Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/11

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LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.

XIe et dernière.[1]
DE NOS CONSTITUTIONS DEPUIS 1789. — DES RAPPORTS DE LA FRANCE AVEC L’ALLEMAGNE.


Paris, 27 novembre 1832.


La révolution française, monsieur, est si peu une émotion sans terme et sans cause, que dès l’origine elle a voulu se constituer. La situation était unique. Jamais législateur, même dans l’enfance du monde, n’eut un champ plus libre. Que ceux qui doutent encore de la durée progressive des sociétés modernes regardent un peuple ancien, chargé d’histoire et de souvenirs, se régénérer et devenir tellement nouveau, qu’il pourra, avec autant de facilité qu’une nation encore vierge des assauts du destin, chercher des formes qui l’expriment et le définissent : une constitution.

Vous en convenez avec moi, monsieur, la volonté humaine ne s’est jamais manifestée avec plus d’exaltation et d’autorité que dans la société française depuis quarante années : elle a brisé le joug de la fatalité traditionnelle, pour entrer dans les voies de la nécessité intelligente et philosophique ; la raison s’est assise sur les ruines de la tradition pour mener et constituer la société.

Quel mélange de faux et de vrai dans les idées de Joseph de Maistre ! Comme ce théosophe, dans ses théories sociales et dans ses imprécations contre la révolution française, outrage la vérité, dont il entrevoit cependant certains caractères, parce qu’il oublie qu’elle est fille du temps ! Veritas filii temporis, non autoritatis[2]. À ses yeux, la lettre est une foi décrétée, une foi commentée, immobile et sacrée pour toujours ; tout développement est une hérésie, tout progrès une impiété, toute révolution un crime : la tradition est toujours vraie, la coutume toujours sainte, parce que la tradition n’est autre chose que l’intention même de Dieu rendue sensible aux humains, parce que la coutume n’est autre chose aussi que la docilité des humains sous le doigt de Dieu. C’est pourquoi le philosophe mystique pose les principes suivans comme des axiomes inébranlables :

L’homme ne peut faire une constitution, et nulle constitution légitime ne saurait être écrite.

Toute constitution est divine dans ses principes ; il s’ensuit que l’homme ne peut rien dans ce genre, à moins qu’il ne s’appuie sur Dieu, dont il devient alors l’instrument.

Je m’arrête ; l’examen de ces deux propositions me suffira pour rejoindre la vérité. De Maistre dit : Nulle constitution légitime ne saurait être écrite. J’efface la phrase pour écrire celle-ci : Les constitutions primitives n’ont point été écrites. Cela est vrai, et si de Maistre eût uniquement démontré la légitimité de la tradition dans les premiers âges du monde, s’il eût déroulé les causes de ces mœurs naïves qu’on n’écrivait pas, c’eût été juste et profond ; on ne se serait pas exposé à être démenti par le Décalogue : c’est triste pour un chrétien. De Maistre professe que l’homme ne peut faire une constitution. Je biffe cette maxime pour mettre à la place cette observation historique : L’homme n’est pas en état, à toutes les époques de l’histoire, de faire une constitution. Cela est encore vrai : l’ère véritable des constitutions complètement écrites et réfléchies ne date que de la fin du dix-huitième siècle. De Maistre enseigne aux hommes cet axiome : Toute constitution est divine dans son principe, il s’ensuit que l’homme ne peut rien dans ce genre, à moins qu’il ne s’appuie sur Dieu, dont il devient alors l’instrument. Je réplique : Toute constitution est humaine dans son principe ; l’humanité n’est raisonnable et puissante qu’en s’appuyant sur Dieu, dont elle émane, dont elle est l’image, l’interprète et le ministre. Un abîme me sépare du théosophe, la grandeur de l’humanité : je ne la veux pas esclave, pas même de Dieu.

L’homme a conquis des puissances dont à son berceau il se trouvait dépourvu : il n’a pas toujours écrit ses pensées et ses droits ; il fut un temps dans la succession des âges où il ne savait ni réfléchir, ni conclure, ni stipuler, ni exiger. Qu’en induire, si ce n’est qu’il a contracté d’excellentes habitudes, dont il manquait auparavant ? Lui ferez-vous un crime de son éducation ? Qu’on est rudement puni quand on dévie du bon sens ! La pente de l’erreur entraîne la raison égarée dans les gouffres de l’absurde ; on y perd la lumière des cieux, on s’y débat, on y pousse des cris impuissans ; et la voix la plus éloquente n’est plus qu’un gémissement funèbre, qui peut encore désespérer les hommes, mais non les consoler et les instruire. Ç’a été le châtiment de de Maistre[3].

La liberté humaine n’a pas toujours eu la conscience d’elle-même : elle a subi l’empire du destin ; elle a été attachée long-temps à un rocher sous les coups de la violence et de la force, ces deux sœurs qui ne se ressemblent pas[4]. Mais enfin, par ses discours la liberté a converti la force ; et avec son secours, elle a immolé la violence. Alors elle peut commencer à respirer et à vivre, ou plutôt à combattre : délivrée du joug immobile, elle devient la proie d’épreuves amères et renaissantes, la fortune ne la gâte pas par des prospérités précoces. La liberté devra tout endurer, pour tout conquérir ; fille de ses œuvres, elle a les pieds déchirés, les mains sanglantes ; parfois on la voit errer sur la frontière des empires, comme une exilée, sans pain et sans asile ; on l’a rencontrée souvent marchant à peine, mourante, mais elle ne meurt jamais ; en échange de tous les maux qu’elle supporte, Dieu l’a dotée de l’immortalité ; ç’a été le pacte entre elle et lui ; de plus, il lui a donné une ame qui ne fléchit pas, un bras qui frappe, une raison qui gouverne ; et quand cette vierge n’est pas dans les fers, vous la voyez sur les champs de bataille, ou bien elle écrit et promulgue ses lois.

