Lettres sur le patriotisme

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Lettres sur le patriotisme
ŒuvresP.-V. Stock (Bibliothèque sociologique, N° 4)Tome I (p. 233-260).

LE PATRIOTISME PHYSIOLOGIQUE OU NATUREL[1]



J’ai montré dans ma précédente lettre comment le patriotisme en tant que qualité ou passion naturelle procède d’une loi physiologique, de celle précisément qui détermine la séparation des êtres vivants en espèces, en familles et en groupes.

La passion patriotique est évidemment une passion solidaire. Pour la retrouver plus explicite et plus clairement déterminée dans le monde animal, il faut donc la chercher surtout parmi les espèces d’animaux qui, comme l’homme, sont doués d’une nature éminemment sociable ; parmi les fourmis, par exemple, les abeilles, les castors et bien d’autres qui ont des habitations communes stables, aussi bien que parmi les espèces qui errent en troupeaux ; les animaux à domicile collectif et fixe, représentant, toujours au point de vue naturel, le patriotisme des peuples agriculteurs, et les animaux vagabonds en troupeaux, celui des peuples nomades.

Il est évident que le premier est plus complet que ce dernier, qui n’implique, lui, que la solidarité des individus dans le troupeau, tandis que le premier y ajoute encre celle des individus avec le sol ou le domicile qu’ils habitent. L’habitude qui, pour les animaux aussi bien que pour l’homme, constitue une seconde nature, certaines manières de vivre, sont beaucoup mieux déterminées, plus fixées parmi les animaux collectivement sédentaires, que parmi les troupeaux vagabonds, et les habitudes différentes, ces manières particulières d’exister, constituent un élément essentiel du patriotisme.

On pourrait définir le patriotisme naturel ainsi : c’est un attachement instinctif, machinal et complètement dénué de critique pour des habitudes d’existence collectivement prises et héréditaires ou traditionnelles, et une hostilité tout aussi instinctive et machinale contre toute autre manière de vivre. C’est l’amour des siens et du sien et la haine de tout ce qui porte un caractère étranger. La patriotisme, c’est donc un égoïsme collectif d’un côté et la guerre de l’autre.

Ce n’est point une solidarité assez puissante pour que les individus membres d’une collectivité animale ne s’entre-dévorent pas mutuellement au besoin ; mais elle est assez forte pourtant pour que tous ces individus, oubliant leurs discordes civiles, s’unissent contre chaque intrus qui leur arriverait d’une collectivité étrangère.

Voyez les chiens d’un village par exemple. Les chiens ne forment point naturellement de république collective ; abandonnés à leurs propres instincts, ils vivent en troupeaux errants, comme les loups, et ce n’est que sous l’influence de l’homme qu’ils deviennent des animaux sédentaires. Mais une fois établis, ils constituent dans chaque village une sorte de république non communautaire, mais fondée sur la liberté individuelle, selon la formule tant aimée des économistes bourgeois : chacun pour soi et le diable attrape le dernier. C’est un laissez-faire et laissez-aller sans limite, une concurrence, une guerre civile sans merci et sans trêve, où le plus fort mord toujours le plus faible — tout à fait comme dans les républiques bourgeoises. Maintenant qu’un chien d’un village voisin vienne à passer seulement dans leur rue, et vous voyez aussitôt tous ces citoyens en discorde se ruer en masse contre le malheureux étranger.

Je le demande, n’est-ce pas la copie fidèle, ou plutôt l’original des copies qui se répètent chaque jour dans l’humaine société ? N’est-ce pas une manifestation parfaite de ce patriotisme naturel duquel j’ai dit et j’ose encore répéter, qu’il n’est rien qu’une passion toute bestiale ? Bestial, il l’est sans doute, puisque les chiens incontestablement sont des bêtes, et que l’homme, animal comme le chien et comme tous les autres animaux sur la terre, mais animal doué de la faculté physiologique de penser et de parler, commence son histoire par la bestialité pure pour arriver à travers tous les siècles à la conquête et à la constitution plus parfaite de son humanité.

Une fois cette origine de l’homme connue, il n’est plus besoin de s’étonner de sa bestialité, qui est un fait naturel parmi d’autres faits naturels, ni même de s’indigner contre elle, d’où il ne résulte pas du tout qu’il ne faille la combattre avec la plus grande énergie, puisque toute la vie humaine de l’homme n’est rien qu’un combat incessant contre sa bestialité naturelle au profit de son humanité.

J’ai tenu seulement à constater que le patriotisme que les poètes, les mystiques, les politiciens de toutes les écoles, les gouvernements et toutes les classes privilégiées nous vantent comme une vertu idéale et sublime, prend ses racines non dans l’humanité de l’homme, mais dans sa bestialité.

