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Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/04

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Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — IV. De l’école appelée doctrinale — M. Guizot
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Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — IV. De l’école appelée doctrinale — M. Guizot

LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.[1]

IV.
DE L’ÉCOLE APPELÉE DOCTRINAIRE. — M. GUIZOT.


Paris, 1er avril 1832.


En commençant aujourd’hui de vous écrire, monsieur, je ne puis me défendre de quelque tristesse. Si l’époque où nous vivons ébranle et féconde l’esprit, il faut convenir que souvent elle froisse l’âme et la met à des épreuves pénibles. Quand la vie d’un homme est traversée par une révolution, elle se trouve coupée et séparée en deux parts ; et lorsque, après avoir atteint l’autre rive, vous jetez les yeux autour de vous, vous apercevez des changemens douloureux : ce sont des amitiés déconcertées, des liaisons que vous avez crues fortes, et qui n’ont pu tenir, des opinions que vous réputiez communes, et qui se sont métamorphosées en des dissentimens intraitables. On se retrouve, mais changé, mais chacun jeté dans d’autres voies. Au lieu de s’épanouir, les visages deviennent impénétrables et glacés ; les mains qui s’étreignaient, s’évitent et se retirent. Et l’amertume de cette situation nouvelle sera doublée, si l’on se reporte aux temps où l’on marchait ensemble, où, réuni contre l’ennemi commun, on se pressait sous le même drapeau, s’encourageant de l’œil et du geste, l’âme remplie d’un espoir unanime dans un avenir noblement conquis ; alors tant d’illusions déçues peuvent vous jeter dans un doute poignant sur vous-même, sur la certitude de vos idées et la valeur de vos croyances : cependant il faut sortir de cet état ; il faut sauver ses opinions du naufrage de ses espérances, et retrouver la force, en se repliant sur soi, comme Antée en remettant le pied sur la terre. Comment vivre, si on s’abandonne, si on se récuse soi-même, et si on laisse flotter ses pensées à la merci de quelques souvenirs ou de certaines complaisances ?

Mais il ne suffit pas de conserver en silence son indépendance : il importe aujourd’hui d’en faire usage. L’esprit ne peut plus s’en tenir à cet épicuréisme délicat, qui jouit de tout, sans se compromettre en rien : il lui est défendu d’enfouir mystérieusement ses hardiesses et sa liberté, et il ne s’appartient à lui-même qu’à la condition de se donner à tous.

Voilà ce que je me dis, monsieur, pour m’encourager. Je me répète à moi-même que je ne mérite aucun blâme, pour avoir dans mes opinions une foi qui me permet de les publier, et de m’engager dans des contradictions ouvertes avec des hommes distingués ; et cependant, si je ne vous avais promis de continuer nos causeries, je répugnerais presque aujourd’hui à poursuivre et à vous entretenir d’une école que l’on s’est accordé généralement à désigner sous le nom de doctrinaire. J’ai pu sans embarras vous parler de la politique janséniste de M. Royer-Collard, dont je n’ai jamais eu l’honneur de connaître la personne. J’ai cru devoir, dans l’intérêt de la philosophie, soumettre à l’analyse l’éclectisme emprunté d’un académicien ; mais il me coûte beaucoup de discuter les théories professées par des hommes d’un esprit éminent, avec lesquels je me suis cru long-temps une conformité véritable d’opinions politiques, et dont avec plaisir j’ai cultivé le commerce. Elle est bien intime la conviction qui m’anime, puisqu’elle me force à la faire connaître : toutefois, excusez-moi, monsieur, si aujourd’hui vous trouvez ma phrase moins vive, ma plume moins résolue ; je ne vous le cache pas, j’écris avec moins de liberté, je suis comme amolli par des souvenirs et des regrets ; je voudrais même, si cette lettre tombe sous les yeux de ceux qui en feront le sujet, qu’elle pût les persuader au lieu de les irriter, et qu’elle les ramenât à se servir de leurs talens d’une manière plus utile à notre commune patrie.

Vous m’avez souvent dit, monsieur, ne pas comprendre comment une école qui, sous la Restauration, semblait rallier et diriger les esprits, s’était trouvée tout-à-coup stationnaire après juillet ; vous l’aviez vue théoricienne, entreprenante, et presque populaire ; vous fûtes ébahi de la voir reniant ses théories, peureuse et désertée : pour pénétrer tout-à-fait dans le secret de cette péripétie, il faut, monsieur, reprendre les choses d’un peu haut.

