donc de votre conſtance ! Cela eſt tout-à-fait singulier. Je ne crois pas que perſonne dans l’univers ait jamais prétendu que vingt-deux jours d’éloignement puſſent détruire ou affoiblir une paſſion, sur-tout quand l’habitude de jouir n’a pas encore produit la satiété, ni laiſſé entrevoir le dégoût ; ſuite trop ordinaire des longs attachements. Ce n’eſt pas à préſent qu’il faut vous vanter de cette merveilleuſe conſtance : attendez que vous ſoyez prêt à revenir de Caitombridge, alors vous pourrez juger des effets de l’abſence ; & ſi votre cœur eſt encore le même, vous direz, vous ſoutiendrez qu’elle n’éteint ni l’amour, ni les deſirs… Tenez, (je veux toujours être vraie, duſſé-je vous fâcher) cet endroit de votre Lettre m’a parfaitement déplu ; il m’a fait une peine extrême. C’eſt peut-être de ma part une délicateſſe outrée ; je ne me donne pas tout-à-fait raison ; mais il me ſemble qu’un homme capable d’admirer qu’un temps ſi court n’ait point fait d’impreſſion sur ſes ſentiments, étoit accoutumé d’en avoir de bien légers. Si je m’étois trompée à votre caractere, rien, non, rien ne m’en conſoleroit, rien ne pourroit m’en conſoler. Une eſtime ſi ſincere, tant de crédulité pour vos diſcours, tant de confiance, d’amitié… Ah ! Sire Charles, eſt-il poſſible que vous vous étonniez !… Quoi ! vous faire un mérite ?… En vérité, vous ne deviez pas m’écrire cela ; il ne falloit ni le penſer, ni le dire.


Lundi à midi, chez Miſs Betzi.

MA confiance eſt toujours la même, mon cher Alfred ; je me hâte de vous le dire, de peur que vous ne me grondiez. Je n’ai pas raiſon ; j’ai tort peut-être, j’eſpere que j’ai tort. Que je ſuis folle ! Miſs Betzi le dit. Elle vous conſeille de me bien laver la tête ; & moi je vous le défends, entendez-vous, je vous le défends. Je ſuis excusable, vous pouvez m’en croire. Quand je reçois une Lettre de vous, je l’ouvre avec ce plaiſir extrême que je ſens quand je vous vois ; elle remplit mon deſir le plus vif ; elle ſatiſfait le beſoin le plus preſſant de mon cœur. Je la lis avec avidité ; elle me plaît, elle m’enchante ; & puis après je l’examine, je peſe chaque mot, je me répete chaque expreſſion, je réfléchis, je quitte la Lettre, je la reprends ; elle eſt les délices de mes yeux & la joie de mon ame. Hier, je ne ſais quel caprice m’a fait chercher querelle ſur cette phrase ; je lui ai fait la moue, je l’ai critiquée. Je me ſuis imaginée que vous la ſouteniez, que vous m’obſtiniez : la diſpute s’eſt échauffée, & j’étois preſqu’en colere quand je vous ai écrit. J’avois de l’humeur, je l’avoue, parce que je ſuis franche, & c’eſt la Lettre qui me l’avoit donnée. Mais auſſi, pourquoi me vanter ce bel effort, vingt-deux jours de fidélité ! & Milord eſt confondu de la fermeté de son ame ! il va ſoutenir une theſe contre ceux qui prétendent qu’il n’eſt plus de Céladon, d’Amadis… Que je vous entende jamais dire de pareilles absurdités ! que je vous voie me donner du chagrin !… Mais vous me répondrez : que je vous voie en prendre à propos de rien… Oh ! ne t’aviſe pas de me faire la mine, de m’écrire dans ta gravité ; j’aime mieux que tu me battes quand tu ſeras revenu. De près on peut ſe brouiller ; un baiſer interrompt la diſpute, & fait oublier, au milieu de l’explication, le ſujet de la querelle ; mais de loin on ne finit pas. Vous m’avez dit… vous ne deviez pas me dire… je ne croyois pas… je ne méritois pas… je ſuis piqué… touché… fâché… Je ſais bien comme vous arrangez tout cela. Allons, faiſons la paix ; pardonnez-moi, ſans me faire faire de baſſeſſes… Hé bien, à qui eſt-ce donc que je parle ?… Fi, que cela eſt vilain de bouder… Levez la tête… donnez votre main… donnez-la donc… Vîte, vîte… Vous riez… oui, vous riez… Je t’ai vu rire, tu n’es plus fâché. Ma tête eſt un peu dérangée ; il faut me paſſer mille folies, mille ſottiſes. Aimez-moi, aimez-moi malgré mon mauvais eſprit, mon méchant caractere. Aime-moi par bonté, par devoir, par reconnoiſſance, parce que tu ne peux aimer perſonne qui ait pour toi un attachement plus tendre, plus vrai. Je ſuis un peu impertinente ; mais je ſuis ſenſible, ſincere. Je t’aime, je t’adore ; ah ! oui, de toute mon ame.


Mardi à minuit.

ON dit que l’amour abaiſſe le courage ; & moi je crois, mon cher Alfred, qu’il l’éleve, qu’il en donne aux foibles : j’en fais l’expérience. C’est après ſept heures des plus violentes douleurs, que je trouve dans mon cœur la force de vous écrire, malgré l’abattement de toute la machine. Je me ſuis levée avec un point de côté, auquel j’ai fait peu d’attention. Je devois aller à l’Opéra avec Ladi Vorthi & Miſs Betzi : je n’ai pas voulu déranger la partie, quoique je me ſentisse plus mal de moment en moment. Cela eſt devenu ſi vif, ſi fort, que j’ai été obligée de quitter le ſpectacle. Je ne ſais comment on ne meurt pas de ce que j’ai ſenti. Hé bien, en vous en parlant, je perds l’idée de ces tranchées cruelles ; elle s’éloigne, elle diminue par le plaiſir d’imaginer que vous me plaindrez. C’eſt depuis que je vous aime, l’unique moment où je n’ai pas deſiré que vous fuſſiez près de moi. Mais laiſſons ce désagréable sujet. Je lis Driden ; il me plaît, je l’ai beaucoup dans la tête. Je ne ſuis point du nombre de ceux qui déſapprouvent son ouvrage ; il me semble qu’il a ſouvent raiſon. Qu’avions-nous affaire d’acquérir tant de connoiſſances, de multiplier nos beſoins ? Une ſeule paſſion, un ſeul deſir, un ſeul bien ſuffit à notre cœur, peut remplir tout notre cœur. La diverſité n’eſt point néceſſaire à notre bonheur ; elle ne pique notre goût que lorſque nous n’en avons point un déterminé. La variété flatte nos yeux, amuſe notre esprit ; mais le ſentiment, principe de notre être, ce mouvement dont la cauſe eſt divine, & par lequel une ſage main meut, anime, entretient toute la nature ; ce mouvement ſi doux, mon cher Alfred, n’a qu’un reſſort, qu’un ſeul objet : il y rapporte tout. Hélas ! qu’étoit pour moi cette foule de gens brillants, le Roi, toute ſa Cour ? Malgré le mal dont j’étois accablée, une comparaison bien déſavantageuſe pour ceux que je voyois, m’a fait deſirer mille fois qu’ils fuſſent à ***, & que mon cher Alfred ornât les lieux qu’ils rempliſſoient. Si je juge de tout par mes idées, par ce que je ſens, il eût été plus heureux pour l’homme d’ignorer, de ne jamais découvrir tous ces biens que l’art lui procure, & de connoître mieux & de jouir davantage de ceux qui ſont en lui-même. Une ſimple cabane, une ame tendre, un naturel doux, un Amant tel que le mien, point de colique, jamais d’abſence ; que faudroit-il de plus ?… Mais, mon cher Alfred, mon ton paſtoral, ma fade bergerie ne vous ennuie-t-elle pas ? Pardonne à la pauvre malade ; elle ne ſait ce qu’elle dit. Eh ! comment le ſauroit-elle ? l’amour lui tourne la tête ; ſon cœur eſt avec toi ; ſon esprit voltige autour de toi : que veux-tu qu’elle faſſe du reſte ?… Miſs Betzi pleuroit ce ſoir auprès de moi ; elle me brûloit, me faiſoit avaler tout ce qui lui venoit en fantaiſie. Ce mal eſt bien grand, lui diſois-je, il eſt bien cruel ; mais je le ſupporterois plus patiemment que la crainte de n’être plus aimée de Sire Charles. Sire Thomas, qui venoit d’entrer, s’eſt écrié : Ah ! l’adorable femme ! qu’on eſt heureux d’être aimé d’elle ! Et Miss, avec un air… un air qu’on ne peut peindre : Ne voudriez-vous pas ; n’auriez-vous pas l’inſolente audace de vouloir être aimé comme cela ? je vous conſeillerois de l’avoir ; ce travers vous manque… Méchante fille, elle ne le hait que parce qu’il l’aime. Elle l’aſſuroit l’autre jour que s’il étoit raiſonnable, s’il ne lui montroit que de l’amitié, elle ne le maltraiteroit point, & qu’il lui ſeroit tout auſſi indifférent qu’un autre. Voilà tout ce qu’il peut attendre de ſes ſoins. Adieu, ma mie, adieu, toi, adieu, mon aimable Alfred.


Toujours Mardi à quatre du matin, dans mon lit.

JE ne ſaurois dormir ; je reprends la plume, & c’est avec plaiſir que je la reprends. Je finis toujours mes Lettres avec regret. Ceſſer de t’écrire, c’est te quitter, comme tu le dis. Ah ! c’est bien toi qui m’as quittée, quittée pour ſi long-temps ! Pendant que je penſe à toi, que je te parle, tu dors paiſiblement peut-être ; tu ne songes point à ta chere Fanni. Dors, dors, mon cher petit ; il m’eſt doux de penser que tu repoſes… C’eſt demain un jour heureux pour ta Maîtreſſe ; elle recevra quatre pages de ton écriture, peut-être ſix, peut-être davantage… Tu ne me tiens donc pas quitte pour cent baiſers par jour ? hé bien, je t’en donnerai mille. Ah ! que tu me dois de doux moments ! de combien de plaiſirs ton abſence me prive ! celui de te regarder, d’être regardée par toi, d’entendre tous ces petits détails intéreſſants, aimables, j’ai pensé… j’ai rêvé… j’ai deſiré… j’ai ſenti… que ſais-je, tous les biens que tu me voles ; biens perdus, perdus pour jamais ! Pourras-tu m’en dédommager ? Oublierai-je en te voyant, tout le temps que j’aurai paſſé ſans te voir ? Ce premier moment effacera-t-il le ſouvenir de cet ennui, de cette langueur ? Ah ! s’il l’effacera ! Reviens, reviens, mon aimable Alfred, reviens dans les bras de celle qui t’adore. Oh ! pour cette fois, adieu tout-à-fait.