Recevoir, conserver et perfectionner des lois bonnes et convenables, est pour les sociétés le premier des biens : c’est le devoir des grandes révolutions, d’innover salutairement : dans le cours des siècles tranquilles, les mœurs s’incorporent avec les lois, les modifient, les améliorent, les altèrent, quelquefois même tiennent tout-à-fait leur place ; les réformes que se permet le législateur sont douces, mais timides ; et si elles épargnent à la société des secousses, elles n’accomplissent pas sa guérison. Les révolutions au contraire ébranlent le tempérament des peuples, mais elles peuvent le régénérer : il y a des instans à saisir, des crises à fructifier. L’Angleterre revient aujourd’hui sur les omissions et les oublis de ses deux révolutions de 1640 et de 1688. La France se plongea sans réserve au plus vif de l’innovation révolutionnaire ; suivons un peu les phases de ses expériences.

Jusqu’en 1789, le roi avait été le législateur : malgré les enregistremens parlementaires et les interventions rares des états-généraux, la puissance exécutrice et monarchique avait écrit et imposé les lois de la société française ; tel était le principe, le caractère et le signe de l’antique monarchie. C’est aussi là que l’Assemblée constituante porta l’effort de sa philosophie révolutionnaire. La constitution de 1791 ne laissera guère dans l’histoire de l’humanité qu’une pensée, mais grande et souveraine : à savoir, la supériorité rationnelle du pouvoir législatif sur la puissance exécutrice, et le peuple devenu législateur en lieu et place du roi. Voilà bien l’esprit de la France d’ériger d’un seul coup une vérité qui détrône brusquement le passé, mais qui aura long-temps à militer avant de régner sans conteste. La sagesse antique avait dit par la bouche du stoïcien Chrysippe, que la loi était la reine souveraine des choses divines et humaines ; la sagesse orientale dit quelque part qu’elle est la maîtresse des rois. En 1791, la nation française a mis en pratique ces maximes ; elle les a prises dans les livres du genre humain pour les faire passer dans ses destinées. Désormais la loi régnera dans la société, comme une grande idée règne dans la tête humaine : elle sera conçue et dictée par le peuple, qui la remettra à son chef pour l’exécuter. Ainsi la constitution est le miroir fidèle de la nature humaine ; l’action est soumise à la pensée : la puissance exécutrice est l’agent nécessaire et fort de la société, mais remis au second rang, mais convenablement soumis au pouvoir législatif, à la fois humain et divin, peuple et Dieu, et ramenant l’universalité numérique à l’idéale unité. Conception magnifique ! transformation démocratique et salutaire des vérités à la fois représentées et cachées par la théocratie, au début du monde ! En vérité, que dire des aveuglemens et des ignorances qui ont essayé le mépris contre la première ébauche de notre immense révolution ? Je n’ai jamais entendu dire que des myopes aient prétendu mesurer la hauteur du Chimboraço.

Le temps va vite ; il entraîne les hommes et les choses avec la même vélocité que le noir chevalier de la ballade allemande met à emporter sa fiancée : tout disparaît, tout fuit, tout fait place à un spectacle nouveau. La Convention s’installe dans la république qui semble s’écrouler au milieu des flammes. Elle combat et fait des lois ; elle en fera beaucoup, car elle a besoin de tout créer par son omnipotence ; elle en fera de mauvaises, parce qu’elle n’a pas un instant de réflexion pour calmer sa tête brûlante ; elle en fera d’immortelles, parce que l’amour de la patrie gonfle son cœur d’un fanatisme divin. Comment Joseph de Maistre, dans ses ironies contre les lois nombreuses décrétées par la Convention, n’a-t-il pas vu que la multiplicité des œuvres et l’embarras de la situation rehaussaient ici la grandeur du législateur ? Cette assemblée est et sera toujours unique dans l’histoire ; et pourquoi ne pas l’étudier avec la même intelligence dont on poursuit les traces antiques de Moïse et de Lycurgue ? Le premier coup d’œil jeté sur la constitution de 93, la fait reconnaître comme une œuvre exceptionnelle ; c’est une rédaction hâtive et fougueuse des droits d’une démocratie qui se bat à outrance ; les idées de la Constituante y sont reproduites avec redoublement et exaltation ; dans ces stipulations de liberté, qui n’ont jamais été appliquées et furent contemporaines du plus intraitable despotisme, vous trouvez maintenue la supériorité du pouvoir législatif sur la puissance exécutrice, et même vous voyez cette dernière détruite dans son unité nécessaire, par les préoccupations déraisonnables du législateur. L’article 62 porte qu’il y aura un conseil exécutif composé de vingt-quatre membres. Cela est au surplus sans importance historique ; la constitution de 93 n’est qu’une curiosité de théoriciens.

