Lettres sur la Belgique/01

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Lettres sur la Belgique
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 260-270).
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LETTRES SUR LA BELGIQUE;




AU DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES[1]
I..

La Revue des Deux Mondes publiait dernièrement sur le libéralisme socialiste[2] une étude où des doctrines bien contraires en apparence se trouvaient à peu près d’accord. J’ai été frappé des nombreux exemples qu’on pourrait puiser en Belgique à l’appui des vues si sages et de la piquante argumentation de M. de Lavergne. Prendre la vie des nations par le côté pratique, accepter les bienfaits évidens qui se sont accomplis depuis la grande révolution de 1789 et chercher à les étendre encore, appliquer à l’amélioration du sort des masses les moyens connus tant qu’une solution nouvelle du problème ne sera point sortie de la lutte des théories, voilà le programme qu’on opposait dans cette Revue même aux doctrines du libéralisme socialiste, et ce programme, après de longues agitations intérieures, la Belgique a pu le réaliser en partie, grâce à la nation, qui a su allier, pour marcher à son but, l’amour des lois à la fermeté et à la patience.

Vous comprendrez, monsieur, que je saisisse avec bonheur l’occasion de faire mieux connaître un pays que la France juge, il faut bien le dire, assez mal, et ce n’est pas seulement dans les derniers temps et depuis le 24 février que la France a mérité ce reproche : c’est depuis 1830. On a incessamment méconnu nos sympathies pour votre pays, quoique la gratitude pour de grands services rendus nous en fît un devoir autant que nos intérêts. On a, dans toutes les relations d’affaires matérielles, traité la Belgique plutôt en étrangère qu’en sœur. On eût dit que notre indépendance nationale, pour laquelle nous avions combattu depuis des siècles, et qu’au prix d’immenses sacrifices nous avions enfin reconquise, avait quelque chose qui blessât les héritiers de la France impériale, et que nous n’avions le droit de vie que grâce à leur clémence.

C’est depuis le 24 février surtout que votre presse semble se complaire à nous maudire. On propage contre nous les erreurs les plus cruelles, avec une malveillance qui tient de l’acharnement. Comme si la fourmi ne pouvait vivre à côté de l’aigle sans lui faire ombrage, on transforme notre pays en un centre de conspirations, et notre gouvernement libéral en complice de la Russie, en avant-garde de l’Angleterre. Pourquoi ces calomnies ? N’est-ce donc point assez de gloire pour la France d’être le Christ des temps modernes et de se crucifier périodiquement pour l’humanité ? Pour n’être qu’un petit peuple modeste et sans rayonnement, qu’au moins on n’aille pas jusqu’à nous haïr. Qu’on nous juge plutôt, non avec cette générosité qui est une de vos vertus, mais avec justice. Voici, du reste, les pièces de notre histoire depuis notre affranchissement en 1830 ; d’abord quelques brefs souvenirs.

En 1815, le royaume des Pays-Bas fut érigé comme un rempart du nord contre la France : telle était évidemment la pensée qui guida le congrès de Vienne ; mais les Pays-Bas ne partageaient point cette pensée d’hostilité. Les idées libérales qui avaient triomphé en 1789 y avaient gardé leur empire, grâce aux souvenirs des libertés héréditaires dont la Hollande, notamment, jouissait depuis des siècles. Le roi Guillaume n’avait d’ailleurs pas peur des idées, comme la restauration française, témoin l’accueil bienveillant et hospitalier qu’il avait fait aux conventionnels exilés. Cependant, si le roi Guillaume aimait la philosophie en homme d’esprit, il n’aimait la liberté qu’en roi ; il la voulait pour lui seul. La philosophie, il la protégeait et en laissait volontiers jouir tout le monde. C’est ce qui explique comment il se fit deux sortes d’ennemis puissans en Belgique : l’épiscopat, hostile à la philosophie ; le libéralisme, hostile à l’omnipotence royale. Aussi quelques années s’étaient à peine écoulées depuis la fondation du royaume des Pays-Bas, que la lassitude née des longs malheurs de la guerre avait fait place à l’éveil de l’opinion publique.

C’est alors que l’on put reconnaître quelle faute politique on avait commise en accouplant la Belgique catholique à la Hollande protestante. La prospérité grandissante, née de la réunion des provinces méridionales, purement industrielles, aux provinces du nord, purement commerciales, ne put effacer le vice originel de la formation du royaume des Pays-Bas. La paix avait déjà été assez longue pour faire poindre le phénomène normal des temps de sécurité : la question morale dominait de toute sa hauteur la question matérielle.