Mercredi à trois heures après-midi.

VOus vous laſſez donc, Milord, d’avoir une cour, de repréſenter, de punir, de récompenſer, & d’eſſuyer de longs compliments ? Je voudrois être dans votre antichambre quand midi sonne. Suppoſons que j’y ſois, daignerez-vous m’accorder une audience particuliere ? me ſera-t-il permis de vous préſenter mes reſpects, de porter mes plaintes à votre auguſte tribunal ? Ce grave Gouverneur me fera-t-il la grace de m’écouter ? Que j’ai de choſes à lui dire, de demandes à lui faire ! Que je m’expliquerai bien, même ſans parler ! Il eſt un langage éloquent qu’aucun idiome ne peut imiter ; le cœur l’entend, il y répond. Ah ! que ne ſuis-je dans cette chambre ! j’y ferois ce que vous dites que tant d’autres y font ; j’y parlerois ſans rien dire… Mais cette Lettre que j’attends, j’en ſuis un peu inquiete ; c’eſt une réponſe à celle… Si vous me grondez ; ſi vous faites votre train, je crierai comme un démon, je vous en avertis : je voudrois l’avoir déjà reçue. Voilà Milord Stanley, ſa niece, Miſs Jening, tout l’univers ; qu’avois-je beſoin d’eux ? En vérité, les jours de poſte je me ſuffis très-bien à moi-même. Les voilà, à tantôt.


JE me ſuis levée bien matin aujourd’hui, pour jouir de ma liberté. Tout le monde étoit parti pour Cantorbery ; j’étois ſeule, maîtreſſe abſolue dans ma maiſon. Vous auriez ri de me voir. C’est pour le coup que Miſs Betzi pouvoit dire que j’avois l’air d’une Princeſſe de Roman. Votre portrait étoit ſur ma table ; vos Lettres toutes éparſes dans mon ſein, ſur mes genoux ; le tiroir renverſé, le porte-feuille ouvert ; je contemplois toutes mes richeſſes. Je béniſſois l’inventeur d’un art qui l’emporte ſur tous les autres, non parce qu’il nous tranſmet les actions des Héros, l’Hiſtoire du Monde, les cauſes de tout ; qu’il ſatiſfait le deſir inſatiable d’apprendre, & la vaine curioſité des hommes ; mais parce qu’il me fait lire dans ton cœur, malgré la diſtance qui nous ſépare. Que l’Amour doit à cette heureuſe découverte ! quel tréſor pour lui que ces Lettres ; ſoulagement d’un cœur & délice de l’autre ! L’on ſe plaît à les écrire, & l’on jouit du plaiſir que l’on ſent & de celui qu’on croit procurer à un autre. J’abuſe ſouvent, peut-être, de l’idée que vous m’avez donnée, que vous n’aviez point d’autre amuſement que mes Lettres. J’écris mal, je ne ſaurois rêver à ce que je veux dire : ma plume court, elle ſuit ma fantaiſie : mon ſtyle eſt tendre quelquefois ; il eſt tantôt badin, tantôt grave, triſte même, ſouvent ennuyeux, toujours vrai : mais mon cher Alfred eſt indulgent, il dit que j’écris bien : ah ! très-bien, ſans doute, ſi je lui plais ! Je n’oſe penſer bien fort que je te reverrai ; c’eſt une émotion ſi vive quand j’y penſe ! Oh ! je perds la tête, en vérité je la perds ! Quoi ! tu ſeras là ; mes yeux en ſe levant rencontreront les tiens ; je ne ferai pas un ſeul mouvement qui ne t’intéreſſe ; j’entendrai cette voix douce, harmonieuſe me dire : Que veux-tu ?… que deſires-tu ?… Mon cher Alfred, ſi tu ſavois, je ne puis plus écrire ; mon cœur agité, preſſé… Ah ! reviens, reviens donc… Mon Dieu, que vous êtes aimé ! S’il est un ſentiment plus fort que l’amour, que ce que le vulgaire appelle amour, je le ſens pour toi. Aimer, adorer ; foibles expressions, qui ne rendent point les tranſports d’une paſſion ſi tendre… Ah ! ſi tu étois-là ! ſi tu y étois, mon cher Alfred, mon cher, mon adorable Amant ! je crois… oui, je crois que je trouverois un moyen de te convaincre que jamais on n’aima plus ardemment que moi.


JE ſuis à vos pieds, mon cher Amant, les mains jointes, les yeux baiſſés : non, je ne ſuis pas digne de vous regarder. Il faut que je ſois une bien méchante créature, car je demande toujours pardon. J’ai donc toujours des torts avec mon aimable ami ! Ô la tendre, la délicieuſe Lettre ! ſuis-je digne de la lire ? eſt-ce à une capricieuſe que l’on dit des choſes ſi flatteuſes ? que je l’ai baiſée, cette Lettre ! L’autre m’avoit fâchée, plus fâchée que je ne l’ai fait paroître ; il me ſembloit que vous l’aviez écrite, parce qu’il falloit écrire : les mots étoient faits pour exprimer la paſſion ; mais la tournure me paroiſſoit froide, étudiée ; je l’ai lue cent fois, toujours avec humeur, en la rejettant, en lui faiſant une mine horrible : enfin, je l’avois bannie de ma préſence ; un arrêt de la Chambre-Haute l’avoit reléguée tout au fond du tiroir : je viens de la rappeller. Comment avoit-elle pu me déplaire ? elle eſt de toi. Ah ! tout ce qui vient d’une main ſi chere, porte le ſceau de l’amour & du plaiſir ! mais il eſt des moments où l’ame abattue par la triſteſſe, a beſoin d’un trait vif pour ſe ranimer. Je l’ai trouvé, ce trait, dans ta derniere Lettre ; il m’a pénétrée, & je t’en remercie : oui, ma mie, je t’en remercie… Je suis bien-aiſe que ce que j’ai fait ait pu vous plaire. J’aime à mériter vos louanges ; j’aime à en recevoir d’une perſonne qui ne les prodigue pas, & dont l’ame noble & généreuſe juge par ſes propres impreſſions : cependant il eſt fâcheux ; je dirai plus, il eſt deſhonorant pour l’humanité, que des actions ſi ſimples, ſi naturelles, puiſſent attirer des éloges. Si nous penſions bien, nos plus grands efforts ne nous paroîtroient que la ſuite indispensable des devoirs que la ſociété nous impoſe ; mais il est des cœurs durs, mépriſables, des ames baſſes… ils ſont cauſe que la bonté eſt regardée comme une vertu… Mais, mon cher Alfred, il dure donc encore ce mois ? il durera donc toujours ? Quoi ! pas un mot de votre retour ! Ah ! la maudite Province ! que je la hais ! elle vous ennuie ; elle me tue, moi. Je n’oſe vous dire combien votre abſence me chagrine, je ne puis plus la ſupporter ; non, en vérité. J’ai déjà eu deux ou trois attaques de cette maladie qui m’a fait tant de peur, de la catalepſie ; oh ! je l’aurai sûrement ; mon cœur eſt déjà fixé, le reſte ne tient à rien. Adieu, ma mie, ma mie à moi.


BAiſez-la, mon cher Alfred ; oui, baiſez-la cette charmante Miſs, qui me parle ſi bien de vous, qui ſe prête avec tant de bonté à toutes les foibleſſes de sa folle amie : une autre s’ennuyeroit, se laſſeroit de cauſer avec une imbécille comme moi, qui n’ai qu’un objet dans l’eſprit, dont je parle ſans fin, ſans ceſſe. En bonne foi, je ſuis inſoutenable, je le ſens. Baiſez-la mais doucement, n’appuyez pas trop vos levres ſur ſa joue. Je ne ſuis pas jalouſe, oh ! non ; mais j’ai des droits ſur vos actions, ſur vos penſées, ſur vos regards, ſur vos moindres préférences. Que je haïrois une femme qui chercheroit à vous plaire ! quand je ſerois ſûre qu’elle ne pourroit y réuſſir, je la déteſterois, elle me ſeroit odieuſe. J’ai fait bien des découvertes dans mon cœur depuis que je vous aime ; je ne vous gênerai jamais pourtant ; je ne ſuis pas ſoupçonneuſe, encore moins exigeante. Si j’avois quelque raiſon de craindre votre inconſtance, je ſerois peut-être aſſez fiere pour ne pas vous montrer mon inquiétude ; mais je ſerois bien triſte, bien froide, bien fâcheuſe. Au fond, la jalouſie eſt déſobligeante ; on la dit fille de l’Amour & de la Delicateſſe : ne la ſeroit-elle pas plutôt de l’Orgueil & de la Défiance ? elle ſuppoſe une crainte d’être trompé, qui s’accorde mal avec l’eſtime qu’on doit à l’objet qu’on a choiſi comme le plus digne de ſon attachement. En vérité, mon cher Alfred, ſi la jalouſie tient à l’amour, c’eſt par un mauvais côté : si elle ſemble l’augmenter, redoubler ſa vivacité, c’eſt pour l’inſtant ; elle doit naturellement l’affoiblir, même le détruire dans un cœur bien fait. On ne ſauroit aimer long-temps ce qu’on mépriſe quelquefois… Je ne ſerai point jalouſe, je ne veux jamais l’être… Mais à quoi bon tout cela ? d’où vient ce propos ? Quoi ! pour ce baiſer !… Allons vîte, vîte donnez-le, & qu’il n’en ſoit plus parlé. Adieu, mon cher, mon tendre ami. Hélas ! toujours cet adieu ! eh ! viens donc que je te diſe bon jour.


