Le parti légitimisme et le jacobitisme

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LE
PARTI LÉGITIMISTE
ET
LE JACOBITISME.

À M. le Directeur de la Revue des Deux Mondes.

Le pèlerinage de Belgrave-Square vaut-il la colère des amis des institutions et de l’établissement de 1830 ? ou le jeu que les légitimistes viennent de jouer ne mérite-t-il que l’indulgente pitié à la protection de laquelle les allures les plus impertinentes et les plus provocatrices ne sauraient soustraire la faiblesse ? Doute embarrassant, à ce qu’il paraît, puisque le public cherche depuis un mois à le résoudre. Il faut en vérité que le parti légitimiste nous donne des soucis bien rudes pour que nous délibérions si long-temps sur la question de savoir si nous nous fâcherons sérieusement contre lui. Voyons cependant de près les motifs de cette perplexité désolante.

Je vous préviens, monsieur, que j’entends seulement juger ici l’acte d’un parti et non la conduite de certaines personnes. Je ne recherche pas ce qu’il peut y avoir d’émeute en germe dans la manifestation légitimiste. Je n’examinerai pas, je ne mesurerai pas ce qu’il y a eu d’inconvenance au moins de la part de certains hommes qui ont contracté de plein gré, envers l’ordre de choses établi depuis 1830, des engagemens définis et consacrés par des sermens, à aller saluer le roi de M. le duc de Fitz-James et de la noblesse française. La question d’ordre public est une question de police. Le gouvernement est meilleur juge que nous de ce qu’il y a d’inquiétant pour l’ordre dans des démarches semblables à celles que vient d’accomplir le parti légitimiste. La question de convenance, c’est aux assemblées qui représentent le pays, et qui sont intéressées les premières à faire respecter dans leur sein les institutions dont elles émanent, qu’il appartient de l’apprécier. Sans y être excitées par aucun sentiment de colère ou de crainte, ces assemblées pourront faire justice par le blâme de ceux de leurs membres qui ont signalé leur mépris contre les institutions : peut-être le doivent-elles, quelque peu d’importance qu’aient par eux-mêmes les individus qui se sont rendus coupables de cette témérité car il n’y a pas d’outrage insignifiant contre les institutions. Mais une pareille mesure ne serait qu’un acte de justice constitutionnelle ; elle ne déciderait rien sur la portée de la manifestation légitimiste, comme acte politique d’un parti.

Je dis acte politique : ce mot vous indique également que je ne veux pas mettre en cause un sentiment qui touche à une vertu que j’honore, la fidélité des affections. Qu’il y ait en France quelques familles liées par ces chaînes de dévouement, de reconnaissance, façonnées par le devoir et l’honneur, à celle qu’une triple épreuve a montrée incapable de régir les destinées de la France, quel cœur pourrait refuser de le comprendre ? Que ces familles tiennent à donner des témoignages de respectueuse sympathie à une grande infortune qui, bien que méritée, est digne encore d’égards, et envers laquelle les liens politiques rompus n’ont fait que resserrer davantage les obligations privées ; personne, monsieur, dans un pays de générosité et d’honneur comme le nôtre n’y trouvera jamais à reprendre. Aussi, les visites solitaires aux ruines politiques de Kirschberg et de Goritz n’ont-elles jamais irrité la conscience publique ni arraché une parole d’indignation ou de mépris aux partis hostiles. Le pèlerinage de Belgrave-Square sort de l’enceinte fermée et respectée des démarches privées ; c’est un mouvement de guerre, c’est un acte politique, et on peut le juger pour ce qu’il veut être sans blesser ces délicatesses morales que l’on se ferait surtout un scrupule d’offenser à l’égard du malheur. Or, je me demande, à ce point de vue, quel est le résultat que le parti légitimiste s’est proposé. Je le sais, vous pouvez croire en apercevoir un tous les jours : vous voyez attachée au retour de Londres l’aimable émotion des succès que la vanité assaisonne. Ainsi, quel piquant butin de causerie on en a rapporté pour l’inauguration de l’hiver ! quel tribut on lève sur l’empressement des fidèles qui ne peuvent dire, hélas ! le hic ilium vidi juvenem, Melibœe, et sur la curiosité banale des indifférens ! Les superbes épopées que l’on construit, sous la fascination des splendeurs de l’hospitalité britannique, avec ces visites aux nobles manoirs anglo-normands, avec les belles chasses au renard, avec les intentions fines et significatives des toasts, avec ces mots jetés dans les conversations des drawing-rooms que l’on va ciseler et mouler en mots historiques ! Quels regards méprisans et narquois, tout allumés encore des hommages rendus à l’hôte d’Alton-Towers et de Constable-Place, on laisse tomber sur ce pauvre pavillon de Flore ! et quel dépit pour ces d’Orléans ! Comprenez-vous ce triomphe ? Oui, et cependant vous ne voudriez pas le disputer aux légitimistes. Vous appelez ces amusemens les jeux innocens de la politique, et vous avez raison. Vous trouvez qu’ils sont tout-à-fait à la hauteur de ce parti, et vous n’avez pas tort. Si la décrépitude ramène à l’enfance, les puérilités ne vous choquent pas dans les partis qui se meurent.

Les légitimistes ne voulaient-ils que faire parler d’eux ? Je conviens qu’ils y ont réussi ; mais le beau succès, et qu’il y a de raison d’en être fier dans une société où la première chose venue jouit chaque jour du privilége d’occuper tout le monde ! Les légitimistes ont-ils cru arriver à l’héroïsme par une bravade ? Où est donc la prouesse où le péril n’est pas ? Les légitimistes ont-ils ambitionné la douce satisfaction de nous narguer ? Mais si leur voyage en Angleterre disait quelque chose, n’était-ce pas, et d’une manière éclatante, l’impossibilité, pour eux aussi grande que le désir, de faire avec un personnage de plus le voyage inverse ? Or, dans une pareille situation, de quel côté de la Manche étaient, je vous prie, les rieurs de bon aloi, de quel côté les tristes figures ?