Et en effet, c’est à l’origine de l’histoire et, actuellement, c’est dans les parties les moins civilisées de l’humaine société, que nous voyons le patriotisme naturel régner sans partage. — Il constitue dans les collectivités humaines un sentiment sans doute beaucoup plus compliqué que dans les autres collectivités animales, par cette seule raison que la vie de l’homme, animal pensant et parlant, embrasse incomparablement plus d’objets que celle des animaux des autres espèces : aux habitudes et aux traditions toutes physiques viennent encore se joindre chez lui les traditions plus ou moins abstractives, intellectuelles et morales, une foule d’idées et de représentations fausses ou vraies, avec différentes coutumes religieuses, économiques, politiques et sociales. — Tout cela constitue autant d’éléments du patriotisme naturel de l’homme, en tant que toutes ces choses, se combinant d’une façon ou d’une autre, forment, pour une collectivité particulière quelconque, un mode particulier d’existence, une manière traditionnelle de vivre, de penser et d’agir autrement que les autres.

Mais quelque différence qu’il y ait entre le patriotisme naturel des collectivités humaines et celui des collectivités animales, sous le rapport de la quantité et même de la qualité des objets qu’ils embrassent, ils ont ceci de comment qu’ils sont également des passions instinctives, traditionnelles, habituelles, collectives et que l’intensité de l’un aussi bien que de l’autre ne dépend aucunement de la nature de leur contenu. On pourrait dire au contraire que moins ce contenu est compliqué, plus il est simple, et plus intense et plus énergiquement exclusif est le sentiment patriotique qui le manifeste et l’exprime.

L’animal est évidemment beaucoup plus attaché aux coutumes traditionnelles de la collectivité dont il fait partie que l’homme ; chez lui cet attachement patriotique est fatal et, incapable de s’en défaire par lui-même, il ne s’en délivre parfois que sous l’influence de l’homme. De même, dans les collectivités humaines, moins grande est la civilisation, moins compliqué et plus simple est le fond même de la vie sociale, et plus le patriotisme naturel, c’est-à-dire l’attachement instinctif des individus pour toutes les habitudes matérielles, intellectuelles et morales qui constituent la vie traditionnelle et coutumière d’une collectivité particulière, aussi bien que leur haine pour tout ce qui en diffère, pour tout ce qui y est étranger, se montrent intenses. — D’où il résulte que le patriotisme naturel est en raison même de l’humanité dans les sociétés humaines.

Personne ne contestera que le patriotisme instinctif ou naturel des misérables populations des zones glacées, que la civilisation humaine a à peine effleurées et où la vie matérielle elle-même est si pauvre, ne soit infiniment plus fort ou exclusif que le patriotisme d’un Français, d’un Anglais ou d’un Allemand par exemple. L’Allemand, l’Anglais, le Français peuvent vivre et s’acclimater partout, tandis que l’habitant des régions polaires mourrait bientôt du mal du pays, si on l’en tenait éloigné. Et pourtant, quoi de plus misérable et de moins humain que son existence ! Ce qui prouve encore une fois que l’intensité du patriotisme naturel n’est point une preuve d’humanité, mais de bestialité.

À côté de cet élément positif du patriotisme, qui consiste dans l’attachement instinctif des individus pour le mode particulier d’existence de la collectivité dont ils sont les membres, il y a encore l’élément négatif, tout aussi essentiel que le premier et qui en est inséparable : c’est l’horreur également instinctive pour tout ce qui y est étranger — instinctive et par conséquent tout à fait bestiale ; oui, réellement bestiale, car cette horreur est d’autant plus énergique et plus invincible que celui qui l’éprouve a moins pensé et compris, est moins homme.

Aujourd’hui, on ne trouve cette horreur patriotique pour l’étranger que chez les peuples sauvages ; on la retrouve en Europe au milieu des populations à demi-sauvages que la civilisation bourgeoise n’a point daigné éclairer, — mais qu’elle n’oublie jamais d’exploiter. Il y a dans les plus grandes capitales d’Europe, à Paris même, et à Londres surtout, des rues abandonnées à une population misérable et qu’aucune lumière n’a jamais éclairée. — Il suffit qu’un étranger s’y présente pour qu’une foule d’êtres humains misérables, hommes, femmes, enfants, à peine vêtus et portant sur leurs figures et sur toute leur personne les signes de la misère la plus affreuse et de la plus profonde abjection, l’entourent, l’insultent et quelquefois même le maltraitent, seulement parce qu’il est étranger. Ce patriotisme brutal et sauvage n’est-il donc point la négation la plus criante de tout ce qui s’appelle humanité ?

