Lettres sur les hommes d’État de France/02

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LETTRES
SUR
LES HOMMES D’ÉTAT


DE LA FRANCE 

LETTRE DEUXIÈME.


Paris, le 15 janvier 1833.


Vers le commencement du mois de prairial de l’an iii, un jeune homme qui avait terminé, dans la docte et paisible université allemande d’Erlangen, ses études commencées à l’université d’Édimbourg, se présenta aux barrières de Paris. Ce jeune étranger était né dans la plus douce et la plus riante des villes de la Suisse, à Lausanne, où les mœurs patriarcales et la simplicité des goûts n’excluent pas l’énergie républicaine. Au milieu de ses nobles camarades d’Édimbourg, au sein de l’égalité des études de l’Allemagne, ses regards s’étaient sans cesse tournés vers les riches et élégantes républiques de la Grèce. Animé d’un goût ardent pour les lettres et en même temps d’une ardeur non moins grande pour la liberté, il venait saluer le pays le plus illustré par ses grands hommes et par ses savans, et qui, après d’affreuses tempêtes, d’horribles excès, entrait dans les voies d’un régime large et populaire, à l’abri à la fois de la participation grossière et féroce de la populace, et du despotisme insolent des classes supérieures. Il avait bien ouï dire dans la petite cour de Brunswick où il venait de passer une année en qualité de gentilhomme de la duchesse régnante, que la France était livrée aux passions les plus violentes, les plus basses, et que depuis qu’elle avait chassé ses rois, elle était indigne de compter parmi les nations ; mais à travers les réticences de la politique et de l’étiquette, les noms de Jourdan, de Moreau, de Kléber, de Joubert, de Hoche, étaient venus souvent jusqu’à lui ; son regard pénétrant avait saisi tout ce qu’offrait de sublime cette Convention qui avait défendu son indépendance contre les partis soulevés et l’Europe armée tout entière pour la renverser ; qui, sans argent, sans crédit, sans armée, sans administration, avait fait respecter son terrible mandat depuis les Pyrénées jusqu’au Rhin, et qui, après avoir atteint son but, brisant les terribles instrumens qui l’y avaient menée, se démettait elle-même de son pouvoir, et léguait au pays une constitution républicaine assise sur des principes de modération et de liberté. Il savait que la réaction sanglante du 9 thermidor était terminée, et que les cruelles représailles de la terreur avaient fait place à une tolérance qui permettait aux victimes et aux partisans de Robespierre de se trouver dans les mêmes salons. De toutes les villes de la Suisse, Lausanne était celle où les émigrés français avaient été le plus froidement accueillis. La jeunesse y était enthousiaste de la révolution française. Il avait conservé avec chaleur ce sentiment qui ne lui venait pas seulement de sa patrie. En traversant la Prusse et la Hollande qui venaient de conclure la paix avec la république, l’une de ces puissances au prix de la moitié de ses flottes, de la Flandre hollandaise, de Venloo, de Maëstricht et les deux rives de la Meuse ; l’autre, en abandonnant les provinces de la rive gauche du Rhin, notre jeune voyageur avait trouvé dans un profond abattement ces princes et ces hommes d’état, qui s’étaient déjà distribué par morceaux la carte de la France. Il avait vu des populations frémissant d’impatience et prêtant l’oreille à chaque coup de tambour qui leur annonçait l’approche de ces armées révolutionnaires, à la suite desquelles arrivaient la liberté et l’affranchissement. Depuis que Billaud-Varennes, Collot d’Herbois, Barrère et tous les tigres de la cour de Robespierre avaient été enchaînés ; que partout le buste de Rousseau avait remplacé sur les édifices celui de Marat, dont les restes avaient été jetés, comme de vils immondices, hors des portes du Panthéon, les fêtes, les plaisirs, les arts et le luxe avaient reparu. Quelle joie, pour une âme vive et impétueuse, de se trouver au milieu de ces jeunes généraux, qui avaient fait de si grandes choses, de ces femmes qui ne voulaient plus d’autre distinction que l’esprit et la beauté, de vivre au milieu de cette foule brillante où se croisaient l’énergie et la nonchalance, où le voluptueux costume grec, dévoilant hardiment les formes, se mariait au frac sévère et modeste des camps de la Convention ! Quelle joie pour un homme qui venait de s’échapper des galas de la noblesse immédiate de l’empire ! De quelles couleurs ne peignait-il pas le noble loisir qu’il se promettait au milieu de ce peuple resté si fier et redevenu si doux ! Avec quelle impatience il voyait arriver les heures riantes qui l’attendaient dans les salons, déjà si illustrés, de madame Tallien, chez madame Beauharnais et près de madame de Staël !

En entrant dans cette ville calme et régénérée, le jeune Benjamin Constant vit d’abord une charrette sur laquelle se trouvaient vingt gendarmes qu’on traînait au supplice. C’étaient les anciens sbires de la cohorte de Fouquier-Tainville, qui s’étaient rangés avec les insurgés du 1er  prairial. Des jeunes gens de bonne mine parcouraient les rues, armés de sabres et de piques, et poussaient devant eux des ouvriers qui avaient pris part à l’attaque de la Convention. On ramenait des canons que le général Menou avait repris au faubourg Saint-Antoine, en menaçant de le bombarder. Paris offrait l’aspect d’un lendemain de bataille. Encore saisi de ce spectacle inattendu, Benjamin Constant apprit que deux jours auparavant, les portes de la Convention avaient été enfoncées par une populace ivre, qui feignait d’être affamée ; que les tricoteuses de 93 avaient escaladé les tribunes d’où elles avaient été chassées à la mort de Robespierre, et que pendant douze mortelles heures, la représentation nationale était demeurée sous le fer des piques et avait été livrée aux insultes de ces assassins. Jamais à l’époque de la terreur la plus grande, une aussi sanglante orgie n’avait souillé la Convention. On lui conta qu’un jeune membre de l’assemblée avait été mis en pièces sous les yeux de ses collègues, et que sa tête avait été promenée sur leurs bancs. Un combat meurtrier avait eu lieu dans la salle même des séances, et pendant ce combat, les bancs de la Montagne, occupés par les anciens partisans du comité de salut public, encourageaient à grands cris les insurgés à massacrer leurs collègues. C’était, lui dit-on, le dernier effort des terroristes et leur soupir d’agonie ; mais il ne put s’empêcher de songer que la philosophie et la civilisation étaient encore loin d’être enracinées dans la nouvelle république.

Ce fut là le premier désappointement politique de Benjamin Constant : vous voyez qu’il ne se fit pas attendre. Il reconnut bientôt, il est vrai, à sa grande satisfaction, que les beaux jours de la populace étaient passés. Le terrible faubourg Saint-Antoine s’était laissé insulter par la jeunesse dorée, et ses lanternes n’avaient cependant pas cessé de se balancer dans les airs ! Les canons, qui plus tard, remis dans les mains de Bonaparte par la Convention, devaient foudroyer à leur tour les modérés, étaient tournés contre le bas peuple qui ne résistait pas. Les intrépides bataillons sans-culottes de Montreuil et de Popincourt se laissaient désarmer par quelques enfans en cadenettes, qui étaient impatiens d’aller conter le soir leurs exploits dans les salons de la Chaussée-d’Antin, entre une gambade de Trénis et une romance de Garat ; et les derniers Romains, les vieux conventionnels de la Montagne, décrétés comme les Girondins, s’étaient eux-mêmes frappés à coups de couteau et de ciseaux, comme les restes du parti de Camille Desmoulins, pour échapper au bourreau et aux huées de la place publique. C’est à cette vue, peut-être, que Benjamin Constant conçut son ouvrage des Réactions politiques et son livre des Effets de la terreur, qu’il publia plus tard, et qui furent les points de départ de toute sa vie, consacrée jusqu’au dernier jour à défendre la liberté, sans la rendre responsable des excès dont elle a été le prétexte.

Benjamin Constant vit bientôt, en France, un beau spectacle qui lui fit oublier celui-ci. Je veux parler de la promulgation et de l’acceptation de la constitution de l’an iii.

Il a beaucoup été question cette semaine, à Paris, de la constitution de l’an iii. Ces disputes historiques vous étonnent beaucoup en Angleterre ; mais que voulez-vous, nous en sommes encore où vous étiez, non plus en 1688, mais à l’époque de l’établissement de votre magna charta, et nous traitons journellement, comme choses pressantes et actuelles, les questions fondamentales de notre ordre public. Je sais que M. Royer-Collard et ses amis doctrinaires, avec leur manie de remonter aux sources de l’histoire, et de citer tous les siècles à leur tribunal, à propos de la plus mince motion, ne seraient pas supportés en Angleterre où la métaphysique est rejetée du domaine des affaires. On peut dire que les enfans seuls dissertent sur les règles de la grammaire, et la nation anglaise est trop vieille en matière de gouvernement représentatif, pour s’arrêter aux prolégomènes. Quant à nous, il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas plus de quarante ans, la nation française en était encore à promulguer son bill des droits, et à l’afficher à la porte de chaque cabaret. Sous la restauration même, les doctrinaires ne firent pas autre chose ; seulement ils le mettaient à la porte des salons, et se livraient à un petit jacobinisme élégant et intérieur, dont le résultat les effraie fort aujourd’hui. Les questions de constitution et de bases de l’état, qui ne sont jamais agitées chez vous, forment ici l’aliment habituel de la politique. On discutait donc beaucoup, il y a peu de jours, sur la constitution de l’an iii, et deux feuilles, l’une accréditée par le ministère, et l’autre très influente dans l’opposition, soutenaient contradictoirement que la France n’avait jamais été moins libre que durant les cinq années où cette constitution fut en vigueur : au contraire, disait-on plus loin, jamais constitution n’avait renfermé tant d’élémens de liberté ; ce qui peut être vrai de part et d’autre. Je ne veux pas juger si de telles discussions sont bien opportunes et bien utiles dans les journaux qui ont à traiter, chaque jour, des affaires du moment ; mais, pour moi, je dois vous dire quelques mots de cette constitution à laquelle Benjamin Constant rattacha ses premiers travaux politiques.