Ce fut en 1828 seulement que le mécontentement sourd qui existait en Belgique parvint enfin à se formuler avec quelque netteté. Le parti libéral avait des griefs sérieux contre le gouvernement. Les fonctions publiques n’étaient point équitablement réparties ; les provinces belges étaient exploitées par tous les ambitieux des provinces septentrionales ; les libertés publiques étaient entamées et menacées ; la langue française avait dû faire place à la langue nationale ; les lois d’impôt étaient devenues oppressives ; en un mot, la suprématie appartenait de fait et en toute chose aux Hollandais. « L’opposition se composait donc, aux états-généraux, d’à peu près tous les représentans méridionaux, et on prononça le mot de domination hollandaise, mot qui répugnait tant à la Belgique, depuis trop long-temps dominée par l’étranger, à la Belgique, qui comptait dans son histoire de si glorieux souvenirs d’indépendance et de liberté.

L’épiscopat, qui exerce une grande influence sur l’esprit de nos populations religieuses, voyait de son côté, dans la direction philosophique donnée par le gouvernement hollandais à l’enseignement, une atteinte portée au catholicisme. Il accusait le roi Guillaume de vouloir convertir la Belgique au protestantisme, et cette accusation, vraie ou fausse, avait jeté de vives inquiétudes et de profonds fermens de haine parmi les catholiques. Ainsi, le gouvernement hollandais était signalé par le clergé comme voulant inoculer l’hérésie aux fidèles ; par les libéraux, comme animé d’un esprit d’absorption et de domination menaçant pour les libertés publiques. De ces deux partis, l’un était blessé dans sa foi religieuse, l’autre dans son esprit d’égalité : il y avait là, on le voit, les élémens d’une coalition puissante contre le gouvernement du roi Guillaume. Les deux fractions politiques qui devaient former cette coalition étaient au fond hostiles ; elles se composaient, la première, des hommes sortis des écoles épiscopales, et la seconde, des hommes sortis de l’école philosophique ; mais le terrain neutre sur lequel les deux partis pouvaient se rencontrer était celui de la liberté compromise.

À l’appel d’un écrivain qui a joué un grand rôle dans la Belgique depuis 1828, de M. Paul Devaux, il se fonda enfin un parti unique, un parti qui sut attirer à lui tous les mécontens. Il prit le nom de l’Union. Les remarquables écrits que publia coup sur coup, en faveur de l’Union, M. de Potier, eurent un retentissement immense. Ce fut le thème de toute la presse libérale. On fit alors une propagande facile et infatigable dans toutes les provinces méridionales. À l’apparition de cette force nouvelle, le roi Guillaume en comprit toute la puissance. Il s’irrita à son tour. On intenta, par son ordre, des procès de presse. Le roi persévéra plus que jamais dans un système qu’il avait rendu odieux à nos populations. Il parcourut enfin toutes les phases de colère, de résistance désespérée, qui précèdent fatalement les révolutions, et en septembre 1830 nous eûmes à notre tour nos trois journées.

Toutefois, malgré la coïncidence des dates, les deux révolutions de France et de Belgique étaient, vous le voyez déjà, profondément différentes. En France, juillet fut principalement dirigé contre le parti théocratique. Les jésuites étaient depuis long-temps le point de mire de la haine populaire, et, en effet, le clergé resta hostile à la révolution. Ici, le clergé avait, au contraire, concouru puissamment à combattre le gouvernement déchu. Il avait pris une part active, ardente même, à la lutte. Il avait le droit de demander à la révolution qu’elle acceptât son concours, et la révolution reconnaissante l’accueillit avec empressement.

Le gouvernement provisoire belge, composé d’hommes nouveaux, ne voulut point prendre de décision quant à la forme politique qui devrait désormais régir le pays. Il voulut que la nation, consultée, se prononçât elle-même librement et définitivement sur cette question, et le congrès constituant fut nommé. C’est à ce congrès que nous devons l’admirable monument constitutionnel que les peuples du Nord viennent aujourd’hui même interroger chez nous. C’est notre constitution, la plus libre de l’Europe, la plus courageuse alors, car l’esprit démocratique y coula à pleins bords, qui, à l’heure de crise où nous sommes, est l’ange gardien de la Belgique ; car, si la Belgique est calme au milieu de l’agitation universelle, c’est qu’aucune liberté venue du dehors n’a pu l’étonner, c’est que sa constitution lui avait donné dès 1831 :

La liberté de la presse, sans cautionnement ;

La liberté d’association, sans limites ;

La liberté de réunion, sans demande d’autorisation ;

La liberté des cultes, sans intervention du pouvoir civil ;

La liberté de l’enseignement, sans examen préalable ;

L’électivité de toutes les fonctions communales et provinciales, de la haute magistrature elle-même.