Et pourtant, il est des journaux bourgeois très éclairés, comme le Journal de Genève, par exemple, qui n’éprouvent aucune honte en exploitant ce préjugé si peu humain et cette passion toute bestiale. Je veux pourtant leur rendre justice et je reconnais volontiers qu’ils les exploitent sans les partager en aucune manière, et seulement parce qu’ils trouvent intérêt à les exploiter, de même que font aujourd’hui à peu près tous les prêtres de toutes les religions, qui prêchent les niaiseries religieuses sans y croire, et seulement parce que qu’il est évidemment dans l’intérêt des classes privilégiées que les masses populaires continuent, elles, d’y croire.

Lorsque le Journal de Genève se trouve à bout d’arguments et de preuves, il dit : c’est une chose, une idée, un homme étrangers, et il a une si petite idée de ses compatriotes, qu’il espère qu’il lui suffira de proférer ce mot terrible d’étranger pour qu’oubliant tout, et sens commun et humanité et justice, ils se mettent tous de son côté.

Je ne suis point Genevois, mais j’ai trop de respect pour les habitants de Genève, pour ne pas croire que le Journal se trompe. Ils ne voudront sans doute pas sacrifier l’humanité à la bestialité exploitée par l’astuce.




LE PATRIOTISME (suite[2])
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J’ai dit que le patriotisme en tant qu’instinctif ou naturel, ayant toutes ses racines dans la vie animale, ne présente rien en plus qu’une combinaison particulière d’habitudes collectives : matérielles, intellectuelles et morales, économiques, politiques, religieuses et sociales, développées par la tradition ou par l’histoire, dans une société humaine restreinte. Ces habitudes, ai-je ajouté, peuvent être bonnes ou mauvaises, le contenu ou l’objet de ce sentiment instinctif n’ayant aucune influence sur le degré de son intensité ; et même si l’on devait admettre sous ce dernier rapport une différence quelconque, elle pencherait plutôt faveur des mauvaises habitudes que des bonnes. Car — à cause même de l’origine animale de toute humaine société, et par l’effet de cette force d’inertie, qui exerce une action tout aussi puissante dans le monde intellectuel et moral que dans le monde matériel — dans chaque société qui ne dégénère pas encore, mais qui progresse et marche en avant, les mauvaises habitudes, ayant toujours pour elles la priorité du temps, sont plus profondément enracinées que les bonnes. Ceci nous explique pourquoi, sur la somme totale des habitudes collectives actuelles, dans les pays les plus avancés du monde civilisé, les neuf dixièmes au moins ne valent rien.

Qu’on ne s’imagine pas que je veuille déclarer la guerre à l’habitude qu’ont généralement la société et les hommes de se laisser gouverner par l’habitude. En cela, comme en beaucoup d’autres choses, ils ne font que fatalement obéir à une loi naturelle, et il serait absurde de se révolter contre des lois naturelles. L’action de l’habitude dans la vie intellectuelle et morale des individus aussi bien que des sociétés est la même que celle de l’action végétative dans la vie animale. L’une et l’autre sont des conditions d’existence et de réalité. Le bien aussi bien que le mal, pour devenir une chose réelle, doit passer en habitude soit dans l’homme pris individuellement, soit dans la société. Tous les exercices, toutes les études auxquels les hommes se livrent n’ont point d’autre but, et les meilleures choses ne s’enracinent dans l’homme, au point de devenir sa seconde nature, que par cette puissance d’habitude. Il ne s’agit donc pas de se révolter follement contre elle, puisque c’est une puissance fatale, qu’aucune intelligence ni volonté humaine ne sauraient renverser. Mais si, éclairés par la raison du siècle et par l’idée que nous nous formons à la vraie justice, nous voulons sérieusement devenir des hommes, nous n’avons qu’une chose à faire : c’est d’employer constamment la force de volonté, c’est-à-dire l’habitude de vouloir, que des circonstances indépendantes de notre vouloir ont développées en nous, à l’extirpation de nos mauvaises habitudes et à leur remplacement par des bonnes. Pour humaniser une société tout entière, il faut détruire sans pitié toutes les causes, toutes les conditions économiques, politique et sociales qui produisent dans les individus la tradition du mal, et à les remplacer par des conditions qui auraient pour conséquence nécessaire d’engendrer dans ces mêmes individus la pratique et l’habitude du bien.

