Lettres sur la situation extérieure/06

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LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
vi.
Monsieur,

C’est encore de Méhémet-Ali, de ses prétentions et de l’inquiétude qu’elles inspirent, que je vous parlerai dans cette lettre. Un incident, je n’ose pas dire inattendu, mais au moins nouveau, vient de remettre à l’ordre du jour une question qu’on voudrait oublier et qui se représente à chaque instant sous une forme ou sous une autre. Il en sera long-temps ainsi, jusqu’à ce que la force des choses ou la volonté des hommes aient enfin donné satisfaction à une des plus grandes nécessités politiques de ce temps, la sécurité du pacha d’Égypte. Je me sers ici d’un mot inusité, pour caractériser la nature des prétentions du vice-roi et la véritable question qui s’agite entre le sultan et lui, entre lui et l’Europe ; mais c’est à dessein. On pourrait dire indépendance. Je ne vais pas aussi loin. L’indépendance me paraît être le dernier terme d’un développement politique qui peut encore passer par plusieurs phases intermédiaires, avant d’atteindre la situation officielle et définitive par laquelle il doit être complété. Je crois que ce mot de sécurité résume tout ce qu’il y a de réel et de juste dans les désirs de Méhémet-Ali, que ce besoin explique son agitation incessante, ses menaces de guerre si souvent renouvelées. Je sais bien que, dans l’état actuel des choses, il a pour garantie du maintien de sa puissance, cette puissance même et les forces considérables dont il dispose ; mais ce n’est pas assez pour lui. Avant tout, ce qu’il ne veut pas, c’est que le divan de Constantinople puisse le faire entrer complètement dans la sphère de sa politique, le soumettre aux influences que subit le sultan Mahmoud, aux combinaisons de toute nature que celui-ci adopte, tantôt par l’ascendant de Khosrew-Pacha, tantôt par celui de Reschid, toujours sous l’empire d’une pensée ennemie de sa grandeur. Méhémet-Ali veut plus encore ; il veut que l’hérédité de ses pachalicks soit assurée à sa famille, au moins à son successeur immédiat. C’est là son ultimatum ; c’est le minimum de ses prétentions. Je n’ai pas le courage de lui donner tort.

Il y a quelque temps, un mot, un seul mot, faisait tous les frais de la polémique sur la question d’Égypte. C’était le statu quo. On ne demandait au sultan d’un côté, à Méhémet-Ali de l’autre, que le maintien du statu quo, avec toutes les chances, bonnes et mauvaises, qu’il laissait aux deux parties intéressées. L’Europe entière, disait-on, n’avait eu que cette pensée depuis le rétablissement de la paix en 1833, quand son intervention avait arrêté, à trois journées de marche de Constantinople, les étendards victorieux d’Ibrahim-Pacha. Là se bornaient ses efforts. Elle avait réussi à contenir, en 1834 ou 1835, les ressentimens de la Porte Ottomane. Le pacha d’Égypte avait conservé Adana et ses précieuses forêts ; il s’était impunément fortifié contre des hostilités éventuelles dans les défilés du Taurus qu’il avait rendus impraticables. L’Europe n’avait-elle pas le droit de lui imposer, à son tour, quelques sacrifices d’ambition et de vengeance ? Voilà les raisonnemens que l’on faisait valoir pour déclarer, en termes d’une heureuse concision, que l’ennemi de l’Europe, en Orient, c’était la guerre et par conséquent le premier qui la rallumerait. On pouvait comprendre cette politique et l’adopter faute de mieux, dans un temps où l’on prend à tâche d’ajourner toutes les solutions, ce qui ne les rend pas plus faciles le jour où il devient impossible de reculer davantage et de rejeter sur l’avenir autant d’embarras qu’on le peut. Ce système de temporisation et d’attermoiement, je vous l’ai exposé et je l’ai défendu de mon mieux, sans enthousiasme, il est vrai, mais en me plaçant au point de vue de la modération et de la prudence. Assurément je ne le déserte pas, mais je suis maintenant inquiet sur son compte ; je le vois menacé de nouveau, et ce n’est plus Alexandrie qui prend l’offensive, c’est Constantinople. Je n’avais donc pas tort de vous parler de sécurité pour Méhémet-Ali ; car on cherche maintenant à l’inquiéter, à changer toutes les bases de sa situation, à ruiner, par un traité de commerce signé à Constantinople par lord Ponsonby, tous ses moyens d’administration, toutes les conditions de sa puissance, tous les élémens de sa force. Et ce n’est pas insidieusement, par des voies clandestines, que l’on marche à ce but : on le proclame hautement. La reprise des négociations, suspendues depuis long-temps, la rapidité de leur marche, leur prompt dénouement, leur succès inespéré, tout s’explique ; on a voulu ruiner Méhémet-Ali. Le recours à la force ouverte ne présentait pas de chances certaines. Par un article d’un traité de commerce qui intéresse les négocians de deux grandes puissances, d’un trait de plume, par la suppression des monopoles dans toute l’étendue de l’empire ottoman, on se venge enfin du pacha d’Égypte, on rétablit dans son intégrité la souveraineté de la Porte, on croit anéantir et détrôner le futur souverain de Damas et du Caire !