Le congrès, il est vrai, adopta la monarchie héréditaire avec deux chambres, par 168 voix contre 13 républicaines ; mais à cette monarchie il ne laissa que la nomination à quelques fonctions administratives et son influence personnelle. Voilà le lot de la royauté en Belgique. Cette constitution décréta, en outre, qu’il y aurait un représentant par quarante mille habitans, et que tout Belge était éligible, mais que, pour être électeur, il fallait payer un cens qui varierait, entre les villes et les campagnes, depuis 80 florins jusqu’à 20, dernière limite marquée à la jouissance du droit électoral.

Le parti catholique donna les mains, il faut le dire, à l’établissement de toutes ces larges réformes populaires ; espérait-il, comme on l’en a soupçonné depuis, les faire servir d’instrument à sa puissance ? L’avenir seul devait répondre à cette question ; mais alors on n’avait aucune raison de suspecter la loyauté des hommes qui avaient uni leurs efforts à ceux des libéraux. D’ailleurs le temps était à l’enthousiasme plus qu’à la défiance ; la splendide conquête d’une nationalité rendait en quelque sorte les esprits meilleurs. Il a fallu dix ans d’atteintes patentes et cruelles portées à nos institutions, de la part de l’épiscopat, pour qu’il pût être accusé par tous de vouloir installer la théocratie sur les ruines du pouvoir civil, et pour qu’une résistance unanime, aujourd’hui victorieuse, s’organisât contre lui.

Notre histoire, depuis 1850, peut se diviser en deux périodes : depuis la révolution jusqu’en 1839 ; depuis 1839 jusqu’en 1847.

Pendant la première période, les partis n’avaient nullement le caractère qu’ils ont pris depuis. Le principe de l’ancienne union avait conservé sa puissance. Il y avait moins des libéraux et des catholiques que des hommes du juste-milieu et des hommes du mouvement. Parmi les premiers, on comptait MM. Devaux, Lebeau, Rogier, libéraux, et MM. de Theux, de Merode, Rackem, catholiques. Parmi les autres, on distinguait MM. Gendebien, Defacqz, Robaulx, libéraux, et MM. Brabant, Dubut, Dumortier, catholiques. Les hommes de la modération voulaient avant tout résoudre la question extérieure par la diplomatie et les moyens pacifiques. Les hommes du mouvement voulaient à chaque instant remettre tout l’édifice en jeu, et, au nom de principes absolus, tirer l’épée contre l’Europe entière.

Ce furent les hommes de la modération qui eurent la majorité dans les chambres ; mais leur triomphe entraîna pour le pays des conséquences qui nécessitèrent une lutte de dix années contre l’esprit théocratique. Celui-ci, en effet, profita de sa prépondérance dans le parlement pour envahir la plupart des hautes fonctions publiques, et pour laisser prendre à l’épiscopat une influence qui lui permît de parler en maître dans les élections et au pouvoir. Toutefois les libéraux du parti modéré eurent, pendant leur court passage au ministère, l’initiative d’un grand acte d’intérêt matériel et politique. Ils firent décréter l’établissement des chemins de fer par l’état. Cette pensée, qui sera leur gloire, a grandement contribué à donner à la Belgique une confiance plus entière dans l’avenir ; elle a puissamment activé le développement de son commerce et de son industrie. Essentiellement démocratiques, les chemins de fer belges transportent voyageurs et marchandises à des prix inférieurs à ceux de tous les autres établissemens de ce genre.

Cependant, à mesure que la question extérieure semblait de plus en plus se résoudre pacifiquement, à mesure que le pays s’habituait mieux à son indépendance et à ses libertés, les partis anciens commençaient à reprendre leur assiette naturelle. Les exigences toujours croissantes des catholiques, quelques procès qui firent du bruit et qui montraient le clergé avide des fortunes particulières, un grand nombre d’établissemens religieux d’hommes et de femmes s’emparant peu à peu de l’instruction publique au nom de la liberté de l’enseignement, firent sentir aux libéraux influens que le temps des ménagemens était passé. C’est alors que M. Devaux, un des hommes les plus importans du pays, et qui lui avait déjà rendu l’immense service de préparer, dès 1820, la levée de boucliers contre un pouvoir détesté, c’est alors, dis-je, que M. Devaux fonda un recueil, la Revue nationale, qui devait porter à l’omnipotence épiscopale les mêmes coups que ce publiciste et ses amis, MM. Lebeau et Rogier, avaient portés à l’omnipotence du roi Guillaume. M. Devaux établissait, dans la Revue nationale, que le parti catholique, qui avait été un auxiliaire utile, et qui, comme tel, avait une juste part à demander dans le maniement des affaires du pays, avait rompu l’union par son implacable tendance à l’esprit d’empiétement. Il déclarait qu’il fallait aviser à le faire rentrer dans ses limites naturelles : le domaine de la foi et la conduite spirituelle des âmes.