Au point de vue de la conscience moderne, de l’humanité et de la justice, telles que, grâce aux développements passés de l’histoire, nous sommes enfin parvenus à comprendre, le patriotisme est une mauvaise, étroite et funeste habitude, puisqu’elle est la négation de l’égalité et de la solidarité humaines. La question sociale, posée pratiquement aujourd’hui par le monde ouvrier de l’Europe et de l’Amérique, et dont la solution n’est possible que par l’abolition des frontières des États, tend nécessairement à détruire cette habitude traditionnelle dans la conscience des travailleurs de tous les pays. Je montrerai plus tard comment, dès le commencement de ce siècle, elle a été déjà fortement ébranlée dans la conscience de la haute bourgeoisie financière, commerçante et industrielle, par le développement prodigieux et tout international de sa richesse et de ses intérêts économiques. Mais il faut que je montre d’abord comment, bien avant cette révolution bourgeoise, le patriotisme naturel, instinctif et qui par sa nature même ne peut être qu’un sentiment très étroit, très restreint et une habitude collective toute locale, a été, dès le début de l’histoire, profondément modifié, dénaturé et diminué par la formation successive des États politiques.

En effet, le patriotisme en tant que sentiment tout à fait naturel, c’est-à-dire produit par la vie réellement solidaire d’une collectivité et encore point ou peu affaibli par la réflexion ou par l’effet des intérêts économiques et politiques, aussi bien que par celui des abstractions religieuses ; ce patriotisme sinon tout à fait, du moins en grande partie animal, ne peut embrasser qu’un monde très restreint : une tribu, une commune, un village. Au commencement de l’histoire, comme aujourd’hui chez les peuples sauvages, il n’y avait point de nation, ni de langue nationale ni de culte national, — il n’y avait donc pas de patrie dans le sens politique de ce mot. Chaque petite localité, chaque village avait sa langue particulière, son dieu, son prêtre ou son sorcier, et n’était rien qu’une famille multipliée, élargie, qui s’affirmait en vivant, et qui, en guerre avec toutes les autres tribus, niait par son existence tout le reste de l’humanité. Tel est le patriotisme naturel dans son énergique et naïve crudité.

Nous retrouverons encore des restes de ce patriotisme même dans quelques-uns des pays les plus civilisés de l’Europe, en Italie, par exemple, surtout dans les provinces méridionales de la péninsule italienne, où la configuration du sol, les montagnes et la mer, créant des barrières entre les vallées, les communes et les villes, les sépare, les isole et les rend à peu près étrangères l’une à l’autre. Proudhon, dans sa brochure sur l’unité italienne, a observé avec beaucoup de raison que cette unité n’était encore qu’une idée, une passion toute bourgeoise et nullement populaire ; que les populations des campagnes au moins y sont restées jusqu’à cette heure en très grande partie étrangères, et j’ajouterai hostiles, parce que cette unité se met en contradiction, d’un côté, avec leur patriotisme local, de l’autre, ne leur a rien apporté jusqu’ici qu’une exploitation impitoyable, l’oppression et la ruine.

Même en Suisse, surtout dans les cantons primitifs, ne voyons-nous pas très souvent le patriotisme local lutter contre le patriotisme cantonal et ce dernier contre le patriotisme politique, national de la Confédération républicaine tout entière ?

Pour me résumer, je conclus que le patriotisme en tant que sentiment naturel, étant dans son essence et dans sa réalité un sentiment essentiellement tout local, est un empêchement sérieux à la formation des États, et par conséquent ces derniers, et avec eux la civilisation, n’ont pu s’établir qu’en détruisant sinon tout à fait, au moins à un degré considérable, cette passion animale.




LE PATRIOTISME (suite[3])
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Après avoir considéré le patriotisme au point de vue naturel, et après avoir démontré qu’à ce point de vue, d’un côté, c’est un sentiment proprement bestial ou animal, puisqu’il est commun à toutes les espèces d’animaux, et que de l’autre, il est essentiellement local, puisqu’il ne peut jamais embrasser que l’espace ou le monde très restreint dans lequel l’homme privé de civilisation passe sa vie, — je vais passer maintenant à l’analyse du patriotisme exclusivement humain, du patriotisme économique, politique, et religieux.

C’est un fait constaté par les naturalistes et désormais passé à l’état d’axiome, que le nombre de chaque population animale correspond toujours à la quantité des moyens de subsistance qui se trouvent dans le pays qu’elle habite. La population augmente toutes les fois que ces moyens se trouvent en plus grande quantité ; elle diminue avec la diminution de cette quantité. Lorsqu’une population animale a dévoré toutes les subsistances d’un pays, elle émigré. Mais cette émigration rompant toutes ses anciennes habitudes, toutes ses manières quotidiennes et routinières de vivre, et lui faisant chercher, sans aucune connaissance, sans aucune pensée, instinctivement et tout à fait à l’aventure, les moyens de subsister dans des pays absolument inconnus, est toujours accompagnée de privations et de souffrances immenses. La plus grande partie de la population animale émigrante périt de faim, servant souvent de nourriture aux survivants ; et la plus petite partie seulement parvient à s’acclimater et à trouver de nouveaux moyens de vivre dans un nouveau pays.