D’abord, de toutes les constitutions qui se sont amoncelées dans nos archives, il n’en est pas une qui ait été conçue et acceptée plus librement. Au moment où elle s’élabora, la Convention, entourée de partis, n’était dominée réellement par aucun, car la réaction du 9 thermidor s’était ralentie, et les jacobins, qui luttèrent encore deux fois depuis avec les républicains modérés, n’étaient pas sans influence. Presque tout le monde, presque tous ceux qui maniaient les affaires du moins, voulaient la république et la liberté. L’esprit romain de la vieille Convention s’en allait, il est vrai ; mais il en restait assez pour marquer la constitution nouvelle d’une empreinte antique, qu’on retrouvait facilement dans la composition de ce conseil des anciens, où n’entraient que des hommes âgés au moins de quarante ans, tous ou veufs ou mariés. N’était-ce pas là pur esprit de famille de la législation romaine ? Le retour aux idées de convenance et d’ordre était marqué par cette disposition qui voulait que les mariages de tous ces hommes anciens eussent reçu la sanction légale ; aux formes gouvernementales anglaises dont l’énergique Convention avait jusque-là tant méprisé les lenteurs, par cette condition d’une triple lecture préalable, appliquée à tous les projets de loi. La part de l’esprit populaire se trouvait dans le principe d’élection établi pour tous les emplois, depuis la charge suprême de directeur jusqu’à la modeste institution des juges de paix ; enfin la crainte de l’ochlocratie, qui était la frayeur dominante du temps (car chaque époque a sa frayeur), avait fait confier la composition du pouvoir exécutif à une double élection, tant on redoutait de la livrer aux masses. L’interdiction de toute société populaire, tenant séance publique, avec des tribuns et des affiliations, et l’expulsion irrévocable des émigrés, montraient assez à quels partis opposés le pouvoir constituant était en butte ; mais l’opinion publique, ne permettant plus les moyens arbitraires, il accorda néanmoins, de bon gré, j’aime à le croire, la liberté illimitée de la presse, et les franchises municipales les plus étendues.

Quand cette constitution, qu’on pourrait nommer éclectique, fut achevée, elle fut envoyée à l’acceptation de toutes les assemblées primaires, et, notez bien ceci, aux armées, qui devaient la voter sur les champs de bataille où elles se trouvaient. Ainsi un jour, sur les lignes du Rhin, dans l’ouest, sur les Alpes, on put voir les soldats de Jourdan, de Hoche, de Kellermann et de Schérer, quitter tout à coup leurs armes, à la vue des chouans et de tous les ennemis de la France, et se former en comices paisibles pour donner des institutions à leur patrie, sur le champ où ils lui avaient donné la victoire. Ce dut être un beau spectacle que celui de ces armées conduites par une sévère discipline, mais où régnait la véritable égalité ; de ces soldats intrépides près de qui les mesquines influences et les petites séductions des assemblées bourgeoises n’avaient pas de cours, délibérant avec indépendance ce jour-là pour rentrer à jamais, le lendemain, dans une obéissance absolue ; libres de mettre, d’un seul mot, au néant, les longues méditations des chefs du pays, et n’ayant pas la faculté de se soustraire eux-mêmes à la plus vile corvée ou au danger le plus certain ! Quelle admirable reconnaissance des droits de tous, que ces camps changés en assemblées primaires, et combien la liberté devait paraître assurée quand on voyait le pouvoir ne pas craindre de la laisser pénétrer jusque dans les masses armées !

Dans les assemblées primaires, on vota avec une indépendance et une franchise qui ne se sont jamais retrouvées depuis. La constitution était accompagnée de deux décrets qu’il fallait voter également. Ils avaient pour but de faire entrer, dans le nouveau corps législatif, les deux tiers de la Convention, qui ne voulait pas laisser détruire son ouvrage, par un puéril désintéressement, comme avait fait la Constituante. Ces décrets furent acceptés dans presque tous les départemens ; mais dans les sections parisiennes où dominaient les royalistes déguisés et les ambitieux de toute espèce, on les rejeta. Le jeune Benjamin Constant se trouvait, sans le savoir, inexpérimenté qu’il était, dans le foyer d’intrigues qu’on tramait contre la constitution nouvelle. Introduit chez madame de Staël par quelques-uns de ses amis de la Suisse, il s’y était fait remarquer par son esprit et sa beauté, et il ne tarda pas à être livré à toutes les séductions. Madame de Staël était entraînée vers lui par un vif penchant, et elle s’y livrait avec toute la fougue qu’elle mettait en toutes choses, surtout dans les affaires de cœur. Benjamin Constant se trouva ainsi, tout jeune et tout inconnu, le centre de cette grande coterie, composée de diplomates étrangers, d’émigrés, de journalistes mécontens, et de femmes qui cherchaient à jouer un rôle. Là se trouvaient Suard, Morellet, Lacretelle jeune, Laharpe, le spirituel Lauraguais, des Castellane, des Choiseul, et tous les hommes blasés du nouveau et de l’ancien temps, qui, ne pouvant composer avec les restes de la terrible république de 93, à laquelle ils avaient si long-temps disputé leur tête, voulaient un régime d’accommodement et de corruption. Au milieu de ces figures fatiguées, insouciantes ou chagrines, apparaissait le visage frais et gracieux du jeune Constant, remarquable par sa longue chevelure blonde, et son extérieur d’étudiant allemand. On se plaisait à l’entendre combattre pour ses opinions enthousiastes, avec toutes les ressources que lui fournissaient une érudition immense, un esprit brillant et fin, et l’âme la plus poétique et la plus élevée. Madame de Staël suivait avec ivresse la pensée de ce jeune homme si original par lui-même, et qui l’était encore plus par son éducation. Élevé d’abord au milieu de l’aristocratie anglaise, il n’y avait puisé que le dégoût des distinctions nobiliaires, et il avait renoncé pour jamais aux privilèges de sa naissance ; transporté ensuite dans les nuées de la philosophie allemande, il s’était senti une soif ardente pour l’ordre politique où régnaient les idées les plus positives. Mais il avait apporté en France l’amour de la justice sans la connaissance des choses, et il servit d’abord de jouet à ceux à qui il demandait si ingénument de le guider vers la vérité. C’est ainsi qu’on le lança sur le parti de la révolution, en lui faisant écrire trois lettres dans les journaux, contre le décret qui admettait les deux tiers de la Convention dans la nouvelle représentation nationale. Ces lettres eurent un succès prodigieux. Il fut cajolé par toutes les femmes, porté aux nues par les journalistes de la coterie ; mais son succès même l’éclaira sur le mauvais pas qu’il venait de faire. Que devint-il en recevant des ouvertures des comités royalistes, qui le regardaient déjà comme un des restaurateurs de la monarchie ! Forcé d’essuyer des embrassemens qui le faisaient frémir, il n’eut pas de relâche qu’il n’eût lui-même réfuté ces maudites lettres qui lui valaient tant d’amis dont il avait hâte de se débarrasser. Sa réfutation qu’il fit avec Louvet, ainsi qu’un discours que celui-ci prononça à la Convention, n’eurent malheureusement pas le succès de ses lettres, et il lui resta le chagrin d’avoir débuté dans la vie publique, en servant une cause qui n’était pas la sienne.

De telles leçons ne sont pas perdues pour un esprit supérieur. Qui sait si ce n’est pas de cette profonde et première impression de jeunesse que datent cette prudence et cette circonspection extrêmes qu’on a si souvent reprochées à Benjamin Constant ? Il était aussi dans son caractère de repousser l’emploi des moyens violens, et c’est cette disposition qui l’avait fait se ranger du parti qui voulait exclure les restes de la Convention. Mais quand il eut mieux examiné les hommes auxquels il s’était associé, quand il vit que la violence était l’âme même de ces modérés prétendus, qu’ils ne parlaient que de détruire les patriotes, qu’ils ne voulaient que despotisme, que coups d’état, que détentions illégales et prolongées, il comprit tous les malheurs qui attendaient le pays, si ce parti venait au pouvoir, et dès lors il s’en sépara pour jamais. On a déjà vu qu’il commença par réfuter ses propres lettres.

Benjamin Constant vit ensuite le 13 vendémiaire, où, malgré le danger qu’avait couru la Convention, puisque Bonaparte avait été obligé de faire apporter huit cents fusils et autant de gibernes dans la salle des séances, pour former les membres de l’assemblée en corps de réserve, on fit cependant un usage modéré de la victoire. Quel contraste il trouva entre le langage de ses amis les modérés et la conduite de ces patriotes, qu’on lui avait peints, dans le salon de madame de Staël, comme des âmes si féroces ! Point d’exécutions, point de poursuites ; à peine chercha-t-on à trouver des preuves contre les meneurs ; on les laissa se promener dans les rues, et répondre la nuit contumace, aux qui vive des sentinelles, comme on dit que le fit Castellane. On retrouvait dans les salons tous les vaincus, qui ne se taisaient nullement sur leurs exploits, et raillaient fort librement les vainqueurs qui venaient s’égarer dans leurs groupes. N’oublions pas que cette journée du 13 vendémiaire ne fut autre chose que la défaite de la garde nationale, composée de modérés et de royalistes, et soulevée contre la Convention et les patriotes ; véritable contre-partie des journées de juin 1832, qui ont été marquées par un emploi si différent de la victoire !

La véritable vie politique de Benjamin Constant commença au Tribunat, où il fut appelé à siéger par Bonaparte. Aussi a-t-il toujours caressé cette époque avec tendresse. Là, il s’essaya avec éclat dans les rangs de l’opposition, d’où il ne sortit plus de sa vie. Les temps étaient bien changés depuis l’an iii et la constitution directoriale ! Le Directoire, dont les premières années, passées sous l’influence du parti modéré de la Convention, avaient été si brillantes, après avoir peu à peu cédé à tous les intrigans, à tous les meneurs qui avaient surgi à sa naissance, s’était enfin écroulé honteusement au bruit des sifflets et des huées de toute la France. Benjamin Constant a consigné dans quelques pages les souvenirs qu’il a gardés du consulat, et il les résume ainsi : « En 1800, l’idée dominante fut : la liberté nous a fait du mal, nous ne voulons plus de liberté, et ceux qui faisaient modestement observer à ces candidats de la servitude, que les maux de la révolution venaient précisément de ce que la révolution avait suspendu toute liberté, étaient poursuivis dans les salons du nom de jacobins et d’anarchistes. Une nation qui demandait l’esclavage à un chef militaire couvert de gloire et âgé de trente ans, devait être servie à souhait ; elle le fut. » — Le publiciste, qui voyait si bien les choses, fut cependant le dernier à lutter en faveur de la liberté, car il était en lui de poursuivre son but avec une persévérance sans égale, même sans espoir d’y atteindre. C’était un homme qui ne quittait jamais la partie qu’elle ne fut complètement perdue ; et il remplaçait la fermeté et l’énergie qui lui manquaient quelquefois par une ténacité unique qui nous expliquera plusieurs circonstances assez obscures de sa vie. En celle-ci, son rôle fut haut, noble et ferme. Dès la première séance de la session du Tribunat, il attaqua un projet de loi présenté par le gouvernement, concernant la nature même des attributions du corps de l’état dont il faisait partie, et il déclara avec vigueur, en face de la grande épée de Bonaparte, qui planait, depuis le 18 brumaire, comme une menace sur les assemblées législatives, que ce projet était destiné à mutiler des discussions qui ne seraient que trop souvent sans résultat ; que le pouvoir s’effarouchait de quelques paroles, qui malheureusement, vu l’état de la France, iraient se perdre vainement dans les airs, et qu’en acceptant la loi, le Tribunat se rendrait la risée de l’Europe. Le projet fut adopté cependant. Un article du Moniteur, écrit tout entier de la main de Bonaparte, fut le châtiment du jeune tribun.