On était en 1839. La Belgique était enfin complètement dégagée de la question extérieure. À la fin de cette année, le concours des grandes puissances amena la conclusion du traité de paix. La restitution au roi Guillaume de la partie germanique de nos provinces luxembourgeoises et limbourgeoises fut votée par les chambres, non sans une douleur profonde ; mais la raison d’état avait parlé : la France et l’Angleterre, qui nous avaient été favorables jusqu’alors, nous contraignirent de subir stoïquement cette amputation. Il fallut s’exécuter. Toutefois l’altitude du ministère catholique dans la négociation qui précéda ce traité de paix avait vivement indisposé les chambres, qui ne le soutenaient plus que par esprit de conservation. Un accident suffit donc pour renverser le cabinet. Il tomba sur une question imprévue : la réintégration dans l’armée d’un officier-général qui avait forfait à ses devoirs. C’est à cette occasion que M. Devaux et ses deux amis, MM. Lebeau et Rogier, se séparèrent officiellement du ministère. Les deux derniers, hauts fonctionnaires publics, donnèrent leur démission de gouverneurs de province après leur vote hostile au cabinet de Theux.

M. Lebeau ne tarda pas à être chargé de constituer un nouveau cabinet. C’est de ce jour que date notre seconde phase politique. Les libéraux indépendans, honnêtes, se séparèrent des catholiques, et, les deux partis revenant prendre place chacun sous sa vieille bannière, la cause des idées modernes se retrouva en face du culte intolérant du passé. Il n’y avait plus de complication extérieure qui nécessitai des ménagemens au nom de la nationalité belge, définitivement assise ; la guerre s’ouvrit donc très franchement entre le ministère libéral pur, qui succéda au cabinet de Theux, et le parti catholique.

Il n’y avait plus alors de libertés à conquérir, il y avait des libertés à conserver, et le parti libéral arriva au pouvoir avec l’intention formelle de faire porter aux institutions si chèrement conquises par la Belgique les fruits qu’on s’en était promis. M. Charles Rogier prit le ministère des travaux publics et des chemins de fer, qui alors était le ministère important, et il y joignit l’instruction publique, ce grand bélier avec lequel le parti catholique comptait battre en brèche ses adversaires. Ce dernier département devint aussitôt le point de mire de la nouvelle opposition théocratique. Les armemens en guerre furent organisés et activés dans tous les évêchés, et la perte du ministère libéral fut résolue quand même. C’est alors qu’un évêque, celui de Liège, l’esprit le plus remuant et le plus despotique de notre clergé, entama la Bataille, dont le retentissement, servi par les loisirs et la haute intelligence de M. de Montalembert, pénétra jusqu’en France. Les temps étaient renversés dans les deux pays par cette levée de boucliers. Pendant que nous nous débattions contre les prétentions qui s’étaient révélées en France sous la restauration, c’est-à-dire l’influence des jésuites dans le gouvernement, vous voyiez poindre cette alliance du clergé avec les partis mécontens que nous avions connue sous le roi Guillaume. Le clergé se méprenait, ici comme là, sur l’esprit de son temps. 11 croyait avoir découvert dans les libertés publiques un instrument qui pouvait mieux que la tyrannie servir à la résurrection de son pouvoir ; il oubliait que, si le progrès des lumières peut diviser les esprits, il ne saurait en aucun cas conduire au despotisme.

C’est dans la liberté absolue de l’enseignement, on le sait, que les partisans de la prépondérance politique du clergé voyaient la principale garantie du succès de leur cause, et l’expérience que les catholiques belges faisaient de cette arme puissante provoquait alors en France le cri célèbre : « La liberté comme en Belgique ! » Fort de cette liberté, en effet, le clergé belge avait, et M. Lehon l’a dit à la tribune, mis la main sur toutes les avenues de la conscience. Déjà par le confessionnal on régnait sur les femmes, par les femmes sur les électeurs, par ceux-ci sur la commune, sur la province, sur l’état lui—même, car on refusait l’absolution à ceux qui lisaient des journaux libéraux, ou qui votaient pour les candidats progressifs. Restaient la jeunesse et l’enfance, et, grace à la liberté de l’enseignement, les pères de famille donnaient la préférence aux institutions où la religion et la morale étaient enseignées par des prêtres.