Vous savez que l’Angleterre fut pour nous au dix-huitième siècle une maîtresse de science politique ; notre Montesquieu, le premier, tourna ses regards sur cette île et en caractérisa la liberté : le Genevois Delolme disserta sur la constitution britannique. Plusieurs esprits ornés et libéraux s’accordèrent en France à considérer l’Angleterre comme une école non-seulement à étudier, mais à imiter ; ils espérèrent prévenir une révolution populaire par des importations habilement opérées ; mais 89 déçut leur espoir comme 1830 a déconcerté les vues de leurs successeurs. Cependant les disciples du génie anglais ne perdirent pas sur-le-champ courage ; ils présentèrent leur plan à la tribune de la Constituante ; Mirabeau le mit en pièces. Ni la Convention ni l’Empire n’étaient des époques favorables aux traditions britanniques. Mais l’air de la Restauration devait les faire fleurir ; et l’école, dont l’origine remonte aux études de Montesquieu, et qui fut représentée sous la Constituante par des hommes éclairés et fins, mais non de premier ordre, tels que Mounier et Malouet, eut enfin de brillans développemens, car elle put montrer avec orgueil une femme de génie, madame de Staël, un grand jurisconsulte, M. le duc de Broglie, un grave historien, M. Guizot.

Madame de Staël, monsieur, avec son enthousiasme, avec l’étendue et la justesse de son esprit, eut la gloire de maintenir l’indépendance de la raison contre la dictature de la force et du génie qu’exerçait Napoléon : de plus elle voulut apprendre à la France ivre d’elle-même et de ses triomphes militaires que, dans d’autres pays, on avait aussi cultivé avec fruit la pensée et la liberté ; ainsi, en 1812, elle traça un tableau de l’Allemagne, divulgation éclatante et première d’un monde pour lequel nous n’avions eu jusqu’alors que le dédain de vainqueurs établis en pays conquis. Plus tard elle considéra la révolution française avec le dessein arrêté de nous faire surtout admirer M. Necker et l’Angleterre, c’est-à-dire que cette histoire était une leçon destinée à nous inculquer les principes de la légalité anglaise. Dans ses préoccupations, madame de Staël se trompa quelquefois : en luttant contre l’empereur, elle le méconnut ; en étudiant l’Allemagne et l’Angleterre, elle ne tint pas assez compte du génie et de l’originalité de la France. Mais si cette femme illustre eût vécu davantage, je ne doute pas qu’elle n’eût abandonné plusieurs de ses préjugés pour revenir au culte de ce qu’elle aurait reconnu plus grand et plus vrai ; il y a dans le génie de ces inconstances heureuses, de ces mobilités conquérantes qui lui font incessamment reculer les bornes de son horizon. Malheureusement madame de Staël a de trop bonne heure emporté avec elle l’enthousiasme dont elle échauffait son école, qui est restée après elle raisonneuse, sans imagination, studieuse, mais sans chaleur.

Je n’ai point à vous parler, monsieur, d’une personne d’un caractère élevé, d’un talent supérieur et spécial ; M. le duc de Broglie, qui excelle dans l’art de préparer et de rédiger les lois tant civiles que pénales, s’est abstenu jusqu’à présent d’exposer les principes généraux de sa philosophie politique.

Maintenant, monsieur, j’ai besoin de rassembler tout mon courage ; il ne m’est plus permis de rebrousser chemin, et me voilà devant un célèbre écrivain, dans l’obligation d’examiner ses doctrines ; et comme si ce n’était pas assez pour me décourager de la gravité de son caractère et de son talent, il faut que je me sente troublé par le souvenir d’une liaison qui n’était pas sans doute une intimité particulière, mais qu’avaient fait naître une direction et des études analogues, mais qu’avaient amenée certains rapports de bienveillance d’une part et de déférence de l’autre. Mais le premier devoir est de garder avant tout la liberté de l’esprit et la franchise de ses opinions : d’ailleurs après le déplacement général d’idées et de vues qu’entraîne une révolution, il est plus que jamais nécessaire de rendre compte à soi-même et aux autres de ce que l’on pense ; et les dissentimens les plus prononcés doivent-ils donc exclure l’estime et l’aménité ?

En examinant la carrière publique de M. Guizot, on la trouve séparée en trois parties, et comme en trois actes : car il faut rejeter dans une sorte d’avant-drame ses commencemens de jeunesse, ses premiers essais dans le Publiciste, les Archives littéraires et le Mercure, son édition du Dictionnaire des synonymes, sa collaboration dans les Annales de l’éducation, et quelques élucubrations littéraires. C’est seulement avec la Restauration que M. Guizot entre vingt-sept et vingt-huit ans commença sa vie politique.