Tel est donc le résultat que poursuivraient maintenant d’un commun accord, en apparence au moins, cinq des grandes puissances de l’Europe, la Turquie, l’Autriche, l’Angleterre, la Russie et la France. Telle est l’œuvre glorieuse à l’accomplissement de laquelle se consacreraient ensemble des efforts qui ne peuvent avoir le même mobile, parce que les gouvernemens dont ils émaneraient ne peuvent avoir et n’ont certainement pas les mêmes intérêts ! Examinons. La Turquie a reçu du pacha d’Égypte, en 1833, une injure qu’elle ne lui pardonnera jamais. Elle a été forcée de lui céder la Syrie, et, depuis cette époque, tout son pouvoir au-delà du Taurus se réduit à une souveraineté nominale, à un droit de suzeraineté fort équivoque, dont le dernier signe est un faible tribut, irrégulièrement payé. Le sultan Mahmoud a donc voué à Méhémet-Ali une de ces haines orientales qui savent dissimuler, mais qui ne s’éteignent pas, une haine patiente et toujours éveillée, qui atteint son objet au bout de quinze, de vingt ans, comme celle dont les janissaires ont été victimes. Il est possible qu’en supprimant les monopoles dans son empire, le sultan ait cru bien faire pour la prospérité de ses peuples et la régénération de la Turquie ; mais, à coup sûr, il s’est encore préoccupé davantage des embarras que cette mesure allait causer à son ennemi. Ce qui l’a le plus frappé dans cette réforme, c’est le parti qu’il en pourrait tirer, pour armer contre Méhémet-Ali des intérêts puissans, que celui-ci croyait avoir attachés à sa cause. Il s’est dit que si l’Angleterre et la France, leur nouveau traité à la main, exigeaient en Égypte l’abolition des monopoles, le vice-roi dont le système d’administration et de finances repose tout entier sur le monopole, se verrait forcé de réduire le nombre de ses troupes, de désarmer sa flotte, de suspendre les travaux de son arsenal, d’interrompre partout et en tout l’exécution de ses vastes projets. Alors on pourrait de Constantinople rallumer le feu peut-être mal éteint de l’insurrection des Druses, faire assister en secret par le pacha de Bagdad les tribus qui soutiennent la guerre en Arabie, préparer et entrevoir dans un avenir assez rapproché la ruine de cette puissance, que Méhémet-Ali a péniblement fondée, il y a trente-sept ans, défendue avec une habileté prodigieuse, et contre la force et contre la ruse, agrandie enfin et consolidée par l’épée du conquérant et le génie organisateur de l’homme d’état. Vous comprenez, monsieur, la politique du sultan : il a perdu, il veut recouvrer ; il a été humilié, il veut se venger. Son intérêt est clair ; je ne dis pas cependant qu’il soit bien entendu, mais on le saisit à merveille, et les motifs qui poussent Mahmoud sont de ceux qu’il faut admettre, sauf à ne pas approuver le but vers lequel ils dirigent l’action d’un souverain. Nous avons éprouvé de sa part quelque chose de pareil, depuis 1830, malgré tous les patelinages qu’on ne s’est pas réciproquement épargnés. La Porte Ottomane a protesté plus d’une fois, et de toutes les façons, contre la conquête d’Alger par la France ; elle n’a pas fait un mystère de sa joie, quand nous avons éprouvé quelque revers en Algérie ; elle n’a pas cessé d’entretenir des intelligences, soit à Constantine, soit ailleurs, avec les chefs qui pouvaient arrêter les progrès des armes françaises, et les choses sont allées si loin, sous ce rapport, que le gouvernement français s’est vu trois fois obligé de prévenir à Tunis ou de faire très rigoureusement surveiller la flotte turque dans la Méditerranée, pour lui éviter la tentation d’un débarquement de troupes sur la frontière orientale de nos possessions en Afrique.