Puis vient la guerre, la guerre entre les espèces qui se nourrissent des mêmes aliments, la guerre entre celles qui pour vivre ont besoin de se dévorer l’une l’autre. Considéré à ce point de vue, le monde naturel n’est rien qu’une hécatombe sanglante, une tragédie effrayante et lugubre écrite par la faim.

Ceux qui admettent l’existence d’un Dieu créateur ne se doutent pas du beau compliment qu’ils lui font en le représentant comme le créateur de ce monde. Comment ! un Dieu toute puissance, toute intelligence, toute bonté, n’aurait pu aboutir qu’à créer un monde pareil, une horreur.

Il est vrai que les théologiens ont un excellent argument par expliquer cette contradiction révoltante. Le monde avait été créé parfait, disent-ils, il y régna d’abord une harmonie absolue, jusqu’à ce que, l’homme ayant péché, Dieu, furieux contre lui, maudit l’homme et le monde.

Cette explication est d’autant plus édifiante qu’elle est pleine d’absurdités, et l’on sait que c’est dans l’absurde que consiste toute la force des théologiens. Pour eux, plus une chose est absurde, impossible, plus elle est vraie. Toute religion n’est que la déification de l’absurde.

Ainsi, Dieu parfait a créé un monde parfait, et voilà que cette perfection dégringole, et peut attirer sur elle la malédiction de son créateur, et, après avoir été une perfection absolue, devient une imperfection absolue. Comment la perfection a-t-elle pu devenir l’imperfection ? À ceci on répondra que c’est précisément parce que le monde, quoique parfait au moment de la création, n’était pas néanmoins une perfection absolue, Dieu seul étant absolu, le Plus-que-parfait. Le monde n’étant parfait que d’une manière relative et en comparaison de ce qu’il est maintenant.

Mais alors pourquoi employer ce mot de perfection, qui ne comporte rien de relatif ? La perfection n’est-elle pas nécessairement absolue ? Dites donc que Dieu avait créé un monde imparfait, mais meilleur que celui que nous voyons maintenant. Mais s’il n’était que meilleur, s’il était déjà imparfait au sortir des mains du créateur, il ne présentait pas cette harmonie et cette paix absolue dont Messieurs les théologiens nous rabattent les oreilles. Et alors nous leur demanderons : Tout créateur, selon votre propre dire, ne doit-il pas être jugé d’après sa création, comme l’ouvrier d’après son œuvre ? Le créateur d’une chose imparfaite est nécessairement un créateur imparfait ; le monde ayant été imparfait, Dieu, son créateur, est nécessairement imparfait. Car ce fait qu’il a créé un monde imparfait ne peut s’expliquer que par son inintelligence, ou par son impuissance, ou par sa méchanceté.

Mais, dira-t-on, le monde était parfait, seulement il était moins parfait que Dieu. À cela, je répondrai que, lorsqu’il s’agit de la perfection, on ne peut pas parler de plus ou de moins ; la perfection est complète, entière, absolue, ou bien elle n’existe pas. Donc, si le monde était moins parfait que Dieu, le monde était imparfait ; d’où il résulte que Dieu, créateur d’un monde imparfait, était imparfait lui-même, qu’il reste imparfait, qu’il n’a jamais été Dieu, que Dieu n’existe pas.

Pour sauver l’existence de Dieu, Messieurs les théologiens seront donc forcés de m’accorder que le monde créé par lui était parfait à son origine. Mais alors je leur poserai deux petites questions. D’abord, si le monde a été parfait, comment deux perfections pouvaient-elles exister en dehors l’une de l’autre ? La perfection ne peut être qu’unique ; elle ne permet pas de dualité, parce que, dans la dualité, l’un limitant l’autre, le rend nécessairement imparfait. Donc, si le monde a été parfait, il n’y a pas eu de Dieu ni au-dessus ni même en dehors de lui, — le monde lui-même était Dieu. — Une autre question. Si le monde a été parfait, comment a-t-il fait pour déchoir ? Jolie perfection que celle qui peut s’altérer et se perdre ! Et si l’on admet que la perfection peut déchoir, donc Dieu peut déchoir aussi ! — Ce qui veut dire que Dieu a bien existé dans l’imagination croyante des hommes, mais que la raison humaine, qui triomphe de plus en plus dans l’histoire, le détruit.