SIre Humfrey, toujours léger à ſon ordinaire, a dîné ici ; nous avons été ſeuls deux minutes. Eh bien, a-t-il dit, Milord Duc eſt donc toujours abſent ?… Je ſuis ſûr qu’il vous adore… vous l’aimerez auſſi… je l’ai réſolu ; j’arrangerai cela. Et moi je diſois tout bas : Cela eſt fait, cela eſt rangé : je l’ai ce Lord aimable ; il eſt à moi ; c’eſt mon bien le plus cher, le plus précieux : je ne le changerois pas pour tous ceux de l’Inde & du Pérou… Sire Thomas le hait, Sire Humfrey ; il le hait… comme je vous aime… Ces derniers jours vous ennuient donc, mon cher petit ? vous les trouvez d’une longueur inſupportable : hélas ! c’est qu’ils ne finiſſent pas !… J’ai montré votre portrait à Sire Montroſe, & regardant votre viſage comme une choſe qui m’appartenoit, j’ai pris la liberté d’en faire les honneurs : je mourois d’envie qu’il vous trouvât charmant, & je lui diſois : Son portrait eſt plus beau que lui ; mais il eſt bien plus joli que ſon portrait. Il a dit, oui, & Sire Montrose ne ment jamais. Il est vrai qu’il y a un agrément dans votre phyſionomie qui n’eſt point dans cette image, plus réguliere peut-être, mais bien moins touchante. Ah ! rapporte-la-moi cette mine ſi fine, ſi expreſſive ; viens me montrer cet aimable viſage que je trouvois toujours tout près du mien ! Qu’il m’eſt cher ! que tous ceux qui s’offrent à mes yeux, me font deſirer de le revoir !… Mais ne vas pas croire là-deſſus que tu es beau comme le ſoleil ; c’eſt mon amour qui t’embellit, qui te donne toutes les graces avec leſquelles tu me ſéduis : tu les dois à ma tendreſſe. Oui, mon cher Alfred, c’eſt elle qui te pare !… Mon Dieu, quand je ne t’aimois point, tu n’étois pas plus beau qu’un autre au moins.


JE ne crois pas avoir paſſé, dans toute ma vie, un jour plus déſagréable que celui-ci. Miſs Betzi faiſoit des viſites avec son Pere : ce vieux fou de quoi il s’aviſe, de me la prendre pour toute la journée. Je n’avois perſonne à qui je puſſe parler de vous : j’ai pris le parti de ne rien dire ; j’ai fait fermer ma porte ; j’ai dîné, sans ſavoir ce que je faiſois ; après je me ſuis endormie de pure indolence ; en m’éveillant je me ſuis fait la moue : mais c’eſt que je me déteſte, qu’il m’eſt impoſſible de vivre avec moi-même. J’ai rappellé toute ma raiſon, tout mon courage, toute cette force & cette grandeur d’ame que vous dites qui me diſtingue des autres femmes, & tout cela pour me perſuader de me divertir, de m’amuſer, de m’occuper au moins. J’ai pris un Livre, je l’ai laiſſé tomber. Je me suis miſe à mon métier, & voilà tous les pelotons en l’air ; j’ai tout noué, tout mêlé, tout gâté. J’ai voulu répondre à des Lettres que j’ai déjà trop négligées ; je ne trouvois rien à dire, si ce n’eſt que vous n’étiez pas à Londres ; je n’ai fait que des ratures. J’ai, par hazard, rencontré ma figure dans une glace : à merveille, lui ai-je dit, aimable en vérité, vous pouvez vous flatter d’être la plus ſotte bête de l’Univers. Quoi ! vous ne pouvez avoir un peu de patience ! Il reviendra, vous le verrez ; en attendant, ſortez, jouez, faites ce que vous faiſiez autrefois. Bon, vous croyez que cette maudite tête m’écoute ! la voilà retombée dans ſon fauteuil, cherchant des yeux tous les endroits de ſa chambre où elle vous a vu. Il étoit là debout, le coude appuyé ſur la cheminée, quand il me donna ſa premiere Lettre ; c’eſt ici qu’il étoit aſſis quand je lui avouai que je l’aimois ; c’eſt là… Hé bien, finira-t-elle ?… Ah ! mon cher Alfred, votre Maîtreſſe eſt une étrange perſonne ! mais vous devez l’aimer, puisque ſa folie est votre ouvrage… Elle vous a donc déplu, cette Dame qui avoit des deſſeins ſur votre cœur ? vous l’avez trouve changée ? qu’elle me paroît belle à moi, puiſqu’elle ne vous inſpire plus rien ! Je ſouhaite ſon viſage à toutes les femmes que vous regarderez ; elle eſt donc bien contente d’elle-même : mais qui eſt-ce qui n’eſt pas ſatiſfait de sa figure ? Sire Barclay nous a ſoutenu avec impudence, à Miſs Betzi & à moi, qu’il n’étoit ni laid, ni ſot, ni fat, ni ennuyeux : quelle qualité veut-il donc prendre ? y concevez-vous quelque choſe ? Je ſoupe demain chez ſa ſœur ; je bâille d’avance : j’ai bien peur que ma Lettre ne vous en faſſe faire autant.


VOus êtes, mon cher Alfred, le plus aimable de tous les hommes : qu’il m’eſt doux de vous le dire ! que cette vérité me flatte ! elle fait ma gloire & mon bonheur. Quelle Lettre ! quelle complaiſance ! quelle tendre marque de votre amitié ? Je peſois ce paquet ; il me ſembloit léger : que de richeſſes il renfermoit ! Jamais, la veille d’un bal paré, une coquette ne reçut un écrin rempli de pierreries, avec autant de plaiſir que j’en ai reſſenti en voyant ces trois feuilles écrites partout. Ah ! je t’en prie, baiſe pour moi la jolie petite main qui a ſi bien peint les ſentiments de ton ame ! baiſe-la, mon cher Amant, je te rendrai cela au centuple… Paix donc, ne grondez pas Miſs Betzi ; c’eſt chez elle que vous arriverez : elle le veut, parce que je ſuis une imprudente, que j’ai un vilain viſage qui décele tout ce qui se paſſe dans mon cœur ; ma joie me trahiroit, on la liroit dans mes yeux : mon ſecret n’eſt point en ſûreté ; j’ai l’air d’une folle : elle dit tout cela, & j’en conviens. Vous arriverez donc, mon cher, mon aimable ami ! je vous reverrai ! Miſs a bien raiſon ; je ne diſſimulerai jamais une ſatiſfaction ſi pure. Ce moment, ce premier moment !… mon Dieu,… je n’y veux pas penſer… Vous voudriez donc être toujours auprès de moi ; vous aimeriez à ne me point quitter, à vivre avec moi, à ne vivre que pour moi : vous croyez que je ſuffirois à vos amuſements, à vos plaiſirs ; la contrainte vous déplaît ; vous la mettez au nombre de ces conventions dures, que les hommes ne ſemblent avoir faites entr’eux que pour ajouter à la miſere de leur condition. Si nous étions plus conſtants dans nos idées, nous aurions raiſon de blâmer des uſages qui nous gênent ; mais, mon cher Alfred, nous devons peut-être des louanges à ceux qui les ont établies : c’est à la décence, aux bienſéances, à cette contrainte que vous haïſſez, que l’on doit le plaiſir qu’on trouve à ſaiſir des inſtants, qui, toujours offerts, perdroient de leur prix ; les obſtacles sont aux Amants ce que la diette eſt aux convaleſcents ; elle entretient leur appétit, & prévient le danger de la réplétion. Les animaux, dont vous enviez l’heureuſe liberté, ne ſentent pas toujours l’effet du deſir, que la nature n’a mis en eux que pour un ſeul objet : bornés en s’aimant à reproduire leur eſpece, ils n’ont pas comme nous une imagination vive, qui, s’animant au ſouvenir du bien dont elle ſe retrace la jouiſſance, nous rend la faculté d’en jouir encore, & nous conduit à uſer indiſcrétement de cet avantage. Les oiſeaux, ſur-tout ceux que vous citez, ſont pourtant à cet égard à-peu-près comme les hommes : auſſi ſont-ils coquets, légers, infideles. Ils abandonnent quelquefois leurs femelles : pauvres petites femelles, que je les plains ! Ce n’eſt pas, mon cher Alfred, que je préfere l’état où je ſuis à celui où vous voudriez me voir. Qu’il me ſeroit doux de n’avoir d’autres devoirs, d’autres ſoins que ceux qui pourroient vous plaire, vous contenter ! mais, par une ſorte de philoſophie que j’ai adoptée, loin de deſirer fortement ce que je ne puis avoir, je cherche toujours les moyens de m’en paſſer ſans peine. Ce principe de toutes mes réflexions, échoueroit ſur un ſeul point ; je ne me paſſerois point de vous. Ah ! comment pourrois-je m’en paſſer ! Votre cœur eſt un bien ſi précieux pour moi ? ne me l’ôtez point, ne me l’ôtez jamais, mon cher Alfred : je ſens que cette perte eſt la ſeule que je ne ſupporterois pas. Adieu, aime-moi toujours ; je t’aime, je t’adore : je ne changerai jamais.

Avant de fermer ma Lettre, je veux vous remercier encore de la vôtre, & répondre à la queſtion que vous me faites. Vous me demandez ſi j’ai un véritable plaiſir à vous aimer ; ſi depuis votre abſence je n’ai pas quelquefois deſiré de ne vous aimer plus. Non, non, en vérité ; ma tendreſſe m’eſt chere ; & loin de ſouhaiter de la perdre, j’ai ſouvent pensé qu’un caprice qui m’eût éloigné de vous, qui m’eût fermé les yeux à votre mérite, eût été affreux pour moi. De quel bien il m’eût privée ! en eſt-il de comparable au bonheur d’être aimée de vous ? Mais ce n’eſt qu’en vous aimant comme je le fais, qu’on peut juger de ce qu’on perdroit à ne vous aimer pas. Ah ! s’il eſt vrai que je ſois l’arbitre de ta félicité ; si elle dépend de mon amour, de ma fidélité, de ma conſtance, que tu es heureux, mon cher Alfred ! que tu ſeras heureux ! la durée de ton bonheur ſera celle de ma vie.

Je viens de recevoir une Lettre de Milord Duc, & j’en attends une de mon Amant. Quelle différence ! Milord eſt spirituel, poli, preſque affectueux ; mon cher Alfred eſt tendre, passionné, vif, aimable. L’un écrit pour tout le monde, l’autre ne parle qu’à moi… Mais mon Amant, mon cher Amant a touché ce papier ; voilà ſon nom, ſes armes… Et pourquoi n’aimerois-je pas cette Lettre ? n’eſt-ce pas là ce caractère ?… Je l’ai baiſée, cette Lettre. Sire Thomas a l’autre ; peut-être eſt-elle déjà chez Miſs Betzi. Elle va venir, la charmante Miſs, elle a aujourd’hui deux raiſons pour ſe faire deſirer. Adieu.