On comprend maintenant que la nomination de M. Rogier au ministère de l’instruction publique fut le premier grief des catholiques. Le clergé savait que celui-ci et son collègue M. Lebeau étaient fermement décidés à donner une nouvelle et forte impulsion à l’enseignement. L’épiscopat chercha donc par tous les moyens à faire rejeter le budget de M. Rogier. Déjà cependant l’opinion publique avait commencé à se prononcer avec énergie contre cette guerre inique. Le développement incessant que prenaient les couvens et les congrégations religieuses faisait grossir à vue d’œil la réaction contre l’épiscopat, et, malgré l’influence très grande encore de celui-ci, malgré le concours que prêta partout au clergé l’aristocratie du sol, le ministère libéral obtint un vote de confiance par dix voix de majorité.

Toutefois l’église, on le sait, ne désarme pas. Après ce vote, une intrigue, dont il n’y a que de très rares exemples dans les pays constitutionnels, fut ourdie pour faire rejeter au sénat ce qui avait été adopté par l’autre chambre. Le sénat se laissa prendre à ce jeu passionné. L’élément modérateur du parlement fut transformé, pour la première fois, en machine de guerre. La partie intrigante de la haute assemblée n’eut pourtant pas le courage de prendre la responsabilité d’un refus de budget. On recourut à un détour. Une adresse fut proposée pour faire connaître à la couronne les anxiétés du sénat sur la situation du pays. Cette adresse fut votée à 4 voix de majorité. Le ministère se retira, mais non sans causer par sa retraite une profonde émotion dans le pays, et sans que presque tous les conseils de nos villes eussent élevé leurs voix en sa faveur.

Cette retraite toute constitutionnelle, et à laquelle le ministère libéral n’eût pas été réduit s’il avait seulement rencontré alors quelque sympathie auprès du trône, cette retraite eut une heureuse influence néanmoins sur nos destinées. Rien n’agit plus irrésistiblement sur le peuple que la fidélité aux principes attestée et couronnée par des sacrifices personnels. MM. Lebeau et Rogier étaient deux hommes sortis de la presse. Avant 1830, ils avaient brillé dans l’opposition ; plus tard, portés par leur talent au pouvoir, ils avaient rencontré de nombreux adversaires parmi ceux qui avaient été leurs auxiliaires et qui n’avaient pu partager leur fortune politique ; mais leur renom de probité était resté intact. Pendant dix ans, ministres ou gouverneurs, ils avaient vécu des modestes émolumens que le budget alloue aux hautes fonctions de l’état, 21,000 francs aux ministres, 15,000 francs aux gouverneurs, et, en quittant le pouvoir, il ne restait aux chefs du cabinet libéral ni épargne ni patrimoine.

En rentrant ainsi au nom des principes et volontairement dans la vie privée, en y rentrant surtout pauvres et presque soucieux du lendemain, MM. Lebeau et Rogier démontraient au pays que leurs convictions valaient pour eux leur pesant d’or, et qu’ils sauraient au besoin s’immoler encore pour l’honneur de leur opinion. Cette noble attitude, ainsi que leurs talens parlementaires, les désigna naturellement comme les chefs de la nouvelle opposition qui devait plus tard renverser le parti théocratique. Cette lutte fut une œuvre rude et laborieuse, car le parti catholique, triomphant par une intrigue, tenait beaucoup à continuer le malentendu qui lui avait donné la majorité au sénat, et à aucun prix il n’eût voulu se démasquer. Il lui convenait de se tenir sur l’arrière-plan, pour de là surveiller et conduire sa machine de guerre ; mais, l’art de la stratégie lui manquant, il dut aviser, et finit par se livrer à l’habileté des jésuites.

À peine le ministère libéral avait-il donné sa démission, qu’on chercha à diviser ses membres pour obtenir de plusieurs d’entre eux qu’ils fissent partie d’une combinaison nouvelle. Tous refusèrent. Alors les filets furent jetés dU côté des ambitieux quand même, et M. Nothomb fut chargé de faire un cabinet. M. Nothomb ne démentit point, dès la première heure de son entrée au pouvoir, ce qu’on savait de son excessif orgueil. Son ministère fut composé de manière à ce qu’il n’y eût qu’un seul homme de valeur, et cet homme, c’était lui. Le roi Léopold, peu favorable à l’opinion libérale, à laquelle il ne reconnaissait point volontiers la faculté de gouverner, était charmé de voir s’éloigner de ses conseils des hommes qui y apportaient une initiative personnelle et une volonté ferme, quoique respectueuse. Cela s’explique.