Cependant la Convention, avant de se séparer, rédigea une autre constitution, qui pût, suivant les termes de sa dernière proclamation, trouver dans la sagesse des principes la garantie de sa durée ; et la même assemblée offrit ainsi le spectacle des excès et des transactions de la démocratie. La constitution de 1795 conservait la supériorité du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, mais elle divisait en deux chambres le corps législatif : pour la première fois, on cherchait des tempéramens contre l’initiative exclusive et omnipotente du législateur ; on prenait des précautions contre lui ; en même temps on commettait encore la faute de disséminer la puissance exécutrice sur plusieurs agens qui partageaient entre cinq l’égalité d’une impuissance irresponsable. Cette constitution, où l’unité n’était nulle part, voulut se sauver par des tables de proscription, et fut déchirée par l’épée victorieuse d’Arcole et des Pyramides.

N’est-il pas évident, monsieur, que cette succession de constitutions n’est autre chose qu’un duel entre le pouvoir législatif et la puissance exécutrice ? La lutte continue et la fortune change : désormais asservi, le pouvoir législatif ne sera que l’officieux satellite d’une volonté triomphante, qui pliera tout à la convenance de ses desseins, même les conceptions désintéressées du génie. Sièyes avait créé d’un seul jet une constitution dont le mécanisme lui paraissait résoudre le problème de la révolution organisée et satisfaite : mais le dictateur, traduisant par le pouvoir absolu l’ordre philosophique du penseur, et mariant quelques emprunts à ses propres combinaisons, établit, dans la constitution de 1799, un sénat qui ne sut conserver que le despotisme, un corps législatif qui n’eut d’autre loi que l’obéissance, un tribunal dont le nom antique semblait une raillerie amère dirigée contre son impuissance par le nouveau Sylla. Trois ans après, en 1802, un sénatus-consulte organique fut ajouté à la constitution ; il préparait le passage de la république à la monarchie, il appesantissait la puissance exécutrice et perfectionnait le silence législatif. Enfin, le 18 mai 1804, un nouveau sénatus-consulte confia le gouvernement de la république à un empereur des Français, selon la teneur du premier article, affranchissant ainsi le maître du monde et la France d’une hypocrisie qui devait leur peser à tous deux. Alors il n’y a plus qu’un législateur, c’est l’homme qui se promène à travers l’Europe : il a besoin d’être seul, pour se trouver suffisamment grand, et sa liberté se compose de l’asservissement de tous. Que voulez-vous ? il est ainsi fait. En vain, dès les premiers jours de son consulat, il annonçait l’ère des gouvernemens représentatifs ; la publicité de la pensée le blesse ; la parole, quand elle n’est pas celle du dévouement et de l’enthousiasme, l’offense : il est plus près du Coran de Mahomet que de la tribune aux harangues. Quand en 1815, il fut malheureux, on lui fit bégayer les mots d’indépendance et de liberté ; on lui fit écrire dans l’acte additionnel aux constitutions de l’empire, qu’il avait résolu de proposer au peuple une suite de dispositions tendant à modifier et à perfectionner les actes constitutionnels, à entourer les droits des citoyens de toutes leurs garanties, à donner au système représentatif toute son extension, etc. Efforts douloureux sur lui-même ! On se sent ému d’une respectueuse pitié devant cette humiliation du génie, devant cette conversion inutile à la liberté, devant cet homme divin déchu de la victoire, et qui se sent trahi de toutes parts, par la bassesse, par la fortune, par la marche du temps, et par les progrès de son siècle.

Mais le pouvoir législatif, si long-temps confisqué par la puissance exécutrice, reparut. La vérité se sert de tout, et la vertu impulsive des choses se fait jour partout. En 1814, le législateur n’est plus un représentant de la révolution ; mais il vient restaurer le passé, et lui donner sur le présent, s’il peut, la supériorité du droit. La pensée même de toute restauration est un non-sens ; sa raison radicale est déraisonnable, car c’est un rebroussement, une déviation. Cela posé, j’accorderai qu’il y a des accidens dans l’histoire qui déconcertent passagèrement la rigueur de son développement dialectique : les peuples ont plus de sensibilité que de raisonnement ; ils se laisseront toucher à la vue d’un vieux roi revenant de l’exil, en législateur pacifique ; ils se laisseront séduire par l’espérance d’une réconciliation sincère et durable. Illusion ! car les termes sont intervertis : avant de traiter ensemble, que chacun prenne la place qui lui appartient. Or, voulez-vous concilier efficacement le présent et le passé de la patrie, but légitime d’une saine politique, commencez par faire que le présent soit le présent, et que le passé soit le passé : il n’y a d’harmonie possible que dans la vérité ; il n’y a de vérité sur la terre que dans la subordination des idées anciennes aux idées nouvelles sous l’empire de l’unité. Louis xviii, en donnant une place au pouvoir législatif, s’en proclama la raison suprême et la source unique : il contredisait ouvertement le principe établi par l’Assemblée constituante ; la royauté reprenait le pas sur le peuple. Que sont au fond les luttes qui ont agité et vaincu la restauration, sinon les discordes inévitables entre la puissance exécutrice et le pouvoir législatif ? Le peuple, même imparfaitement représenté, l’emporta ; le pouvoir législatif, si long-temps déprimé, reprit sa supériorité légitime, conquête finalement imperdable de notre révolution, parce qu’elle sort, ainsi que notre révolution, de la nature des choses.