JE ne vous ai jamais tant aimé que ce ſoir ; votre Lettre m’a fait un plaiſir !… Aimable garçon ! comment pourrois-je être ingrate ? Ah ! quelque bien que vous exprimiez vos ſentiments, ſoyez ſûr que je penſe auſſi vivement que vous. Vous dites que je mets de l’eſprit dans mes réponſes : je ne ſais pas comment cela ſe fait ; c’eſt que j’en ai apparemment quand je ne veux point en avoir ; c’eſt que vous m’en donnez ; c’eſt que le vôtre m’anime… Vous voilà debout sur ma table, appuyé contre mon écritoire ; votre Lettre sert de piédeſtal à la jolie ſtatue : ſes yeux fixés sur les miens, ſemblent vouloir faire paſſer dans mon cœur le feu dont ils brillent ; cette bouche qui ſourit, paroît vouloir s’ouvrir pour me parler. Je crois l’entendre me dire : aimez l’objet que je vous repréſente ; c’eſt votre Ami, c’eſt votre Amant ; c’eſt lui qui trouble votre cœur, qui l’enchante : vous lui devez ces mouvements flatteurs, ces deſirs ardents, inquiets, mais doux pourtant : c’eſt lui qui vous a fait retrouver en vous-même la ſource du bonheur que vous laiſſiez tarir ; vous lui devez tous les biens dont vous jouiſſez, tous ceux dont vous le faites jouir : ces mots que vous tracez, lui cauſeront un plaiſir délicieux. Contemplez cette figure aimable ; elle s’embellira encore en liſant ce que vous écrivez… Pauvre petit portrait, ſi mal reçu, ſi rejetté, que tu perdois auprès de mon Amant ! mais que tu m’es devenu cher ! par combien de careſſes j’ai réparé l’eſpece de mépris avec lequel je te pris ! que de jours il a paſſé dans mon ſein ! que je l’ai baiſé ! combien de fois je l’ai preſſé contre mon cœur ! J’avois du plaiſir à me dire : il eſt là. Arrangez-vous avec lui, mon cher Alfred, il eſt à présent ce que j’aime le mieux : les jours de Courier je lui ſuis un peu infidelle, la Lettre eſt préférée ; mais toutes mes nuits sont à lui. Mon impatience redouble à chaque inſtant, je ne penſe qu’à vous revoir ; il m’eſt impoſſible d’abandonner une idée ſi ſatiſfaiſante. Savez-vous bien que vous m’avez fait connoître l’ennui ? De tous les dégoûts qu’on éprouve dans la vie, c’est celui auquel je ſuis le moins ſujette. Votre abſence m’a appris ce que c’étoit que de ne pouvoir rien préférer, rien ſupporter, rien dire, rien penſer. Qui pourroit vous remplacer ? Quel amuſement mettre à la place de ce plaiſir vif qu’on ſent à voir un homme que l’on adore ? On doit bien craindre de ſe laiſſer toucher, quand on eſt capable d’un attachement ſi tendre, quand on fait conſiſter ſon bonheur dans un ſeul objet ! Mais qu’il eſt doux de trouver dans cet objet un Amant digne de tout ce qu’on reſſent pour lui ! Oh ! que j’aime cette attention aimable qui te fait tout quitter pour moi, pour écrire à ta Maîtreſſe, pour obliger ta chere Maîtreſſe ! Comment reconnoître tes ſoins, ta tendreſſe ? Que ferai-je pour mon cher Alfred ? hélas ! que pourrai-je faire ! Si tu l’avois voulu, j’aurois une récompenſe à te donner, un prix à t’accorder : je voulois te le garder ; mais… mais voilà ce que c’eſt que d’être ſi preſſé ! Que je te veux de mal de m’avoir privée du seul préſent que je pouvois te faire ! à présent je n’ai plus que ton bien à t’offrir. Adieu, mon tendre, mon cher ami, adieu… toi.


AH ! que je ſuis de mauvaiſe humeur ! Ladi Charlotte qui ſort d’ici, m’a impatientée, chagrinée : elle me ſoutient que ma façon de penſer eſt ridicule, & que ſi j’aimois quelqu’un, j’en ferois une cruelle épreuve. Il faut maîtriſer, maltraiter un Amant, pour l’enchaîner, pour le fixer. La bonté fait des ingrats ; la douceur, des tyrans ; & la bonne foi, des perfides. Mon cher Alfred, je ſuis effrayée de tout ce qu’elle m’a dit, d’autant plus qu’à force d’y penſer, je trouve que l’expérience eſt pour elle, & j’en frémis. Il faut donc n’écouter que ſa vanité, cacher une partie de ſa tendreſſe, affliger ſon Amant, lui laiſſer des doutes, en faire naître ſans ceſſe, entretenir ſes feux par une conduite adroite, qui lui faſſe toujours craindre que le bien qu’il poſſède ne s’évanouiſſe pour jamais. Si c’eſt de cette façon qu’on peut attacher un Amant, je vous perdrai, mon cher Alfred, hélas, je vous perdrai ! Cet art mépriſable ne peut être employé par une ame franche ; hé ! comment ſe réſoudre à faire de la peine à ce qu’on aime, à tourmenter un homme qu’on chérit ? Si je haïſſois quelqu’un, je lui ſouhaiterois de la jalouſie : voudrois-je en donner à celui dont la moindre inquiétude déchireroit mon cœur ? Ah ! j’aime bien mieux vous voir inconſtant que malheureux ! Non, je ne puis concevoir qu’on ait aſſez peu de généroſité pour cauſer de la peine à ſon ami, dans la crainte qu’il ne nous en donne un jour. Pour augmenter mon chagrin, cet imbécille de Sire Thomas m’obſtine que vous ne ſerez ici que le dix ; moi je prétends que vous arriverez le huit : s’il a raiſon, je lui donnerai un grand ſoufflet, pour lui apprendre à ſe mêler de ſes affaires. Adieu, mon cher petit. Je n’oſe vous dire combien je vous aime : ſi vous alliez m’en aimer moins, hélas ! quelle différence il y auroit dans nos deux cœurs ! Plus je vous crois reconnoiſſant, plus je vous aime ; plus je penſe que vous m’aimez, plus je me livre au plaiſir de vous adorer. Adieu, adieu, mon cher Alfred.


JE vous écris dans le cabinet de Miſs Betzi. Je ſuis sur ce même ſopha où vous faiſiez ſi bien le malade pour vous faire plaindre, pour vous faire careſſer. Ah ! quel jour ! vous en ſouvient-il ? Oui, ſûrement ; vous ne m’aimeriez guères ſi vous l’aviez oublié. Il m’eſt devenu cher, ce cabinet ; je vous y ai vu, je vous y reverrai bientôt. Je commence ma Lettre ſans ſavoir ſi vous l’aurez : j’eſpere que celle de ce ſoir va m’annoncer votre retour. N’importe, j’écris toujours ; c’est un plaiſir pour moi de vous écrire… Vous m’avez fait un reproche que je n’ai pas compris, à moins que vous n’ayez mal entendu ce que je vous diſois. Moi, douter de ce que vous me dites ! ah ! jamais. Si j’avois des craintes, elles n’offenſeroient que moi : ma défiance naîtroit d’une connoiſſance exacte de moi-même ; ou, ſi vous l’aimez mieux, d’un mouvement de modeſtie. Non, je n’ai point d’idées qui puiſſent porter d’atteinte à l’eſtime que j’ai pour votre caractere : je trouve dans le mien toutes les qualités qui peuvent faire naître l’amitié, l’entretenir & la conſerver. Mais l’amour ſemble chercher des agréments qu’il me paroît que je n’ai point : puiſſe le Dieu qui me les prête à vos yeux, m’en parer toujours, & ne m’en parer que pour vous !… Bon Dieu, quel tapage ! Sire Thomas est perdu ; il vient de caſſer une porcelaine admirable en prenant le thé. Si c’étoit le chat, Miſs en riroit ; elle trouveroit qu’il auroit eu de la grace à faire cette ſottiſe. Mais Sire Thomas est un mal-adroit : de quoi ſe mêle-t-il ? officieux perſonnage qui veut tout ranger ; c’eſt une ame ſervile ; ſon talent eſt d’être le valet de tout le monde. Pauvre Sire Thomas ? il pleure, je crois ; il contemple la belle taſſe qui gît ſur le parquet. Si Miſs Betzi levoit les yeux ſur lui, elle riroit ; car ſa grimace est unique, & la profonde douleur où il s’abandonne, le rend laid comme un démon. Moi j’écris toujours, je ne ſuis point de la querelle… Pourtant je veux vous laiſſer ; car les épithetes de bête, de mal-adroit, de gauche, ne s’accordent guères avec la délicateſſe des propos qu’on tient à ſon Amant… Cela recommence, je vais m’en mêler… Adieu, je ne vous dirois que des impertinences ; car je prends volontiers le ton des autres. À ce ſoir.


À minuit.

AH ! de quelle joie votre Lettre a pénétré mon cœur ! Quoi ! parti pour *** ? vous êtes déjà plus près de moi ? vous ſerez ici le quatre ? Que cette nouvelle eſt charmante ! Vous avez compté toutes les minutes que vous devez encore paſſer ſans me voir ; le calcul est juſte. Ô que cela eſt long ! Vous m’avez pardonné, mon cher Alfred ; vous me la donnez cette main que je demande ; mais pourquoi les yeux baiſſés ? levez-les, ces yeux ſi tendres, levez-les, mon cher Amant, ſur celle qui n’a jamais vu vos regards ſe tourner vers elle, ſans reſſentir la plus vive émotion. Je la reçois cette main, je reçois tes ſerments ; mais tu n’en as pas beſoin pour me perſuader ton amour. Quoi ! dans ſix jours je te verrai ! je te parlerai !… Ah ! mon Dieu, il n’y faut pas penſer !… C’eſt une attente,… un espoir !… Non, je ne dormirois plus, ſi j’y ſongeois… Que cette Lettre m’a charmée ! quelle bonté ! Mon cher Alfred s’excuſe, lui qui devroit ſe plaindre : je craignois des reproches, je ne trouve que des aſſurances de ſa tendreſſe. Il eſt mon eſclave ; il eſt aux pieds de ſa Souveraine : ſes chaînes ſont douces ; il les préfere à la liberté, à l’empire du monde. À mes pieds, toi ! Ah ! viens dans mes bras, viens-y prendre de nouveaux fers, & que leur légéreté ne t’engage jamais à les rompre. Mon Dieu, que je t’aime ! je t’aimerai toute ma vie, je t’aimerai après ma mort ; oui, ſans doute, puiſque mon ame eſt immortelle. Adieu, adieu, mon cher Alfred, adieu, mon aimable ami, adieu, toi, toi, que j’adore !


À trois heures du matin.