Et ne me reprochez pas de n’aller chercher les motifs de la manifestation des légitimistes que dans les petites choses. Voudriez-vous leur supposer les idées profondes des partis qui sont assez forts pour avoir besoin d’être habiles ? Justifierez-vous au moins la manifestation légitimiste en disant que la première condition d’existence pour un parti, c’est de faire d’une manière quelconque acte de vie ? Je comprends l’utilité d’une manifestation qui est une manifestation de force. Est-ce donc pour témoigner de sa force que le parti légitimiste est allé à Londres ?

Il serait plaisant, monsieur, que le parti légitimiste crût que c’est la faiblesse du gouvernement qu’il démontrait en allant à Londres. Son raisonnement serait alors celui-ci : vous ne m’empêchiez pas d’aller à Londres parce que vous ne le pouviez pas. Il suffirait aux légitimistes d’un simple retour de mémoire vers leur passé pour leur prouver qu’il ne leur est pas permis à eux-mêmes d’être dupes d’une aussi grossière illusion. Supposez que, durant la restauration, Napoléon eût été libre en Angleterre (je ne sais si c’était pour prouver sa puissance que la restauration le faisait garder prisonnier à Sainte-Hélène), supposez que des libéraux ou des impérialistes lui eussent organisé une ovation retentissante comme celle que nos jacobites viennent de dresser pour leur prétendant ; supposez que Foy, Manuel, Lamarque, fussent allés saluer l’empereur, comme MM. Berryer, Valmy, Larcy, sont allés faire leur cour au comte de Chambord, et demandez aux légitimistes si la restauration eût vu autre chose qu’une conjuration dans une pareille démarche, et si les coupables eussent mérité, à ses yeux, un autre châtiment que celui qui punit la témérité de Bories, ou au moins si les députés complices auraient échappé à la dégradation politique qu’elle infligea à Manuel pour une simple hardiesse de parole ? Est-ce parce qu’elle était forte que la restauration eût agi ainsi ? Et la révolution de juillet elle-même, si les légitimistes avaient tenté en 1832 la démarche qu’ils viennent de faire, eût-elle pu les traiter, comme aujourd’hui, avec une dédaigneuse indulgence ? Non, monsieur, et c’est précisément parce que les partis ne peuvent pas ne pas être défians et sévères lorsque leur existence est sérieusement menacée. C’est qu’on ne peut être tolérant en politique envers les ennemis que l’on craint : c’est que les partis ne peuvent être débonnaires que le jour où leur victoire est assurée, et que la clémence est en eux la preuve la plus décisive comme le plus précieux attribut de la force. Cette preuve, l’établissement actuel pourrait remercier les légitimistes de lui avoir offert une occasion signalée de la donner.

Étrange pensée ! sous un régime représentatif, dont l’objet est précisément de constater les forces des divers intérêts en présence dans le pays, et qui leur donne tant de moyens légaux et réguliers de s’exprimer, d’aller faire acte de vie hors de France, en Angleterre ! Quoi ! en France, l’épreuve n’est-elle pas assez souvent, assez généreusement offerte aux légitimistes ? N’est-ce pas au plus fort que nos institutions ouvrent le pouvoir, tandis que, par les sages combinaisons de leur mécanisme, elles ont pourvu à ce que le plus fort ne fût jamais que le plus digne ? soyez forts dans la commune, soyez forts dans le conseil-général, soyez forts dans la chambre élective. Mon Dieu ! c’est là et ce n’est que là que l’on se compte et que l’on fait compter sérieusement avec soi. Mais, monsieur, le parti légitimiste ne l’entend pas de cette façon : il faut lui faire honneur de l’originalité de sa manière. Certainement elle est sa propriété, elle lui est traditionnelle. En 1791 aussi, il était question de montrer sa force, et ce fut en allant à Coblentz, dans l’espoir d’en revenir sous la protection de la gendarmerie européenne, que le bon ton crut y réussir. Aujourd’hui, le bon ton fait ses preuves à moins de frais. Un voyage de quinze jours à Londres lui suffit, et, au lieu de la levée d’armée de Brunswick ou de Condé, cela n’aboutit plus qu’à ériger le journal le plus décrié de Londres en livre d’or de la noblesse française !

C’est d’ailleurs l’instinct, et un instinct qui ne le trompe pas, qui porte le parti légitimiste à sortir du sol français, à s’isoler de la France lorsqu’il veut se tâter, se reconnaître et se montrer au monde. Par quelle racine vivace les légitimistes tiennent-ils au pays ? Y ont-ils rien de ce qui fait l’énergie et prouve la vitalité d’un parti ? Un parti vivant, monsieur, ce sont des principes ; un parti, ce sont des intérêts ; un parti, ce sont des hommes riches des ressources de l’esprit, forts par le caractère, puissans surtout par l’application incessante de leurs facultés à un but aussi résolument poursuivi que nettement déterminé. Connaissez-vous les principes des légitimistes ? Pouvez-vous dire qu’ils aient la clientelle d’un seul grand intérêt en France ? Ont-ils, recrutent-ils des hommes ?

Si je demande des principes aux légitimistes, ne croyez pas que je me méprenne sur ce que les partis appellent de ce nom. Je suis loin d’attribuer aux idées une influence désintéressée en politique. Je ne connais que les religions qui aient ému les hommes avec de pures idées, et encore les idées religieuses, à le bien voir, ne s’adressent-elles qu’à des intérêts moraux étendus par la foi à des proportions qui dépassent les bornes de ce monde et de cette vie. Mais je vois dans les principes d’un parti la formule logique des intérêts qu’il représente, et à ce point de vue ils sont un symptôme significatif et ont une valeur positive. Chez les partis vigoureux, cette formule est simple, nettement posée, soutenue avec ensemble, parce que ces partis représentent des besoins sociaux qui doivent être satisfaits. Reconnaît-on à ces qualités les principes légitimistes ? C’est de celui de leurs dogmes qu’ils donnent pour le mieux arrêté qu’ils empruntent leur mot de ralliement. Ce dogme, comment l’entendent-ils ? C’est sur une question de souveraineté que leur métaphysique politique est fondée ; comment définissent-ils l’origine du pouvoir ? quelles sont leurs intentions à l’égard du système représentatif ? Sur ces questions élémentaires et décisives, vous ne trouvez parmi eux ni deux idées ni deux esprits d’accord. Ils ont trois ou quatre journaux qui, par leurs dissensions violentes, ont récemment mis à nu cette confusion, à l’édification durable du public.