Le roi se croyait entaché de deux vices originels qu’il cherchait par de grands efforts à effacer : son origine révolutionnaire et sa qualité de protestant. Quoiqu’une partie de la noblesse et le clergé tout entier se fussent rangés du côté de la révolution, le roi n’en sentit pas moins que ce résultat était dû au hasard plutôt qu’au culte sincère d’un principe. L’aristocratie du sol et l’épiscopat ne pouvaient, selon lui, être franchement favorables à un prince né d’une révolution ; il chercha, en leur prodiguant les marques de sa confiance, à vaincre le mauvais vouloir qu’il leur supposait. Sa qualité de protestant le porta également à plus de déférence envers l’épiscopat et l’aristocratie catholique. Léopold avait devant lui les exemples de Joseph II, de Guillaume Ier tous deux vaincus, pensait-il, par le catholicisme politique, et il pensa que cette force n’avait pas cessé d’être prépondérante. La connaissance imparfaite qu’avait Léopold de l’opinion publique ne se révéla que trop clairement dans son attitude en présence du vote de défiance lancé par le sénat contre le cabinet libéral. Il ne tenait qu’au roi de savoir ce que pensait le pays de l’adresse du sénat ; le ministère Rogier ne lui demandait en effet que la faculté de consulter les électeurs. Après avoir vainement essayé d’obtenir une dissolution des deux chambres, il se borna à demander celle du sénat. Un refus catégorique fut la seule réponse qu’il obtint, et c’est devant ce refus que les ministres libéraux durent déposer leurs portefeuilles.

M. Nothomb, qui acceptait l’héritage des libéraux, à côté desquels il avait long-temps combattu, était de l’école des hommes politiques dits habiles ; il ne croyait guère à la puissance de l’opinion publique. Vaniteux à l’excès, il s’applaudissait de remplacer des hommes qui l’avaient relégué jusqu’ici au second plan, et, dédaigneux de cette probité qui les avait fait obéir aux nécessités constitutionnelles, il ne voyait dans le pays entier que les trois adversaires qu’il venait de détrôner, MM. Lebeau, Rogier et Devaux. C’était à les vaincre qu’il appliqua tous ses efforts, aux applaudissemens de ses nouveaux alliés, qui devaient bientôt devenir ses maîtres. Il crut habile de spéculer, au profit de ses rancunes, sur les inimitiés du parti catholique. Il ne s’aperçut pas d’abord que, chaque jour, les liens de la théocratie l’enlaçaient davantage, et que, pour prix du concours qu’on lui donnait, on lui demandait de renier toute sa carrière libérale. Plus tard, il ne put garder aucun doute sur les exigences des catholiques ; mais, dès les débuts de la nouvelle administration, une partie du corps électoral avait deviné les périls de l’alliance impie que les partisans de la théocratie se promettaient de resserrer. Les premières élections qui eurent lieu sous M. Nothomb portèrent déjà un cachet d’opposition vive, et quelques hommes importans du parti catholique furent écartés de la chambre.

Abusant du mot de politique mixte, et sous prétexte de gouverner avec les hommes modérés des opinions parfaitement distinctes qui nous divisaient, M. Nothomb ne tarda pas à jeter de profonds germes de passions et de haines dans le pays, et n’eût été la sagesse croissante des électeurs, nous aussi nous eussions été conduits sur la pente d’une révolution. La politique de M. Nothomb exigeait, en effet, l’emploi de tous les mauvais moyens de gouvernement. Ne pouvant offrir les fonctions publiques au nom d’une opinion nette et franches il fallait bien aller chercher des hommes dont la conscience fût de bonne composition. Or, rien n’est facile comme de trouver de ces natures amphibies qui étouffent leurs principes sous l’égoïsme, alors que les pouvoirs publics offrent une prime à leur indignité. Pendant quatre longues années, le ministère de l’intérieur, dont M. Nothomb était titulaire, remua dans tous les coins du pays la vase des ambitions infimes. La défection, la trahison, furent érigées en système. Le pays, la presse, retentirent des honteux marchés qui se concluaient chaque jour. L’esprit public, se réveillant avec énergie, se redressa contre le parti catholique, et les élections communales et provinciales, qui jusqu’alors avaient été aux mains du clergé, lui échappèrent et lui devinrent hostiles. L’opposition parlementaire, solidement organisée, ayant un but et un drapeau, l’indépendance du pouvoir civil, se fortifiait chaque jour. Chaque mois, dans la Revue nationale, M. Devaux foudroyait la politique mixte sous d’éloquens articles. La presse de province, sauf trois ou quatre organes spéciaux du clergé, était entièrement libérale. En présence des dispositions du pays, les jésuites sentirent qu’il fallait frapper un grand coup, et ils comptèrent sur M. Nothomb, pour modifier, dans leur intérêt, nos lois communales et électorales. Leur espoir ne fut pas trompé, et la modification qu’ils désiraient fut votée par la majorité catholique, aidée des mixtes. Pour avoir raison de l’opinion publique des grandes villes, on emporta une loi de fractionnement des collèges électoraux ; le parti théocratique n’avait plus que ce moyen pour voir quelques-uns des siens survivre au naufrage qui les menaçait tous. Maîtres d’un quartier par les influences combinées du clergé, de l’aristocratie et de la finance, les catholiques avaient au moins la consolation de conserver quelques voix dans les comices d’une cité.