Enfin, qu’il est singulier, ce Dieu des chrétiens ! Il créa l’homme de manière à ce qu’il puisse, à ce qu’il doive pécher et tomber. Dieu ayant parmi ses attributs infinis la toute-science, ne pouvait ignorer, en créant l’homme, qu’il tomberait ; et puisque Dieu le savait, l’homme devait tomber : autrement il aurait donné un démenti insolent à la toute-science divine. Que nous parle-t-on donc de liberté humaine ? il y avait fatalité ! Obéissant à cette pente fatale, — ce que d’ailleurs le plus simple père de famille aurait pu prévoir à la place du bon Dieu, — l’homme tombe : et voilà que la divine perfection se met dans une terrible colère, dans une colère aussi ridicule qu’odieuse ; Dieu ne maudit pas seulement les transgresseurs de sa loi, mais toute la descendance humaine, alors même qu’elle n’existait pas encore, et que, par conséquent elle était absolument innocente du péché de nos premiers parents ; et non content de cette révoltante injustice, il maudit encore ce monde harmonieux qui n’y était pour rien, et le transforme en un réceptacle de crimes et d’horreurs, en une perpétuelle boucherie. Puis, esclave de sa propre colère et de la malédiction prononcée par lui-même contre les hommes et le monde, contre sa propre création, et se rappelant un peu tard qu’il était un Dieu d’amour, que fait-il ? Ce n’est pas assez d’avoir ensanglanté le monde par sa colère ; il verse encore le sang de son Fils unique, ce Dieu sanguinaire ; il l’immole sous le prétexte de réconcilier le monde avec sa divine Majesté ! Encore s’il y avait réussi ! Mais non, le monde naturel et humain reste aussi déchiré et ensanglanté qu’avant cette monstrueuse rédemption. — D’où il résulte clairement que le Dieu des chrétiens, comme tous les Dieux qui l’ont précédé, est un Dieu aussi impuissant que cruel, aussi absurde que méchant.

Et ce sont de pareilles absurdités qu’on veut imposer à notre liberté, à notre raison ! C’est avec de pareilles monstruosités qu’on prétend moraliser, humaniser les hommes ! Que Messieurs les théologiens aient donc le courage de renoncer franchement à l’humanité aussi bien qu’à la raison. Ce n’est pas assez de dire avec Tertullien : « Credo quia absurdum. Je crois en ce qui est absurde » ; — qu’ils tâchent encore, s’ils le peuvent, de nous imposer leur christianisme par le knout, comme le czar de toutes les Russies, par le bûcher, comme Calvin, par la Sainte Inquisition, comme les bons catholiques, par la violence, la torture et la mort comme voudraient pouvoir le faire encore les prêtres de toutes les religions possibles, — qu’ils essaient tous ces jolis moyens, mais qu’ils n’espèrent pas triompher jamais d’une autre façon.

Quant à nous, laissons une fois pour toutes ces absurdités et ces horreurs divines à ceux qui croient follement pouvoir longtemps encore exploiter la plèbe, les masses ouvrières en leur nom ; et retournant à notre raisonnement tout humain, rappelons-nous toujours que la lumière humaine, la seule qui puisse nous éclairer, nous émanciper, nous rendre dignes et heureux, n’est point au début, mais relativement au temps où l’on vit, à la fin de l’histoire, et que l’homme, dans son développement historique, est parti de l’animalité pour arriver de plus en plus à l’humanité. Ne regardons donc jamais en arrière, toujours en avant, car en avant est notre soleil et notre salut ; et s’il nous est permis, s’il est même utile de regarder quelquefois en arrière, ce n’est que pour constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus faire jamais.

Le monde naturel est le théâtre constant d’une lutte interminable, de la lutte pour la vie. Nous n’avons pas à nous demander pourquoi cela est ainsi. Nous ne l’avons pas fait, nous l’avons trouvé en naissant à la vie. C’est notre point de départ naturel, et nous n’en sommes nullement responsables. Qu’il nous suffise de savoir que cela est, que cela a été, et qu’il en sera probablement toujours ainsi. L’harmonie s’y établit par le combat, par le triomphe des uns, par la défaite et le plus souvent par la mort des autres. La croissance et le développement des espèces y sont limités par leur propre faim et par l’appétit des autres espèces, c’est-à-dire par la souffrance, par la mort. Nous ne disons pas avec les chrétiens, que cette terre soit une vallée de douleurs, mais nous devons convenir qu’elle n’est pas du tout aussi tendre mère qu’on le dit, et que les êtres vivants ont besoin de beaucoup d’énergie pour y vivre. Dans le monde naturel, les forts vivent et les faibles succombent, et les premiers ne vivent que parce que les autres succombent.