Voilà pour la Turquie. J’ai nommé l’Autriche, et j’y reviendrai. Arrivons tout de suite aux motifs qui peuvent dominer dans cette affaire la conduite du cabinet de Pétersbourg et déterminer l’attitude qu’on sait qu’il a prise sans hésiter. C’est une opinion générale en Europe, que, depuis le traité d’Unkiar-Skelessi, le divan est entièrement soumis à l’influence russe ; que la volonté de la Russie est prépondérante à Constantinople, bien qu’elle ne se montre pas toujours à découvert ; que peu de résolutions s’y prennent, peu de choses s’y font, peu de mouvemens s’y opèrent dans les hommes ou dans les principes d’administration, sans que cette volonté habile et suivie ait donné l’impulsion ou accordé un consentement toujours nécessaire et souvent demandé. Il y a peut-être quelque exagération dans ce tableau ; mais je rapporte l’opinion commune, et cette opinion est fondée. On croit aussi que la Russie désire faire en Orient une nouvelle épreuve de ses forces, non plus comme ennemie de l’empire turc, mais comme alliée ; qu’elle désire y faire naître une collision où elle ait le droit et le devoir d’intervenir aussitôt les armes à la main, soit pour essayer de nouveau l’effet de son protectorat, soit pour envoyer à Constantinople son escadre de Sébastopol, et en Asie mineure quelques divisions de l’armée de Bessarabie, le tout à telles fins que le permettront les circonstances, et, pour me servir d’une expression familière, parce qu’on ne sait pas ce qui peut arriver. Ceci est encore assez fondé. Il est certain qu’au premier bruit d’un vœu d’indépendance chez Méhémet-Ali, la Russie a mis aussitôt à la disposition du divan des forces considérables, a renouvelé au sultan ses promesses de bienveillance, ses offres de protection ; et si la guerre s’était rallumée, elle n’aurait pas attendu que la Porte lui demandât des secours ; tout était prêt pour épargner au pauvre sultan la pudeur de tendre la main. Cela est si vrai que le principal motif des injonctions faites à Méhémet-Ali par la France et l’Angleterre, il y a deux ou trois mois, pour le maintien du statu quo, fut cet empressement suspect de la Russie à voler au secours de son allié. Vous savez que l’on avait réussi à retarder la déclaration d’indépendance du pacha d’Égypte ; on avait au moins gagné quelque temps, et on s’en félicitait. Depuis, Méhémet-Ali avait lui-même borné ses prétentions ; il les avait réduites à l’hérédité de ses pachalicks dans la personne de son successeur immédiat ; et en attendant l’issue de négociations éventuelles à ce sujet, il ne bougeait pas, il ne changeait rien au statu quo ; il accédait, quoiqu’à regret, aux vœux de l’Europe et la tranquillisait ; deux ou trois notes diplomatiques avaient raffermi la paix ébranlée ; on pouvait monter au Capitole ; et les intrigues de la Russie, en supposant qu’il y en ait eu, étaient déjouées sans qu’elle eût le droit de se plaindre.

Mais je crois pouvoir vous l’affirmer, monsieur, tout est remis en question par le traité de commerce que lord Ponsonby vient de signer avec Reschid-Pacha, si l’on entreprend de le faire exécuter par le pacha d’Égypte ; on l’a trompé, quand on lui a parlé des avantages du statu quo et de la nécessité de le respecter, car on le violerait alors à son préjudice, et on donnerait raison par là même à tout ce que le pacha tenterait pour accomplir son premier projet. En conscience, il est dégagé de sa parole. Eh bien ! les conséquences de cet acte étant telles que je vous le dis, comment penser que la Russie n’ait pas eu quelque part à ce qui semblerait d’abord un triomphe de l’influence contraire à la sienne ? Effectivement, ou Méhémet-Ali, menacé dans son existence, à moins de déclarations qui le rassurent, recommencera à parler d’indépendance et peut-être éclatera enfin, ce qui permettra aussitôt à la Russie de protéger son allié ; ou Méhémet-Ali, effrayé par la coalition de l’Europe entière contre lui, faiblira et cédera, ce qui convient également à la Russie ; ou enfin l’Angleterre et la France feront entendre au vice-roi qu’elles n’exigeront point de lui l’abolition des monopoles dans les pays qu’il gouverne. Mais alors la Russie aura une belle occasion de faire valoir à Constantinople son attachement aux intérêts du sultan, par opposition à la tiédeur des deux autres puissances, et comme elle pourra réclamer aussi le bénéfice du traité, elle tiendra de cette manière le vice-roi en échec et sera devenue plus que jamais l’arbitre de la paix ou de la guerre en Orient. Avant d’aller plus loin, je conclus de tout ceci qu’il serait juste et sage de proclamer, dès à présent, que le nouveau traité de commerce ne pourra être interprété de manière à changer la position actuelle de Méhémet-Ali et à porter atteinte au statu quo solennellement garanti par l’Europe, tant contre les ressentimens de Mahmoud que contre l’ambition de son vassal.