QUoi ! je ne dormirai point ? quoi ! tu ne me laiſſeras pas dormir ! Je penſerai toujours à toi ? Mais que me voulez-vous, mon cher petit ? Je vous ai écrit chez Miſs ; je vous ai écrit ce ſoir ; j’ai relu dix fois votre Lettre ; j’ai fait mille careſſes à votre portrait ; laiſſez-moi vous oublier juſqu’à midi. Dès que j’ouvrirai les yeux, je me livrerai avec tranſport au plaiſir de m’occuper de vous. Il ne le veut pas, cet obſtiné-là : quand je m’efforce d’éloigner des idées qui m’éveillent malgré moi, ſon image vient ſe jetter au travers de tout ce que je veux penſer pour me diſtraire… Venez, grand… venez combattre un héros mille fois plus grand, plus noble que tous les vôtres ; un Amant plus tendre, plus aimable, plus aimé que tous vos Princes : ennuyez-moi, ôtez-moi ce ſouvenir vif, ce deſir ardent… mais non, laiſſez-moi me perdre, m’abymer dans ces penſées délicieuſes… Ô ! mon cher Alfred, ta Lettre a embraſé mon cœur ! tes expreſſions peignent ſi bien l’amour, le deſir, le bonheur… mais dites-moi donc pourquoi je ne ſaurois dormir ; je ſuis ſi contente de vous, ſi ſatiſfaite d’être à vous ; un avenir ſi riant s’ouvre devant mes yeux : n’eſt-ce pas là le moment de goûter un repos tranquille ? Ah ! je vous aime trop ! Il faut modérer cette paſſion, la rendre plus ſupportable : le tiers de mon amour ſeroit aſſez… non… eh bien, vas pour moitié… encore non… eh bien, mon cœur, prends donc tout, oui tout.


QUe puis-je vous dire ? Je vous ai vu, je vous attends ; je ne ſais que cela, je ne ſens que cela : ma tendreſſe eſt ſi vive, que je n’ai point de termes pour en parler : mon cœur eſt ſi transporté, ſi rempli de ſa joie, qu’il ne peut la faire éclater au-dehors. Je vous aimois, je vous adorois : que l’amour vous diſe ce que je fais à présent ; il peut ſeul vous l’exprimer… Savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous avez paſſé Dimanche huit heures avec moi, hier près de quatorze, & que j’oſe croire que ce temps ne vous a pas paru long ?… Ô quelle douce nuit ! quel ſommeil ! & quel plaiſir de me dire, en m’éveillant : Je le verrai ce ſoir ; je ne le verrai pas auſſi long-temps qu’hier, mais… mais je le verrai !… Voilà donc ce mouvement que la Philoſophie veut réprimer, que l’auſtere ſageſſe condamne. Ah ! que les ſept Sages étoient fous ! que les Stoïques étoient inſenſés ! Ils cherchoient le bonheur & la vérité ; pouvoient-ils les trouver en fuyant les douceurs de l’amour ? C’est une erreur, diſent-ils, une illuſion des ſens, qui nous flatte & nous trompe. Ah ! qu’elle me trompe toujours, & qu’une erreur ſi chere ne se diſſipe jamais ! non jamais.


PEnſez-vous à moi, mon cher Amant ? Puis-je me flatter que mon idée ſe mêle aux occupations de ce jour ? Le faſte vous environne, l’éclat brille autour de vous ; daignez-vous dans ce Palais où regne la grandeur, vous rappeller ce ſimple appartement, où l’amour, ſans autre ornement que lui-même, paré de ſes ſeuls deſirs, vous attend avec impatience, vous reçoit avec tranſport, & vous poſſede avec tant de plaiſir ! Que j’aimerois à vous donner des fêtes ! je n’envie que ce pouvoir à celui chez qui vous ſoupez. Je vous en prie, & que cela ſoit dit pour toujours, ne me parlez jamais de ma fortune ; qu’elle ne vous inquiete point : la modération qui m’eſt naturelle, me fait trouver dans un état qui vous paroît borné, tout ce qui m’eſt néceſſaire, tout ce que je ſouhaite, & ſouvent même les moyens d’obliger ceux qui ſont dans le cas d’avoir beſoin de mes ſecours. Oſez-vous me dire que je ne ſuis point riche, moi qui ai votre cœur ? On eſt riche, mon cher Alfred, quand on poſſede un bien dont rien ne pourroit réparer la perte ; bien qui tient à nous, qui nous rend heureux en dépit de l’opinion & des préjugés. Je ſuis riche, Milord ; &, par ma façon de penſer, plus riche que vous peut-être. Je vous renvoie ce Livre merveilleux ; il m’a fort ennuyé ; les Sophiſtes me ſont inſupportables.


EH bien ! mon cher petit, vous l’avez vue cette Maîtreſſe, qui n’étoit point à ce bal où vous avez danſé avec tant de grace ! avez-vous ſenti, en la voyant, ce plaiſir flatteur que votre cœur ſe promettoit ? n’avez-vous rien regretté auprès d’elle ? Que votre empreſſement, que votre vivacité me plaît ! que cette folie vous alloit bien ! qu’il m’eſt doux d’exciter votre joie, de me voir l’arbitre des mouvements de votre cœur ? Ah ! le pouvoir d’animer votre ame eſt encore plus ſenſible, plus enchanteur pour moi, que celui de faire naître vos deſirs ! & pourtant ce dernier eſt bien grand. Je ne vous verrai point demain ; je ne vous verrai que tard Jeudi, hélas ! c’eſt une abſence ; elle m’afflige. Songez à moi, plaignez-moi, aimez-moi ; je vous verrai par-tout, je ne penſerai qu’à vous, vous m’occuperez seul. Adieu, mon cher petit ! adieu, mon aimable Alfred !


LEs chevaux ſont mis, je vais partir ; Miſs Betzi amuſe ma tante ; elle lui dit du mal de moi, je crois, pour me donner le temps de vous écrire. Vous ne ſauriez croire combien ce petit voyage me chagrine ; c’eſt un jour perdu. Que mon cœur vous eſt attaché, & qu’il ſe plaît à vous aimer ! Ah ! ne me dites jamais, pas même en badinant, ces cruelles paroles que vous me dites hier ; je n’ai pu les entendre ſans douleur : ſi vous les penſez un jour, laiſſez-moi vous deviner ; je vous diſpenſe d’une ſincérité ſi dure. Quand vous ceſſerez de m’aimer, un peu de froideur ſuffira pour me faire comprendre mon malheur. Je ne vous tourmenterai point, vous n’eſſuyerez point mes reproches, vous ne verrez point mes larmes, vous ne ſerez point accablé de mes plaintes ; je ſouffrirai ſeule de votre inconſtance… Mais quelle eſt ma folie ! je pleure de toute ma force… je pleure, & tu m’aimes, tu m’adores, tu me le jures… Adieu, penſe à moi, si tu te plais à penſer à celle qui t’aime le mieux, qui t’aime le plus, qui t’aimera toujours.


VOus dites que j’ai tort ; vous êtes ſurpris que vos careſſes ne ſoient pas plus puiſſantes ſur mon cœur : quel reproche, mon cher Alfred ! Si elles n’ont pu détruire la triſte impreſſion que m’avoit fait un diſcours tenu ſans deſſein, devez-vous en conclurre que je ſuis moins ſenſible, & m’accuſer de défiance ? Tu connois le cœur de ton Amant, & tu crains ! Non, je ne crains pas : qui pourroit autoriſer ma crainte ? qui vous engageroit à feindre avec moi, à me tromper, à vous impoſer à vous-même une indigne contrainte ? Vous ſuppoſerois-je de la baſſeſſe, de la fauſſeté ? Ce trouble, dont je ne puis me défendre, eſt une maladie de mon ame : ſi j’étois foible, je le regarderois comme le preſſentiment de quelque malheur : c’eſt l’effet d’une imagination trop remplie d’un ſeul objet ; elle s’étend ſur tout ce qui peut s’y rapporter. Je ſuis comme un vaporeux, qui, jouiſſant d’une ſanté parfaite, à force de s’en occuper, enviſage à chaque inſtant tous les maux qui peuvent la détruire, & voit la mort ſans que rien lui en découvre les approches… Vous vous plaignez de mes regards ; vous trouvez qu’ils ne ſont plus ceux d’une Maîtreſſe tendre qui contemple avec plaiſir celui qu’elle aime ; mais ceux d’une femme inquiete qui cherche à pénétrer un homme qu’elle éprouve. Quel temps pour vous éprouver, mon cher Alfred ! que me reviendroit-il de le faire ? Si une ſeule de vos actions démentoit cette nobleſſe, cette élévation de sentiments, cette candeur que j’ai cru trouver en vous, cette affreuſe découverte détruiroit mon amour ſans doute ; mais mon bonheur, mais ma vie tient à cet amour. Ah ! ſoyez ſûr que je ne cherche en vous que des ſujets de vous aimer davantage, des raiſons de vous aimer toujours !


J’Obéirai à mon cher Amant : plus d’idées affligeantes ; le bonheur d’être aimée de lui, n’en doit préſenter que de riantes. Les ames tendres ſont ſujettes à mêler un peu de triſteſſe au sentiment, & l’amour, quand il eſt extrême, porte naturellement à la mélancolie. Pardonnez l’effet en faveur de ſa cause. Forcée de vous quitter, de me priver du plaiſir de vous voir ; paſſer tout un jour ſans vous, ſans recevoir la moindre marque de votre ſouvenir, c’eſt bien pour avoir de l’humeur. Si vous ſaviez ce que j’ai ſenti en rentrant, quand j’ai vu que Betzi n’avoit rien à me dire, rien à me donner ! ſi vous le ſaviez, vous me plaindriez. Il m’a ſemblé que vous m’aviez oubliée pendant tout ce temps ; & me croire éloignée de votre cœur, imaginer qu’il eſt des moments où je vous ſuis moins chere, où vous me négligez, n’eſt-ce donc pas aſſez pour m’ôter cette gaieté & cette vivacité qui vous plaît ? je ne mets point dans mes yeux ce feu qui les anime quand vous paroiſſez : les mouvements de mon ame ſe peignent, malgré moi, ſur mon front, dans mes regards ; je ne puis vous cacher, ni ma joie, ni mon inquiétude. Mais pourquoi me grondez-vous ? pourquoi dites-vous que je ſuis trop ſenſible ? eſt-ce un défaut dont un Amant puiſſe ſe plaindre ? Ah ! vous ne comprenez point, vous êtes bien loin de concevoir combien je vous aime, combien je suis capable d’aimer ! L’attachement d’une femme délicate eſt au-deſſus des idées de votre ſexe : vous ne connoiſſez qu’une preuve de notre amour ; mais vous ignorez quel ſentiment nous conduit à vous la donner. Non, vous n’aimez pas comme nous.