Bonaparte, qui aimait à négocier avant que d’en venir aux rigueurs, avait beau dire à Benjamin Constant : « Au lieu de déclamer dans la salle du Palais-Égalité, que ne venez-vous discuter avec moi, dans mon cabinet ? Nous aurions des discussions de famille, comme dans mon conseil d’état. » Constant répondait avec respect que la constitution avait créé une tribune publique pour y parler, et il s’en allait chaque jour à cette tribune combattre les projets du consul. Il parvint ainsi à y faire rejeter deux projets de loi, et à rendre un peu plus constitutionnelle, par des amendemens, celle qui concernait les justices de paix, et qui anéantissait, en quelque sorte, la liberté individuelle. Le premier consul eut ce jour-là une de ces fureurs qui lui survinrent depuis si souvent, et dans une audience qu’il donna au sénat, il s’écria en déchirant avec colère, de l’éperon de sa botte, le tapis qu’il foulait : Ils sont là-bas au Tribunat douze à quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur mes habits, mais je la secouerai ! Il ne faut pas qu’ils se figurent que je me laisserai attaquer comme Louisj xvi ! »

Qu’il soit vrai ou non que Louis xvi se soit laissé attaquer par les métaphysiciens, comme Bonaparte nommait les amis d’une liberté sage, toujours est-il certain que, dès ce moment, celui-ci travailla à s’en débarrasser. Sa haine contre eux, et particulièrement contre Benjamin Constant, s’augmenta encore terriblement à l’occasion d’une séance du Tribunat, où l’on contesta au gouvernement le droit de donner aux citoyens français le nom de sujets. C’est là que Chénier s’écria avec noblesse : « Nos armées ont combattu pendant dix ans pour que nous fussions citoyens, et nous sommes devenus des sujets ! » Constant ne tonna pas avec moins d’ardeur contre cette qualification servile, et il se mêla très vivement à cette discussion, dans laquelle il se serait trouvé engagé de nouveau, tout récemment, si le ciel, quelquefois clément, ne l’eût dispensé de traîner ses vieux jours dans nos temps de liberté chancelante et douteuse.

La constitution de l’an viii devait peu convenir à un esprit tel que celui de Benjamin Constant. Un homme d’action et de parole, préoccupé du désir de briller et de faire de l’effet, comme il l’était depuis qu’il s’était attaché à madame de Staël, devait se trouver mal à l’aise dans cet établissement mixte, qui était une république entourée d’institutions monarchiques, c’est-à-dire une monarchie qu’on avait essayé de dissimuler sous les formes républicaines. Quel rôle que celui de tribun, et de tribun éloquent, dans un état où le pouvoir exécutif avait seul le droit de proposer les lois et d’agir, et où ce pouvoir était concentré dans une seule main toute puissante ! car tous ces prétendus contre-poids dont on l’avait entouré, pouvaient être paralysés par la seule volonté du premier consul. On sait que l’initiative et la proposition des lois étaient réservées au gouvernement, c’est-à-dire au consul suprême. Le Tribunat n’avait d’autre mission que d’envoyer un orateur devant le corps législatif pour combattre ou appuyer le projet, et ce corps adoptait ou rejetait la loi, mais sans la discuter, et après avoir entendu contradictoirement les orateurs du gouvernement et ceux du Tribunat. Le sénat n’était rien qu’une cour de cassation chargée de ramener le pouvoir à la constitution, s’il s’en écartait ; mais on a vu que le pouvoir se dispensait fort bien de recourir aux avis du sénat. Le Tribunat avait donc seul la parole, et là uniquement un peu d’opposition était possible. Ce simulacre de résistance irrita cependant Bonaparte à un tel point, qu’il provoqua un sénatus-consulte par lequel le Tribunat fut réduit à cinquante membres. Benjamin Constant et les membres les plus influens de la minorité furent éliminés. Chénier, Daunou, Guinguené, furent avec lui victimes de cette mesure. C’est ainsi que le sénat entendait sa mission de rappeler le pouvoir exécutif dans les voies constitutionnelles !

Ainsi arrêté au début de sa carrière, Benjamin Constant s’éloigna et se retira tristement à Coppet (1802), à la suite de madame de Staël, qu’une activité fatigante pour le pouvoir, et un esprit d’intrigue fort distingué sans doute, mais effrayant dans une société à peine constituée, avaient fait exiler d’abord de Paris, et ensuite de la France.

Dès-lors Benjamin Constant fut rendu pour de longues années, non pas au calme, mais à la méditation philosophique, et aux loisirs de la vie privée. Il avait commencé son ouvrage sur la religion dans un séjour qu’il fit à Lausanne, au mois d’août 1794 ; il se disposa à pousser avec vigueur, dans la solitude, ce travail de toute sa vie. Le roman d’Adolphe, où Benjamin Constant a déposé une partie des secrets de son cœur, nous a révélé que cette solitude de Coppet, toute pleine d’orages, n’était pas bien favorable à l’étude et à la méditation. D’ailleurs, l’éclat que Benjamin Constant avait jeté dans les salons de madame de Staël, et dans le Tribunat, ne lui permettait plus de vivre dans une paisible retraite ; et, dans son exil, outre tous les émigrés et tous les agens politiques qui affluaient à Coppet, il avait encore à s’occuper des correspondances qu’il entretenait en diverses parties de l’Europe. Avant son arrivée en France, il s’était déjà lié à Édimbourg, où il avait étudié, avec le docteur Graham, Henri Erskine, lord Buchan, John Wilde, Mackintosh, tous devenus depuis plus ou moins célèbres. À Brunswick, il avait aussi contracté des liaisons importantes, et particulièrement avec une des princesses de cette cour, qui fut depuis reine d’Angleterre. Séparé de la femme qu’on lui avait fait épouser dans cette petite principauté, il s’était attaché à une dame de la maison de Hardenberg, qu’il épousa plus tard, et il avait fort à faire de cacher ce sentiment à madame de Staël. Des rapports suivis existaient entre lui et M. de Narbonne, Mathieu de Montmorency, le prince de Broglie, M. de Jaucourt, Louvet, Chénier, Roederer, Cabanis, et une foule d’hommes politiques de la révolution, le consultaient sans cesse dans leurs lettres ; enfin il exerçait secrètement, par ses relations, une haute et active influence sur les affaires de plusieurs pays. Cependant, il est singulier de le dire, presque toutes les actions éminentes de Benjamin Constant, et un grand nombre de ses écrits politiques, lui furent inspirés par les femmes, qui eurent toujours un si grand ascendant sur lui. Sa correspondance avec mademoiselle de Hardenberg, qui était poète, et poète allemand, c’est-à-dire mystique, paraît lui avoir donné l’idée de son grand ouvrage sur les religions. C’est à Coppet, sous l’œil de madame de Staël, qu’il écrivit, en 1795, sa fameuse brochure sur la forme du gouvernement, et presque toutes celles qui suivirent étaient plus ou moins composées sous l’influence de cette femme célèbre. Ainsi, ce fut au moment où commencèrent les premières persécutions qu’éprouva madame de Staël, qu’il publia son traité des réactions politiques. Sa haine contre Bonaparte lui vint encore de celle que Bonaparte portait à madame de Staël. Madame de Staël revint à Paris en 1798 ; elle y fut persécutée, et presque aussitôt Benjamin Constant publia son essai sur la révolution de 1660, en réponse à Boulay de la Meurthe ; plus tard, je vous expliquerai comment une femme fut en grande partie la cause de sa conduite embarrassée, et de ses tergiversations au moment où Napoléon revint de l’île d’Elbe.

La vie de Coppet lui devenait insupportable. Les querelles, sans cesse renaissantes, l’exaspéraient. D’ailleurs il savait que tant qu’il séjournerait près de madame de Staël, il serait toujours regardé comme le centre des mécontens et le moteur de toutes les intrigues. Il se retira donc en Allemagne, après avoir encore une fois accompagné à Paris madame de Staël, qui ne tarda pas à se faire exiler de nouveau. Ce fut à Weymar qu’il alla chercher un asile ; il y passa l’hiver de 1804, avec Goëthe, Schiller, Wieland, le célèbre historien Jean de Muller et une foule d’autres savans et poètes illustres que possédaient alors l’Allemagne : son ouvrage des religions l’occupa alors exclusivement. L’Allemagne était un peu changée depuis qu’il l’avait quittée pour la première fois. Il avait remarqué que les universités, allemandes, si turbulentes et si redoutées par les princes, étaient livrées à des idées plus chevaleresques que démagogiques ; mais dans cet esprit de la vieille chevalerie, dans ce goût de l’antique nationalité germaine, il s’aperçut qu’il se formait alors de grands germes de démagogie. Les princes, de leur côté, étaient combattus entre une certaine libéralité qu’ils avaient contractée dans le commerce des savans, et la crainte de la révolution française. Les savans eux-mêmes, qui avaient presque tous adopté les principes révolutionnaires, tenaient néanmoins à conserver la faveur des cours, et revenaient un peu sur les écrits pleins d’enthousiasme, que leur avaient inspirés les débuts de la liberté en France. La pensée qui avait dominé, dans les derniers temps, parmi les hommes instruits de l’Allemagne, c’était un respect profond pour la force et l’énergie, respect qui s’était reporté sur Robespierre et sur le comité de salut public, mais qu’on n’avouait pas hautement, et qu’on osait à peine indiquer dans quelques ouvrages. Les articles furibonds et insensés de Wieland dans le Mercure allemand, une mauvaise comédie du jeune Goëthe, intitulée le Citoyen général, quelques déclamations de cour, ne suffisaient pas pour combattre ce sentiment ; et Benjamin Constant jugea bientôt que la France révolutionnaire n’aurait pas grand’peine à s’emparer de l’Allemagne. En esprit qui voit loin et en homme sensé, il s’abstint donc de prendre part aux affaires politiques du pays, et vécut plus que jamais dans la retraite.