Nous pouvons sur-le-champ, monsieur, saisir un des traits principaux qui caractérisent l’historien de la révolution d’Angleterre ; je veux dire l’amour du pouvoir, l’ambition de le fonder et de le manier, le besoin d’en faire partie, à la tête ou à la suite, une inépuisable condescendance pour ce qu’il appela si souvent les nécessités, une politique qui affecte d’être par-dessus tout gouvernementale, et qui a pour maxime que le véritable homme d’état doit retenir place, influence, crédit, position, espérance, occasion, chance, le plus long-temps possible. Ne prenez pas cela pour une satire, c’est un fait, monsieur, que je vous expose, et le publiciste dont je vous parle nous a trop enseigné le respect de tous les faits, pour qu’il nous soit interdit de tenir compte d’un fait aussi considérable. Quand la maison de Bourbon travailla à s’asseoir en 1814 et en 1815, la conviction politique de M. Guizot le porta à s’engager dans les affaires sous le patronage de l’abbé de Montesquiou, à tremper dans les soins et les pratiques qui furent employés à fonder la dynastie, à combattre et à poursuivre avec passion ce qu’on appelait le buonapartisme ; plus tard, après avoir quitté forcément un secrétariat général, M. Guizot apporta ses efforts personnels pour fonder le gouvernement du roi tant sur la doctrine de la légitimité, que sur l’imitation de quelques idées et de quelques formes anglaises : maître des requêtes, conseiller d’état, écrivain, il se donna tout entier à des combinaisons parlementaires, à des finesses ministérielles, à des compromis ingénieux peut-être, mais à coup sûr impuissans. Cependant les véritables royalistes étaient prêts et mûrs pour conquérir le pouvoir ; le génie littéraire de M. de Chateaubriand, l’autorité philosophique et la verve raisonneuse de M. de Bonald, l’habileté si souple et si persévérante de M. de Villèle avaient jeté sur les hommes et les doctrines de la vieille royauté cet éclat indispensable à l’ambition de tout parti qui veut gouverner. L’invasion fut complète, elle n’épargna personne ; M. Guizot, après avoir épuisé toutes les concessions compatibles avec son honneur politique, fut éconduit, et dans la retraite générale des amis de M. Royer-Collard, il fut poussé hors du pouvoir, le dernier.

Ici, monsieur, s’ouvre pour M. Guizot une carrière honorable et brillante, qu’il se fit lui-même par son talent et ses travaux. En dehors du gouvernement, il se tourna vers la liberté, et demanda à sa plume de lui créer à-la-fois une condition indépendante et une importance politique. En 1820, il publia un ouvrage intitulé : Du gouvernement de la France depuis la Restauration et du ministère actuel ; et dans la préface il s’exprimait ainsi concernant la surprise qu’avaient témoignée quelques membres du nouveau cabinet sur la résolution qu’il avait prise d’écrire : « C’est trop méconnaître, disait-il, la nature de notre gouvernement. Les hommes ne s’y vouent pas aux hommes. Ils se rangent sous la bannière de certains principes et de certains intérêts généraux qu’ils ne doivent pas cesser de défendre, quand ils ont une fois embrassé leur cause. » Je trouve dans ce livre de vives agressions contre le ministère du côté droit, des portraits assez piquants de M. Lainé, de M. de Serre et du duc de Richelieu, une théorie de la légitimité dont je reparlerai plus loin. En 1821 M. Guizot fit paraître une nouvelle brochure intitulée : Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France. Mêmes idées à-peu-près que dans le premier ouvrage, avec la même disposition, peut-être plus prononcée encore, à se placer entre l’ancien régime et la révolution française pour les catéchiser tous les deux. Cependant l’honorable publiciste ne se contentait pas de cette polémique. À la même époque, il professait avec éclat l’histoire moderne ; le premier, il faisait passer dans l’enseignement la connaissance du régime municipal de l’empire romain, et de l’état social de la France, depuis le cinquième jusqu’au dixième siècle, en s’appuyant des travaux de Roth, d’Eichhorn, d’Hullmann et de Savigny ; le premier encore, il exposait les causes du gouvernement représentatif en Angleterre. Exilé de sa chaire, il se livra à de vastes entreprises littéraires ; il remit à neuf la traduction de Shakespeare par Letourneur, en y ajoutant des notices ; il publia une collection des mémoires relatifs à la révolution d’Angleterre ; enfin il écrivit un livre, véritable titre littéraire, l’Histoire sur la révolution anglaise, depuis Charles i jusqu’à Jacques ii, histoire grave que j’appellerai volontiers pragmatique, suivant l’expression des anciens, et dont les deux premiers volumes, les seuls publiés, annonçaient à la France un écrivain d’une sagacité profonde, tellement riche en ressources, qu’elle pouvait compenser les autres qualités qu’on cherchait auprès d’elle. J’allais omettre une édition des Observations de Mably et une brochure qui honore le caractère de M. Guizot, De la peine de mort en matière politique.