Il ne suffit pas en effet de dire que la légitimité est un principe ; il faut le prouver. Sur quoi donc les légitimistes appuient-ils le principe de la transmission héréditaire du pouvoir royal ? Les légitimistes auraient sur ce point une doctrine caractéristique s’ils l’établissaient, comme ils le faisaient autrefois, sur la consécration du droit divin ; or, cette doctrine grosse de tyrannie, s’il en est qui la professent in petto, personne n’a la hardiesse de l’avouer. Le dernier duc de Fitz-James et M. de Châteaubriand l’ont solennellement répudiée. Mais si cette loi n’est plus à leurs yeux qu’une garantie d’ordre, qu’une mesure de sûreté stipulée et acceptée par la société dans l’intérêt de sa conservation, si l’intérêt du pays est mis ainsi au-dessus d’un droit qui ne procède que de cet intérêt même, quelle objection sérieuse opposent-ils à l’établissement de juillet, lequel, en substituant une famille intelligente, élevée dans les idées et dans les mœurs de la France nouvelle, à une race abâtardie qu’une impuissance d’esprit avérée et des préjugés invétérés rendaient incompatible avec la France, n’a fait évidemment que réparer et affermir les garanties de conservation qu’un peuple demande au pouvoir royal ? Il n’est donc plus question pour les légitimistes de la sauve-garde d’un intérêt national, il n’est plus question de principe ; la question de dynastie exprime chez eux des inclinations purement personnelles ou d’amers regrets d’intérêts privés. Ainsi subjugués dès leur point de départ par l’esprit de l’époque, il est curieux de voir leurs tiraillemens entre leurs vieilles idées et les volontés notoires de la France, et les vains efforts qu’ils font pour les dissimuler dans leurs théories contradictoires sur le gouvernement représentatif. Toutefois leur métaphysique sur l’accord de la liberté indépendante avec la royauté indépendante est trop peu intelligible pour être amusante. À chaque instant, on serait tenté de leur dire, en variant, le mot de Mme de Sévigné sur les disputes de la grace : « Épaississez-moi un peu votre politique, qui s’évapore toute à force d’être subtilisée. » Grace à Dieu, cette politique est épaissie à souhait, épaissie en faits qui ne sont rien moins qu’ambigus dans l’histoire de la restauration. Là est le seul commentaire compréhensible des principes des légitimistes ; le pays n’en demande jamais d’autre pour savoir à quoi s’en tenir sur leur compte. Ils ont beau faire sonner de superbes professions de dévouement à la liberté, à l’honneur, à la puissance de la France ; ils sont dans le rôle de tous les partis mis à la retraite, des partis impitoyablement condamnés pour leurs méfaits au régime édifiant du patriotisme et du libéralisme forcés, et on leur permet volontiers, comme La Rochefoucauld aux vieillards grondeurs, de donner de bons préceptes pour se consoler de ne plus pouvoir donner de mauvais exemples.

Les légitimistes, monsieur, n’ont donc pas de principes propres, quoi qu’ils disent, et ils n’ont pas de principes, parce qu’ils ne représentent dans le pays aucun intérêt actuel, aucune influence distincte et permanente. Dans nos sociétés modernes, il n’y a que trois intérêts, que trois forces qui puissent entrer dans la composition des partis : l’intérêt aristocratique, celui des classes moyennes, celui des classes populaires. Dans lequel de ces élémens le parti légitimiste est-il incarné ? L’intérêt aristocratique, c’est l’immobilisation de la puissance et la concentration de la richesse, au moyen d’une législation qui retient dans les mêmes familles la fortune et les prérogatives politiques. Tel était l’intérêt naturel et traditionnel de ceux qui composent le parti légitimiste, le parti de la noblesse française ; c’était celui qu’ils voulaient ridiculement affermir, lorsqu’en 1787, à l’assemblée des notables, convoquée cependant pour sauver une situation désespérée, la noblesse française demanda que les principaux emplois fussent tous donnés exclusivement aux gentilshommes, qu’on interdit aux roturiers l’usage des chiens, à moins qu’ils n’eussent les jarrets coupés ; que les roturiers payassent de nouveaux droits seigneuriaux aux gentilshommes possesseurs de fiefs ; que les gentilshommes fussent exempts de la contrainte par corps et de tout subside sur les denrées de leurs terres ; que le tiers-état fût obligé de porter un habit différent de celui des gentilshommes, etc. C’était l’intérêt aristocratique que la restauration, refusant de s’appuyer sur les classes moyennes, voulait reconstituer avec l’organisation de la pairie, avec le droit d’aînesse, avec le double vote ; c’est pour cet intérêt et par lui qu’elle s’est perdue. Le tiers-état a forcé les gentilshommes à porter son habit ; mais ces gentilshommes, qui s’appellent aujourd’hui légitimistes, ont perdu pied lorsque la révolution de juillet a balayé pour toujours l’édifice qu’ils s’efforçaient de reconstruire. Après juillet, les débris du parti de l’aristocratie, en présence des deux forces qui s’étaient réunies pour le vaincre, ont pris, pour réparer sa défaite, l’attitude qui est l’aveu le plus formel de leur impuissance intrinsèque. Ceux de ces hommes qui avaient conservé quelque activité d’esprit, et auxquels la liberté assurée par le nouvel ordre de choses permettait de simuler la vie par l’agitation, ont complètement renié leurs théories aristocratiques ; ils ont enfin compris que la force et la vie, que le présent et l’avenir étaient dans les classes moyennes ou dans la démocratie populaire. Trompés par les secousses au milieu desquelles l’établissement actuel s’est fondé, ils crurent d’abord qu’une victoire prochaine était assurée à la démocratie extrême, et ils n’hésitèrent pas à aller prendre position chez elle. De là, monsieur, cette grossière parodie des allures et du langage démocratiques qu’essayèrent les légitimistes avec un cynisme si scandaleux, et qui paraissait si étrange à ceux qui derrière les hommes des ordonnances avaient perdu de vue les roués du ministère Villèle.