Je n’écris pas la vie de Benjamin Constant, et je n’ai pas dessein de changer en biographies les lettres que je vous adresse ; je ne veux donc point le suivre pas à pas dans ces douze années de vie privée, de voyages à Coppet, à Lausanne et à Berlin, et dans toutes les villes où il retrouvait sans cesse madame de Staël, et qui furent le théâtre de leurs altercations. Je ne vous parlerai pas de son séjour obscur à Paris en 1806, de ce singulier trajet jusqu’à Auxerre, qu’il fit entre madame R… et madame de Staël, lorsque cette dernière partit pour l’Italie, et pendant lequel eurent lieu les scènes les plus extravagantes. Ce serait aux romanciers à le rechercher à Coppet où il revenait toujours malgré lui, et d’où il s’enfuit précipitamment un beau matin, tandis qu’il travaillait à sa traduction de la tragédie de Wallenstein. Enfin madame de Staël partit pour Vienne, et Benjamin Constant se maria secrètement, le 5 juin 1808, avec mademoiselle de Hardenberg. Mais là ne finit pas, comme dans les romans ordinaires, l’histoire sentimentale de Benjamin Constant. Ce seraient de beaux chapitres que ceux de l’entrevue de madame Constant et de madame de Staël à Interlaken ; que ce nouveau séjour à Coppet où l’on essaya de rendre Benjamin Constant mystique par la représentation de la Sunamite, drame religieux qui fut composé pour cette circonstance ; par des conférences avec Elzéar de Sabran, et des discussions en règle sur la dévotion et le but de la prière. La douleur et la violence de madame de Staël au moment de la séparation, ont été assez bien peintes dans Adolphe, pour que d’autres écrivains ne soient pas tentés de retracer ce tableau ; mais d’autres scènes à Lyon où madame de Staël le suivit, une tentative d’empoisonnement que fit sa rivale sur elle-même, la lutte qui s’ensuivit, l’embarras que Benjamin Constant éprouvait à publier son mariage secret : ce sont là des choses encore ignorées, et que je ne crois pas nécessaire de dévoiler aujourd’hui. Revenons à l’homme politique, qu’il me sera plus facile d’observer.

Au moment où Napoléon déclara la guerre à la Russie, Benjamin Constant se trouvait à Goettingue, entouré de Villers, l’auteur de l’Histoire de la réforme, de Heeren, de Heyne l’helléniste, de Kreutzer le symbolique, de Goerres, et il faisait des études sérieuses pour son ouvrage. Il vivait dans un grand calme ; madame de Staël était partie pour la Russie. À Goettingue, au milieu des débris de la grande armée, et à la vue des malheureux soldats mutilés de la retraite de Moscou, qui traversaient sa paisible ville ; au bruit du canon de Bautzen et de Leipzig, il écrivit son ouvrage sur l’esprit de conquête et l’usurpation. À ce signe de vie politique, donné pour la première fois depuis dix ans, Benjamin Constant vit accourir à lui un homme qui jouait alors un singulier rôle dans le nord. Bernadotte, qui venait de prendre place dans la coalition des rois contre Napoléon, parut un jour dans sa chambre à Hanovre, où il était retiré depuis quelques mois pour éviter le tumulte des passages militaires ; et là, dans un dîner tête à tête qu’ils firent ensemble, le prince royal de Suède et lui épanchèrent tous leurs vieux sentimens. Benjamin Constant ne doutait plus de la chute du colosse, il voyait la liberté renaître pour la France, mais il voulait que le pays reprît lui-même ses droits, et il craignait son anéantissement, s’il se laissait envahir par la coalition. Il conjura Bernadotte, qui exerçait ostensiblement une grande influence sur les souverains, de faire donner à la France un gouvernement de son choix, et une constitution à la fois libérale et modérée. Bernadotte ne lui cacha pas qu’en dépit de toutes les marques d’amitié qu’il recevait des rois alliés, il était l’objet de leur défiance secrète ; il le supplia à son tour d’employer madame de Staël, qui avait un grand crédit près de l’empereur Alexandre, pour lui faire comprendre que lui seul, Bernadotte, offrait assez de garanties à la France et aux puissances étrangères, pour établir un gouvernement durable sur les débris de l’empire et de la révolution. Enfin, disait plus tard Benjamin Constant dans une conversation intime, je vis un homme qui brûlait d’envie d’être roi de France et qui ne voulait pas risquer de n’être pas roi de Suède ; mais comme il était Béarnais et Gascon, ajoutait-il, il nous fut impossible de nous entendre. Avec sa finesse de perception ordinaire, Benjamin Constant ne pouvait assez louer la bonté de Bernadotte, qui ne cessa d’accueillir avec empressement et distinction un homme qui, ayant été témoin de son indécision, pouvait trahir la faiblesse de son caractère. Vous voyez que Benjamin Constant a bien reconnu cette bonté, car il a fidèlement gardé le secret, et je ne pourrais pas vous le dévoiler, monsieur, si je n’avais sous les yeux une note écrite de sa main, souvenir qu’il avait tracé pour lui seul, et que le hasard a fait tomber en ma possession.

Enfin Benjamin Constant se disposa à revoir la France. Il partit le 1er avril 1814, avec le corps d’armée de Bernadotte pour Bruxelles, et arriva à Paris avec Auguste de Staël. Le 21 du même mois, on lisait déjà dans le journal des Débats un article de lui, où il exprimait sa façon de voir la restauration. Cet article reposait sur une idée alors tout-à-fait étrangère en France, celle de la neutralité du pouvoir royal entre les partis, qui renferme tout le mécanisme du gouvernement représentatif, et qu’il n’a cessé de professer depuis dans ses écrits et à la tribune. Ce jour-là, Benjamin Constant jeta, sans le vouloir, les premiers fondemens de l’opposition parlementaire. Ainsi la Providence, qui avait permis qu’une royauté hostile à la révolution nous vînt à la suite des bagages ennemis, avait déjà placé dans ces mêmes bagages, et près d’elle, l’homme qui devait la contenir et l’arrêter dans ses empiètemens par sa plume active et sa puissante parole !

La restauration entrait déjà à grands pas dans cette voie fatale qui la mena à sa perte, et les écrits se multipliaient sous la plume de Benjamin Constant, qui, pendant quinze ans, se tint devant elle, le doigt levé, lui indiquant avec douleur, comme un Terme antique, le précipice où elle allait se jeter en aveugle. Ses ouvrages sur les constitutions et les garanties, sur la liberté des brochures et des journaux ; ses observations sur le discours de M. de Montesquiou, pour la censure ; son écrit sur la responsabilité des ministres, fait sur la demande du duc de Broglie ; ses articles de journal, se succédaient sans interruption, et grâce à ce torrent de logique et de discussions lumineuses, les idées constitutionnelles commençaient à se répandre en France, lorsque Napoléon débarqua. Il faut bien que je rentre, pour quelques instans, dans la vie privée de Benjamin Constant, pour vous expliquer la conduite qu’il tint à cette époque. Vous êtes trop éclairé, monsieur, et trop expérimenté surtout, pour attribuer infailliblement les grandes résolutions à de grandes causes, et pour vous figurer que les hommes de génie sont toujours tels qu’ils se présentent sur la scène du monde, avec leur costume officiel et leur masque de représentation. Apprenez donc que dans ce moment terrible, lorsque l’Europe haletante attendait avec espoir et effroi le dénoûment de ce drame rapide, tandis qu’une partie de la France courait se précipiter sous les pas de son héros, que l’autre, le petit nombre, fuyait vers les frontières ou se jetait dans la Vendée ; que Paris surtout fermentait de mille passions contraires, Benjamin Constant, le grave et profond publiciste, l’ami fervent de la liberté menacée dans les deux camps, Benjamin Constant, homme mûr, âgé de quarante-sept ans, la tête déjà chauve et ombragée de cheveux gris, était amoureux fou d’une femme, ne s’occupait que d’elle, ne répondait qu’avec distraction à ceux qui lui disaient le danger, aux attaques de ceux qui l’accusaient d’avoir causé la ruine des Bourbons par ses écrits, aux reproches des autres qui attribuaient la haine des puissances contre Napoléon à ses intrigues et à celles de madame de Staël. Il n’avait lui qu’une pensée, son amour ; et le bruit du canon, qui annonça l’arrivée de Napoléon aux Tuileries, le tira à peine de sa rêverie. Ce que je vous dis là, je puis en fournir les preuves, écrites de la main même de Benjamin Constant, et avec des détails que vous me permettrez de ne pas vous donner.

Une amie de madame de Staël, aussi célèbre par sa beauté et par sa grâce que l’était madame de Staël par son talent, une femme qui réunit en tout temps autour d’elle les hommes les plus illustres de tous les pays, et que vous avez certainement déjà nommée, monsieur, était l’objet de cet amour. Cette dame avait toujours favorisé secrètement la cause des Bourbons, et en ce moment, chez elle, se trouvait le point de réunion des royalistes les plus ardens. Benjamin Constant, retenu, poussé par elle, se jeta à corps perdu dans ce camp, et se lia avec M. Lainé dont le beau caractère domina un moment le sien, avec M. de Lally-Tolendal, que madame de Staël nommait si plaisamment le plus gras des hommes sensibles, et dont il a peint dans ses notes inédites, d’une manière fort risible, la colère et l’enthousiasme. Benjamin Constant vit aussi beaucoup et observa, dans cette courte période, M. de Châteaubriand, qui prétendait que tout serait sauvé si on le faisait ministre de l’intérieur ; M. Royer-Collard et M. Guizot, tous deux impitoyables dans leurs doctrines, et qui, comme tous leurs amis royalistes, refusaient de rien faire pour regagner l’opinion. Enfin, leur conduite porta tous ses fruits. Le roi partit le 19 mars, jour où Benjamin Constant, toujours sous l’influence qui le guidait, venait de publier un article virulent contre Napoléon ; et celui-ci étant arrivé le soir à Paris, le publiciste effrayé, alla se cacher chez le ministre d’Amérique, où l’envoyèrent M. de Tracy et M. de Lafayette. De là, accompagné d’un consul américain, il se rendit à Nantes ; mais ayant appris à Ancenis que Nantes s’était déclaré pour Napoléon, et que le préfet, M. de Barante, était en fuite, il revint à Paris, déjà fort rassuré sur les craintes qu’il avait éprouvées pour sa personne. Il avait raison de se rassurer, car un matin, au lieu des gendarmes qu’il attendait, il vit entrer chez lui le général Sébastiani, M. Degérando et deux autres personnes ; ils venaient l’engager à se rallier, avec tous les bons esprits, à Napoléon, qui était décidé, disaient-ils, à donner un gouvernement libre et représentatif à la France. On l’attira ainsi aux Tuileries à force d’agaceries, et là, la parole séduisante de l’empereur fit le reste. Le duc de Bassano, Régnault de Saint-Jean-d’Angély, Rovigo, Andréossy, Defermon, l’entourèrent, et il se laissa entraîner à travailler à l’acte additionnel, qui excita si fort l’indignation publique.