Je ne sais pas encore comment l’Angleterre et la France envisagent la question dont je m’occupe ici. Mais, à vous dire vrai, je crains la politique si exclusivement mercantile de la première, et je suis frappé de ce fait, qu’après une négociation commune, lord Ponsonby a signé seul le traité, tandis que l’amiral Roussin demandait des instructions à Paris. J’ai remarqué, en outre, dans cette partie de la presse anglaise qui relève plus ou moins du ministère, peu de sympathie pour le pacha d’Égypte, des observations très sévères, pour ne pas dire injustes, sur l’administration de la Syrie par Ibrahim-Pacha, et sur l’état de cette belle province sous la domination égyptienne ; un zèle exagéré à défendre les droits du sultan, et l’affectation d’une grande surprise quand un journal français a présenté dernièrement des réflexions très raisonnables sur le tort qu’on semblait vouloir faire à Méhémet-Ali par l’abolition des monopoles. Cependant l’Angleterre avait paru depuis quelque temps se rapprocher du pacha d’Égypte. Lui-même avait reconnu ce changement de politique par une bienveillance marquée envers tout ce qui était anglais. Il a maintenant en Angleterre une espèce de légation industrielle qui parcourt les trois royaumes, visitant les grandes manufactures, interrogeant leurs chefs, étudiant à la fois la production et la consommation, les moyens de transport, les inventions nouvelles, et se familiarisant avec les principaux élémens de la puissance commerciale de la Grande-Bretagne. Quand le gouvernement anglais, après l’insuccès des tentatives faites sur l’Euphrate, s’est occupé de perfectionner les communications entre l’Hindostan et l’Europe par Bombay, le golfe Arabique et Cosseyr ou Suez, Méhémet-Ali a fait tout ce qui dépendait de lui pour favoriser ce projet, aujourd’hui entièrement réalisé, en ce qui concerne l’Égypte. Il me semble que ce sont là de fortes présomptions et des raisons excellentes pour espérer que l’Angleterre ne veut pas maintenant, en vue d’un intérêt mesquin, se mettre à la suite des ressentimens de Constantinople et concourir à la ruine du vice-roi. Cet intérêt de commerce, qui l’y déterminerait, peut être satisfait autrement, par des combinaisons différentes, plus favorables à la civilisation de l’Orient, et, je ne crains pas de le dire, d’une meilleure politique. Toutefois, je ne me le dissimule pas, l’Angleterre pourrait avoir d’autres vues. Il est possible qu’elle veuille arrêter dans son développement et empêcher de se consolider une puissance qui tiendrait une si grande place dans la Méditerranée, le jour où elle serait définitivement constituée ; une puissance qui serait maîtresse de ses communications avec l’Inde, et par Suez et par l’Euphrate, si de nouveaux essais sur ce fleuve avaient une meilleure issue ; une puissance qui tendrait nécessairement à former une marine dans le golfe Arabique, et dominerait les plus importans débouchés du commerce de l’Afrique intérieure et d’une partie de l’Asie. Je me rappelle à ce sujet un fait assez ancien déjà, mais qui n’est pas étranger à la question, et dont on peut tirer des inductions parfaitement applicables ici. Après l’évacuation de l’Égypte par les Français, la flotte anglaise emmena à Londres un des plus puissans chefs de mamelouks, le bey l’Elfy, que le gouvernement de cette époque attacha étroitement à ses intérêts, et qu’il renvoya ensuite en Égypte, comblé de présens et de promesses dont l’effet ne se fit pas long-temps attendre ; car bientôt les intrigues de l’Angleterre à Constantinople obtinrent le rétablissement des mamelouks, l’envoi d’un représentant de la Porte au Caire, suivant l’ancien usage, et le rappel de Méhémet-Ali, qui déjà, par suite de révolutions intérieures, avait obtenu le gouvernement de l’Égypte. Le bey l’Elfy, le protégé de l’Angleterre, devait être placé à la tête des mamelouks, et il paraît certain que si l’habileté de Méhémet-Ali n’avait déjoué ces projets qui furent appuyés par une escadre turque au mois de juillet 1806, l’Angleterre, d’accord avec l’Elfy, aurait mis garnison dans quelques-unes des villes maritimes. C’était la condition de l’appui qu’elle lui accordait et la base de leurs arrangemens. Voilà le fait que je voulais rappeler : l’application est facile. On peut supposer que l’Angleterre d’aujourd’hui ne veut pas s’interdire le renouvellement d’une pareille chance à son profit ; et quel meilleur moyen de se la ménager que l’affaiblissement et la ruine de Méhémet-Ali ! En effet, la Porte enverrait alors au Caire, à Damas, à Alep, des pachas qu’elle changerait souvent, plutôt faibles d’esprit et incapables qu’entreprenans et habiles ; elle s’attacherait à diviser l’autorité le plus possible, à prévenir le rapprochement des élémens nationaux sous leur main, à ne leur laisser que fort peu de ressources, pour qu’ils ne pussent pas recommencer l’œuvre de Méhémet-Ali. Assurément, s’ils ne l’inquiétaient pas, ils n’ajouteraient guère non plus à ses forces, et l’influence de la Russie régnerait sans partage à Alexandrie comme à Constantinople. Avec les cartes ainsi préparées, le jeu de l’Angleterre sera tout simple. Qu’une collision ait lieu, elle réalisera ses projets de 1806 et ne nous enviera plus la conquête d’Alger. L’équilibre qu’elle s’est reproché en secret d’avoir laissé rompre, tandis que nous avons à peine rétabli l’égalité de forces dans la Méditerranée, serait alors décidément rompu à notre détriment et à son avantage. Ceci nous conduit à examiner enfin quel est, dans cette question, l’intérêt de la France.