C’est avec un plaisir intime et sincère, monsieur, que je prolonge cette énumération des travaux de M. Guizot : voilà l’époque où cet écrivain travaillait noblement à sa réputation, attirait autour de lui les jeunes gens dans lesquels il remarquait quelque ardeur à l’étude, et propageait son nom, tant en Angleterre qu’en Allemagne. Vous m’avez souvent parlé, monsieur, de l’état que vos historiens et vos savans font de notre compatriote, vous m’avez dit combien il était plus haut placé dans leur esprit que certain importateur, dont on pouvait au moins blâmer l’imprudence. Effectivement, M. Guizot apporta dans ses travaux historiques un caractère à lui propre, une consistance personnelle qui les soutient contre les investigations de la critique. Aussi, quand en 1828, il reparut dans sa chaire, il fut véritablement considéré comme le chef d’une école historique et politique ; son enseignement fut non-seulement profond, érudit, mais animé d’une pensée libérale et philosophique, qui voulait tourner la science à une utilité sociale. M. Guizot exprima ouvertement cette idée en abordant l’histoire de la civilisation française : « Dans les études que nous venons faire, il s’agit pour nous de bien autre chose que de savoir ; le développement intellectuel ne peut, ne doit pas rester aujourd’hui un fait isolé : nous avons à en tirer pour notre pays de nouveaux moyens de civilisation, pour nous-mêmes une régénération morale. La science est belle sans doute, et vaut bien à elle seule les travaux de l’homme ; mais elle est mille fois plus belle quand elle devient une puissance, et enfante la vertu. C’est là ce que nous avons à en faire : découvrir la vérité, la réaliser au dehors, dans les faits extérieurs, au profit de la société ; la faire tourner au-dedans de nous en croyances capables de nous inspirer le désintéressement et l’énergie morale qui sont la force et la dignité de l’homme en ce monde, voilà notre triple tâche, voilà où notre travail doit aboutir…[2]. » M. Guizot, dans sa chaire, était plus hardi et plus libéral que ses deux autres collègues MM. Cousin et Villemain ; on pouvait reconnaître un homme d’état, qui ne répugnerait pas, le temps venu, à se montrer novateur. Comme il entrait dans ses vues d’exercer partout une vaste influence, il fonda un recueil scientifique et littéraire, sous le nom de Revue française, où devaient être élaborées les questions de haute politique, de législation, d’économie politique, d’histoire et de littérature. Enfin quand la révolution de 1830 survint, elle trouva l’école communément appelée doctrinaire, florissante, et M. Guizot, chef reconnu de l’école.

Voilà dix années, de 1820 à 1830, glorieuses et belles dans la vie de M. Guizot : voilà, monsieur, ce que nous ne saurions oublier dans les dissentimens où nous allons nous engager ; mais aussi plus nous avons mis en lumière le talent et le mérite, plus nous avons le droit de nous séparer énergiquement des opinions et des doctrines qui ont blessé nos plus chères croyances. Reportez-vous, monsieur, à la fin de juillet 1830. La révolution éclate et saisit tout le monde, amis et ennemis. L’école qu’on nomme doctrinaire en fut à-la-fois déconcertée et contente : contente, car je la tiens trop loyale pour ne pas se réjouir du bonheur du pays ; déconcertée, car elle n’était pas prête pour cela. D’une part, et veuillez suivre ceci, elle avait tellement approfondi et poussé si loin la théorie et le paralogisme de la légitimité, qu’elle avait fini par y donner foi entière, et malgré les fautes et les attentats de la dynastie déchue, elle ne pouvait se persuader que la France pût marcher sans l’avoir à sa tête, et la montrer toujours sur le trône à l’Europe inquiète. D’un autre côté, s’il fallait enfin résister aux entreprises désespérées du côté droit, l’école dont nous parlons n’imaginait pas autre chose qu’une résistance légale et des procédures devant les tribunaux ; les coups d’éclat lui répugnent, ce qui est belliqueux ne lui convient pas : mais ne voilà-t-il pas un peuple tout entier qui se lève plus grand et plus pur qu’on ne l’avait cru, qui réclame sa liberté, mais entière, sans ambages, sans mélange. Alors l’école que vous savez, mise hors de sa sphère, tout-à-coup face à face avec la révolution victorieuse qui a repris ses couleurs et son cours, et qu’elle n’avait jamais acceptée qu’avec amendement et sous toutes réserves, n’a pour elle ni prompte intelligence, ni chaud enthousiasme ; elle tâtonne quand il faudrait courir, elle disserte au lieu de concevoir, elle délibère au lieu d’agir.