On touchait à une crise. La négation de tous les principes sacrés, le dédain de la sincérité, de l’honneur politique, le ridicule jeté par une presse éhontée sur toute probité civique, sur tout dévouement à la liberté, tels étaient les principaux traits d’une situation que défendaient à outrance tous les ambitieux satisfaits, qui ne demandaient au gouvernement que la paix matérielle, sans se préoccuper du mécontentement public.

C’est alors que la presse libérale tenta un effort suprême et conseilla aux libéraux d’user du grand moyen constitutionnel que nos institutions autorisent : de l’association. A Bruxelles et à Liège, il existait déjà des sociétés électorales, c’est-à-dire des réunions de tous ceux qui cherchaient à défendre les libertés compromises. Elles avaient donné la mesure de ce que notre pays pouvait en attendre. Il y régnait un ordre parfait et une émulation salutaire. Jamais le moindre symptôme de violence et de subversion n’y était apparu. Agir par les moyens légaux, mais par les moyens légaux seuls, telle était la pensée dominante de ces associations. La presse libérale, qui avait pu juger de l’efficacité de ces associations par l’exemple des grandes villes, en conseilla l’extension dans les provinces, et bientôt ses avis furent écoutés. Après Liège et Bruxelles, Gand, Mons, Verviers, Anvers et vingt autres villes formèrent leurs sociétés électorales. Les candidats y étaient discutés et adoptés par la majorité des voix, et tous les membres de la société s’engageaient d’honneur à voter pour les candidats que le scrutin avait désignés.

Cette mesure eut un effet immense. En 1845, tous les candidats ministériels échouèrent Bruxelles, à Anvers, à Liège ; le parti catholique y fut décimé. Tous ceux qui avaient prêté main forte à M. Nothomb, tous les hommes du parti mixte succombèrent, et ce ministre, qui, dans le dernier vote de la session précédente, avait réuni 60 voix contre 20, dut résigner ses pouvoirs pour aller cacher, comme le lui avait prédit M. Devaux, sa honte dans une ambassade.

Le roi Léopold ne comprit point encore cette fois la voix nationale. Après cette défaite, le parti catholique et la nuance mixte se renvoyèrent mutuellement la faute. Frappés tous deux, l’un reprochait à l’autre d’avoir été la cause unique de la déroute. Les catholiques et les mixtes se flattaient qu’après la chute de M. Nothomb, l’opinion se calmerait. Autour du roi, c’était à qui présenterait cette erreur comme une vérité. Le pays, disait-on à la cour, n’est pas exclusif ; il veut toujours de l’ancienne Union ; il veut toujours des hommes sages de l’opinion libérale et de l’opinion catholique, et le roi, qui, un moment, semblait avoir eu l’instinct de la situation véritable, et qui avait donné à M. Rogier la mission de composer un cabinet, le roi écouta les perfides conseils de ceux qui l’entouraient : il essaya de nouveau d’une combinaison mixte.

Ce fut M. Van de Weyer, complètement étranger depuis quinze ans à nos luttes, qui vint de Londres pour former un cabinet dont la présidence lui appartenait à la vérité, mais où figuraient deux autres membres importans, issus du parti catholique pur. La probité de M. Van de Weyer n’eut pas besoin d’une longue épreuve pour comprendre que l’opinion libérale n’avait rien à espérer du parti catholique. Voulant, pour bien poser la question, présenter aux chambres une loi libérale sur l’instruction moyenne, il trouva immédiatement dans ses collègues la résistance que les libéraux lui avaient prédite. L’enseignement était, en effet, un si puissant levier, que le clergé résolut de n’entrer d’aucune manière en composition. M. Van de Weyer ne faillit ni à ses promesses ni à son origine, et, quelques efforts qu’on fît pour le retenir et pour le faire céder, il se retira, aux applaudissemens du parti libéral.