Voilà, dans tout son jour, la conduite de Benjamin Constant à cette époque. Je ne m’arrêterai pas niaisement à la justifier. On ne vieillit pas impunément au milieu des hommes politiques d’une révolution, on n’assiste pas au secret des affaires, sans y laisser une partie de son âme et de son enthousiasme pour la justice et la vérité. Benjamin Constant était d’ailleurs un homme de transaction et d’accommodement. Il avait défendu le dernier la liberté au Tribunat contre Bonaparte, et il se présentait quinze ans après devant le même homme, pour lui disputer pied à pied le terrein. Il avait vu jadis le peuple se précipiter aux genoux du jeune général, et lui offrir à mains jointes sa liberté ; il se défiait encore de ce peuple, et il crut avoir beaucoup fait en arrachant à Napoléon les concessions de l’acte additionnel. L’opinion publique l’a rudement puni de cette erreur, car l’opinion ne tient compte aux hommes de cette espèce, ni de leur entraînement, ni des entraves qui les entourent, ni surtout des séductions de l’amour ; et, à ses yeux, Benjamin Constant fut inexcusable. Son inscription sur la loi d’amnistie du 24 juillet fut sa première punition, et un mémoire justificatif qu’il rédigea ne l’en eût pas fait rayer, sans l’intervention de M. Decazes, qui le sauva. Il jugea cependant à propos de s’en aller en Angleterre, d’où il ne revint qu’après la réaction libérale du 5 septembre. C’est en Angleterre qu’il écrivit ses mémoires sur les Cent-Jours.

Benjamin Constant signala sa présence à Paris, comme d’ordinaire, par une brochure, le Traité de la doctrine politique, que madame de Staël l’engagea à écrire pour réfuter le fameux écrit de M. de Châteaubriand, la Monarchie selon la charte. Cet écrit eut un grand succès, mais madame de Staël étant tombée malade, son auteur se retira dans la solitude. Il cessa de paraître dans les salons politiques, où il était si recherché, et malheureusement la passion du jeu qu’il nourrissait depuis long-temps, se développa en lui d’une manière effrayante. On le voyait alors passer les nuits entières au cercle des étrangers et en d’autres maisons de jeu relevées, comme chez le comte de Castella et plusieurs autres personnes de distinction qui avaient établi une table de roulette dans leurs salons, et là, risquer, sur un chiffre, des sommes considérables. Un fait singulier, et fort ignoré, je crois, c’est qu’il dut au jeu sa qualité de député. Il fallait alors payer mille francs de contributions directes pour être éligible, et Benjamin Constant était loin de pouvoir figurer dans cette catégorie. Quelques heureux tours de roulette lui valurent, un peu avant les Cent-Jours, une somme si forte, qu’il put acheter, avec son gain, la maison rue Neuve-de-Berry, première cause de son éligibilité. On crut long-temps, et on croit encore que M. Lafitte avait passé cette maison sous son nom, pour le faire entrer à la chambre. M. Lafitte l’eût fait sans doute, mais il n’en fut rien. Le vice est parfois bon à quelque chose.

Vous dirai-je sa vie politique de la restauration, triste et glorieuse à la fois ; ces quinze années passées le jour à la Chambre et à la tribune, la nuit à son pupitre ou au jeu ; ces labeurs sans fin, entremêlés de quelques triomphes et de nombreuses amertumes ? Vous pensez bien qu’il n’est pas possible de fouiller dans ses innombrables discours sur toutes les questions, dans le monceau de brochures et de livres que ce glorieux écrivain a laissés derrière lui. Il faudrait faire soi-même un livre, si on voulait le montrer écrivant sur la législation de la presse, puis sur les élections ; travaillant tour à tour au Mercure, aux Annales des Chambres, à la Minerve, aux Tablettes, au Courrier français, au Temps ; formant des comités électoraux, résistant de la plume et de la voix à toute la société de la presse, qui le repoussait de la Chambre en lui disant qu’il était plus utile au dehors ; ayant à combattre ses propres amis qui lui aliénaient les électeurs, et portaient Ternaux et Manuel ; s’il fallait le suivre dans ces sessions, où son premier discours fut en faveur de la liberté de la presse, ainsi que le dernier qu’il prononça huit jours avant de mourir ; l’écouter dans ses débats avec le côté droit et la petite Montagne qui se formait au sein de la Chambre ; dans l’affaire de Grégoire, où il déclara à ses amis qu’il défendrait Grégoire à la tribune, quoiqu’il eût vu avec peine son admission, mais qu’il était convaincu que pas un de ceux qui avaient voulu qu’il fût élu et qu’il persistât dans son élection, ne parlerait ni même ne voterait pour lui, ce qui arriva. Cette histoire des réunions du parti libéral de la Chambre serait aujourd’hui bien intéressante à faire, et ce n’est pas Benjamin Constant, dont on blâmait au dehors la modération, qui y jouerait le mauvais rôle. Ainsi, il s’opposa de toutes ses forces, dans une de ces réunions qui eut lieu chez M. Lafitte, à la demande d’accusation contre M. Decazes, à propos de la mort du duc de Berry, et il eut le bonheur de faire revenir ses amis sur cette folle résolution, qui les eût livrés, encore plus qu’ils ne le furent, à la discrétion du parti ultrà. M. Decazes lui-même aurait eu besoin des conseils d’un ami aussi éclairé et aussi prévoyant, lorsqu’il alla proposer aux Chambres des lois d’exception, au profit du parti qui le chassa le lendemain. Mais tout le monde fit alors de grandes fautes, et plus tard Benjamin Constant en commit une encore plus forte, en s’unissant, avec son parti, au côté droit, pour renverser le ministère de M. Pasquier. En un mot, c’est l’histoire de toute la restauration qu’il faudrait faire, si on voulait écrire celle de Benjamin Constant ; car il ne se passa pas un évènement où il ne prit la plus grande part, courant souvent des dangers personnels, comme à Strasbourg en 1827 et dans son affaire de Saumur, lorsque la maison qu’il habitait fut assiégée par les officiers de l’école de cavalerie ; ou ayant à répondre à toutes les persécutions et à toutes les avanies, comme celle qu’on lui fit en 1824, quand on lui contestât la qualité de Français, lui qui avait été magistrat suprême et député de la nation : vie d’efforts inouïs, qui, loin de l’épuiser, semblait lui donner de nouvelles forces, quoiqu’il eût à lutter aussi souvent contre son propre parti que contre les royalistes ses adversaires ! Au milieu de ces combats journaliers, de ces voyages, de ces incidens sans nombre, Benjamin Constant trouvait encore le loisir de composer des pamphlets, des ouvrages de longue haleine, tels qu’un cours de politique constitutionnelle, d’écrire des articles polémiques dans plusieurs journaux quotidiens, et de jeter des aperçus pleins d’intérêt et de science dans les feuilles littéraires. La nuit, il prenait des notes, il compulsait, il accumulait des matériaux, et le matin, avant que de se rendre à la Chambre, il avait déjà fatigué la plume de son secrétaire, à qui il dictait sans cesse des articles et des discours. Cette activité intellectuelle ne se ralentit pas un instant dans ses dernières années, lorsque la vieillesse et les infirmités avaient déjà courbé sa haute stature. On le voyait arriver à la Chambre, toujours quelques momens avant la séance, vêtu de son uniforme de député, brodé à l’argent, afin d’être sans cesse prêt à monter à la tribune où ce costume était de rigueur ; sa tête blonde et blanche couverte d’un vieux chapeau rond, et tenant sous son bras une redingote, des livres, des manuscrits, des épreuves d’imprimerie, le budget et sa béquille. Dès qu’il s’était débarrassé de tout ce bagage, et qu’il était assis sur son banc, à l’extrémité de la gauche, il commençait à écrire et à expédier une infinité incroyable de lettres et de billets, qui mettaient sur les dents tous les huissiers de la Chambre ; ensuite ou plutôt en même temps, il corrigeait les feuilles de son nouveau livre, prenait des notes pour répliquer à l’orateur qui se trouvait à la tribune, répondait à toutes les questions de ceux qui se pressaient autour de lui pour lui demander des renseignemens sur diverses matières, s’agitait pour demander la parole, et lorsque son tour arrivait, il semblait prendre au hasard quelques chiffons de papier au milieu des paperasses qui l’entouraient, et s’acheminait lentement à la tribune. Une fois là, il n’y avait plus moyen de s’occuper des singularités de ce personnage.

Son front pâle et sa longue figure puritaine s’animaient difficilement, et sa parole lente, débitée d’un ton de voix monotone, étonnait d’abord ceux que sa haute réputation d’orateur avait attirés à la chambre ; mais peu à peu sa voix s’élevait, devenait vive et sonore, ses grands yeux bleus s’éclairaient d’une lumière soudaine, et alors les raisonnemens les plus clairs, l’ironie la mieux acérée, l’esprit, le savoir, les citations heureuses se confondaient avec abondance dans ses improvisations. On l’entendait parler des heures entières sans se lasser de l’écouter, on se plaisait à le voir soulever avec calme les passions de ses adversaires, et, comme s’en faisant un jeu, n’opposer aux débordemens de fureur des bancs de la droite, qu’une politesse sèche et froide qui augmentait encore l’exaspération. Pour lui, apostrophé avec insolence, traité de séditieux, de révolutionnaire, rappelé à l’ordre à grands cris, il ne se laissait pas troubler, et continuant son discours comme dans le salon le plus calme, déconcertait quelquefois ses ennemis par une plaisanterie de bon goût qui les désarmait en excitant leur hilarité. Mais c’était surtout sur la question de la presse, qui l’intéressait si vivement, que Benjamin Constant se montrait toujours neuf, inépuisable et chaleureux. On formerait un énorme in-folio de tous les discours qu’il a prononcés sur cette matière, pendant ses quinze ans d’opposition. Il y revenait sans cesse, tantôt à propos du fisc, tantôt des procès faits aux journaux, et il la ramenait dans toutes les discussions lorsqu’il ne pouvait aborder ce sujet en face, ce qui lui arriva souvent, car bien souvent les ministres de la restauration vinrent apporter des projets de loi pour anéantir cette liberté. Je l’entendis un jour, en 1827, parler sur son sujet favori, en combattant un nouveau tarif de postes que proposait M. de Villèle. Non, jamais on ne réunit plus de sens et plus de finesse, jamais on ne parla avec plus de bonheur et plus de clarté. Il s’attaqua surtout à un article de la loi nouvelle, fondé sur ce sophisme de M. de Villèle, qu’en élevant le prix des journaux, on ne diminuait ni leur produit ni le nombre de leurs abonnés. Cet article, tel que les ministres l’avaient présenté, devait atteindre non-seulement les journaux, les brochures et les livres, mais il soumettait au droit de timbre les catalogues et les prospectus : « ces catalogues, disait Benjamin Constant, apparemment séditieux par le nombre des ouvrages qu’ils indiquent, ces prospectus véhémentement soupçonnés de crimes à venir, cette musique qui s’était crue innocente et dont l’ancien régime lui-même tolérait les excursions dans le domaine de la critique, mais que trouvent aujourd’hui coupables des ministres que tous les sons épouvantent, parce que tous les sons leur semblent accusateurs ? » Il montra que les citoyens, les négocians, les spéculateurs, les entrepreneurs en tout genre, allaient, par une augmentation énorme de frais, ne pouvoir plus se transmettre le résultat de leurs travaux, de leurs découvertes, de leurs productions. « Sous le prétexte que des journaux pouvaient être dangereux, disait-il, on paralysait la circulation de tout ce qui avait le malheur d’être imprimé : autant valait enfermer les citoyens dans leurs maisons, parce qu’il y a quelquefois des voleurs dans les rues. » Et alors il traça un rapide et magnifique tableau de la civilisation produite par la presse, et des bienfaits qu’elle répand, morceau si vif et si vrai, que je ne puis résister au désir que j’ai de vous le faire connaître, et de le rappeler à ceux de ses amis qui l’ont oublié, sans doute, depuis qu’ils se trouvent à la tête des affaires.