Le dégoût public, et plus encore, je n’en doute pas, l’affermissement décisif du gouvernement des classes moyennes, avertirent enfin les hommes les plus considérables du parti qu’ils étaient fourvoyés dans une route où aucune chance de succès ne rachetait l’honneur compromis. De là, la seconde et remarquable attitude que certains légitimistes ont cherché à donner dans les derniers temps à leur parti. Voilà pourquoi M. Berryer, qui réclamait en 1831 le suffrage universel, se déclarait-il, il y a un an, satisfait de la part de droits qui lui est assurée dans l’ordre de choses actuel ; voilà pourquoi la malheureuse Gazette a été ignominieusement désavouée non-seulement par des hommes du comité, par M. de Valmy, par M. de Noailles, par M. de Pastoret, mais au nom même du prétendant. De ce côté donc, on cherche à ménager le pays légal, les classes moyennes : on voudrait leur persuader que les légitimistes sont des hommes d’ordre, de conservation, et qu’eux seuls possèdent les vraies garanties de la stabilité des gouvernemens et les traditions de l’honneur. Voilà donc où en sont réduits les hommes qui composent le parti légitimiste. Ayant conscience de leur radicale impuissance, voyant que par eux-mêmes, s’ils comptent encore quelques hommes, ils ne réussissent pas à former un intérêt vivace, de la force seulement de l’intérêt vinicole, ou de l’intérêt sucrier, eux, la noblesse qui va à Londres, en France, ils épuisent leur dernière chance à surprendre la crédulité des classes populaires ou des classes moyennes. Leur seule ressource est l’imprévu : leur seule espérance, le besoin que pourront avoir d’eux ceux qui les ont détruits pour toujours : ils sont descendus à ce point d’humilité, qu’ils se présentent comme un en cas. Certes, monsieur, il faudrait que ce parti nous eût donné d’aussi justes motifs de ressentiment qu’à M. de Châteaubriand, pour que nous pussions appliquer à sa tactique actuelle le stigmate que l’illustre écrivain a imprimé à ses derniers actes sous la restauration, en les appelant « la conspiration de la bêtise et de l’hypocrisie ; » mais nous pouvons dire qu’à coup sûr ce n’est pas la conspiration de la force.

Les hommes de quelque valeur qui entrent dans la vie politique peuvent-ils s’engager dans un parti semblable ? Vous souvenez-vous, monsieur, des appels qu’il y a dix ans, le parti légitimiste adressait à la jeunesse. « L’avenir, disaient-ils, est à la jeune France. » Il serait cruel de leur demander ce qu’ils ont fait de leur jeune France ; en effet, rien ne constate mieux le triomphe permanent des intérêts qui ont prévalu en 1830 que l’attitude des jeunes hommes qui se sont produits depuis cette époque, rien n’est mieux fait pour décourager les partis qui sont en dehors des limites constitutionnelles que la sagacité, que le bon sens, que l’amour de l’ordre, que le patriotisme éclairé, dont les jeunes hommes de cette génération ont fait preuve. Aussi, vous ne voyez au service des vieux partis extrêmes que des hommes vieillis, des hommes qui ont pris position avant 1830 ou au milieu des incertitudes des premières années de l’ordre de choses actuel. C’est d’ailleurs une conséquence de la situation de ces partis qui se sont relégués dans l’impossible, qui vivent dans un passé ou dans un avenir également placés hors de leur atteinte, de se désintéresser du présent, et de repousser nécessairement ainsi tous les talens pratiques qui veulent précisément agir sur le présent, toutes les ambitions légitimes dont la lutte féconde est un des premiers intérêts du pays, en un mot tous les patriotismes intelligens qui comprennent qu’il ne saurait y avoir de chômage, d’interrègne dans les affaires, dans la vie d’un grand peuple, et que le meilleur moyen de le servir n’est pas de se retirer dans sa tente. Cette conséquence, personne ne l’a plus durement subie que les légitimistes. Voyez-les à la chambre : si M. Berryer, dont l’éloquence ne se déploie jamais d’ailleurs que dans des occasions qui ne le distinguent en rien des autres orateurs de l’opposition, si M. Berryer avait été assez heureux pour ne pas entrer à la chambre sous le funeste patronage de M. de Polignac, n’est-il pas probable que les légitimistes seraient réduits, aujourd’hui, à la capacité diplomatique de M. de Valmy et au talent de parole de M. Béchard ? Les légitimistes ont de bonnes raisons pour parler avec mépris du ralliement ; pourquoi ne rallient-ils pas, eux ? On demandait, il y a plusieurs années, s’il y avait des carlistes. L’invective exagérait ici le doute ; mais on peut demander s’il s’en fait. Des hommes d’intelligence et de patriotisme ont quitté ce parti ; ce parti a-t-il réparé une seule perte ? Les légitimistes allèguent-ils l’influence que donne le pouvoir ? Mais durant la restauration, le parti constitutionnel n’avait pas le pouvoir, et à cette époque n’a-t-il pas rallié à lui, parmi les royalistes, tous les hommes qui étaient sincèrement attachés aux libertés nationales, de même qu’il leur enlève aujourd’hui tous ceux qui aiment avec intelligence le bon gouvernement et le bon ordre ?