JE ne vous verrai point demain, mon cher Alfred : c’eſt une choſe bien fâcheuſe que l’aſſujettiſſement. Tout un jour ſans vous ! que d’heures, que de moments pour un cœur qui les compte ! Mais d’où vient qu’en penſant à vous, en vous écrivant, un mouvement vif & preſſant m’agite & me trouble ? Il n’y a pas trois heures que vous m’avez quittée, & je ſens déjà cette ſecrete inquiétude, cette ſorte de douleur qu’on éprouve dans l’abſence de ce qu’on aime. Je ſuis dans mon lit, & j’y fais de ſingulieres réflexions, même d’impertinentes remarques. Il me ſemble que votre portrait tient bien peu de place : helas ! combien il en reſte !… Pourquoi ne puis-je ! Ah ! ce n’eſt point une ardeur répandue dans mes ſens, qui me fait ſonger à vous pour remplir cet eſpace ; c’eſt un deſir violent de vous voir, d’être avec vous, de ne jamais m’éloigner d’un Amant ſi cher. Que n’y êtes-vous dans cette place ! je goûterois plus de plaiſir à vous voir endormi dans mes bras, qu’une autre n’en ſentiroit dans l’inſtant le plus doux de votre réveil. Ah ! que n’ai-je le pouvoir de la Fée Nirſa, qui donnoit à tout la forme qui lui plaiſoit ! Je ferois une figure ſemblable à la tienne ; elle iroit repréſenter, tu reſterois avec moi, tu ſerois toujours près de moi. Mais non, je craindrois de m’y méprendre. Cet autre toi-même auroit tes traits, il te reſſembleroit. Qu’il ſeroit aimable ! oui, aimable, charmant, adorable ; mais ce ne ſeroit pas toi, & j’aime toi.


JE ſuis de votre avis, mon cher Alfred ; un homme qui penſe auſſi-bien que vous le faites, honore une femme en lui offrant l’hommage de ſon cœur : ſon amour eſt une diſtinction flatteuſe, ſa confiance un éloge, & ſon eſtime un titre pour prétendre à celle de tout le monde. Auſſi ſuis-je comme cette Athénienne, qui, paroiſſant dans une aſſemblée de femmes fort ornées, répondit au reproche qu’on lui fit de s’y montrer en négligé : Ma parure eſt mon mari. La mienne eſt mon Amant, je ſuis plus parée qu’elle. Oui, mon cher petit, ton amour eſt mon bien ſuprême. Mais que le mien m’eſt précieux ! c’eſt un préſent de ta main, c’eſt un de tes bienfaits ; tu te plais à faire des heureux. Tu peux jouir d’un plaiſir ſi noble quand tu vois ta Maîtreſſe, tu peux te dire dans les inſtants où tu lui prouves ta tendreſſe : voilà un cœur que je comble de joie, dont le bonheur eſt mon ouvrage, dont tous les mouvements dépendent de moi. Foible empire en apparence, mais pourtant ſatiſfaiſant ! Qui peut, comme toi, s’aſſurer qu’il regne ſur une ame ſincere, a du moins un ami, un ſujet qui lui eſt entièrement dévoué, qui l’aime, & n’aime en lui que lui-même. Que de Rois puiſſants ne l’ont pas, ce ſujet fidele ! La vanité, la gloire & l’intérêt forment les liens qui attachent aux Grands ; l’eſtime, l’amitié, l’amour, le plus tendre amour m’attachent à toi. Adieu, ma mie, mon bel ami, adieu.


Ô Mon aimable ami ! ô mon cher Amant ! que ce paſſage rapide d’un mouvement à un autre, m’a procuré un délicieux moment ! N’avois-je pas raiſon de me chagriner ? Par le plaiſir que m’a fait votre préſence, jugez combien devoit m’être ſenſible la perte de ces deux heures que vous m’aviez deſtinées : hélas ! je les perdrois par ma faute ! Eh ! pourquoi ne voulez-vous pas que je vous remercie de ce retour charmant ? Quel que ſoit le motif qui vous a ramené, je ne ſaurois trop le chérir. Si c’est complaiſance pour moi, que je vous en ſuis obligée ! Si, comme vous le dites, vous êtes revenu pour l’amour de vous-même, ah ! je vous en ſais bien plus de gré ! Il paroît un peu d’ingratitude dans cette façon de dire : je laiſſe à votre cœur le ſoin de démêler cette penſée.


POurquoi ne m’avez-vous pas parlé, Milord ? qu’avez-vous craint d’un cœur tel que le mien ? doutez-vous de mes ſentiments ? Mon amour eſt ſi tendre, ſi déſintéreſſé, votre bonheur m’eſt ſi cher ! m’avez-vous cru capable de me préférer à vous ? cette cruelle confidence, adoucie par vos diſcours, par votre préſence, m’eût été moins affreuſe qu’une Lettre écrite dans un ſtyle qui s’accorde ſi mal avec ce que vous m’apprenez. Vous m’aimez, dites-vous, vous m’adorez, vous ne changerez jamais, & vous m’écrivez comme ſi vous n’osiez me voir, comme ſi vous ne deviez plus me voir : je vous eſtime trop pour m’imaginer que ce ſoit votre deſſein ; la tendreſſe que vous m’avez inſpirée, n’a pas beſoin pour ſubſiſter, des preuves que vous avez exigées : je puis vous aimer, ſans porter d’atteinte aux nouveaux liens dont on veut vous charger. Hé ! qui a donc le droit de vous en donner malgré vous ? Mais je n’examine rien, je vous aime encore ; votre conduite m’apprendra ſi vous êtes digne d’une amie auſſi généreuſe. Si vous manquez aux égards que vous me devez, je vous mépriſerai peut-être aſſez pour ne pas regretter la perte d’un homme capable d’abuſer de la confiance d’une femme qu’il aimoit pour la trahir & la déſeſpérer.


JE ne puis vous le diſſimuler : votre conduite m’a fait croire que vous vous étiez fait un jeu cruel d’eſſayer ſur moi tout ce que la feinte la mieux concertée peut produire de mouvements dans un cœur ſenſible & prévenu d’une forte inclination. Cette affaire dont perſonne ne parle, une nouvelle donnée avec ſi peu de ménagement, un voyage ſuppoſé, pas la moindre inquiétude ſur mon état, un abandon ſi triſte, ſi marqué, tout cela ne m’a préſenté qu’un degoût de votre part, & l’ennui de vous maſquer plus long-temps. Au milieu de mon ſaiſiſſement, dans l’amertume de ma douleur, je vous ai plaint, Milord, en vous croyant faux & cruel ; je vous ai trouvé plus malheureux que moi, qui n’ai rien à me reprocher, qui peux me dire : la bonté de mon cœur, la vérité de mon caractère, m’a fait penſer bien de celui qui feignoit des vertus pour me tromper. Je laiſſe ces idées pour prendre celles que vous voulez que j’aie ; je les adopte d’autant plus volontiers, qu’elles peuvent ſeules apporter quelque adouciſſement à ma peine. Je me ſens capable de tout ſacrifier à la douceur de vous revoir, & de conſerver la plus ſolide partie des ſentiments que vous avez fait naître dans mon cœur ; vos avantages, votre bonheur, me conſoleront de mes pertes ; je chérirai les marques légeres & éloignées de votre amitié, comme une perſonne ruinée raſſemble les débris d’une grande fortune. Je ne me plaindrai jamais de vous, je vous aimerai toujours.


JE ne me ſuis preſſée y ni de vous répondre, ni de vous remercier. Le reſte d’égards où vous vous ſoumettez, eſt peut-être un poids pour votre cœur, & le mien eſt bien loin d’exiger des ſoins qui ne le touchent plus. Inſenſible à tout, je ne mérite plus les attentions de perſonne. Je ſuis dans le même état où vous m’avez vue. Tout l’art de la Médecine ne peut rien ſur un eſprit profondément bleſſé, ſur une ame détachée de tout intérêt, ſur une machine affoiblie, dont les reſſorts dérangés n’ont qu’un mouvement lent & douloureux. D’où naît votre inquiétude ? Qu’importe ce qui peut arriver ? Ne vous en embarraſſez pas plus que moi. On eſt bien tranquille, quand on n’enviſage point de pertes au-deſſus de celles qu’on a faites. Je ne regrette rien. Ah ! je n’ai rien à regretter.


POurquoi me montrez-vous un viſage ſi triſte ? quel ſujet fait donc couler vos pleurs ? de quoi voulez-vous que je vous plaigne ? Mon amitié partageroit vos malheurs, ſi je vous en voyois éprouver. Mais qu’avez-vous ? je vous ai prié de me rapporter mes Lettres, je vous en prie encore ; rendez-les-moi. Eſt-ce mon état qui vous afflige ? j’en ſerois bien fâchée. Il eſt l’effet d’un ſaiſiſſement terrible ; mais ne vous étonnez point de mon mal ; il paſſera ; le temps me rendra peut-être à moi-même. Eſt-il poſſible que vous me demandiez ma pitié ! vous ! je n’ai pas cherché à exciter la vôtre. Qui de nous deux pourtant avoit droit d’en attendre ? Que vous ai-je fait ? Qui m’eût dit que Sire Charles me reprocheroit quelque choſe ? Rapportez-moi mes Lettres ; je veux abſolument les ravoir. Hé ! quel intérêt avez-vous à les garder ? pourriez-vous les relire avec plaiſir ? J’aurois bien mauvaiſe opinion de votre cœur, ſi je pouvois le croire.


IL m’eſt difficile, tout-à-fait difficile de vous écrire. Le ſtyle dont je me ſervois avec vous, n’étoit pas dans ma plume ; le vôtre eſt encore le même. Ah ! Milord, Milord, quand je ne veux que votre amitié, quand je ne puis vouloir que votre amitié ; ſi vous me l’exprimez dans les mêmes termes qui me peignoient votre amour, quel fond puis-je faire ſur elle ? Je ſens le prix de vos attentions ; mais je crains la complaiſance. Rien ne ſauroit me perſuader que votre conduite ſoit naturelle ; l’idée où je ſuis que vous vous contraignez, eſt un supplice pour moi. Hélas ! cette amitié, le ſeul bien qui me reſte, dès que je penſe qu’elle peut vous coûter, je me ſens portée à y renoncer pour jamais !… Non, il n’eſt pas poſſible que vous me voyiez avec plaiſir ;… mon état vous fait faire des réflexions trop triſtes ſur vous-même… Je me ſuis trouvée ſi mal hier, qu’une eſpérance flatteuſe s’étoit emparée de mon cœur : je n’ai point aſſez de baſſeſſe pour aider à la nature ; mais je trouve qu’elle agit bien lentement.