« Les journaux, disait-il, les journaux, on le reconnaît, sont un besoin public. Ils sont un besoin d’une espèce spéciale et très importante. Permettez-moi de dire en deux mots leurs avantages, je dirai tout à l’heure leurs inconvéniens.

« Les journaux sont l’unique moyen de communication entre les habitans d’un même pays, que séparent de grandes distances. Ils remédient au danger le plus inhérent aux grands empires, celui de l’isolement des individus ou même des provinces, isolement qui les empêche de profiter des découvertes, des améliorations, des productions les unes des autres. Rappelez-vous ce que le gouvernement vous a dit souvent sur l’utilité des canaux et des grandes routes, comme moyens de communications matérielles : les journaux sont les grandes routes et les canaux qui favorisent les communications intellectuelles. Écartez un instant l’idée de leurs abus qui vous frappent, parce qu’ils existent, et réfléchissez au mal que produirait leur absence, s’ils n’existaient pas. Les journaux sont, dans un état comme la France, une condition indispensable de la sûreté personnelle. Ce qui garantit cette sûreté dans les petits états, c’est que l’injustice ne peut se commettre qu’en présence de tous. Alors le corps social s’émeut, et le pouvoir se trouve forcé de réparer l’injustice. Mais quand le pays est vaste, l’injustice commise sur un point demeure ignorée partout ailleurs. Les journaux seuls peuvent la faire connaître. Ils sont le recours de quiconque est vexé, dépouillé, arrêté arbitrairement. Leur cause n’est pas celle de leurs auteurs ; elle est celle de tous les opprimés, de tous ceux qui peuvent l’être, de tous ceux qui ont besoin de la publicité, pour se garantir de l’arbitraire. Et ne croyez pas que les journaux nécessaires aux individus soient moins utiles à la tranquillité publique. Ne prenez pas pour un péril, l’agitation apparente qu’ils causent, agitation légère, quoi qu’on en dise.

« Ce prétendu péril est une sauvegarde. L’irritation mal fondée s’évapore par l’indifférence qu’au bout de quelques heures elle rencontre dans l’opinion. L’irritation fondée se calme par l’espoir du redressement. J’en atteste la paix actuelle de la France, et certes si aujourd’hui la France est tranquille, l’exemple est décisif. Jamais ministère prit-il plus à tâche de contrarier ses vœux, de flétrir ses espérances, et de blesser jusqu’à ses souvenirs ? Ce qui menace la tranquillité, c’est l’ignorance des faits, ce sont les craintes qu’au sein du silence on ne peut apprécier. Rien n’accrédite plus les faux bruits que le silence. Mais, dit-on, les journaux aussi les répandent et les accréditent. Les journaux, comme toutes les choses humaines, ont leurs inconvéniens. Je les ai de tout temps reconnus plus que personne. L’on a cité à cette tribune et l’on citera peut-être encore ce que j’en ai dit. Je ne désavoue rien ; mais je défie ceux qui veulent bien recueillir mes paroles, d’en rapporter une qui attaque en rien la liberté des journaux. Je déteste la diffamation et la calomnie. Je n’aime point l’exagération dans les attaques contre le pouvoir. Mais je dois le dire : ce qu’on prend pour l’effet des journaux sur l’opinion n’est le plus souvent que l’effet des mesures que les journaux blâment. Ils expriment l’opinion, ils ne la font pas. S’ils l’exprimaient mal, nul ne les lirait. Quand on menace quarante mille ouvriers de leur enlever le pain de leurs familles, que font les journaux ? Ils disent qu’on a tort de menacer quarante mille ouvriers de leur enlever le pain de leurs familles. Mais croit-on que ces ouvriers avaient besoin des journaux pour être avertis que, si telle loi passe, ils n’auront pas de pain ?

« Une réflexion m’a souvent frappé. Supposez une société antérieure à l’invention du langage, et suppléant à ce moyen de communication facile et rapide par des moyens moins faciles et plus lents. La découverte du langage aurait produit dans cette société une explosion subite. La parole n’est-elle pas l’instrument indispensable de tous les complots, l’avant-coureur nécessaire de presque tous les crimes, l’expression de toutes les intentions perverses ? Bien des esprits prudens, de graves magistrats, de zélés préfets, de vieux administrateurs auraient regretté le bon temps d’un paisible et complet silence. Il en est de même des journaux. Comme la parole, comme les mouvemens les plus simples, ils peuvent faire partie d’une action coupable. La diffamation, la calomnie, la provocation à la révolte, sont des crimes : jugez alors les journaux instrumens de ces crimes, mais ne cherchez pas, par une fiscalité astucieuse, à tuer tous les journaux qui remplissent la mission honorable qu’eux seuls peuvent remplir.

« C’est surtout dans un gouvernement tel que le nôtre que les journaux sont indispensables. Ils apprennent au gouvernement ce que ne lui diraient ni sept ministres, ni cinquante gentilshommes de la chambre : l’opinion publique. Elle peut se tromper quelquefois, rarement, je le pense ; mais, se trompât-elle, dans ses erreurs même il y a toujours un peu de vérité. N’en déplaise aux ministres passés, présens et futurs, quand un ministère est détesté, c’est qu’il le mérite. On peut avoir tort sur quelques faits, par une ignorance inévitable, puisque la connaissance des faits est le monopole du pouvoir ; mais on a raison sur le fond, par un instinct infaillible. Et pour nous lancer un instant dans des suppositions qui ne blesseront personne, si un ministère ne trouvait plus d’appui nulle part, s’il était obligé de parler toujours et de parler seul dans sa défense, si ses partisans secrets le reniaient, si ses partisans connus considéraient comme un succès de garder le silence, si chacune de ses propositions causait dans la nation un frémissement universel, si ses rigueurs enfin se transformaient en couronnes civiques, ne serait-il pas bon que l’opinion eût des organes qui sauvassent le pouvoir en l’éclairant ?

« Ici, messieurs, j’ai besoin de m’appuyer d’une autorité, et j’en choisis une qui doit paraître imposante à tous les hommes instruits. L’extrême sûreté et facilité avec lesquelles chacun peut communiquer ses idées au public, dit Delolme dans son Traité de la Constitution de l’Angleterre, et le grand intérêt que chacun prend à tout ce qui tient au gouvernement, y ont extraordinairement multiplié les journaux… Des feuilles en grand nombre s’impriment et circulent dans les plus petites villes. Chaque particulier se voit tous les jours instruit de l’état de la nation, d’une extrémité à l’autre de la Grande-Bretagne ; et la communication est telle, que les trois royaumes semblent ne faire qu’une seule cité. Qu’on ne croie pas, continue-t-il que je parle avec trop de magnificence de cet effet des papiers publics… Jamais un objet, intéressant véritablement les lois, ou en général le bien de l’état, ne manque de réveiller quelque plume habile. De là vient, poursuit-il, que par la vivacité avec laquelle tout se communique, la nation forme, pour ainsi dire, un tout animé et plein de vie, dont aucune partie ne peut être touchée sans exciter une sympathie universelle, et où la cause de chacun est réellement la cause de tous.

« Je ne sais que trop que les journaux des départemens sont loin d’avoir atteint ce degré d’utilité. Mais ne trouvez-vous pas tous, messieurs, qu’il est à souhaiter qu’ils y parviennent ? Consentiriez-vous qu’on les anéantisse ? Tel est le résultat, tel est le but du projet. Daignez y réfléchir ; il y va de votre propre intérêt si tous les organes de l’opinion sont détruits dans les lieux que vous habitez, ne serez-vous pas bien plus encore qu’aujourd’hui livrés à l’injustice et aux caprices ministériels ? Les notabilités départementales seront à leur merci. Viennent les élections, où seront pour ces notabilités les moyens de lutter ? où sera la possibilité de réfuter les assertions fausses et de repousser les calomnies dont vous savez qu’à cette époque les agens du pouvoir ne sont point avares ? Songez-y bien : je parle pour les intérêts de vos départemens, pour les vôtres : quand vous aurez livré vos armes, et que s’ouvrira la lice électorale, vous vous souviendrez de mes paroles. Une noble occasion vous est offerte : créez dans vos départemens une force morale ; rendez-leur l’influence qu’ils ont droit d’exercer, le poids qui leur appartient dans la balance de notre administration intérieure. Vous ne le pouvez que par l’opinion ; l’opinion, dans l’état actuel de la civilisation et de la France, n’a d’organes que des journaux. Que ces journaux, dans vos provinces, vous doivent l’existence : ils se le rappelleront au jour du combat.

« J’ai cru devoir, messieurs, vous soumettre ces réflexions. Je sens que la cause que j’ai défendue rencontre des préventions. Je les conçois. Mais, je le répète, tout a ses inconvéniens, et la sagesse consiste à supporter ces inconvéniens, quand ils sont légers, et accompagnés de grands avantages. Votre justice aura remarqué que j’ai renoncé volontairement à tous les raisonnemens que m’aurait fournis la connexité du projet actuel avec celui qui menace la presse, et comme industrie, et comme source de lumières et appui de la civilisation. J’aurais pu vous montrer le ministère acharné contre le plus beau présent que la Providence ait fait à l’homme, essayant déjà, par une loi rusée, avant l’assaut général qu’il va tenter contre la pensée, d’arracher à l’espèce humaine le bienfait dont elle se félicite depuis quatre siècles. Mais le moment n’est pas éloigné où nous pourrons attaquer ce projet de front, et où la France apprendra si ses habitans, la gloire et l’ornement de l’Europe, seront traités comme les esclaves des Scythes, auxquels leurs maîtres crevaient les yeux, pour les faire travailler à leur profit.