Lorsqu’on se donne la peine d’examiner un peu sa situation, on est donc plus porté à rire qu’à se fâcher des poses fanfaronnes que prend en ce moment le parti légitimiste. Comme acte politique, son voyage à Londres n’a abouti qu’à faire connaître à la France son personnel. Nous permettons à ce parti d’être fier de ce résultat. S’il n’est pas allé à Londres pour autre chose, il a réussi, et nous nous félicitons autant que lui de son succès ; mais il aurait pu demander à l’Angleterre des enseignemens qui lui eussent été plus utiles. L’Angleterre a eu, elle aussi, des légitimistes ; elle aussi, elle a eu des prétendans, elle en a eu trois générations. Ses prétendans et ses légitimistes lui ont donné de rudes inquiétudes, et elle en est enfin venue à bout Elle peut apprendre aux légitimistes de tous les temps et de tous les pays l’issue qui est réservée à leurs inutiles, quoique souvent funestes agitations. Si M. le comte de Chambord était allé à Windsor, en parcourant, dans les archives de Cumberland-Lodge, la volumineuse collection des Stuart-Papers, et en méditant sur les derniers restes de tant d’intrigues, qui ont été conservés comme pour servir de leçon à la postérité, il eût pu se dégoûter des tristes aventures où d’imprudens conseillers cherchent à l’engager.

Mais les légitimistes n’aiment pas à entendre parler de l’histoire d’Angleterre : ils sont comme tous les entêtés malheureux, qui s’en prennent de leurs échecs à ceux qui les en ont vainement avertis d’avance. L’histoire d’Angleterre semblait avoir prophétisé aux légitimistes leur propre histoire. Les clairvoyans les prévenaient en 1828 et en 1829 qu’ils travaillaient par leur obstination à refaire la révolution de 1688. Ils niaient alors avec une superbe incrédulité la similitude des situations ; croyez-vous que 1830 les ait désabusés ? Pas le moins du monde, monsieur ; ils vous diront aujourd’hui qu’il n’y a pas la moindre ressemblance entre la situation des jacobites et la position que la révolution de juillet leur a faite.

Eh bien ! ici, les légitimistes ont peut-être plus raison qu’ils ne le souhaitent ; non, quoique les légitimistes soient tombés comme les jacobites, quoique, pas plus que les jacobites, ils ne soient destinés à se relever, la situation où 1830 les a mis ne se peut pas comparer, grace à Dieu, à celle que les partisans des Stuarts conservèrent long-temps en Angleterre. C’est la logique du droit divin et du pouvoir constituant réservé à la royauté qui a fait périr les Stuarts comme les Bourbons : voilà la ressemblance. La différence sérieuse, je ne la vois pas, monsieur, dans la diversité des motifs qui portèrent Jacques II et Charles X à l’abus de leurs prérogatives : qu’importe que dans deux sociétés différentes, à cette distance entre les deux époques, les motifs n’aient pas été identiques ? La dissemblance sérieuse, je ne la vois pas davantage dans les forces sociales qui ont fait les deux révolutions : qu’importe qu’ici la nation ait été organisée démocratiquement, là aristocratiquement, puisque des deux côtés il y a eu également conflit entre les intérêts et les vœux nationaux et l’arbitraire royal ! La véritable différence est dans le caractère de la victoire des deux révolutions ; la différence, c’est que tandis que la révolution de juillet a forcé le parti légitimiste à renier ses anciens principes, tandis qu’elle a mis à nu la faiblesse radicale en montrant qu’il ne représente dans le pays aucun intérêt permanent, tandis, en un mot, que la révolution de juillet a réellement anéanti le parti légitimiste au-delà de la génération qu’elle a déplacée des affaires, en Angleterre, au contraire, la révolution de 1688 ne put de long-temps enlever au parti jacobite le prestige de ses principes : elle le laissa appuyé sur de puissans intérêts intimement unis à la constitution de la société anglaise, et ne put empêcher que des hommes qui réunissaient la triple influence de la richesse, de la naissance et du talent, ne le favorisassent secrètement ou ne se missent ouvertement à sa tête. Ainsi l’œuvre de la révolution de juillet a été plus puissante et plus prompte que celle de la révolution de 1688, et voilà en quoi ces deux grands évènemens diffèrent. Je souhaite que cette différence réjouisse les légitimistes ; pour moi, pour tous ceux qui désirent voir se consolider le moins laborieusement possible, dans l’accord de la royauté consentie et du système représentatif, cette sage et féconde liberté que la France poursuit depuis un demi-siècle, ce n’est pas sans une satisfaction mêlée d’orgueil que je peux distinguer par ce contraste la révolution française de la révolution anglaise.

Les légitimistes attendent et souhaitent les crises, parce que les partis à qui tous les moyens de succès sont fermés, et qui ne sauraient réussir que par l’improbable, sont avides des évènemens qui leur semblent devoir ouvrir des situations imprévues. Les légitimistes forment donc de grandes espérances, et ils ne le dissimulent pas, sur un évènement qui sera sans doute une grande épreuve pour la France, sur un évènement que nos vœux voudraient reculer le plus loin possible, mais qui, en aucun cas, ne sera la catastrophe qu’ils appellent. La première transmission du trône sous la dynastie fondée en juillet, surtout dans les circonstances qu’un affreux malheur nous a faites, sera assurément un évènement grave et dont la perspective doit naturellement influer déjà sur l’attitude et les plans des divers partis constitutionnels ; mais que les légitimistes considèrent les conjonctures au milieu desquelles la même épreuve s’accomplit en Angleterre, et qu’ils disent s’ils ont autant de raisons d’espérer qu’en avaient les jacobites à la mort de la reine Anne.