Cependant M. Guizot, porté subitement au pouvoir, constant objet de ses affections et de ses poursuites, dans la position la plus belle et la plus neuve qu’ait jamais occupée homme d’état, ne put pas méconnaître le changement éclatant qui avait déjoué ses prévisions ; historien pénétrant, politique attentif, comment n’eût-il pas apprécié la portée d’une catastrophe si nouvelle ! Je ne crois pas que le coup-d’œil lui ait manqué, mais la résolution ; il a dû comprendre, il a dû même, pendant quelques momens, vouloir se faire l’agent de cette rénovation politique, l’homme d’état de cette révolution populaire : il a dû entrevoir tout ce que lui offrait d’avenir un parti tranché pris à-propos ; il n’a pas osé ; il a manqué à sa fortune, faute irréparable pour lui ; il a jeté des embarras dans celle de la France, et long-temps encore nous pâtirons de ses erreurs.

Alors, quand, obsédé par les habitudes de sa vie passée, envahi par la contagion de son entourage, il eut perdu l’illumination soudaine qui a dû traverser son esprit, courte apparition dont il fallait profiter, il revint entièrement à ses premières doctrines, et retomba le même homme qui s’était ingéré de fonder le pouvoir en 1814. Une fois engagé, il s’entêta. Irrité par les difficultés d’une situation qu’il ne pouvait gouverner, par l’opposition ardente qu’excitait sa conduite, il employa son talent et son esprit à combattre et à dénaturer les principes de la révolution : c’est ainsi que nous l’avons vu à l’antique légitimité vouloir substituer une légitimité nouvelle, intermédiaire, doublure retournée du vieux manteau royal, et déplorer l’origine révolutionnaire du pouvoir récent comme un malheur, au lieu d’y voir son titre. Si on lui répond qu’une semblable politique suscitera à l’autorité, si jeune encore, une dangereuse impopularité, il répondra que les gouvernemens doivent être impopulaires ; il se chargeait sans doute de procurer au sien cet avantage. Si on invoque des théories de liberté, des passions d’honneur national, M. Guizot répliquera qu’on ne gouverne ni avec des théories ni avec des passions, c’est-à-dire, apparemment, qu’on doit gouverner sans l’intelligence et sans le cœur. Désormais cet homme d’état, s’armant d’une légèreté-hardie, ne se refusera ni le paradoxe ni le sophisme. C’en est fait : il a jeté le gant à la révolution ; mais M. Guizot aurait autant de génie qu’il a d’esprit, il n’obtiendrait pas de prévaloir contre l’ascendant de son siècle, ou plutôt si ce publiciste avait ce génie politique dont l’absence nous a été si funeste, il eût compris que la seule gloire possible était dans le dévoûment à l’esprit de sa nation et de son époque.

Il est temps, monsieur, d’examiner les principales théories de la philosophie politique de M. Guizot ; mais, avant de le combattre comme philosophe, après l’avoir trouvé insuffisant comme homme d’état, je désire lui rendre une éclatante justice comme historien. Définir une époque, la circonscrire, la comprendre dans son esprit, l’analyser dans ses détails, observer les faits, expliquer la réalité, voilà en quoi excelle M. Guizot : il comprend, et mieux que personne ; il a, et à un très haut degré, la qualité la plus nécessaire à l’historien, l’intelligence du fait ; mais écrire, mais peindre, conter, donner la vie, jeter la lumière, notre historien n’y réussit que médiocrement ; et puis encore rattacher une époque particulière à la série des temps, ramener les faits à des lois, comparer les civilisations, chercher la marche du génie de l’humanité à travers l’espace et le temps, les siècles et les climats, M. Guizot a quelquefois déclaré avec une modestie un peu moqueuse, qu’il n’y prétendait pas : c’est qu’effectivement ce n’est ni son goût, ni son aptitude. Avant tout, M. Guizot est et se sent un historien politique. S’il a retracé la révolution anglaise, c’est qu’il a cru ce tableau utile à notre instruction et à ses vues : c’est surtout quand il écrit qu’il me paraît homme d’état. Il y a chez lui du Polybe et du Clarendon, et ce caractère politique assure à ses travaux une originalité qui les fera vivre long-temps.