La France est regardée, en Orient, comme la protectrice naturelle de Méhémet-Ali ; elle n’est point étrangère à sa grandeur ; elle l’a constamment soutenu. En 1829, elle avait jeté les yeux sur lui pour la conquête des régences barbaresques, à une époque où elle hésitait encore à entreprendre l’expédition d’Alger pour son propre compte. Méhémet-Ali, de son côté, s’est toujours montré l’ami de la France et des Français ; il les attire, il les protège, il sympathise avec leur esprit, il adopte avec une merveilleuse intelligence leurs idées de civilisation et de progrès ; en un mot, il est Français de cœur, et il appartient de droit à la sphère de l’influence française dans la Méditerranée. Un intérêt vrai fortifie ces liens de la politique et de l’affection : pour peu que la France le veuille, elle n’aura pas de concurrence sérieuse à craindre sur les marchés de l’Égypte, et c’est à Marseille que le commerce de l’Égypte trouvera son principal débouché. Je sais que Méhémet-Ali ne nous a point encore accordé toutes les faveurs que nous serions en droit d’espérer de lui ; mais je crois que, voyant notre politique à son égard incertaine et souvent sévère, il veut se réserver des ressources pour la fixer et la rendre plus constamment bienveillante. Quelle faute ne serait-ce donc pas de l’abandonner dans une crise décisive pour son existence ! Méhémet-Ali a une marine qui n’est point à dédaigner ; elle sera l’alliée de la nôtre. Il a une armée nombreuse et parfaitement organisée, qui, à la première occasion, pèserait d’un poids immense sur les destinées de l’Orient ; cette armée pourra servir les desseins de notre politique contre un agrandissement qu’il est temps d’arrêter. Permettez-moi de vous rappeler, malgré la différence des temps et des idées, un mot de Napoléon, qui est bien beau et qu’on a souvent cité : « Il faut, disait l’empereur, que la Méditerranée soit un lac français. » Je n’ai pas présentes à l’esprit les circonstances dans lesquelles il a exprimé cette grande pensée ; mais je ne doute pas que le sort de l’Égypte ne s’y rattachât par l’espérance ou le souvenir. Eh bien ! il y a un moyen pacifique, modeste, désintéressé, d’en réaliser quelque chose ; c’est une alliance intime avec le pacha d’Égypte, même dans les conditions actuelles de son pouvoir. Et, si je ne craignais d’être trop ambitieux pour mon pays, en ce moment de généreuse abnégation, je dirais qu’un jour la France et l’Égypte doivent se donner la main entre Tunis et Tripoli. Vous voyez que je ne crains pas de faire beau jeu aux accusations du Times, qui a découvert que nous aspirons à l’empire de la moitié du monde et que nous sommes en train d’y arriver, parfaitement d’accord en cela avec la Russie, qui prend sans façon l’autre moitié, à la barbe de lord Palmerston et du prince de Metternich.