L’affaire de la transmission du trône à la mort de la reine Anne a été à coup sûr la phase la plus critique qu’ait eu à traverser l’œuvre de 1688. Je disais tout à l’heure que les légitimistes anglais avaient conservé, même après la révolution, le prestige de leurs principes : ils ne renoncèrent pas, en effet, comme les nôtres, au dogme du droit divin ; cette croyance politique était si enracinée dans le pays, que, même au lendemain de l’expulsion de Jacques II, les whigs n’osèrent pas la heurter de front. Vous savez, monsieur, les ménagemens que les lords et les communes réunis en convention pour régler la question de la royauté après la fuite de Jacques employèrent pour éviter de toucher directement au vieux principe. Ils se bornèrent à déclarer que, Jacques « ayant violé les lois fondamentales et s’étant retiré du royaume, il avait abdiqué le gouvernement, et que le trône était devenu vacant. » Et, pour le remplir, il fut résolu, après de longs débats « que le prince et la princesse d’Orange seraient déclarés roi et reine d’Angleterre, » ce qui laissait intacte la question du droit héréditaire. Le règne de Guillaume, quoique les tentatives violentes des jacobites eussent été réprimées, fut loin de présenter un aspect rassurant. Avant la bravade par laquelle Louis XIV, à la mort de Jacques II, émut si vivement chez le peuple anglais la fibre de l’orgueil national, ce règne semblait devoir se terminer au milieu de l’affaissement des esprits et de la désaffection générale. Il semblait, comme l’écrivait au roi Guillaume le plus grand sans doute des illustres fondateurs de l’œuvre de 1688, lord Somers, il semblait « qu’un marasme mortel se fût emparé de la nation entière. » La ferveur patriotique qu’excita la guerre de la succession d’Espagne parut assombrir quelque temps l’avenir des jacobites ; mais les dernières années de la reine Anne ranimèrent leurs espérances plus brillantes que jamais.

La preuve la plus notable de la force réelle que l’intérêt jacobite retint long-temps après 1688, c’est que les principaux whigs, les auteurs de la révolution, cherchèrent toujours à conserver des rapports avec la famille royale exilée. Des documens nombreux et authentiques, qui font partie des Stuart-Papers, prouvent que des ministres whigs de Guillaume et d’Anne, que lord Damby, le duc de Shrewsbury, le lord-trésorier Godolphin, l’amiral Russell, le duc de Marlborough même, lui, surtout, correspondirent secrètement avec les Stuarts. Le maréchal de Boufflers s’étonnait, dans une entrevue qu’il eut avec Marlborough pendant la guerre de Flandre, que le général anglais lui demandât avec intérêt des détails sur la famille exilée, et ce n’est pas sans témoigner une moindre surprise que Saint-Simon rapporte ce fait. Qu’eût-il dit s’il eût su qu’après des victoires qui devaient au moins retarder la restauration jacobite, Marlborough écrivait au souverain déchu des lettres qui exprimaient, dans les termes les plus vifs, à la fois le repentir et l’attachement ? Qu’eût-il dit s’il eût vu cette lettre au roi Jacques, aujourd’hui imprimée, où, pour prouver la sincérité de ses protestations par autre chose que des paroles, Marlborough livrait à l’ennemi le secret du projet d’une expédition anglaise sur Brest, expédition dont l’insuccès, amené peut-être par cette trahison, coûta la vie à huit cents soldats anglais ? Marlborough persévéra jusqu’au bout dans cette duplicité ; en avril 1713, il écrivait à l’électeur de Hanovre : « Je vous prie d’être persuadé que je serai toujours prêt à exposer ma vie et ma fortune pour votre service. » Au mois d’octobre de la même année, il déclarait solennellement à un agent jacobite qu’il aimerait mieux avoir les mains coupées que de faire quelque chose qui pût être préjudiciable aux intérêts du roi Jacques.

Certes monsieur, un parti qui contraignait ainsi ses adversaires bien réels au fond à observer à son égard de semblables ménagemens avait quelques raisons d’espérer ; mais ses chances de succès étaient bien mieux indiquées, et paraissaient bien plus sûres à la fin du règne d’Anne. Vous n’avez pas besoin que je vous rappelle les circonstances connues qui firent succéder, en 1710, au ministère whig et à l’influence du duc de Marlborough le ministère tory qui avait à sa tête Harley, comte d’Oxford, et Saint-John, devenu plus tard lord Bolingbroke. Ces grands noms de whigs et de tories exprimaient, à cette époque comme de nos jours, des tendances, des sympathies ou des antipathies plutôt que des principes nettement définis Ainsi, les tories, à cette époque, désiraient voir le prétendant succéder à sa sœur, par respect pour l’ancien droit héréditaire ; les deux élémens les plus considérables de leur force étaient la haute église et les gentilshommes campagnards. Les membres de la haute église regardaient presque tous le droit divin de la royauté comme un dogme religieux, et leur attachement intime pour les Stuarts était naturellement augmenté par la défiance que leur inspiraient les whigs, dévoués à la révolution et à la succession hanovriennes, qui recevaient des dissidens, des dissenters, un appui actif et persévérant. Les gentilshommes de campagne, les country-gentlemen, unis au clergé de l’église établie par un rapprochement continuel et par des intérêts communs, comptant la plupart les souvenirs des prouesses de leurs pères, vaillans cavaliers au service du roi martyr, comme la plus noble gloire de leurs familles, voyaient d’un œil également jaloux, chez les whigs, les familles industrielles et commerçantes dont la guerre avait accru les richesses, tandis qu’elle avait augmenté les impôts, et avait laissé, chose effrayante à cette époque, où elle était sans précédens, une dette énorme à la charge de l’Angleterre. Les country-gentlemen, épouvantés, craignaient que leurs propriétés ne fussent l’hypothèque naturelle que dévorerait cette charge nationale. Fielding a dépeint comiquement l’étendue et la portée de leurs craintes dans son squire Western, qui croit sérieusement qu’avec la succession hanovrienne il s’agit pour lui de voir transporter ses terres en Hanovre. En arrivant au pouvoir avec le parti tory, à la tête duquel ils venaient de se placer par ambition, Harley et Bolingbroke durent songer à terminer le plus promptement possible la guerre avec la France, qui, en donnant nécessairement la conduite des armées au duc de Marlborough, laissait aux mains des whigs le plus puissant instrument de leur influence. La nécessité de la paix avec la France porta Harley à se mettre en rapport avec la famille exilée. Dès 1710, Harley, par l’intermédiaire d’un agent jacobite, l’abbé Gaultier, faisait une ouverture au maréchal de Berwick, frère naturel du prétendant, pour traiter de la restauration des Stuarts à la mort d’Anne. Harley obtint par-là pour son administration le puissant appui des jacobites : c’était d’ailleurs le seul but qu’il eût en vue, et ses lenteurs et ses hésitations finirent par dégoûter les Stuarts ; mais ils trouvèrent dans Bolingbroke, qui songeait déjà à supplanter Harley, un allié plus dévoué et plus hardi. Bolingbroke avait mis dans la conclusion de la paix avec la France, que ses attributions le chargeaient particulièrement de traiter, toute la vivacité de son ardent caractère : il comprenait qu’il devait être suspect à la maison de Hanovre et n’avait rien à attendre d’elle, tandis qu’il serait tout sous les Stuarts restaurés par lui. Aussi, il résolut de seconder de tout son pouvoir les plans des jacobites. Il se mit en communication avec leurs meneurs à la fin de 1712, et durant les deux années suivantes il est continuellement mentionné par les agens français Gaultier et Iberville, comme ayant avec eux les rapports les plus confidentiels.

