Lettres familières écrites d’Italie T.1/Mémoire sur Gênes

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LETTRE VI
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À M. DE QUINTIN


Mémoire sur Gênes..
Gènes, 1er juillet.


Si je commence le détail de la ville de Gênes par Saint-Laurent, cathédrale, c’est à cause de son titre, et non à cause de sa personne, qui n’est pas grand’chose, quoique bâtie en entier de marbre blanc et noir, tant en dedans qu’en dehors. Je n’y ai rien vu qui me plût que les sièges des chanoines faits de bois de marqueterie, sans être colorés, et représentant de jolis tableaux ; une balustrade de marbre en filigrane à la chapelle Saint-Jean. La peinture à fresque du dôme et les autres ne valent guère, sauf une Nativité, du Baroccio, dans la chapelle à gauche du chœur. J’allai à la sacristie pour voir ce fameux plat creux, large de seize ou dix-sept pouces, fait d’une seule émeraude[1], qui est, dit-on, un présent de la reine de Saba à Salomon. Les Génois l’eurent pour leur part à la prise de Césarée ; mais je n’en pus voir que la copie ; l’original est dans une armoire de fer, dont le Doge a la clef dans sa poche. Je ne jugeai pas à propos d’aller la lui demander. Je pense que le P. Labat n’a pas été plus hardi que moi ; ainsi c’est un fieffé menteur quand il dit l’avoir vu souvent. La vérité du fait est que, quand il passe des princes seulement, le Doge, accompagné de toute la garde, vient leur montrer la curiosité.


Saint-Philippe de Néri, aux PP. de l’Oratoire, est une charmante chapelle[2]. Les chapitaux des colonnes corinthiennes, sont de bronze doré, de même que les ornements de la frise. Le maître-autel est de jaspe ; la voûte et les tableaux des arcades ont été peints à fresque par Franceschini, Bolonais. San-Siro, aux Théatins, m’a beaucoup plu par son architecture de colonnes accouplées fort hautes et tout d’une pièce, et par son maître-autel de pierre de touche. Tout est peint à fresque dans toutes les églises, et communément assez mal peint, si ce n’est ce qui représente de l’architecture[3]. J’excepte de la loi commune l’Exaltation de la Croix, peinte à la voûte de l’église dont je vous parle, par Carlone ; la chaire à prêcher, de marbre de rapport, s’est aussi garantie du mauvais goût dont je vous parlerai tout à l’heure. Les jardins des Théatins sont en amphithéâtre fort exhaussé ; on peut, au prix de beaucoup de fatigues, jouir en haut d’une très belle vue.

En parlant de ce qui est à Gênes, il ne faut pas faire mention des marbres ; c’est une chose trop commune ; mais ce seroit mal fait de les oublier à Saint-Ambroise des Jésuites, où l’on voit en ce genre une collection complète de tout ce que la terre peut produire ; malheureusement ils y sont employés en marqueterie de colifichets pitoyables. Je suis toujours dans la surprise de voir comment les Italiens, après avoir imaginé et exécuté une ordonnance noble et magnifique, la gâtent en la surchargeant de méchants petits pompons. Leur bon goût pour les grandes choses n’est comparable qu’à leur méchant goût pour les petites. (Ce que je dis ici des marbres, des ornements et du goût italien, ne doit s’entendre que relativement à ce que j’en connaissois alors, et n’est point applicable aux choses vraiment belles qui se voient à Rome et ailleurs. Les marbres et les ornements de la chapelle des Médicis à Florence, et surtout de la chapelle Saint-Ignace à Rome, sont tout autres que ceci. Quant au bon goût, il est vrai qu’en général les Italiens ne l’ont bon que pour les grandes choses ; leurs maisons, fort magnifiques, n’ont en dedans que peu de grâce et point du tout de commodité.) Les coupoles sont en grand nombre à Saint-Ambroise. La peinture à fresque, mêlée de reliefs, y fait un bon effet. Quant aux tableaux, j’y remarquai un Saint-Ignace, de Rubens, excellent, et une Circoncision du même, encore meilleure ; plus une Assomption, du Guide, admirable à ce qu’on dit[4]. J’en demande pardon à Dieu ; mais, malgré mon amour pour le Guide, je n’en fus pas d’abord fort satisfait ; mais, l’ayant vu depuis dans un meilleur jour, j’ai trouvé le dessus du tableau d’une beauté singulière. Les PP. Jésuites ont pratiqué, pour la commodité du sénat, un balcon doré qui communique à leur maison.