La Charte amendée de 1830 porte : Le préambule de la Charte constitutionnelle est supprimé, comme blessant la dignité nationale, en paraissant octroyer aux Français des droits qui leur appartiennent essentiellement. La déclaration de ce principe républicain est faite avec une grande sobriété ; tant mieux : elle en devient plus sensible ; la modestie ne nuit pas à la vérité ; et pour être simplement exprimée, elle n’en reste pas moins indestructible. Le droit nouveau a été reconnu à la clarté des cieux ; toutes les conséquences n’ont pas été déduites et pratiquées, j’en tombe d’accord ; mais marchons toujours devant nous, en dévorant nos regrets et les obstacles. D’ailleurs, telle est l’inévitable fortune de la vérité, qu’ayant une fois reconquis le sol, elle s’enracine et germe, victorieuse de tous les dépérissemens auxquels on voudrait la condamner.

En principe le pouvoir législatif a triomphé ; mais en réalité, est-il ce qu’il doit être ? Voilà la question.

Le gouvernement représentatif travaille en ce moment à se soumettre l’Europe. L’idée qui l’anime est humaine et générale ; c’est la représentation des droits de tous par l’intelligence des plus dignes qui doivent être choisis par la plus grande majorité possible. Cette idée moderne, inconnue à l’antiquité, a traversé la féodalité, a transigé avec elle, parfois en a subi l’orgueil, les coutumes et les insignes ; elle a fait alliance avec la royauté, a grandi sous son ombre, a quelquefois toléré son despotisme, mais aujourd’hui elle veut s’associer à sa suprématie, et même en quelques pays lui demande la première place. Elle s’est d’abord assise en Angleterre, où en ce moment elle est occupée à s’agrandir ; elle a vivifié les formes de la liberté italienne au moyen âge, les représentations coutumières des cortès d’Espagne et du Portugal ; elle tente aujourd’hui des essais constitutionnels dans toute la Germanie, qui a été son berceau ; européenne, elle a traversé les mers et se développe plus librement qu’ailleurs, dans un monde nouveau où sur-le-champ elle s’est trouvée maîtresse ; en France, après avoir été long-temps partagée entre les parlemens, les états-généraux et la royauté, elle s’est jetée entre les bras du peuple, a soutenu les plus vifs combats, de rudes adversités, et aujourd’hui reconnue reine, demande à régner efficacement, à gouverner sans mensonge : voilà la situation.

Les grandes révolutions veulent être fécondées ; autrement elles sont suivies de catastrophes violentes, qui ensanglantent l’humanité en la dégradant. La portée réelle de la révolution de 1830 est le développement philosophique de l’idée représentative ; je dis philosophique, monsieur, et à dessein : le système représentatif n’a pas en France, comme chez nos voisins d’outre-mer, de traditions féodales ; il ne sort pas tant de nos mœurs que de nos idées ; il a produit des constitutions, et non pas des coutumes : donc, dans sa marche, il est surtout soumis aux influences de l’esprit général et philosophique.

Je pense toujours, monsieur, ce que j’ai écrit ailleurs[5], que le gouvernement représentatif est le véritable gouvernement des temps modernes, mais à la condition d’être véritablement représentatif ; sans quoi mieux vaudrait la franchise du pouvoir absolu. Le gouvernement représentatif pratiqué avec bonne foi est excellent ; animé d’une pensée générale et humaine, il se prête facilement à toutes les différences qui font l’originalité des nations ; il peut exprimer ainsi la vraie liberté. C’est l’héritier plus grand et plus riche des démocraties antiques.

De la sincérité de notre gouvernement représentatif dépendent le bonheur et la liberté de la France ? Que veut la France ? si ce n’est d’être représentée, mais je dis la France avec son intelligence, ses besoins, son imagination, ses idées, son ame, ses instincts populaires, ses affections cosmopolites, avec son amour-propre et son dévouement à l’humanité. C’est un grand malheur pour une nation si ses institutions ne lui permettent pas de choisir pour écrire la loi sociale ce qu’elle porte de plus élevé dans sa tête et de plus généreux dans son cœur ; quand le pouvoir législatif est sans force, quand tout ce qui tient à l’idéalisme social languit dans la prostration, la société éprouve un malaise profond et dangereux. En vain on l’entretiendra pour la distraire d’intérêts matériels ; c’est vouloir contraindre à un repas abondant un malade sans appétit. Sans doute les améliorations positives de la vie alimentaire des peuples doivent être un des premiers soucis de la science politique ; mais ne séparez jamais les intérêts d’une nation de ses idées ; faites au contraire des idées le guide, l’agent et le modérateur des intérêts.

C’est dans le pouvoir législatif que la France voudrait porter une révolution progressive : elle voudrait que l’intelligence fût admise au partage des droits sociaux avec la propriété. On a montré sous la restauration une ignorance bien imprudente de l’esprit de la France, en dotant presque exclusivement la propriété de la capacité politique : c’était la compromettre que de la servir ainsi. La nation désirerait encore que le peuple seul choisît ses législateurs : à l’abolition de l’hérédité législative, elle eût désiré, je l’estime du moins, joindre les combinaisons graduées d’une élection populaire.

La puissance exécutrice a dans ses mains ses destinées ; je prie le ciel de lui donner l’intelligence des choses, puisse-t-elle apprécier le titre et la raison de son élévation, le siècle où elle est appelée à se mouvoir, la France qu’elle a l’honneur de représenter et de gouverner.