Ce n’est pas, monsieur, parce que je viens de prononcer le nom du prince de Metternich, que je pense maintenant à ajouter un mot sur la puissance dont il dirige la politique ; au commencement de cette lettre, j’ai placé l’Autriche parmi celles qui menaçaient Méhémet-Ali de leur colère, s’il persistait à vouloir agir en souverain indépendant, et je vous ai promis d’y revenir. Cependant j’en ai peu de chose à dire. L’Autriche laisse quelquefois espérer à l’Angleterre et à la France qu’elle ferait, au besoin, cause commune avec elles contre l’ambition de la Russie. Je crois qu’elle les trompe, ou se fait illusion à elle-même. Elle aperçoit bien quelques dangers pour elle dans les continuels envahissemens de cette puissance qui la presse de deux côtés, qui travaille les populations slaves de son empire, et qui occupe les bouches du Danube. Mais l’Autriche est liée à la politique russe par des considérations supérieures à celles de l’équilibre européen, par la nécessité d’un despotisme moins brutal et tout aussi rigoureux. Aussi, désire-t-elle le maintien du statu quo plus sincèrement et plus vivement que les autres puissances, car le jour où il serait ébranlé, le cabinet de Vienne serait beaucoup plus embarrassé que pas un des autres. Dans l’affaire d’Égypte, l’Autriche n’a pas pris l’initiative ; elle a parlé la dernière, et comme l’avaient fait avant elle l’Angleterre et la France. S’il faut agir encore et prendre un parti énergique, elle hésitera d’abord, laissera faire la Russie, qui est toute prête, et finira par la suivre. Au reste Méhémet-Ali s’est déjà formellement prononcé contre l’application du traité de lord Ponsonby, aux pays qu’il gouverne. Le dénouement quelconque de cette nouvelle crise ne se fera donc pas attendre ; je tâcherai de vous tenir au courant des incidens qui la signaleront. Mais, avant d’en finir avec ce sujet, je vous soumettrai une réflexion simple, et que je n’en crois pas moins frappante : Est-il possible que trois gouvernemens, respectivement posés dans la question d’Orient, comme le sont la Russie, l’Angleterre et la France, se trouvent sérieusement d’accord pour ruiner la puissance de Méhémet-Ali, sans qu’il y ait quelque part un grave malentendu, et sans que les intérêts essentiels des uns soient sacrifiés à ceux des autres ? L’intérêt de la France me paraît aussi clair que le jour : peut-il être le même que celui de la Russie ? J’en dirai autant de l’Angleterre, et j’ajouterai que les cabinets, libres de s’entendre sur un but commun, n’oseraient cependant pas faire marcher les unes à côté des autres, pour y travailler ensemble, les flottes russe, française et anglaise[1].