Une nouvelle démarche fut tentée auprès de M. Rogier. Le roi lui donna de nouveau la mission de former un cabinet libéral. M. Rogier accepta le mandat ; mais les influences catholiques qui assiégeaient les abords du trône ne laissèrent pas plus que la première fois mûrir cette combinaison. Comme la première fois, M. Rogier, se souvenant de l’inqualifiable acte du sénat en 1841, posa pour base de toute acceptation la faculté de dissoudre les deux chambres, ou celle des deux qui ferait une guerre punique au libéralisme. Cette exigence fit avorter la combinaison libérale. Il devenait désormais impossible de composer un ministère mixte. Il ne se trouvait plus dans le parlement aucune ambition assez audacieuse pour affronter la colère publique en recommençant la tâche de M. Nothomb. La théocratie n’avait qu’un parti à prendre : c’était de gouverner elle-même, à ses risques et périls. C’est ce qu’elle tenta de faire. Elle ordonna à tous les hommes importans du parti catholique de s’asseoir sur la roche Tarpéienne, et ils obéirent avec résignation. Le ministère de Theux prit le pouvoir. Ce nom seul fit tressaillir la nation entière ; elle ne semblait plus avoir de choix qu’entre une résistance légale poussée jusqu’à l’héroïsme et une révolution. Nous avions notre ministère Polignac. La nation choisit la résistance légale.

Aujourd’hui, qui pourrait l’en blâmer ? Le corps électoral marchait de plus en plus avec elle, et les élections, qui avaient lieu tous les deux ans, avaient déjà fait de nombreux vides dans les rangs du parti théocratique. Encore quelques efforts, et l’on avait la conviction que le cabinet catholique devrait se retirer devant la majorité du parlement. Six ans de lutte nous promettaient ce résultat. Pour avoir foi dans l’avenir, le pays n’avait qu’à interroger son passé. Résumons ici les faits essentiels dont l’enchaînement avait produit les difficultés qu’il restait à résoudre.

Avant la révolution, les catholiques et les libéraux étaient unis ; la force réelle était du côté des derniers.

Après la révolution, cette union s’était maintenue lorsqu’il s’était agi de formuler la constitution.

Puis était apparu un parti libéral sans consistance et sans formule : le pays n’en avait pas voulu.

Ensuite un parti libéral sérieux, progressif, s’était présenté, et le pays l’avait soutenu. Pas un des hommes de ce parti n’a été abandonné des électeurs depuis 1830.

En 1840, le parti catholique tomba, et les libéraux arrivèrent avec l’assentiment du pays. Une intrigue les renversa. Alors les mixtes se montrèrent. Au premier choc, le corps électoral les décima ; au second, il les abattit complètement.

Enfin, une résurrection de l’Union fut tentée par M. Van de Weyer. Sa probité l’essaya, mais sa probité aussi l’abandonna. Cette tentative échoua à son tour.

On voyait donc clairement que la nation était mise en demeure par le ministère de Theux de se prononcer définitivement sur les prétentions catholiques. Dès son avènement, le cabinet ne put arracher un vote de confiance que par 50 voix contre 40. Quarante voix ! jamais l’opinion libérale n’en avait réuni autant contre un ministère quelconque. Il fallait donc déplacer dix voix seulement ; l’agitation pacifique devait amener infailliblement ce résultat. Aussi le peuple belge, qui, à côté de sa devise : l’union fait la force, semble appelé encore à proclamer cette autre vérité, que le progrès, c’est la patience, le peuple belge se résigna-t-il pour une année encore. Il avait foi dans les élections prochaines : il savait qu’elles renverseraient à tout jamais le parti théocratique.

C’est ce qui arriva en effet. En 1847, une année après l’entrée de M. de Theux aux affaires, la majorité appartenait enfin aux libéraux. De ce jour, le programme libéral fut implanté au pouvoir, de ce jour aussi datent toutes les réformes politiques qui, réalisées en peu de temps, ont sauvé le pays. C’est l’action libre et franche de nos institutions qui nous a valu d’échapper au contre-coup de la révolution de février et de ne pas voir éclater sur nos têtes les orages qui allaient réveiller en sursaut les deux Allemagnes. Il y eut aussi parmi nous sans doute quelques rares élémens d’agitation et de désordre ; mais la nation tout entière les a refoulés et réduits à l’impuissance. Cette partie de notre histoire, non moins instructive que l’autre, sera l’objet d’une lettre prochaine.

Bruxelles, 4 juillet 1848.

  1. Cette lettre, qui nous est adressée par un personnage éminent de la Belgique, est destinée, comme celles qui la suivront, à éclairer la France sur la situation d’un pays dont l’histoire politique est pour nous féconde en enseignemens. Aujourd’hui surtout, en présence des difficiles problèmes qu’a posés la révolution de février, il nous a semblé que ces informations, puisées à une source sûre, méritaient d’être recueillies et méditées.
  2. Voyez la livraison du 1er juin.