Les jacobites comptaient encore dans le ministère des adhérens presque déclarés, les ducs de Buckingham, d’Ormond et Bromley. L’état de leurs affaires paraissait si brillant, que les whigs ne dissimulaient pas leurs alarmes. « La plupart de nos country-gentlemen sont plutôt contre nous que pour nous, disait en 1713 un de leurs chefs, le général Stanhope, à l’ambassadeur de Hanovre ; si les choses durent ainsi quelque temps encore, l’électeur n’aura pas la couronne à moins qu’il ne vienne avec une armée. » Les choses firent pis que durer ainsi ; l’ascendant des jacobites alla toujours s’assurant davantage, et le ministère venait de faire passer dans le parlement, à une majorité considérable, une loi réactionnaire contre les dissidens, qui devait briser entre les mains des whigs un de leurs plus puissans instrumens ; il venait, depuis quelques jours, de se modifier sous l’influence de Bolingbroke dans le sens le plus favorable aux desseins des jacobites, lorsque la reine Anne mourut. Devant cet évènement soudain, il arriva ce qui doit toujours arriver en pareille circonstance : cette force de cœur qui fait prendre les déterminations décisives et promptes manqua à ceux qui conspiraient contre le génie et l’avenir de leur patrie ; elle passa toute du côté des whigs, qui, par la vigueur de leurs mesures, assurèrent la succession hanovrienne. « Jamais peut-être, dit un historien anglais, les calculs les plus raisonnables des hommes de jugement et de réflexion ne furent ni plus profondément ni plus heureusement trompés qu’à la mort de la reine Anne. En voyant l’Angleterre déchirée par les partis, des orages prêts à éclater en Irlande et en Écosse, si l’on songe que toutes les puissances catholiques, par esprit religieux, et plusieurs états protestans, par politique, devaient regarder de mauvais œil la succession hanovrienne, que la France, l’Espagne et l’Italie étaient aussi favorables au prétendant qu’elles l’osaient, que l’empereur, jaloux de l’électeur, ne désirait nullement le voir sur le trône britannique, que les prétentions de ce prince ne devaient être soutenues que par la Hollande épuisée et la Prusse naissante ; si l’on considère d’ailleurs le génie de Bolingbroke et son ascendant sur la reine, ne devait-on pas prévoir, à la mort de celle-ci, une période de luttes violentes au terme desquelles le triomphe paraissait incertain ? Cependant les prudentes mesures du conseil privé prévinrent le conflit attendu, et il n’est pas d’héritier naturel qui, avec le titre le plus incontestable et dans les époques les plus loyales, ait jamais succédé à son père au milieu d’une unanimité plus apparente que celle avec laquelle fut salué roi d’Angleterre un prince étranger et inconnu. »

Je n’ai pas l’intention de retracer ici les diverses péripéties à travers lesquelles le parti jacobite arriva, après de longues années, à son extinction complète. Cette page de l’histoire d’Angleterre serait sans doute intéressante à étudier, mais elle demanderait un travail plus étendu et plus approfondi. D’ailleurs, monsieur, vous y retrouveriez toujours la même différence entre le parti jacobite et le parti légitimiste, quant aux élémens de succès. Les chances qui soutenaient l’espoir des jacobites vous paraîtraient aussi nombreuses que celles des légitimistes sont illusoires. Vous savez combien elles furent formidables au moment où Charles-Édouard assimila à sa cause les griefs nationaux de l’Écosse. Certes, monsieur, les légitimistes peuvent se vanter à leur aise de ne plus songer à recourir à des moyens qui sont en réalité au-dessus de leur atteinte : à qui persuaderont-ils qu’ils n’envieraient pas la situation des affaires jacobites à l’époque de la prise d’armes des Highlands, lorsque peu d’années auparavant Robert Walpole croyait les amis des Stuarts encore assez dignes d’être ménagés en Angleterre pour écrire de sa propre main au prétendant une lettre pleine de protestations de dévouement. Un orateur devant qui des légitimistes répudiaient pour leur cause l’appui de l’étranger a pu leur répondre avec raison que cette intention était d’autant plus méritoire de leur part qu’ils abdiquaient ainsi leur unique chance de succès : lorsque je les entends déclarer qu’ils sont résolus à ne poursuivre leur but que par les voies légales et pacifiques, je vous avoue que ce n’est pas de leur abnégation que je leur fais compliment, puisque leur impuissance à exercer une perturbation sérieuse est bien mieux prouvée que leur amour de l’ordre. C’est au moins leur crédulité que j’admire, s’ils s’imaginent que, par la persuasion pacifique, ils amèneront les classes moyennes à préférer un prince élevé hors de France, entouré d’un bataillon sacré de gentilshommes, à une famille élevée au milieu d’elles, dont tous les intérêts sont solidaires de leurs intérêts, dont l’alliance avec elles a été cimentée par la communauté du péril et du triomphe, qui a si puissamment concouru à leur assurer la liberté par l’ordre, tandis que la branche tombée avait déchaîné sur elles le désordre par ses entreprises contre la liberté. Il est peu étonnant d’ailleurs que l’on caresse des illusions de ce genre, lorsqu’on est réduit à ces positions malheureuses où variant la chute du sonnet d’Oronte, on espère surtout en raison des motifs que l’on a de désespérer.