Dans la discussion qui suivit celle-ci, au sujet de la loi de la presse, présentée par M. de Peyronnet, Benjamin Constant défendit sa liberté chérie avec plus d’ardeur encore. C’était aux premiers jours du mois de février, pendant la rigueur de l’hiver, et il était venu à six heures du matin, avant le jour, dans les bureaux de la Chambre, pour se faire inscrire un des premiers, comme devant porter la parole contre le projet. Au risque de me rendre bien diffus, je veux encore vous donner une idée de ce discours, et le rappeler à d’autres personnes : « Nous sommes certains, dit-il, que tous les esprits, je ne dis pas éclairés, mais doués des lumières les plus simples et les plus communes, tous les cœurs généreux, toutes les âmes non pas élevées, mais susceptibles de quelque pitié pour les classes qu’on dépouille de leur subsistance et que l’on condamne à mourir de faim, applaudiront à nos paroles. Peut-être seulement les trouveront-elles trop peu sévères, et surtout dans cette Angleterre qu’on nous cite pour en extraire quelques abus, et pour colorer quelques sophismes, il n’y aura pas un homme qui ne s’étonne que, hors de l’Asie esclave ou de l’Afrique sauvage, il y ait un pays où de pareils projets soient conçus. Cette discussion présente néanmoins une difficulté. Les principes sur lesquels repose la liberté de la presse sont généralement reconnus et admis. Chacun sait que la presse n’est autre chose que la parole étendue et agrandie ; que les mêmes crimes et les mêmes délits peuvent se commettre et par la presse et par la parole ; que l’une et l’autre ne sont coupables que lorsqu’elles font partie d’une action coupable, et que des ministres, qui restreindraient en France la liberté légitime de la presse, ne différeraient en rien du despote farouche qui sévit à Constantinople contre la parole, parce que la parole est à Constantinople ce que la presse est en France. Ces ministres, dis-je, ne différeraient en rien du tyran de Byzance, sauf qu’ils seraient plus en guerre ouverte contre leur siècle, en hostilité contre leur nation, en infractions contre leurs sermens, en révolte contre les lois du pays.

« Chacun sait encore que ce n’est point pour l’avantage des écrivains que la liberté de la presse est nécessaire. Elle est nécessaire comme la parole aux citoyens de toutes les classes. S’ils ont besoin de pouvoir appeler à leur secours, quand on les attaque, sur la grande route, ou qu’on brise de nuit les portes de leur domicile, ils ont besoin de pouvoir réclamer, par la presse, contre l’arbitraire s’il les frappe, et la spoliation si elle les atteint.

« La cause de la presse est celle des rentiers quand on leur fait banqueroute, des innocens quand on les arrête, ou qu’on les envoie enchaînés dans de lointains cachots ; des commerçans quand on les ruine par une politique fausse et déplorable ; des protestans quand, sous de vains prétextes, on suspend l’exercice de leur culte ; des employés quand on les destitue en les calomniant ; de tous les Français, enfin, quand on traîne la dignité nationale aux pieds de l’étranger, et qu’on se plaît à se montrer complice de l’arrogance qui insulte à notre gloire, après avoir, pendant quatorze ans, brigué l’honneur de partager des chaînes que nous portions avec impatience. La France sait toutes ces choses. Les redire, serait la fatiguer et fatiguer la Chambre. Je me suis tracé une autre route, je me suis demandé ce que je ferais si j’avais conçu le dessein d’anéantir la liberté de la presse. Employant dans un sens contraire aux habitudes de toute ma vie, le peu de sagacité que le ciel m’a donné, j’ai tâché d’ourdir un projet bien machiavélique et bien oppressif, et j’ai comparé ensuite ce que j’aurais pu inventer de mieux en ce genre, et ce que le ministère nous a proposé. C’est le résultat de ce travail et de cette comparaison que je vous soumets. »

Alors se plaçant dans la position de ses adversaires, il se mettait à énumérer tout ce qu’il ferait, s’il voulait détruire la liberté de la presse. Il déclara qu’il commencerait par soulever contre elle les intérêts privés, en la représentant comme presque uniquement consacrée à la diffamation ; qu’il tairait surtout le mépris qui environne les libellistes, la durée éphémère de leurs productions, la nullité de leur influence, la flétrissure dont le public les frappe ; il grossirait leur nombre, exagérerait au contraire l’effet de leurs écrits ; il parlerait de manière à faire croire qu’il ne paraît que des ouvrages irréligieux, séditieux ou obscènes. Il se garderait bien surtout de reconnaître que les ouvrages indécens ou impies sont tous d’une autre époque, d’une époque où la liberté de la presse n’existant pas, l’absence de cette liberté provoquait la licence. Quant aux ouvrages séditieux, il cacherait soigneusement ce fait important et décisif, que lorsque la presse était bâillonnée par la censure, la France était agitée deux ou trois fois par an, par des conspirations vraies ou fausses. Il méconnaîtrait la tranquillité dont la France jouissait depuis que la presse était libre. Il dénoncerait au contraire son pays à l’Europe, comme un repaire d’hommes dépravés, de calomniateurs et de factieux, qui ne sauraient jouir d’aucune liberté sans se précipiter dans les excès les plus révoltans et les plus horribles. Cela fait, il frapperait d’un impôt énorme et les réclamations des victimes et les réflexions des bons citoyens ; l’homme qu’une réduction inique ou quelque acte illégal aurait ruiné, devrait d’abord payer mille francs pour la publicité bien restreinte de mille exemplaires de deux pages ; l’employé réduit à la misère par une destitution qu’accompagnerait la calomnie, devrait trouver une somme double des chétifs appointemens qu’on lui aurait ravis, pour pouvoir dire qu’on les lui a ravis en le calomniant. L’artisan traîné, au mépris des lois et des formes, à quelque extrémité de la France, et rendu inhabile à l’exercice de son industrie, par l’interruption de ses travaux ou la destruction de ses forces physiques, devrait, ruiné qu’il serait, acheter 1000 fr. le droit d’imprimer mille exemplaires de deux pages pour raconter sa déplorable histoire. Il vendrait ainsi au malheur le droit de la plainte, à l’innocence le droit de se justifier. S’adressant à la classe moyenne, il lui disait qu’elle se verrait par là interdire l’accès des lumières ; qu’on l’empêcherait de lire, et qu’en lui coupant communication avec l’écrit qui lui rappelle ses droits, on essaierait de les lui faire oublier, pour les lui arracher ensuite. Ce vaste tableau tracé, après avoir montré le dol encouragé, la sécurité détruite, la rétroactivité proclamée en dépit des lois ; alors, sur cet océan de fange, dit-il, on verrait surgir les journaux soldés, organes obligés des doctrines serviles et des calomnies, réduits par la famine à justifier toutes les iniquités, à louer ses caprices à lui, pouvoir, et qu’au moindre signe de repentir ou de honte, il laisserait périr d’inanition pour les châtier de leurs scrupules. Voilà, ajouta-t-il, ce que je ferais si je voulais détruire de fond en comble la liberté de la presse ! — L’argumentation vous semble bien complète, mais, monsieur, pour Benjamin Constant, elle était insuffisante, il ajouta : « Une seule inquiétude troublerait ma satisfaction ; y aurait-il au monde une assemblée d’hommes capable d’accueillir un pareil projet ? Pour l’y disposer, je finirais comme j’aurais commencé, par exagérer les effets des diffamations privées. J’inventerais quelque disposition propre à rendre ces diffamations plus douloureuses et plus mortelles. J’ordonnerais au ministère public de traîner l’honneur et la vie des citoyens malgré eux devant les tribunaux, et les plaçant par là entre l’outrage du libelliste et l’aggravation de cet outrage par l’éclat des poursuites, j’accroîtrais la terreur des hommes faibles, et je parviendrais à faire apparaître à leurs yeux la presse comme un fléau.

« J’aurais donc tissu de mes mains habiles un filet immense qui enlacerait la presse dans toutes ses parties, ne permettant ni à la pensée d’aborder des questions générales, ni à la connaissance des faits positifs de traiter les intérêts immédiats, ni à la plainte de l’opprimé d’éclater ; j’attaquerais alors le dernier ennemi qui resterait à vaincre, les feuilles quotidiennes, devenues un besoin par l’habitude. Elles sont l’organe d’opinions diverses : elles forment un lien intellectuel entre les citoyens qui professent ces diverses opinions. Elles leur servent à s’entendre. Or, il ne faut pas que les citoyens s’entendent. Aucun lien ne doit exister entre eux, le despotisme peut rouler alors sur ces atômes isolés comme sur la poussière. Mahmoud l’a senti pour les Musulmans. Les cafés étaient à Constantinople un point matériel de réunion. Il les a fermés. Les journaux sont à Paris un point de réunion, de sympathie morale : détruisons les journaux ; mais les attaquer de front serait dangereux, Bonaparte a péri pour avoir choqué les habitudes de la France, et l’Europe dit l’avoir vaincu, parce que la France l’a abandonné. Je suivrais donc une route moins directe, et ma ruse viendrait au secours de ma tyrannie. Je soumettrais les journaux à une organisation inexécutable, et je voudrais de plus que cette organisation fût sans garantie. Lors même qu’ils auraient rempli des conditions difficiles et multipliées, l’autorité la plus subalterne, en affectant le moindre doute, pourrait les suspendre à volonté. »

Abandonnant cet ingénieux mouvement oratoire, il s’écria tout-à-coup : « Je vous ai dit, messieurs, ce que je ferais, voyons maintenant ce que propose le ministère. Ne prolonge-t-il pas le dépôt ? Ne motive-t-il pas cette prolongation sur la nécessité d’un examen préalable ? Ne dit-il pas que cet examen qui consacre la saisie du premier exemplaire, n’est pas une censure, puisqu’il n’empêchera pas la publicité ? La publicité de quoi ? De l’ouvrage dont le premier exemplaire sera saisi à la porte de l’imprimerie par la patrouille grise qui exécutera votre loi ? Encore un mot. À qui confierez-vous cet examen préalable ? Dans un pays où un seul imprimeur de la capitale publie quatre cent soixante mille volumes par an, le ministère public pourra-t-il les lire ? Non, certes ; vous appellerez donc ces censeurs anciens, si courbés sous l’opprobre, qu’ils auraient renoncé à leur salaire, s’ils n’avaient obtenu le bienfait de l’anonyme ; et vous descendrez plus bas encore : car chacun d’eux repousse aujourd’hui ces fonctions indignes. Par qui les remplacerez-vous ? Qui chargerez-vous de faire ce que nul ne veut avouer ? Les agens provocateurs, les espions, peut-être quelques-uns des libellistes dont les pamphlets vous servent de prétexte : car il en est plusieurs qui, sortis des cavernes de la police pour causer du scandale, y sont rentrés pour être impunis. Ce sera donc la police, la fraction la plus avilie de la police qui prononcera sur les lumières, sur la pensée, sur la gloire littéraire de la France ! Je ne désespère pas de voir un échappé des bagnes juger Montesquieu. Cela serait-il si extraordinaire ? Cet échappé des bagnes est protégé par vous contre les citoyens qu’il menace. » — Dites-moi, monsieur, si, dans toutes les annales du parlement anglais, vous trouveriez un plus beau morceau d’éloquence politique !