L’Annonciade, aux Zoccolanti, espèce de Récolets, est la plus belle église de Gênes. Je ne parle ni de la fresque, ni du portail, qui sont mauvais ; mais l’ordonnance et le premier coup d’œil sont au-dessus de tout ce que j’ai vu en ce genre. Cette église est soutenue par deux rangs de colonnes jaspées de blanc et de rouge, qui font un effet tout à fait agréable. Le marbre de Carrare y est prodigué et n’est rien en comparaison des colonnes torses, d’une espèce d’agathe, qui sont aux chapelles des croisées. Les autres chapelles ne sont guère moins belles. Celle de la Vierge a un beau tableau de Rubens, qui est fort effacé par la comparaison d’une Cène de Jules Romain[5], placée sur la grande porte. La chapelle Saint-Louis mérite d’être remarquée pour ses marbres, et celles de Saint-Clément et des Lomellini, de n’être pas oubliées. Qui pourroit croire que ce superbe édifice est l’ouvrage d’un seul particulier ? Il n’est pas encore achevé et ne le sera de longtemps, car les bons pères jouissent jusque-là d’un gros fonds pour être employé à la dépense.

J’arrivai à Sainte-Marie de Carignan, qui est située sur une hauteur, par un grand pont à plusieurs arches, jeté, pour la commodité du passage, sur plusieurs rues de maisons à huit étages. Quoi qu’en veulent dire les coglioni, c’est peu de chose que le portail ; mais je fus bien satisfait en entrant de ne trouver ni marbres, ni fresques. C’est une architecture simple et noble, toute blanche. Quatre grandes statues font l’ornement de la croisée. Le Saint Sébastien, du Puget[6], est la meilleure des quatre. Pour les tableaux, je veux me souvenir d’une Madelaine, du Guide ; d’un martyr, de Carie Maratte ; d’un Saint-François, du Guerchin[7] ; d’une Descente de Croix, de Cambiazzo[8] ; d’un Saint-Charles, de Piola et d’un Saint-Dominique, de Sarzano. Nous montâmes au dôme par un escalier à noyau, qui n’en a point ; mais, au lieu de noyau, un grand vide cylindrique de fond en comble. Du haut du dôme on a une vue fort étendue, tant de la mer que de la ville.

L’un des tableaux de la ville le plus renommé, est le Martyre de saint Étienne, à Saint-Étienne, par Raphaël et Jules Romain[9]. Il déplaît au premier coup d’œil par sa sécheresse et sa sévérité ; mais à l’examen on ne peut s’empêcher d’admirer la variété des expressions, l’énergie des situations, et surtout l’attente de la douleur, la résignation, l’espérance et la douceur peintes sur le visage de saint Etienne, qui est le seul endroit où je pense que Raphaël ait mis la main à l’ouvrage de son élève.

Comme ainsi soit que l’âne de la république est toujours le plus mal bâté, le Doge est le plus mal logé, quoique dans le palais public de la seigneurie, lequel est tout à fait simple et sans ornements. On trouve dans la cour deux statues élevées à André et à Jean Doria, portant que l’un a été l’auteur, l’autre le soutien de la liberté[10]. L’appartement du doge n’a rien de bien distingué. L’une des salles du conseil contient de grandes statues des bienfaiteurs de l’État, avec des inscriptions au bas. Les glorieux faits d’armes de Génois sont peints dans cette salle, en méchantes fresques[11] ; dans l’autre salle sont les voyages de Christophe Colomb. La procession de la Fête-Dieu est mieux exécutée, quoique fort durement, par le Napolitain (Philippe Angeli), La salle de l’arsenal n’est, à vrai dire, qu’une boutique de vieille ferraille. On me montra, sur la porte, un rostrum, ou éperon de galère des anciens Romains, trouvé en 1597, en nettoyant le port, à ce que porte un marbre qui est au-dessous. Je vis les cuirasses qu’ont dit avoir servi aux dames génoises, lors de la croisade féminine dont Misson a écrit l’histoire ; les corps en sont larges et courts, et ridiculement bossus par-devant. On dit que c’est à cause des tétons. S’il est vrai, ces braves chevalières les portaient gros et pendants.