QU’oſez-vous penſer ? qu’oſez-vous m’écrire ? Moi, vous haïr ! moi, vous mépriſer ! Non, Milord, je n’ai point changé ; mon cœur eſt encore le même ; il n’oubliera point la tendreſſe qu’il eut pour vous ; d’autres ſentiments ne l’affecteront jamais : mais n’exigez plus des preuves d’un attachement qui peut durer, mais qui ne doit plus ſe manifeſter. Trente-ſept jours paſſés dans un état ſi cruel, ſont-ils de foibles garants de mon amour ? Laiſſez-moi gémir ſeule, ne me voyez plus. Je me reproche la douleur où vous vous abandonnez ; en voyant couler vos larmes, j’oublie le ſujet des miennes. Il me ſemble qu’un autre eſt l’auteur de ma peine, & que je ne puis accuſer que moi de celle que vous reſſentez. Soyez heureux, oubliez-moi ; & par quelle obſtination voulez-vous me perſuader que vous m’aimez ? Mon Dieu ! comment pourrois-je le croire !


QUoi, mon cher Alfred, ce cœur qui vous aime, réſiſteroit à vos larmes, à vos gémiſſements ! Ah ! je puis m’affliger moi-même, faire violence à tous mes ſentiments ; mais je ne puis vous cauſer la moindre peine. Je cede à vos inſtances. L’amour & la vérité font évanouir toutes mes réſolutions. Non, je ne te hais point, je ne te haïſſois pas quand je croyois devoir te déteſter : un mouvement inconnu m’agite, il eſt vrai ; pardonne-le-moi, il n’eſt que trop naturel. C’eſt mon Amant, c’eſt toi que tu veux que je partage : peux-tu me le propoſer ? Hé ! qui m’aſſurera ?… Si une autre avoit tes deſirs… s’il ne me reſtoit que tes careſſes… hélas ! elle te verra donc dans ces moments où ton bonheur étoit mon ouvrage ! elle lira dans tes yeux cette tendre reconnoiſſance que le plaiſir y répand ; tu lui donneras ces noms flatteurs, ces noms qui m’enchantoient… Quelle affreuſe image !… quoi ! je te ſacrifierois ma délicateſſe ? Je pourrois ?… Je le tenterai, je le ferai, ſi je puis le faire ; mais laiſſe couler mes larmes ; retiens les tiennes ; tu m’accables, tu me pénetres de douleur… Hé ! mon Dieu, eſt-ce moi qui chagrine un homme que j’adore ? moi, qui deſire ſi ſincérement ſa joie, ſon repos, ſa tranquillité ; moi qui donnerois tout pour le voir heureux… Oui, vous régnerez toujours dans mon cœur, dans ce cœur malheureux que vous avez percé d’un trait ſi cruel. Mes efforts, pour vous l’ôter, ſeroient inutiles : on n’efface point des impreſſions ſi fortes, des idées ſi cheres ; elles renaiſſent malgré nous, malgré notre raiſon. Que m’ont ſervi tant de combats ? qu’à m’aſſurer que rien ne peut détruire un penchant véritable… Je vous verrai demain à l’heure où vous me priez de vous recevoir.


C’Eſt donc à mon Amant, à mon cher Amant que j’écris ? Il m’aime, il m’a toujours aimée ; il le dit, il le jure, & je le crois : hé ! pourquoi voudrois-je douter de ſon cœur, moi qui deſire tant qu’il ſoit ſincere ; moi qui ne vis, qui ne reſpire qu’autant que je crois lui être chere ? Dis-le-moi cent fois, mon cher Alfred, dis-le-moi mille & mille fois, que je ſuis ta chere Maîtreſſe, qu’aucune autre ne te plaît ; puiſſes-tu me le perſuader !… Hélas ! que les temps ſont changés ! Quelle différence ! Un mot, un ſeul de tes regards ſuffiſoit pour m’aſſurer de ta tendreſſe : à préſent tes larmes, tes ſerments, tes careſſes ne peuvent que ſuſpendre mes craintes ; elles renaiſſent des que tu t’éloignes. Je le ſens trop bien, mon cher Alfred, je ne ſuis plus digne d’être aimée ; non, je ne mérite plus tes ſoins. Mon cœur ſe fait une peine de tout, il empoiſonne tout. Mon amour reſſemble à la haine ; je t’offenſe à chaque inſtant. Laiſſe-moi, je ne veux pas que tu ſupportes la bizarrerie de mon humeur ; elle devient à tous moments plus fâcheuſe.


NOn, je ne puis effacer de mon imagination ces triſtes idées que vous me reprochez ; votre préſence les écarte ſans les détruire. Eh ! comment pouvez-vous accorder votre amour & vos devoirs ? Dans le même cas, une femme peut remplir les ſiens ſans trahir ce qu’elle aime ; elle n’a beſoin que d’une complaiſance où ſon cœur, où ſes ſens même n’ont point de part : elle ſe prête, elle ne ſe donne pas. Mais vous dont les deſirs doivent prévenir, doivent précéder le pouvoir de remplir ces devoirs… Non, je n’y ſaurois penſer ; je n’obtiendrai point cet effort d’un cœur qui vous adore… Quoi ! moi je pourrois chercher sur ta bouche les traces des baiſers qu’une autre y auroit imprimés !… Je pleure dans tes bras… Ah ! des gémiſſements, des cris douloureux, ſeroient à l’avenir les seules marques de ma ſenſibilité… tes caresses n’exciteroient plus que ma répugnance & mon déſeſpoir… Ce ſacrifice est au-deſſus de mes forces ; & plus j’y penſe, & moins je me ſens capable de le faire… Eh puis, quel droit ai-je de cauſer à une autre les peines que je ſens ? Pourquoi voudrois-je déſoler une femme qui ne m’a point offenſée ? Que penſeroit Ladi Monſery, ſi elle ſavoit que celui qu’elle préfere, me jure qu’il ne l’aimera jamais ? Je ne ſuis pas assez peu généreuſe pour deſirer que vous ne puiſſiez l’aimer, & je connois trop bien l’horreur d’être trahie par ce que l’on aime, pour vouloir la faire éprouver à perſonne… Pouvez-vous avouer que ſa naissance & ſa fortune vous ont déterminé ?… Vous, Milord, être conduit par l’orgueil & par l’intérêt !… Qui m’eût dit que de pareils motifs nous ſépareroient un jour ?… Hélas ! Ladi Monſery, ſéduite par les mêmes apparences qui m’ont fait vous croire, trompée comme moi, d’auſſi bonne foi peut-être, s’abandonne à la douce certitude de vous plaire, de vous fixer : que la moindre connoiſſance de votre cœur la rendroit malheureuſe ! elle ne le ſera jamais par moi ; il n’eſt pas dans mon caractere de me faire un bonheur aux dépens d’autrui.


J’Ai penſé plus d’une fois, Milord, qu’il étoit peu généreux de vous laiſſer voir une douleur dont toutes les marques ont l’apparence du reproche ; j’ai voulu vous la cacher : mais le cœur que vous aviez touché n’eſt pas capable d’une longue contrainte ; & lorſqu’il veut diſſimuler, ſes plus grands efforts ſont inutiles. J’ai voulu ſoumettre ma raiſon au foible extrême de ce cœur ; j’ai cherché tous les moyens de concilier cet amour dont votre bouche & votre main m’ont donné tant d’aſſurances, avec le parti que vous avez pris, avec la façon dont vous l’avez pris, avec ce caractere vrai, noble, déſintéreſſé, qui me charmoit en vous ; je n’ai trouvé dans mes idées que l’impoſſibilité d’allier les contraires. Si vous ne m’aimiez pas, en ſuppoſant que rien ne vous diſtinguât du commun des hommes, votre conduite eſt simple, quoiqu’elle ait ſes côtés blâmables : ſi vous m’aimiez, je ne puis la comprendre. Dans le premier cas, la droiture & la bonté ne permettent aſſurément pas de riſquer de répandre l’amertume ſur les jours d’un autre, pour contenter un goût paſſager : dans le ſecond, eſt-on maître d’étouffer un ſentiment que la violence qu’on veut lui faire, ne rend que plus tendre & plus vif ?… Vous n’êtes point celui que j’aimois ; non vous ne l’êtes point ; vous ne l’avez jamais été… Mais je puis me tromper : que ſais-je ? Chaque état a peut-être ſes uſages, ſes maximes, même ſes vertus. La rigidité des principes auxquels je tiens le plus, n’eſt peut-être eſtimable que dans ma ſphere ; elle eſt peut-être le partage de ceux, qui, négligés de la fortune, peu connus par leurs dehors, ont continuellement beſoin de deſcendre en eux-mêmes, pour ne pas rougir de leur poſition. Le témoignage de leur cœur leur donne en partie, ou du moins leur tient lieu de ce que le ſort leur a refuſé. Être heureux dans l’opinion des autres, ſacrifier tout au plaiſir faſtueux d’attirer les regards, briller d’un éclat étranger, qui n’eſt point en nous, qui n’eſt un bien que parce que la foule en eſt privée, c’eſt peut-être pour ceux que le hazard a placés dans un jour avantageux, un dédommagement des vertus qu’ils n’ont pas, des qualités qu’ils négligent, du bonheur qu’ils cherchent en vain, & du dégoût & de l’ennui qui les ſuit & les dévore… Je ſouhaite, Milord, & je ſouhaite ſincérement que rien ne vous porte à regretter la vie paiſible & tranquille que vous quittez, & qu’un peu moins d’ambition, pour me ſervir de vos termes, vous eût peut-être fait préférer, ſi le plus fort penchant de votre cœur n’eût emporté la balance. Vous allez briſer tous les liens qui m’attachent à vous. Trop délicate pour vous partager, trop fiere pour remplir vos moments perdus, & trop équitable pour vouloir garder un bien ſur lequel une autre acquiert de juſtes droits, je reprends tous ceux que ma tendreſſe vous avoit donnés ſur moi. Je ne vous promets point de l’amitié. J’ignore quel mouvement agite un cœur déchiré par tant de combats ; mais je ne crois pas qu’un ſentiment auſſi pur, auſſi doux que l’amitié, puiſſe naître d’une paſſion qui ne laiſſe après elle que le regret de l’avoir ſentie, la honte d’en avoir donné des preuves, & la douleur d’avoir fait un ingrat. J’oſe croire que vous me connoiſſez aſſez, pour ne pas me ſoupçonner de vous quitter par un eſprit de vengeance ou de vanité : ma ſituation ne reſſemble point à celle où vous étiez quand vous formâtes le projet cruel de m’abandonner ; projet dont la dureté ne peut ſe concevoir. Vous ne pouvez douter que je ne vous aie tendrement aimé ; ſoyez ſûr que je vous aime encore : mais le temps, l’événement qui m’engage à faire une démarche qui me coûte tant, votre abſence, des réflexions ſi naturelles à faire ſur le paſſé, me rendront peut-être à moi-même, & me procureront une paix que je ne pourrois trouver dans l’aviliſſement d’une paſſion dont je ne ſentirois plus que les peines. Adieu, Milord, croyez que perſonne ne vous a plus véritablement aimé que celle qui regarde comme un malheur la dure néceſſité de ne vous aimer plus, & ſouvenez-vous que dans mes chagrins les plus amers ſi je n’ai pu vous cacher mes larmes, ſi j’ai quelquefois fait couler les vôtres, au moins ai-je eu aſſez d’égards pour ne mettre jamais d’aigreur dans mes plaintes. Adieu, Milord, adieu pour jamais.