La France, monsieur, met beaucoup d’ordre dans la déduction de ses idées politiques : la Constituante lui avait montré la plénitude du pouvoir législatif, la Convention et l’Empire lui donnèrent l’unité de la puissance exécutrice : la Restauration a tenté de reprendre l’initiative du pouvoir législatif sur le peuple qui l’a renversée. Aujourd’hui la France veut un pouvoir législatif supérieur et efficace, une puissance exécutrice forte et dévouée ; voilà comment elle conçoit le développement de ses destinées : elle désirerait opérer une révolution pacifique et intelligente dans le pouvoir législatif, et non pas une révolution matérielle et violente dans la puissance exécutrice ; voilà, je crois, la vérité. La France est monarchique par son amour pour l’unité et par les dernières attaches de son histoire ; elle est démocratique par la richesse de sa civilisation, l’indépendance de sa philosophie, la liberté de son caractère, la générosité de ses instincts, et par la place qu’elle occupe dans le système moral du monde. La France voudrait s’asseoir dans une situation convenable ; elle a besoin de temps et de repos pour attendre la maturité vigoureuse de ses jeunes générations ; elle désirerait rassembler ses esprits et se développer progressivement. J’ignore si rien ne viendra troubler et intervertir l’ordre naturel des choses ; mais cet ordre est indépendant des accidens du hasard, et continue secrètement sa marche même au milieu des capricieuses contradictions de la fortune.

Qu’ils sont coupables les détracteurs de la France à la face de l’Europe ! Ils en font une folle, une bacchante toujours ivre, une torche à la main, et dont l’aveugle pétulance peut incendier à toute heure la civilisation moderne. Déclamations stupides de la perfidie ou de la sottise ! Jamais peuple dans sa vraie majorité n’a été plus sensé qu’aujourd’hui le peuple de France : il a beaucoup d’expérience, car il a beaucoup souffert, il a la raison exercée, car elle s’est trempée dans les revers, recueillie dans la paix, après s’être éblouie dans la gloire : il aime tous les peuples, car il les connaît, il les a vus et chez eux et chez lui. C’est la seule nation où l’esprit national ne mène pas à l’égoïsme ; le jour où le Français séparerait sa cause de celle de l’humanité, il perdrait sa nationalité ; et quand on a dit que le sang français n’appartient qu’à la France, on a outragé la vérité, son pays et nos cœurs.

Oh ! ne craignons jamais d’exalter chez nous l’amour de la patrie, car cet amour ne saurait nous égarer dans les calculs et les susceptibilités de l’égoïsme : nous avons plutôt à nous garder de faire trop bon marché de nous-mêmes ; mais nous trouverons facilement l’équilibre dans l’entente de notre rôle au milieu de l’Europe et de notre siècle. L’Allemagne, monsieur, si elle est juste, doit aimer la France, car nous portons à votre illustre pays la plus cordiale affection : nous savons tous les dons qu’a versés sur la civilisation moderne sa puissante originalité ; nous appliquons sciemment à l’Allemagne les paroles de Tacite sur la Germanie : Propriam et sinceram et tantum sui similem gentem[6]. Et qui pourrait refuser son admiration sympathique à la patrie d’Arminius ? Si vous avez été lens à éclore, quel épanouissement rapide, une fois le temps venu ! Quel progrès depuis Luther jusqu’à Kant, depuis Voltaire jusqu’à Hegel, depuis Rousseau jusqu’à Goëthe ! Vous nous avez rejoints, c’est bien ; vous êtes aussi savans aujourd’hui que nous au seizième siècle, aussi policés que nous au dix-huitième. Vous voulez être aussi libres que nous au dix-neuvième ; vous le serez comme vous l’entendrez, à votre façon, à la guise de vos instincts et de vos mœurs. Nous savons apprécier l’Allemagne avec toutes ses diversités de peuple, de génie, de climat et de vocation.

Dites, monsieur, en quel autre pays l’Allemagne a-t-elle mieux trouvé qu’en France une curiosité plus modeste et plus généreuse pour jouir de ses chefs-d’œuvre ? Qui vous a le mieux célébrés, si ce n’est nous ? Et les éloges de la France peuvent chatouiller l’amour-propre. Où votre poésie a-t-elle été mieux sentie ? votre philosophie et votre jurisprudence historique plus avidement interrogées ? À votre école nous nous sommes charmés et instruits : nous vous avons vengés des mépris de la cour de Louis xiv et des facéties de Voltaire ; nous vous avons goûtés avec une intelligence pleine de franchise et de souplesse ; confessez-le, monsieur, vous devez être contens de nous.

Mais vous connaissez trop aussi l’inépuisable rapidité de l’esprit français pour croire qu’il consacre uniquement le siècle à vous contempler et à vous traduire : vous ne l’estimeriez plus si vous le trouviez toujours en échec devant vous. À quoi servirions-nous au monde en garottant notre pensée avec les formules de Kant et de Hegel, ou en l’ensevelissant au fond d’un sillon de l’école historique ? Dans l’œuvre de la science et de la civilisation, il faut toujours s’ajouter aux travaux accomplis et jamais les recommencer. D’ailleurs vous-mêmes vous avez parcouru les phases de votre métaphysique, et de votre érudition : comment dépasser la dialectique de Hegel ? C’est le dernier des Romains dans le champ de la métaphysique péripatéticienne, et je crois que le plus brillant disciple de l’école, l’ingénieux Gans, a tiré des conséquences plus libérales, des applications plus vives que ne comportait le système ; il a mis l’animation et la vie dans le mécanisme qu’on lui livrait. D’un autre côté, l’école historique, appui naturel de la politique traditionnelle, a terminé ses grands travaux, et désormais s’occupera plus de la défense pratique des choses anciennes que des recherches désintéressées de l’érudition.