Le plus beau de tous les palais de Gênes est, à mon gré, celui de Marcel Durazzo[12], rue de Balbi. Me souviendrai-je bien de tout ce que j’y ai vu ? Cela seroit long. Dans la grande salle en entrant, deux tableaux de cérémonies turques, par Bertolotti ; dans la suivante, trois tableaux du Giordano : Sénèque, Olinde et Persée, traités d’un pinceau si différent qu’il faut se donner au diable pour croire que c’est du même homme. Plus une belle Vierge du Capuccino (Strozza Bernardi). Les appartements sont magnifiquement meublés, pavés de stuc[13] ; tous les plafonds dorés de bon goût ; les tables et revêtissements des fenêtres et portes, de marbres singuliers. Les tapisseries, de moires peintes avec des jus d’herbes, par Romanelli, sur des originaux de Raphaël ; de grands cabinets remplis de mille chiffonneries, entre autres un bas-relief d’ivoire, long de deux pouces, représentant une bataille où il paraît y avoir quatre ou cinq mille figures, toutes distinctes et caractérisées. Les terrasses ont leurs vues sur la mer, et sont ornées de balustrades chargées d’arbres dans de grosses urnes de marbre. La galerie est pleine de belles statues antiques et modernes, entre lesquelles je distinguai un Faune et un Narcisse. Dans la chapelle, un autre enfant au plafond, qui plafonne mieux qu’aucune figure que j’aie encore vue. Dans les appartements une Durazzo, de Van Dyck ; deux morceaux du Bassan, deux de Carlo Dolci, un beau paysage de Benedetto Castiglione ; le fameux tableau de Paul Véronèse, représentant le festin chez le Pharisien[14]. C’est un des plus célèbres morceaux de ce peintre ; il étoit à Venise chez des moines bénédictins, de qui Spinola l’acheta furtivement 40,000 livres, sans compter tout ce qu’il fut obligé de donner de belle main à chaque moine pour gagner leurs suffrages. La république qui avoit fait de grandes défenses de laisser sortir ce tableau de Venise, mit à prix la tête de Spinola, s’il étoit pris sur les terres de Venise, et chassa de l’État tous les religieux de ce couvent. Du moins, voilà ce que l’on m’en a conté, je n’en garantis point la vérité. (Je ne me souviens pas trop aujourd’hui de ce que c’est que ce Festin du Véronèse ; on ne connoît à Venise que quatre Festins du Véronèse, dont trois sont encore dans la même ville, et le quatrième a été donné par la république au roi de France ; on le voit à Versailles dans le beau salon d’Hercule.) Je vis enfin un Vitellius antique de granit, si fini, si vivant, que je n’eus pas de peine à croire celui qui me dit que ce morceau seul valoit plus que tout le reste du palais ensemble. Jules Romain l’a copié dans sa Bacchanale pour représenter la figure du goinfre qui est assis dans le char de triomphe. (C’est un des plus beaux bustes d’empereurs qui subsistent ; il peut aller de pair avec le Jules César du palais Casali et presque même avec le Caracalla du palais Farnèse.)

Le palais de Philippe Durazzo n’est pas si riche que le précédent ; mais, à l’exception du tableau ci-dessus du Véronèse, ceux de cette maison-ci sont plus beaux. Je n’eus le temps de les examiner qu’en gros ; mais tout est plein de morceaux des Carraches, du Guide, de Rubens, de Van Dyck,du Tintoret, de l’Espagnolet, du Dominiquin, du Caravage, etc.[15]. Parmi tout cela, ceux du Guide me parurent tenir le premier rang. J’avois bien du plaisir dans ce dernier endroit ; il fallut pourtant en sortir pour aller voir le palais Doria, dans la rue Neuve, dont les beautés sont d’un genre différent.

En montant l’escalier du palais Doria, je remarquai une lanterne faite d’un bassin d’argent, creux, poli et posé debout, fermé par un grand verre à loupe ; lorsqu’il y a des lampes dedans, il est aussi difficile d’en soutenir la vue que celle du soleil. Je crois qu’elle a servi de modèle pour nos lanternes de chaises de poste. L’architecture du palais Doria est fort estimée ; mais j’aime beaucoup mieux celle du palais Balbi, que le maître a donné aux Jésuites pour en faire une congrégation. Ce qu’il y a de mieux au palais Doria sont les tapisseries représentant les portraits de cette célèbre famille, et une autre tenture, sur les dessins de Jules Romain, estimée 110,000 livres. Il y a aussi de beaux cabinets remplis de pierreries ; une sainte Thérèse de bronze qui me charma : c’est un ouvrage du Florentin, le même qui a sculpté en argent, sur un miroir fort remarquable, un Massacre des Innocents, dont j’ai oublié de parler en son ordre quand j’étois au palais Durazzo. Le reste des appartements du palais Doria, en grottes, bains, chapelles, tableaux, me parut médiocre, quoi qu’il y ait de bonnes choses en tous les genres ; mais j’en venois de voir de meilleures. Les jardins en l’air répondant à divers étages sont vraiment curieux. Il y a dans Gênes grand nombre de ces sortes de jardins ; l’inégalité du terrain et le peu qu’on en a, a donné lieu d’employer ces sortes de constructions faites sur des terrasses qui, bâties ou ménagées exprès à côté des appartements, réparent à grands frais le défaut d’air qui règne dans la ville. Une partie de ces jardins sur les toits ont de beaux jets d’eau ; les grands appartements, qui sont toujours ici au second étage, ont aussi des kiosques à la turque pour se promener en plein air. Misson nie effrontément ces jardins en l’air, et dit que ce ne sont que des pots de fleurs sur des fenêtres ; cela prouve bien qu’il n’a jamais été à Gênes, ou du moins qu’il n’a fait qu’y passer.