Est-il possible que cette loi fatale de la vie naturelle soit aussi celle du monde humain et social ?



LE PATRIOTISME (suite[4])
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Les hommes sont-ils condamnés par leur nature à s’entre-dévorer pour vivre, comme le font les animaux des autres espèces ?

Hélas ! nous trouvons au berceau de la civilisation humaine l’anthropophagie, en même temps et ensuite les guerres d’extermination, la guerre des races et des peuples : guerres de conquête, guerres d’équilibre, guerres politiques et guerres religieuses, guerres pour les grandes idées comme celles que fait la France dirigée par son empereur actuel, et guerres patriotiques pour la grande unité nationale comme celles que méditent d’un côté le ministre pangermaniste de Berlin et de l’autre le czar panslaviste de Saint-Pétersbourg !

Et au fond de tout cela, à travers toutes les phrases hypocrites dont on se sert pour se donner une apparence d’humanité et de droit, que trouvons-nous ? Toujours la même question économique : la tendance des uns de vivre et de prospérer aux dépens des autres. Tout le reste n’est que de la blague. Les ignorants, les naïfs et les sots s’y laissent prendre, mais les hommes forts qui dirigent les destinées des États savent fort bien qu’au fond de toutes les guerres, il n’y a qu’un seul intérêt : le pillage, la conquête des richesses d’autrui et l’asservissement du travail d’autrui !

Telle est la réalité à la fois cruelle et brutale que les bons Dieux de toutes les religions, les Dieux des batailles, n’ont jamais manqué de bénir ; à commencer par Jéhovah, le Dieu des Juifs, le Père éternel de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a commandé à son peuple élu de massacrer tous les habitants de la Terre promise ; — et à finir par le Dieu catholique, représenté par les papes, qui, en récompense du massacre des païens, des mahométans et des hérétiques, ont fait don de la terre de ces malheureux à leurs heureux massacreurs tout dégouttants de leur sang. Aux victimes, l’enfer ; aux bourreaux, leurs dépouilles, les biens de la terre, — tel est donc le but des guerres les plus saintes, des guerres religieuses.

Il est évident que, jusqu’à cette heure au moins, l’humanité n’a point fait exception à cette loi générale de l’animalité qui condamne tous les êtres vivants à s’entre dévorer pour vivre. Le socialisme, comme je tâcherai de le démontrer par la suite de ces articles, le socialisme, en mettant à la place de la justice politique, juridique et divine la justice humaine, en remplaçant le patriotisme par la solidarité universelle des hommes, et la concurrence économique par l’organisation internationale d’une société toute fondée sur le travail, pourra seul mettre fin à ces manifestations brutales de l’animalité humaine, à la guerre.

Mais jusqu’à ce qu’il ait triomphé sur la terre, tous les Congrès bourgeois pour la paix et pour la liberté auront beau protester, et tous les Victor Hugo du monde auront beau les présider, les hommes continueront à s’entre-déchirer comme les bêtes fauves.

Il est bien constaté que l’histoire humaine, comme celle de toutes les autres espèces d’animaux a commencé par la guerre. Cette guerre, qui n’a eu et qui n’a d’autre but que de conquérir les moyens de la vie, a eu différentes phases de développement, parallèles aux différentes phases de la civilisation, c’est-à-dire du développement des besoins de l’homme et des moyens de les satisfaire.

Ainsi, animal omnivore, l’homme a vécu d’abord comme tous les autres animaux, de fruits et de plantes, de chasse et de pêche. Pendant bien des siècles, sans doute, l’homme chassa et pêcha comme le font les bêtes encore aujourd’hui, sans l’aide d’autres instruments que ceux dont la nature l’avait doué. La première fois qu’il se servit de l’arme la plus grossière, d’un simple bâton ou d’une pierre, il fit acte de réflexion, et s’affirma, sans en avoir sans doute le soupçon, comme un animal pensant, comme homme ; car l’arme même la plus primitive, devant nécessairement s’adapter au but que l’homme se propose d’atteindre, suppose un certain calcul de l’esprit, calcul qui distingue essentiellement l’homme animal de tous les autres animaux de la terre. Grâce à cette faculté de réfléchir, de penser, d’inventer, l’homme perfectionna ses armes, très lentement il est vrai, à travers beaucoup de siècles, et se transforma par là même en chasseur ou en bête féroce armée.