Malgré la longueur de cette lettre, je veux encore appeler un instant votre attention sur ce qui se passe du côté de la Perse. Ce ne sera point sortir de la question d’Orient. La Perse est, depuis quelques années, le théâtre d’une lutte sourde entre l’influence russe et l’influence anglaise, lutte qui vient de dégénérer en une rupture ouverte. La situation relative y est, d’ailleurs, la même qu’à Constantinople. Après avoir dépouillé et humilié la Perse sous le prédécesseur du souverain régnant, la Russie protège maintenant cette puissance et la fait servir d’instrument à sa politique, en dépit de la haine des populations. C’est ainsi qu’elle a déterminé le shah à entreprendre le siége d’Hérat, capitale d’un état allié des Anglais. Le siége d’Hérat n’a pas d’autre signification. Ameru-Khan, c’est le nom du chef qui règne à Hérat, est une espèce de sentinelle avancée de l’Inde anglaise au milieu de l’Asie centrale, à quelques journées de marche des frontières de la Russie. C’est donc en même temps pour inquiéter l’Angleterre et affaiblir la Perse que la Russie a poussé le shah à cette entreprise, malgré toutes les représentations contraires du ministre anglais à Téhéran, M. M’Neill. Le siége d’Hérat était commencé, et, chose étrange, le comte Simonich, envoyé de Russie en Perse, avait suivi le shah et son armée devant cette place, quand un courrier du ministre d’Angleterre fut arrêté avec ses dépêches sur le territoire persan. M. M’Neill demanda une réparation qu’il n’obtint pas, et fit alors occuper, par une division de troupes venues de Bombay, une île du golfe Persique voisine de la côte du Farsistan. Puis M. M’Neill annonça qu’il allait se retirer, si le prince ne renonçait point au siége de Hérat. Mais le souverain paraît s’obstiner à son entreprise, en dépit des immenses obstacles qu’il rencontre, obstacles qui seront peut-être insurmontables. Hérat a déjà résisté à deux assauts meurtriers, où les assiégeans ont perdu plusieurs milliers d’hommes, et le général russe qui les commandait. Voilà où en sont les choses. Il est possible qu’une pareille rupture ne soit point encore la guerre, mais elle y ressemble et y mène. Quand les relations de deux puissances en sont au point d’aigreur où étaient arrivées, depuis un certain temps, celles de l’Angleterre et de la Perse, il y a toujours, pour amener le dénouement, un courrier arrêté ou quelque autre incident du même genre qui met fin au mensonge de la situation diplomatique, et démasque la situation réelle. Il n’en faut pas davantage ailleurs pour mettre l’Europe en feu ; mais ce n’est pas une raison de croire que l’incendie doive éclater demain.


P. S. Je crains, monsieur, que l’alliance anglaise ne soit pas à Constantinople une vérité bien vraie. On m’assure, d’après des renseignemens dignes de foi, que l’Angleterre a très lestement pris son parti dans l’affaire du traité de commerce avec la Turquie, et qu’elle est décidée à le faire exécuter, de gré ou de force, dans toute l’étendue de l’empire ottoman, c’est-à-dire en Égypte et en Syrie. C’est un changement de front que ne permettait pas de prévoir, aussi subit et aussi complet, l’état de ses relations politiques avec Méhémet-Ali. La France ne peut suivre son alliée dans cette voie. Méhémet-Ali, de son côté, est fermement résolu à résister. Ce coup inattendu, loin de l’abattre, semble lui avoir rendu toute l’ardeur de sa jeunesse et toute l’énergie de son caractère. Il ne cédera qu’à la dernière extrémité. Ce vieux Turc peut aujourd’hui, d’un seul mot, par un ordre de marche adressé à son fils, allumer une guerre générale. Si l’armée d’Ibrahim-Pacha franchissait le Taurus et marchait sur Constantinople, le sultan, effrayé, se jetterait dans les bras de la Russie, et alors se manifesterait cette impossibilité morale d’une guerre faite en commun au même ennemi par la Russie et l’Angleterre. La situation se rétablirait bientôt dans toute sa vérité ; l’Europe se partagerait en deux camps, et l’Angleterre ne se rangerait certainement pas sous le même drapeau que la Russie. La prévision de ces graves éventualités agite, en ce moment, les esprits dans la sphère la plus élevée du monde politique. Il est à désirer, il est possible qu’elles ne se réalisent point. Mais quand la paix du continent tient à un fil, c’est une singulière imprudence que d’y toucher. Je le répète, on aura détruit le statu quo en Orient le jour où l’on attaquera l’indépendance administrative de Méhémet-Ali, dans l’étendue de ses gouvernemens : dès-lors tout sera remis à la décision de la force, et je ne sache pas d’intelligence humaine qui puisse en mesurer les suites.


***

  1. Certains évènemens qui viennent de se passer dans la mer Noire, et dont on fait encore grand mystère à Pétersbourg et à Londres, mais qui ne peuvent tarder d’être connus, rapprocheront sans doute le terme d’une situation aussi forcée, et ne permettront pas à l’Angleterre d’avoir en Orient d’autres amis que les ennemis de la Russie et d’autres ennemis que ses amis.