Ne laissons pas se rompre, monsieur, le fil conducteur que nous avons dans la main ; il peut nous diriger dans l’appréciation des théories de M. Guizot. Le même esprit qui l’a fait historien spécial le rendra philosophe circonspect, et lui inspirera une métaphysique de transaction et de milieu, qui ne le privera pas des chances de sa fortune politique. M. Guizot est philosophe comme il est historien, en homme d’état. Ne perdez pas de vue ce point : dans l’examen où nous entrons, il est lumineux. La légitimité fut considérée comme rationnelle et nécessaire par le publiciste, ainsi qu’elle l’avait été par M. Royer-Collard. « Il ne suffit pas, a écrit M. Guizot, à la société, que le droit se rencontre dans les citoyens, elle a besoin qu’il réside encore dans le gouvernement. C’est peu que chaque homme possède et revendique ses libertés comme un droit légitime, si le pouvoir, qui commande aux hommes, n’exerce aussi un droit légitime à leurs yeux. Si au pouvoir seul appartient le droit, la société a disparu ; si le droit manque au pouvoir et ne se retrouve plus que dans les individus épars et isolés, la société est dissoute. L’idée du droit entraînant nécessairement celle d’une relation, il faut que les droits soient réciproques, pour qu’ils se forment et se limitent les uns par les autres. Où manquerait la réciprocité, le droit, dans celui qui le posséderait, dégénérerait infailliblement en tyrannie. Où existe au contraire la réciprocité, les droits subsistent ensemble, et se rattachent bientôt au principe supérieur dont ils dérivent, à l’idée et au sentiment du devoir. Que le droit et la légitimité soient donc partout ; alors seulement la société est stable et le pouvoir régulier[3]. » C’est la même idée qui déjà nous a semblé si surannée chez M. Royer-Collard, la séparation radicale entre la société et le gouvernement. Qu’est-ce donc qu’un droit qui réside dans le gouvernement, la société mise à part ? Qu’est-ce qu’une légitimité puisée ailleurs que dans la volonté et l’intérêt de la nation ? Qu’est-ce qu’un pouvoir dont on reconnaît philosophiquement l’égoïsme ? Qu’est-ce qu’une philosophie politique qui, au lieu de redresser des prétentions aveugles, les consacre par d’inextricables logomachies ? Tout cela est insoutenable et manque de vérité : c’est déserter la cause de son siècle ; c’est donner raison au passé sur le présent ; alors on est amené à croire que la légitimité est une institution excellente, et que, pour être cette institution, la légitimité doit être ancienne, car autrement elle n’est pas[4]. Avec un pareil langage, pourquoi ne pas être avec les soutiens du passé ? Pourquoi cette inconséquence de principes ou de conduite ?

Mais il ne suffisait pas aux nécessités politiques de M. Guizot d’avoir témoigné à la légitimité combien il l’acceptait, et comment, avec le secours d’une phraséologie combinée, le fait féodal pouvait se traduire en un droit rationnel ; la révolution française offrait des difficultés qu’il était important de tourner. M. Guizot ne pouvait, sans se manquer à lui-même, méconnaître la justice de son principe et de son point de départ, il le fit ; mais il lui convint de la considérer surtout comme une victoire brillante et terrible qui avait eu ses prouesses et ses excès ; il traça une théorie des vainqueurs et des vaincus qu’il rattachait à la distinction historique de la race conquérante et de la race conquise ; il considéra les intérêts nouveaux comme ayant vengé par leur triomphe le long abaissement de la nation gauloise conquise et possédée. Cette théorie permettait à-la-fois à M. Guizot de reconnaître la révolution française et de la restreindre, de l’accepter et de l’amoindrir. Ce n’était plus un ordre nouveau dont l’avènement avait été brusque et vif, qui cherchait encore à se débrouiller, à s’asseoir, et dont le règne complet et définitif devait être l’œuvre de notre siècle ; c’était une bataille une fois gagnée, un avantage une fois remporté sur lequel il n’y avait pas à revenir, mais aussi qu’il ne fallait pas vouloir poursuivre ; on disait à l’ancien régime : Que voulez-vous ? la révolution est faite, vous ne sauriez la révoquer et la mettre au néant ; acceptez-la. On se retournait vers la France pour l’admonester à son tour : Vous avez gagné la victoire, c’est chose faite, contentez-vous de ce que vous avez acquis ; aller plus loin, ce serait recommencer à se montrer révolutionnaire. C’est ainsi que M. Guizot, par un autre chemin, aboutissait au même résultat que M. Royer-Collard ; il arrivait à se séparer, au fond, de la révolution française, à la mettre en suspicion, et tout en paraissant défendre ses conquêtes positives, à lui refuser son avenir.