Dans ce siècle, l’Allemagne sera donnée en spectacle au monde : déjà on la contemple, avidement, comment cette religieuse et méditative Germanie deviendra-t-elle politique et active ? La philosophie s’est accordée un instant avec la religion évangélique pour faire un devoir de l’obéissance absolue aux puissances. Kant réprouve toutes les révolutions[7]. L’énergie de Fichte, de cet élève allemand de Rousseau, a pu soulever la jeunesse des universités contre nos régimens, mais elle n’a pas eu le temps de changer les esprits ; le réalisme de Schelling et de Hegel les a jetés dans l’extase du passé. L’Allemagne commence à sortir de cette longue contemplation : mais où va-t-elle ? Elle est incertaine ; on la dirait effrayée de la carrière nouvelle où elle doit s’engager : rêveuse, elle croise les bras, et réfléchit une dernière fois. Cependant on la blesse dans ses plus intimes affections ; on menace, on suspend, on châtie la liberté de la pensée ; et ce pays, qui fait de la philosophie son orgueil et comme son patrimoine, voit avec une douleur muette un joug uniforme s’appesantir sur les idées, et meurtrir leur indépendance et leur beauté. Cette proscription de la pensée est peu sage et téméraire ; elle suffirait pour donner aux Allemands le goût de la liberté politique, en leur en indiquant la nécessité. Tout se tient dans la nature des choses, tout s’enchaîne, un progrès en provoque un autre. L’enfant auquel on voulait apprendre l’alphabet, et qui s’opiniâtrait à ne pas dire A, de peur d’être obligé de dire B, était un profond logicien. Il semble que les idées s’amènent successivement les unes les autres, en se tenant par la main. On raconte que pour échapper à l’outrage des Musulmans de jeunes vierges de Chio se réunirent sur le rivage, dans une danse funèbre, où chacune d’elles, à un instant marqué, se laissait tomber dans la mer : et la danse continua se rétrécissant toujours, jusqu’à la dernière cadence de la dernière des vierges de Chio. Au contraire les idées de l’humanité forment un chœur que la mort ne saurait éclaircir ; à des époques fatales ces vierges divines reçoivent dans leurs rangs des sœurs qui s’entrelacent avec elles ; et la danse continuera, s’agrandissant toujours jusqu’à la venue de la dernière des idées de l’humanité. La philosophie mènera l’Allemagne à la liberté ; à l’âge religieux de la réforme et de Luther a succédé l’âge métaphysique et littéraire de Kant et de Goëthe, suivra l’âge politique dont les représentans sont inconnus et à venir ; voilà votre route, voici la nôtre.

Nous ne connaissons la vie politique que depuis quarante-trois ans, mais dans le développement de notre intelligence et de notre civilisation, tout nous préparait et nous conviait à la carrière des gouvernemens représentatifs. Nous n’avons pas eu, il est vrai, l’éducation traditionnelle et coutumière des Anglais ; mais les qualités de notre esprit, l’application que nous en faisions, la clarté directe de notre langue, appréciée depuis si long-temps par la diplomatie européenne, indiquaient une véritable vocation sociale qui saurait se frayer un passage. Sous le régime absolu de Louis xiv, presque tous les grands et beaux esprits eussent admirablement écrit les matières politiques ; quoi de plus mâle, de plus simple, de plus pratique et de plus victorieux dans son allure que la polémique de Bossuet contre Jurieu, dans ses controverses sur la source de la souveraineté ? Napoléon reconnaissait dans Corneille l’ame d’un grand homme d’état. Racine écrivait des mémoires pour madame de Maintenon. Plus tard, où Montesquieu avait-il pris cette dignité et cette concision qui semblent ne pouvoir appartenir qu’à ceux qui manient assidûment de grandes affaires ? Et le fils de l’horloger génevois ne s’associe-t-il pas à la gravité d’Aristote, ce maître et ce commensal d’Alexandre ? Il y a toujours eu dans le génie français une habileté particulière à la philosophie politique. Les travaux de la Constituante et de la Convention, la plume de l’empereur, le style de Benjamin-Constant, ne pouvaient se rencontrer que dans le pays où furent écrits l’Esprit des Lois et le Contrat social. C’est une autre école que celle de Chatam et de Pitt ; c’est une autre politique, mais aussi ferme, quoique plus théorique, et peut-être plus haute. Dans la science sociale, nos grands hommes sont aussi à l’aise, aussi supérieurs que les vôtres dans la métaphysique ; quand on voit clairement la connexité logique du xviiie et du xixe siècle[8], quand on constate comment ce dernier, après avoir reconnu sa filiation, doit entrer dans l’arène, indépendant, original, prêt à tout recréer et à tout développer, philosophie, religion, art, législation ; il est manifeste à l’observateur que la science de la sociabilité, c’est-à-dire la seule et vraie politique, doit s’établir en France sur de vastes et solides fondemens. Le gouvernement représentatif ne saurait être pour nous une fantaisie qu’on épuise et qu’on rejette, une déception dont on prend dédain et dégoût, un accident qui peut disparaître. La tribune législative est sortie du sein de notre civilisation et de notre littérature ; tout y a concouru, la chrétienne indépendance de Bourdaloue et de Massillon, la philosophie que faisait prêcher au théâtre Voltaire, ce familier des rois ; aussi c’est surtout ici que le gouvernement représentatif doit s’appuyer sur l’intelligence ; si jamais, ce qui ne saurait arriver, la France avait le spectacle de législateurs médiocres en majorité, elle les déporterait par son indifférence de leur importance constitutionnelle.