Arrivés à ce premier degré de civilisation, les petits groupes humains eurent naturellement plus de facilité à se nourrir en tuant les êtres vivants, sans en excepter les hommes, qui devaient leur servir d’aliments, que les bêtes privées de ces instruments de chasse ou de guerre ; et comme la multiplication de toutes les espèces animales est toujours en proportion directe des moyens de subsistance, il est évident que le nombre des hommes devait augmenter dans une proportion plus forte que celui des animaux des autres espèces, et qu’enfin il devait arriver un moment où la nature inculte ne pouvait plus suffire à nourrir tout le monde.

Si[5] la raison humaine n’était pas progressive ; si, s’appuyant d’un côté sur la tradition qui conserve au profit des générations futures les connaissances acquises par les générations passées, et se propageant d’un autre côté, grâce à ce don de la parole qui est inséparable de celui de la pensée, elle ne se développait pas toujours davantage ; si elle n’était pas douée de la faculté illimitée d’inventer de nouveaux procédés pour défendre l’existence humaine contre toutes les forces naturelles qui lui sont contraires, cette insuffisance de la nature aurait été nécessairement la limite de la multiplication de l’espèce humaine.

Mais grâce à cette précieuse faculté qui lui permet de savoir, de réfléchir, de comprendre, l’homme peut franchir cette limite naturelle qui arrête le développement de toutes les autres espèces animales. Quand les sources naturelles furent épuisées, il en créa d’artificielles. Profitant non de sa force physique, mais de sa supériorité d’intelligence, il se mit non plus simplement à tuer pour les dévorer immédiatement, mais à soumettre, à apprivoiser et à cultiver en quelque sorte les bêtes sauvages, pour les faire servir à ses buts. Et c’est ainsi qu’à travers des siècles encore, des groupes de chasseurs se transformèrent en groupes de pasteurs.

Cette nouvelle source d’existence multiplia naturellement encore davantage l’espèce humaine, ce qui mit cette dernière dans la nécessité de créer des moyens de subsistance nouveaux. L’exploitation des bêtes ne suffisant plus, les groupes humains se mirent à exploiter la terre. Les peuples nomades et pasteurs se transformèrent ainsi à travers beaucoup d’autres siècles en peuples cultivateurs.

C’est dans cette période de l’histoire que proprement s’établit l’esclavage. Les hommes, bêtes sauvages s’il en fut, commencèrent d’abord par dévorer leurs ennemis tués ou faits prisonniers. Mais lorsqu’ils commencèrent à comprendre l’avantage qu’il y avait pour eux à se faire servir par les bêtes ou les exploiter sans les tuer immédiatement, ils durent comprendre bientôt celui qu’ils pouvaient retirer des services de l’homme, le plus intelligent des animaux de cette terre. L’ennemi vaincu ne fut plus dévoré, mais il devint esclave, forcé de faire le travail nécessaire pour la subsistance de son maître.

Le travail des peuples pasteurs est si léger et si simple qu’il n’exige presque pas le travail des esclaves. Aussi voyons-nous que chez les peuples nomades et bergers le nombre des esclaves est fort restreint, pour ne pas dire presque nul. Il en est autrement des peuples sédentaires et agricoles. L’agriculture exige un travail assidu, journalier et pénible. L’homme libre des forêts et des plaines, le chasseur aussi bien que le pasteur, s’y assujettit avec une très grande répugnance. Aussi voyons-nous encore aujourd’hui chez les peuples sauvages de l’Amérique, par exemple, que c’est sur l’être comparativement le plus faible, sur la femme, que retombent tous les travaux de l’intérieur les plus durs et les plus dégoûtants. Les hommes ne connaissent d’autre métier que la chasse et la guerre, que dans notre civilisation même on considère encore comme les métiers les plus nobles, et méprisant toutes les autres occupations, restent étendus paresseusement fumant leurs pipes, tandis que leurs malheureuses femmes, ces esclaves naturelles de l’homme barbare, succombent sous le fardeau de leur besogne journalière.

Un pas de plus dans la civilisation, et l’esclave prend le rôle de la femme. Bête de somme intelligente, forcé de soulever toute la charge du travail corporel, il crée le loisir et le développement intellectuel et moral de son maître.

(À suivre[6].)MICHEL BAKOUNINE.

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  1. Le Progrès, 12 (12 juin 1869), pp. 2-3.
  2. Le Progrès, 14 (10 juillet 1869), pp. 2-3.
  3. Le Progrès, 17 (21 août 1869), pp. 2-4
  4. Le Progrès, 19 (18 septembre 1869), p. 4.
  5. (Suite). Le Progrès, 20 (2 octobre 1869). p. 3.
  6. La suite n’a pas paru.