En résumé donc, monsieur, que nous donnent à appréhender les derniers mouvemens des légitimistes ? Pas grand’chose, dites-vous en souriant. Pour moi, je vais plus loin ; je dis que cette manifestation est un succès pour nous, puisque, de quelque côté qu’on l’envisage, elle ne démontre que l’isolement et la faiblesse de nos adversaires. Et ne croyez pas qu’en réduisant à sa valeur intrinsèque cette petite affaire, je veuille amoindrir la culpabilité morale et légale de ceux qui y ont pris part. Non, je ne crois pas que le mépris des institutions doive être excusé même chez des adversaires dont on a le droit de mépriser l’impuissance ; mais, écartant ces considérations, je me réjouis volontiers de l’occasion que nous offrent les derniers adversaire de la révolution de juillet de signaler par leurs actes la force et la stabilité de l’ordre de choses qui a été établi en 1830. Je me réjouis que par les représentans significatifs qu’il a envoyés à Londres, le parti légitimiste ait averti lui-même le pays de la comédie qu’il joue ici, tantôt en flattant les passions populaires, tantôt en essayant de courtiser les sages instincts des classes moyennes. Je me réjouis de voir que nous avons contre nous ceux qui se font appeler dans le Morning-Post la noblesse française ; j’espère bien que c’est la dernière représentation que nous donne cette caste. Avez-vous quelquefois réfléchi au rôle caractéristique que la noblesse a joué dans l’histoire de notre pays ? Il se peut que cette noblesse ait rendu des services à la civilisation à l’origine du moyen-âge, à l’époque des invasions des Normands par exemple. Certainement, monsieur, ses services ne vont pas au-delà de cette époque. Il est remarquable, au contraire, que tous les progrès politiques et sociaux accomplis depuis lors par la France l’ont été contre la noblesse et malgré la noblesse. Les plus mauvais roi, les caractères les plus sombres, un Philippe-le-Bel, un Louis XI, un Richelieu, sont excusés par l’histoire pour les coups qu’ils ont porté à la noblesse. Lorsqu’elle n’a plus été en mesure de s’opposer à la formation de l’unité du territoire et du pouvoir, ses prétention égoïstes ont combattu jusqu’au dernier moment l’établissement de l’équité dans les institutions politiques. Et a-t-elle au moins racheté, comme l’aristocratie anglaise, comme le patriciat romain, par une application laborieuse à de grands intérêts, par les hautes qualités de l’esprit et du caractère, l’âpreté de son égoïsme ? Non ; dès que la victoire du pouvoir royal fut assurée, comme ces Romains dégradés dont parle Corneille, ils mirent toute leur gloire dans une émulation de servilité. Montesquieu a fait de l’honneur le mobile de la vieille monarchie française. Depuis Louis XIV, le mobile de la noblesse française n’a plus été que la vanité. Administrer le pays, discuter dans les négociations les intérêts du pays avec les nations étrangères, n’a pas été l’œuvre de la noblesse ; c’était l’affaire de roturiers comme Colbert, d’hommes de robe longue comme les Letellier, les Lyonne, les d’Avaux. L’affaire de la noblesse, c’étaient les tabourets à la cour, c’était l’entrée aux carrosses du roi, c’étaient les invitations à Marly ou à Trianon. « La noblesse de France, écrivait Bolingbroke, qui pour son malheur avait eu le loisir de l’étudier de près, semblable aux enfans des tribus parmi les anciens Sarrasins, aux mamelouks parmi les Turcs, est élevée à faire l’amour, à chasser et à se battre (they are bred to make love, to hunt, and to fight). » — « Pendant que les grands négligent de rien connaître, écrivait un des plus grands esprits du XVIIe siècle, La Bruyère, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires…, qu’ils se contentent d’être gourmets ou coteaux, d’aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philisbourg, des citoyens s’instruisent du dedans ou du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un état, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent, deviennent puissans, soulagent le prince d’une partie des soins publics. Les grands, qui les dédaignaient, les révèrent ; heureux s’ils deviennent leurs gendres. » — Voilà, monsieur, ce qu’a été, comme corps, la noblesse française sous l’ancienne monarchie ; ainsi on l’a vue à la veille de la révolution ; ainsi elle est revenue de l’émigration non corrigée, quoique sévèrement punie, n’ayant rien appris ni rien oublié. N’ai-je donc pas raison de me réjouir de voir pour adversaire aux institutions de juillet ce qui survit de ce corps mutilé par les révolutions ? Nous sommes contre lui avec tout le passé de la France ; que s’imagine-t-il pouvoir faire contre notre avenir ? Qu’il continue ses pèlerinages ; la France en rira lorsqu’elle voudra bien y prendre garde, et la royauté fantastique qu’il poursuit de son ombre pourra bien, si elle a un peu plus d’esprit que lui ou lorsqu’elle aura de l’expérience, le renvoyer au mot profond que Voltaire met dans la bouche des six prétendans qu’il a si plaisamment réunis au souper de Candide : « Je me résigne à la Providence, et je suis venu passer mon carnaval à Venise. »


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