La tribune française doit être digne de l’Europe qui l’écoute, elle doit être une école de liberté pour le monde. Si la première des nations du continent, la France, a établi chez elle le gouvernement représentatif, elle doit communiquer aux autres peuples les avantages de cette antériorité. Mais elle ne le saurait, sans poursuivre, à l’exemple de l’Angleterre, une réforme parlementaire. N’admirez-vous pas, monsieur, la situation de l’Europe qui interdit à chaque peuple l’égoïsme, et lui fait une loi d’entrer avec ses voisins dans un échange d’exemples utiles et de bienfaisantes influences ? Notre dernière révolution a accéléré l’émancipation britannique, et l’Angleterre nous indique à son tour la voie où nous devons nous engager. La solidarité européenne qui a commencé dès l’origine des sociétés modernes, s’établit avec plus d’autorité que jamais. Qu’aurait été la France sans l’Italie ? Mais ensuite qu’eût été l’Italie sans la France ? L’Allemagne nous a renvoyé dans les trente premières années de ce siècle l’influence que nous avons exercée sur elle il y a quatre-vingts ans. Les démocraties antiques s’isolaient à plaisir ; elles fermaient la porte de la cité ; elles appelaient barbare le genre humain. Ces aspérités ne s’adoucirent que sur le déclin de la liberté ; quand, à Rome, le patriciat cédait sous l’effort du plébéien, le plébéien amolissait son propre caractère, et mêlait à l’énergie du tribun une douceur humaine : voyez comment Plutarque nous représente Caius Gracchus, ce précurseur de César. « Le peuple, dit-il, ne pouvait se lasser de l’admirer en le voyant sans cesse entouré d’entrepreneurs, d’artistes, d’ambassadeurs, de magistrats, de soldats, de gens de lettres, leur parler avec douceur sans rien perdre de sa dignité dans des conversations familières où il savait si bien s’accommoder au caractère de chacun d’eux, que ceux qui l’accusaient de violence, d’emportement et de superbe, étaient convaincus de calomnie, tant sa popularité éclatait dans le commerce ordinaire et dans les actions communes de la vie, bien plus encore que dans les discours qu’il prononçait du haut de la tribune. » Cette humanité était nouvelle et révolutionnaire dans la cité antique ; elle faisait froncer le sourcil aux patriciens avec raison, car elle préparait des mœurs nouvelles que n’avait pas allaitées la louve de Romulus. Loin de se tenir pour suspectes et hostiles, les nations modernes doivent se suivre du regard avec une affectueuse sollicitude : elles concourent ensemble, et peuvent se demander entre elles qui la première touchera le but, et se reposera ; l’avenir seul nous indiquera le peuple privilégié, qui le premier entrera dans le port à pleines voiles, auquel ses frères pourront dire :


Vivite felices, quibus est fortuna peracta
Jam sua : nos alia ex aliis in fata vocamur.
Vobis parta quies : nullum maris æquor arandum :
Arva neque Ausoniæ, semper cedentia retrò,
Quærenda.

Æneidos, lib. 3.


Comment certains Allemands ont-ils pu, monsieur, vouloir réveiller, contre la France, les fureurs de votre patriotisme ? L’Allemagne nous haïr aujourd’hui comme au temps de Napoléon ! Mais je me persuade que cette inconcevable erreur de quelques-uns s’est déjà dissipée. Jamais la France n’a plus désiré concilier sa grandeur avec celle des autres peuples. Deux princes allemands ont caractérisé, dans le dernier siècle, notre position en Europe. Joseph ii, dans la visite qu’il nous fit, s’écria, en visitant un de nos ports : Quel peuple ! la terre et la mer ! C’était apprécier, en deux mots, l’heureuse disposition de la nature, qui nous a dotés d’un continent et du partage de l’Océan et de la Méditerranée. Frédéric disait : Que s’il était roi de France, il ne se tirerait pas en Europe un coup de canon sans sa permission. Voilà l’influence à laquelle peut et doit prétendre la France. Ce n’est pas afficher, dans ses prétentions, un faste injurieux et triomphal ; c’est connaître sa valeur, et se faire rendre simplement ce qui vous est dû. Les peuples se corrigent et se perfectionnent comme les individus. Que n’a-t-on pas dit sur notre légèreté ? Il faut avouer, ou qu’elle a été fort exagérée, ou qu’elle s’est fort amendée ; nous sommes aussi devenus moins prompts à nous jeter dans les jeux de la guerre et de l’épée.

Cependant, vous croirez sans peine que les Français aimeraient encore, comme Othello, toutes les qualités, l’orgueil, la pompe et les circonstances de la glorieuse guerre.