Tout est négatif dans la philosophie politique de l’historien de la révolution anglaise, et il attache une grande importance à démontrer que la souveraineté de droit n’est pas sur la terre. Voici son raisonnement. Dieu seul a complètement raison ; la souveraineté ne réside que dans la complète raison, or la complète raison ne réside pas ici bas : donc la souveraineté ne s’y trouve pas davantage. Cela est vrai, et Benjamin Constant, dès 1814, avait remarqué que la souveraineté n’était pas dans la volonté, mais dans la justice. Mais quel doit être le résultat de cette démonstration négative de l’impossibilité de la raison et de la souveraineté absolue sur cette terre, si ce n’est le devoir pour les sociétés de s’en rapprocher chaque jour davantage, de chercher les interprètes les moins infidèles de la vérité pratique ? Pourquoi l’Angleterre poursuit-elle sa réforme parlementaire avec une si persévérante unanimité, si ce n’est pour élargir les voies qui doivent la conduire à la plus juste amélioration des lois sociales ? Pourquoi le plus sérieux intérêt de notre situation politique est-il aujourd’hui dans l’agrandissement de la représentation, et dans l’intervention de l’intelligence au milieu des petites cotes électorales ? C’est qu’il importe d’augmenter et de rehausser la majorité de la nation du sein de laquelle se fixe la vérité relative d’une époque et d’un pays, c’est-à-dire, la loi ; c’est qu’il importe d’augmenter les chances de raison et de justice. Il est désirable que M. Guizot et son école soient bien convaincus de ces conséquences qu’amène naturellement leur théorie négative, et que la France ne les choque pas trop, quand elle demandera que le gouvernement représentatif veuille bien se prêter à quelques développemens.

Cependant, dans les deux dernières années de la Restauration, le célèbre publiciste dont nous suivons la pensée politique, semblait plus affranchi de ses anciennes entraves : comme il était plus engagé dans l’opposition, et comme il désirait alors propager surtout son influence dans les esprits, naturellement il se donna plus de liberté ; dans son enseignement historique, il établit les besoins réciproques de l’individu et de la société ; il s’attacha à professer que deux faits principaux constituent la civilisation, le développement de la société et le développement de l’individu : il ne trouva pas sans doute la loi destinée à régler ces deux mouvemens, dans une unité harmonique ; il ne posa même pas le problème ; il parla même presque toujours de l’individu comme pouvant plutôt regarder la société faite pour lui que lui pour la société : mais enfin quelque insuffisantes qu’aient été les propositions générales de M. Guizot, si vague que l’on ait pu trouver sa phraséologie, néanmoins on sentait une foi généreuse dans l’avenir et dans la puissance de la pensée.

Quel changement, monsieur, depuis notre dernière révolution ! Cette société au développement de laquelle on se vouait, on la déclare révolutionnaire, insensée, en proie à de petites passions. Si, par un instinct qui sera fécond, la France fait disparaître de sa constitution politique le dernier obstacle à la pratique de l’égalité, on la répute folle ; l’anarchie va croissant autour de nous, s’écrie M. Guizot ; dans les idées, elle est évidente ; pas une conviction générale et forte qui rallie les esprits[5]. Et à qui la faute, s’il vous plaît ? N’est-ce pas votre école qui s’est employée dans ces dernières années à endoctriner cette société anarchique ? Vos théories seraient-elles donc si peu viables qu’elles ont déjà disparu ? quoi ! si peu substantielles, si peu nourrissantes, si médiocres et si faibles, qu’elles ont été sur-le-champ dévorées par cette détestable anarchie de l’intelligence française ? Mais dans les emportemens amers de l’amour-propre blessé, vous ne vous apercevez pas que vous vous condamnez vous-mêmes : consentez à nous faire moins coupables et moins stupides, dans le seul intérêt de vos doctes leçons : autrement pour nous justifier, nous serons réduits à censurer nos maîtres, à récriminer contre votre école, à lui demander, tout en reconnaissant chez elle des intentions honnêtes et des talens convenables, ce qu’elle a fait de positif, de durable, de socialement utile ? Question formidable !

Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux.

(corneille.)

France, es-tu donc descendue si bas, qu’une école grave et consciencieuse qui s’est offerte à te diriger et à te conduire n’ait plus pour toi que des paroles de réprobation, de dédain et désespère de ton avenir ? ou plutôt ne serait-ce pas cette école qui s’en va et qui devient un peu méchante, comme quelques femmes en vieillissant ?

Je m’explique, monsieur : les talens qui brillaient au sein de l’école ordinairement appelée doctrinaire, pourront toujours se modifier et se développer, c’est l’heureux privilége des esprits distingués ; mais quant à l’école elle-même, à cette combinaison de maximes parlementaires anglaises et d’une métaphysique toujours négative et toujours creuse, je crois ses destinées consommées.

Effectivement, cette école n’a-t-elle pas semblé elle-même attacher sa fortune à la conservation de certaines formes politiques, et ne les a-t-elle pas considérées comme tellement nécessaires, qu’elle les a identifiées avec la cause même de la sociabilité ? « Je connais la France, je connais son bon sens, dit M. Guizot, je sais qu’il est peu de folies que ce bon sens ne parvienne à rectifier tôt ou tard ; mais je dis : si vous maintenez l’hérédité, la France est sauvée ; l’anarchie dont nous nous plaignons trouvera son terme, le but que nous cherchons sera atteint ; la révolution de juillet sera terminée et consolidée à-la-fois : si l’hérédité de la pairie est abolie, je ne sais pas dans quelle carrière nous entrons[6]. » Singulière philosophie politique, qui ne saurait plus rien prévoir au-delà des combinaisons de la charte de Louis xviii !

Mais il est une preuve plus sérieuse encore, monsieur, du peu d’avenir qui reste à cette école, elle ne se recrute pas parmi les jeunes esprits. Elle a le pouvoir, mais elle ne travaille plus ; elle gouverne, mais elle n’écrit plus ; on dirait qu’elle éprouve quelque difficulté et quelque répugnance à penser, car enfin il peut y avoir dans la pensée quelque chose de dangereux et d’anarchique : quand la pensée n’est pas maniée avec sagesse, et par des amis, elle a aux yeux de l’école quelque chose de remuant qui l’inquiète et qui la blesse. Cependant il s’élève en silence une génération nouvelle qui laisse dans le plus profond abandon les théories et les théoriciens de cette école, qui semble résignée à lui abandonner la jouissance du présent ; mais elle travaille à se mettre en état de lui demander compte un jour des mépris prodigués à la France et à son esprit nouveau ; pour cela, elle sent fort bien qu’à des études anciennes, il faut opposer des études nouvelles, à une intelligence restreinte de l’histoire une intelligence plus étendue, à une philosophie politique, timide et boiteuse, une philosophie plus ferme et plus vraie.

Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire aujourd’hui : il m’a fallu faire effort sur moi-même pour vous parler avec franchise d’une école dont je répute toujours les intentions estimables, et qui a été utile, non tant par des résultats positifs et durables que par des tendances honnêtes et des études commencées ; mais elle s’est arrêtée ; mais, devenue stationnaire, elle s’est irritée contre ce qui voulait marcher encore ; mais, se voyant délaissée, elle s’est mise à maltraiter notre pays par des paroles aigres et hautaines : or, entre elle et la France, monsieur, je vous prie de ne pas hésiter. Plutôt que de croire la France stupide, pensez plutôt que cette école se trompe. À qui donc l’avenir ? Aux opinions de quelques hommes ou au génie d’un grand peuple ?


lerminier.
  1. Voyez les livraisons du 15 janvier, 15 février et 15 mars.
  2. Cours d’histoire de la civilisation française, tome i, page 36, 37.
  3. Du Gouvernement de la France depuis la Restauration, et du Ministère actuel, pages 203, 204.
  4. Idem, page 206.
  5. Discours sur l’hérédité de la pairie.
  6. Discours sur l’hérédité de la pairie.