J’Ai attendu plus d’un mois, Milord, l’effet de votre promeſſe. Un ſi long oubli me force d’inſiſter, & de vous prier une ſeconde fois de me rendre ces Lettres qui ne vous ſont point cheres, qui ne peuvent vous être cheres. Il faudroit vous ſuppoſer une façon de penſer bien ſinguliere, pour imaginer que vous puſſiez chérir des témoins qui dépoſent contre vous, & ne flattent votre vanité qu’en dégradant votre cœur. Tant d’autres femmes pouvoient vous en écrire de plus agréables : pourquoi m’avez-vous choiſie pour remplir ce temps d’attente qu’elles euſſent peut-être rendu plus riant ? Elles vous auroient pris avec plaiſir, quitté ſans peine, & remplacé ſans croire y perdre… Vous me demandez mon amitié, vous prétendez à mon amitié, vous, mon ennemi le plus cruel ! Eſt-ce en détruiſant mon bonheur, mon repos, ma ſanté, tout l’agrément de ma vie que vous avez acquis des droits à ma reconnoiſſance, à mon eſtime, à mon amitié ?… Rendez-moi mes Lettres ; ne me forcez pas de vous les demander encore. Mon cœur aigri par ce qu’il ſent, n’eſt que trop porté à s’ouvrir : ne m’expoſez point à vous dire quels ſont les ſentiments que vous lui inſpirez.


JE vous dois une réponſe, Milord, & je veux vous la faire ; mais comme j’ai renoncé à vous, à votre amour, à votre amitié, à la plus légere marque de votre ſouvenir ; c’eſt dans les papiers publics que je vous l’adreſſe. Vous me reconnoîtrez : un ſtyle qui vous fut ſi familier, qui flatta tant de fois votre vanité, n’eſt point encore étranger pour vous ; mais vos yeux ne reverront jamais ces caracteres que vous nommiez ſacrés, que vous baiſiez avec tant d’ardeur, qui vous étoient ſi chers, & que vous m’avez fait remettre avec tant d’exactitude.

Vous dites dans votre dernier Billet, que vous m’êtes encore attaché par l’amitié la plus tendre. Mille graces, Milord, de cet effort ſublime ; je dois beaucoup ſans doute à la générosité de votre cœur, puisqu’elle a pu vous défendre de la haine & du mépris pour une femme que vous avez ſi vivement offenſée. Vous ne méritez pas, continuez-vous, l’épithete que je vous donne ; vous ne fûtes jamais mon ennemi ; vous avez l’audace de répéter que vous ne le fûtes jamais : vous oſez me prier de ne point oublier un homme qui me fut cher. Non, Milord, non, je ne l’oublierai point, je ne l’oublierai jamais ; un trait ineffaçable l’a gravé dans ma mémoire ; mais je ne m’en ſouviendrai que pour détester ſes artifices.

Tremblez, ingrat, je vais porter une main hardie jusqu’au fond de votre cœur, en développer les replis ſecrets, la perfidie ; & détaillant l’horrible trahison… Mais le pourrai-je ? avilirai-je aux yeux de l’Angleterre l’objet qui ſut plaire aux miens ?… Non,… par une touche délicate ménageant l’expression du tableau, en rendant ſes traits ſortants pour lui-même, mettons-les dans l’ombre pour tous les autres.

Descendez en vous-même, Milord, oſez vous interroger, vous répondre ; & de tant de qualités dont vous vous pariez, de tant de vertus dont vous vous décoriez, dites-moi quelle est celle dont vous m’avez donné des preuves. Sincere, généreux, compatiſſant, libéral, ami des hommes, rempli de cette noble fierté qui caractérise la véritable grandeur ; la bonté ; la droiture, l’honneur & la vérité, ſembloient régler tous vos ſentiments, diriger toutes vos démarches, guider tous vos mouvements : vous le diſiez, Milord, & moi je le croyois. Eh ! pourquoi ne l’aurois-je pas cru ? je ne trouvois rien dans mon cœur qui pût me faire douter du vôtre. Ne vous applaudiſſez pas de m’avoir trompée ; non, ne vous en applaudiſſez pas : le fourbe le plus habile doit bien moins à ſon adreſſe, qu’à la bonne foi de celui qui en devient la victime.

Mais comment un Pair de la Grande-Bretagne a-t-il pu s’abaiſſer, ſe dégrader au point de s’imposer à lui-même une indigne contrainte ? de donner des ſoins, à qui ? quel étoit l’objet de ſa feinte ? une ſimple habitante de la Cité. Méritois-je le fatal honneur que vous m’avez fait ? par quel malheur ai-je eu de vous cette odieuſe préférence ? Sans beauté, ſans éclat, ſans rien qui me distinguât, comment ai-je pu vous inſpirer le deſir de me rendre malheureuſe ? quel fruit avez-vous recueilli de cette triſte fantaiſie ? Les gémiſſements de mon cœur étouffés par la prudence ; mes pleurs répandus dans le ſein d’une ſeule amie ; l’altération de ma ſanté attribuée à ce mal commun dans nos climats[1], rien n’a ſervi votre vanité. On ignore encore le ſujet d’une douleur ſi vive, ſi conſtante ; vous n’en avez point triomphé. Mais qui ſait, après tout, ce que vous auriez fait, ſi un intérêt qui ne regardoit que vous, ne vous eût engagé au ſilence ?

Mais à quel titre avez-vous pu croire qu’il vous fût permis de m’affliger ? Quelle loi m’aſſujettiſſoit à votre caprice, vous rendoit l’arbitre de mon deſtin ? Je ne vous cherchois pas. Tranquille dans mon obſcurité, j’éloignois de moi tout ce qui pouvoit troubler une vie, ſinon heureuſe, au moins paiſible. Pourquoi votre art perfide ſut-il me voiler vos deſſeins ? Choiſie apparemment pour amuser vos deſirs, en attendant que vos chants… Vous m’entendez, Milord ; cette ariette tant répétée étoit un véritable oracle ; le ſens n’en étoit compris que de vous… Si, connoiſſant vos vues, par une baſſe condeſcendance, j’euſſe bien voulu les remplir, je n’aurois point à me plaindre de vous… mais feindre une paſſion ſi tendre, un respect ſi grand, des vœux ſi ſoumis !… vil ſéducteur, digne à jamais de mon éternel mépris, vas, mon cœur te dédaigne ; plus noble que le tien, il n’accorde point ſon amitié à qui n’a pu conſerver ſon eſtime ; une haine immortelle eſt le ſeul ſentiment que ton ingratitude & ta fauſſeté peuvent lui inſpirer.

Mais quoi, tromper une femme, eſt-ce donc enfreindre les loix de la probité ? Manque-t-on à l’honneur en trahiſſant une Maîtreſſe ? C’eſt un procédé reçu ; tant d’autres l’ont fait ; il en eſt tant qui le font.

Oui, Milord, il en eſt ; mais ce sont des lâches, qui, portés par leur caractere à faire le mal, & n’oſant offenſer ceux qui peuvent les punir, ſe deſtinent & ſe bornent à déſoler un ſexe que le préjugé réduit à ne pouvoir ni ſe plaindre, ni ſe venger.

Eh ! qui êtes-vous, hommes ? D’où tirez-vous le droit de manquer avec une femme aux égards que vous vous impoſez entre vous ? Quelle loi dans la nature, quelle convention dans un État, autoriſa jamais cette inſolente diſtinction ? Quoi ! votre parole ſimplement donnée, vous engage avec le dernier de vos ſemblables ; & vos ſerments réitérés ne vous lient point à l’amie que vous vous êtes choiſie ? Monſtres féroces, qui nous devez le bonheur & l’agrément de votre vie, vous qui ne connoiſſez que l’orgueil & l’amour effréné de vous-mêmes, ſans la douceur & l’aménité qui furent notre partage, quel ſeroit le vôtre ? Penſez-vous qu’il ne nous fût pas facile de laver dans le ſang les outrages que nous recevons, ſi la bonté de notre cœur n’étouffoit en nous le deſir de la vengeance ? Sur quoi fondez-vous la ſupériorité que vous prétendez ? ſur le droit du plus fort ? Et que ne le faites-vous donc valoir ? Que n’employez-vous la force, au lieu de la ſéduction ? nous ſaurions nous défendre ; l’habitude de réſiſter nous apprendroit à vaincre. Ne nous élevez-vous dans la molleſſe, ne nous rendez-vous foibles & timides, que pour vous réſerver le plaiſir cruel que goûte cette eſpece de chaſſeur, qui, tranquillement aſſis, voit tomber dans ſes pieges l’innocente proie qu’il a conduite par la ruſe à s’envelopper dans ſes rets ? Mais eſt-il poſſible que ce ſoit le ſouvenir de Milord, qui m’engage à me livrer à des réflexions ſi dures sur ses pareils ? Qui m’eût dit que la tendreſſe & l’eſtime que j’avois pour lui, me forceroient un jour à les faire ? Ah ! Sire Charles, Sire Charles, eſt-ce bien vous qui avez détruit par votre conduite, le reſpect que j’avois pour votre caractere ? Hélas ! trop attaché à l’erreur qu’il chériſſoit, mon cœur a cherché tous les moyens de la conſerver ! avec quel regret je l’ai perdue ! Ah ! dans l’inſtant où je m’arrachois moi-même à la douceur de vous voir, portée encore à diminuer vos torts, je me ſerois trouvée heureuſe de n’accuſer de mes pleurs que l’excès de ma délicateſſe. Elle vous étonne peut-être, cette délicateſſe ; mais ſachez, Milord, que dans un cœur bien fait, l’amour une fois bleſſé, l’eſt pour toujours. Dans l’égarement de la douleur, dans ces moments

  1. La conſomption.