« And all quality,
« Pride, pomp, and circumstance of glorious war. »


Pourquoi la redouteraient-ils outre mesure ? Pourquoi la verraient-ils, avec désespoir, éclater ? Dans ce siècle, les événemens sont plus particulièrement marqués du sceau de la nécessité. Si donc la paix était rompue, il y aurait là quelque décret providentiel à exécuter avec courage. Il y a des hommes qui cependant se disent politiques, dont l’esprit se trouble extraordinairement à la pensée de la guerre. Pour eux, la guerre n’est pas ce qu’elle doit être, une nécessité cruelle dont il faut se montrer avare ; mais c’est quelque chose de monstrueux, d’abominable ; c’est de l’antropophagie. Si la trompette sonne, ils sont saisis ; s’évanouiraient-ils donc si le canon grondait ? Allons, il faut plus de virilité quand on met la main dans les affaires du monde. La Providence n’a pas peur d’effaroucher et de froisser les timidités délicates, et parfois elle tient des procédés violens à la disposition de ses desseins.

Le dessein de la Providence est la paix ; le besoin de l’Europe est la paix ; le vœu de la France est la paix ; mais les conditions de la paix ne sont pas celles d’une trêve. Pour une amitié véritable, il faut se connaître, s’apprécier, se prendre et s’accepter de part et d’autre. Or, nous acceptons l’Europe féodale, monarchique, religieuse, savante, antique, se régénérant par des réformes successives. Maintenant, l’Europe veut-elle de nous ? Veut-elle de la France renouvelée, intelligente, révolutionnaire, philosophique, démocratique, industrielle et militaire ? Voilà la question ; voilà pour nous les conditions de notre existence et de la paix. Pensez-vous que la France puisse s’accommoder d’être tolérée au jour le jour, et d’attendre, avec résignation, la convenance de ses ennemis et de leurs attaques ? Reconnaissez-nous avec une affectueuse estime pour ce que nous sommes, et nous aurons la paix.

L’unité fraternelle de la sociabilité européenne n’exige pas l’identique uniformité des mêmes institutions ; elle comporte des nuances, des degrés, des différences : la vie morale peut concilier autant de variétés que la vie physique. L’unité philosophique, réfléchie et religieuse à laquelle s’élèvera l’Europe, n’a pas besoin d’étouffer dans chaque peuple ce qui constitue la patrie, son caractère, ses charmes, son amour et son culte. À qui persuadera-t-on que si la tribune représentative s’érigeait avec autorité en Allemagne, en Italie, le naturel, l’orgueil des souvenirs, les vertus et les propriétés de ces deux grandes contrées s’évanouiraient soudain ?

La langue de Luther et d’Ulrich de Hutten peut prêter un nerveux et utile secours aux Mirabeau et aux Fox à venir de la Germanie. Peut-être un jour, à la faveur de nos armes, la patrie de Tullius retrouvera sa tribune. Le soleil de Naples ne peut-il luire que sur des Lazaronis ? et l’Italien ne saurait-il créer un nouveau style politique avec les lambeaux de Machiavel et du Dante ? L’humanité n’est pas déshéritée de l’avenir ; le sol a tremblé, mais il ne s’ouvrira pas pour nous engloutir. Si Dieu est en colère, ce n’est pas contre nous : il ne flétrira jamais à son redoutable tribunal l’humaine liberté : il pourra l’éprouver, jamais la damner. Peuple de France, lève ta tête ; tu peux regarder en face les rois et les hommes ; tu peux avec confiance et simplicité prier l’arbitre souverain des peuples et des rois.

Adieu, vous que je ne nommerai pas ; avant de reprendre la secrète intimité de notre correspondance, je veux, puisque je me suis adressé publiquement à vous, vous rendre grâces publiquement de la douce et bonne influence que vous avez exercée sur moi. Vos lettres, vos conseils, la maturité de votre expérience et de votre savoir, m’ont souvent appuyé, ranimé, soutenu. Si je me décourage, vous me ravivez ; si parfois je me prends à désespérer, non du but final des choses, mais des solutions de circonstance, vous me consolez ; vous me calmez, si je m’emporte, et dans vos entretiens, je puise une force continue qui me restaure et me vivifie. Grâces vous soient rendues ! adieu, restez calme et fortuné dans votre solitude ; que le ciel vous laisse toujours heureux : à qui ne retirerait-il pas le bonheur, s’il dirigeait ses coups, à l’heure où vous en êtes de la vie, contre la plus généreuse et la plus sereine des intelligences ? Adieu.


Lerminier
  1. Voyez les livraisons précédentes.
  2. Saint Augustin.
  3. Voyez Philosophie du droit, liv. IV, chap. XI.
  4. Prométhée d’Eschyle ; kratos, bia.
  5. Livraison de la Revue du 15 novembre 1831. — Philosophie du droit.
  6. De moribus Germanorum, Cap, iv.
  7. Metaphysische Anfangsgrunde der Rechtslehre. — Le même Kant, qui avait condamné a priori toutes les révolutions, suivit la nôtre avec l’intérêt le plus vif et le plus pénétrant : il était assez grand pour profiter des leçons que lui donnait l’histoire du genre humain et de la France.
  8. Nous ferons de cette démonstration l’objet particulier d’un essai intitulé : De l’Influence de la philosophie du dix-huitième siècle sur la législation du dix-neuvième.