Le vieux palais Doria[16], hors la ville, étoit jadis ce qu’il y avoit de plus beau, et l’est encore à certains égards tout négligé qu’il est. Son jardin est l’endroit public où l’on se promène. Il y a un fort grand bassin de marbre d’où partent des jets d’eau de tous côtés, et au milieu un gros diable de Neptune représentant le fameux Doria, le marin. Tout cela n’est rien en comparaison des magnifiques terrasses de marbre de Carrare qui régnent à plusieurs étages tout le long de la mer, vidées et soutenues de fond en comble par des colonnes de même. C’est de là qu’on a infiniment mieux que de nulle part ailleurs la vue du port, des vaisseaux, de la ville en amphithéâtre, des montagnes, des jardins et des maisons de plaisance. Tandis que j’étois sur cette terrasse, j’eus le plaisir de voir tirer, en faveur de la procession de Saint-Pierre, tous les canons qui sont le long du port ; à quoi les vaisseaux répondirent par une décharge de tous les leurs, et illuminèrent ensuite leurs bords et leurs mâts.

La palais Doria tient non seulement tout un côté d’une fort longue rue, mais encore tout l’autre côté. On a jeté des ponts en l’air pour y traverser. Sur les bâtiments de ce second côté, rasés à moitié hauteur, on a élevé un rang de colonnes corinthiennes qui soutiennent une treille ; au-delà sont des jardins qui s’élèvent jusqu’au dessus d’une montagne. Dans ce jardin, près d’un colosse de Jupiter, est le tombeau d’un chien d’André Doria, à qui il donna cent pistoles de pension pour son entretien. L’épitaphe est des plus curieuses : « Qui giace il gran Rolande, cane del principe Giov. Andréa Doria, il quale per la sua fede e benevolenzia, fu meritevole di questa memoria, e perché servô in vita si grandemente ambidue le leggi, fu ancora guidicato in morte, doversi collocare il suo cenere presse del summo Giov. come veramente degno délia real custodia. Visse XI anni e X mesi, mori in settembre del 1615, giorno 8, ora 8, della notte. »

Pour vous parler de la ville et des faubourgs, vous savez que celui de San-Pietro d’Arena est rempli de magnifiques maisons qui ont sur celles de la ville l’avantage d’être en vue, d’avoir du vide et de grands jardins remplis de grottes, de fontaines, de petits parcs qui s’étendent sur les montagnes voisines : c’est le véritable endroit pour s’aller promener.

Notez que les valets dans les palais viennent vous offrir des glaces et ne veulent rien prendre, ou du moins très-difficilement ; au lieu que dans les églises, les sacristains viennent vous demander.

  1. Le fameux plat d’émeraudes est une simple verroterie. La Condamine s’en convainquit en le rayant avec un diamant.
  2. Il y a dans cette église une admirable statue de la Vierge de Pierre Puget.
  3. De Brosses entend par là les ornements architectoniques qui font plafonner les peintures.
  4. Le Saint-Ignace est merveilleux, la Circoncision est une peinture bouffie et vide ; L’Assomption est réellement admirable.
  5. Non de Jules Romain mais de Procaccini.
  6. Chef-d’œuvre du Puget.
  7. Belle peinture qui a souffert.
  8. Scène brutale, mais pathétique.
  9. Tableau noirci qui ne garde que le prestige de sa célébrité.
  10. Statues cassées pendant la Révolution française.
  11. Le principal sujet est un chef-d’œuvre de Tiepolo, parfaitement conservé.
  12. Aujourd’hui Palazzo Reale.
  13. Pavés à la vénitienne, et non en stuc.
  14. L’original est au musée de Turin. Il ne reste à Gènes qu’une belle copie.
  15. Galerie encore splendide.
  16. Ce palais est extrêmement négligé et presque abandonné. Magnifiques débris des fresques de Perino del Vaga, élève de Raphaël.