Je vous ai parlé de son dernier discours. Il le prononça très peu de temps avant sa mort. Cette fois ce fut contre M. Guizot et ses anciens amis, qu’il vint défendre la liberté de la presse, contre M. Humann, qui avait pris complaisamment le parti du fisc en haine des journaux, non pas avec autant d’esprit et la même habileté, mais du moins avec l’acharnement de M. de Villèle. N’est-elle pas admirable cette constance d’un homme qui avait déjà tant de motifs pour être désabusé, et qui vieux et cassé, trompé dans presque toutes ses illusions, remontait toujours patiemment à la même brèche ? On me saurait certainement mauvais gré de ne pas répéter ses dernières paroles. « Je viens, dit-il, défendre une cause qui, ce me semble, a peu de faveur. Vous avez entendu hier un orateur habile établir une distinction entre les anciens et les nouveaux journaux ; il n’a pas dit grand bien des uns, mais il a dit beaucoup plus de mal des autres. Je ne nierai point qu’il y ait quelquefois dans ces derniers de l’exagération, mais, dans mon humble opinion, cette exagération trouve quelque excuse dans certaines circonstances que je demande la permission d’indiquer en peu de mots. Vous avez entendu l’attaque, vous daignerez sans doute écouter la défense.

« Les journaux nouveaux sont sortis du sein de la révolution de juillet, ils en sont sortis pleins de joie et d’espérance : que leur joie reposât sur des théories que vous regardez comme inapplicables, que leurs espérances allassent au-delà de ce qui vous a paru possible, n’importe, leur joie et leur espérance étaient innocentes ; il faut leur rendre cette justice, qu’ils se sont ralliés à l’instant même au roi citoyen que vous avez placé sur le trône.

« Qu’ont-ils rencontré ? Une défiance inexplicable, non-seulement de leurs intentions, mais des hommes qui nous ont sauvés, et dont ils étaient les organes. Partout ont retenti d’étranges paroles : « Le temps de l’indulgence est passé. » On eût dit des pédagogues sévères contre des enfans rebelles.

« De plus, ces journaux ont vu maintenir en place une quantité innombrable d’ennemis déclarés de notre glorieuse révolution. Il est vrai qu’un ministre a motivé ce maintien par la maxime de César, que ceux qui n’étaient pas contre nous étaient pour nous. Messieurs, c’est en agissant d’après cette maxime que César donna à Marcellus le Pont, à Gasca la Syrie, et l’on sait ce que, tout en acceptant la Syrie et le Pont, Marcellus et Gasca ont fait de César.

« En un mot, les nouveaux journaux, et ceux dont ils étaient les interprètes fidèles, se sont trouvés dans la situation d’une armée qui, soutenant un siège, aurait fait une sortie courageuse et victorieuse contre les assiégeans, se serait vue après la victoire exclue de la ville qu’elle aurait sauvée, et aurait entendu ceux qui seraient restés dans la citadelle leur dire du haut des remparts : Nous n’avons plus besoin de vous, vous troubleriez l’ordre, restez où vous êtes.

« On a fait un autre crime aux nouveaux journaux d’avoir pris la défense des clubs. J’ai dit mon opinion sur les clubs. Je les crois inutiles quand la presse est libre, je les crois fâcheux par l’effroi très peu fondé qu’ils inspirent ; mais les nouveaux journaux ont pu être trompés par certains faits que je prendrai la liberté de vous rappeler sommairement. Ils se sont souvenus, et je ne nie point que leur mémoire n’ait été inopportune, ils se sont souvenus, dis-je, que lorsque nous créâmes, il y a, je crois, dix ans, la société des amis de la presse, un des derniers ministres fut, lui septième, l’un des fondateurs de cette société, qu’il savait, déclarait et félicitait d’être illégale. Ils ont pu se souvenir qu’un autre des derniers ministres avait, lors des élections, été président de la société Aide-toi, le ciel t’aidera. Que serait-ce, s’ils avaient pensé qu’un des ministres actuels avait été l’un des membres les plus assidus et les plus distingués de ces sociétés secrètes, qui n’ont cessé d’agir durant la restauration, à ce qu’on assure ? Quant à moi, je l’ignore, car je n’ai jamais été d’aucune société secrète.

« Ainsi, même dans leurs fautes, s’ils en ont commis, les nouveaux journaux sont excusables. La preuve qu’ils ne veulent pas le renversement de l’ordre actuel, c’est que depuis le nouveau ministère ils proclament leur confiance et leur espoir dans les nouveaux ministres. Dieu veuille qu’ils aient raison !

« Je viens donc demander un délai, pour qu’ils puissent faire leur cautionnement, s’ils en ont le moyen. Ce cautionnement est à lui seul une assez grande entrave, et je n’ai pu qu’être surpris, je l’avoue, d’entendre l’orateur éloquent que j’ai déjà cité, voter à la fois pour le maintien du cautionnement, et nous dire que la liberté devait être égale pour tous. Comment serait-elle égale pour tous, si l’on attache à l’exercice de cette liberté des conditions que la majorité ne peut pas remplir, et qui forment par là un privilége pour la minorité ?

« Il est vrai que le même orateur nous a dit qu’il fallait concentrer les journaux dans les classes élevées et éclairées. Messieurs, je ne connais point en France de classe plus élevée que la totalité des Français ; et, quant aux classes éclairées, je crois que tous les Français, sauf ceux qui ne savent malheureusement ni lire ni écrire ; sont assez éclairés pour qu’on leur permette de publier leur opinion, dont ensuite la majorité des électeurs juge, et dont, s’il y a lieu, elle fait justice. »

Ce fut la fin. Il parla encore une fois, dans l’affaire de M. de Lameth, et mourut. La chambre entière, Paris tout entier, assistèrent à ses obsèques, mais parmi ceux de ses anciens amis qui suivaient son convoi, j’en vis qui avaient peine à dissimuler le contentement qu’ils éprouvaient d’être débarrassés d’un tel adversaire. Quelques rumeurs qui sont peut-être allées jusqu’à vous, monsieur, vous feront lire ce dernier mot avec surprise. On vous aura dit que Benjamin Constant avait contracté avec le gouvernement de juillet un de ces engagemens secrets qu’il est bien difficile de rompre. Vous avez dû remarquer que je cache peu la vérité, de quelque nature qu’elle soit, et aussi que je suis souvent à même de la connaître. Loin de détourner vos soupçons, je vous dirai donc que ces bruits sont très fondés, et que Benjamin Constant reçut, pour s’affermir dans son adhésion à la royauté de Louis-Philippe, une somme de deux cent mille francs dont il avait grand besoin, mais que j’aurais bien voulu lui voir arriver d’une autre source, fût-ce même du jeu, comme sa maison qui le rendit éligible. Sans doute, elle est honteuse cette offrande secrète, et c’est une triste misère que cette somme glissée sourdement dans la main de ce pauvre grand homme, tandis qu’on aurait dû la lui présenter comme une rémunération nationale, à la face du peuple, et dans un vase d’or pareil à celui que la ville de Londres offrit à Wilkes. Oh ! certes, la tache est grande, et je n’essaierai pas de la laver ; mais si vous saviez comme cette révolution de juillet le trouva épuisé et dépourvu d’espérances, si vous connaissiez seulement une partie des épreuves fatales par lesquelles il avait passé dans ces dernières années d’opposition, et qui lui avaient appris à juger les hommes dont il était entouré, à prévoir leur désertion et leur apostasie ! Nous autres qui n’assistions pas au secret de ces conférences journalières, où chaque jour, dans le laisser-aller familier des causeries intimes, quelqu’un de ces hommes laissait tomber son masque, nous n’avons pas été surpris de les voir entrer si naturellement dans les voies de la restauration, et surpasser en lâcheté, en astuce, et en haine du peuple, ceux qu’ils ont remplacés au pouvoir. Benjamin Constant, mieux instruit, n’espérait pas que la terre de la liberté se féconderait du sang qui allait couler ; il fit cependant son devoir jusqu’au bout, il accourut quand, aux journées de juillet, un ami lui écrivit cette noble lettre : « Il se joue ici un jeu terrible. Nos têtes servent d’enjeu, venez apporter la vôtre. » Et il l’apporta en effet ; mais il n’apporta que cela. Le corps était brisé, son organisation détruite, et il venait de subir une opération tellement cruelle, que si nous eussions succombé dans la lutte, on l’eût porté plus que demi-mort sur l’échafaud. On le traîna partout, dans les rues, à l’Hôtel-de-Ville, au Palais-Royal. C’était une bannière déchirée et trouée par les combats, qu’on déployait avec enthousiasme devant le feu de l’ennemi. Puis, quand tout fut près de finir, on se servit de son amour de la monarchie constitutionnelle pour l’entraîner ; ses alentours, qui le voyaient arrivé à la fin de sa carrière, pauvre et dénué de tout, le supplièrent d’accepter le don qu’on lui faisait ; et lui toujours faible, plus faible que jamais au moment où ses forces physiques l’abandonnaient, subjugué par cette influence qui, sous mille formes diverses, avait joué un si grand rôle dans sa vie, il se laissa faire. Mais tout à coup la vie sembla se ranimer dans ce corps éteint, il retrouva la force d’écrire, de parler, et alors rien ne l’arrêta. Voyant comme les choses marchaient, il alla à la chambre reprendre son ancienne place, et nous venons de voir comme il y défendit la première des libertés menacée par le nouveau pouvoir. Croyez bien que, sans la mort, il eût continué, et qu’il serait aujourd’hui à l’extrême banc de l’extrême gauche, à ce poste qu’il avait rendu si menaçant pour tous les ministères. Que voulait-on de lui ? Un roi ? Il l’avait fait. C’était à ce roi de se créer roi populaire. Puisqu’il y avait malheureusement un marché, le marché était rempli, il s’arrêtait là. Benjamin Constant n’avait engagé ni sa vie à venir ni son âme. Mais Benjamin Constant a été homme d’esprit jusqu’au bout, il est mort au moment où cessait son rôle, lorsqu’il sentait l’impossibilité de renfermer plus long-temps le dégoût des hommes qu’il portait en lui. Ne trouvant plus la force de jeter aux peuples des paroles d’espérance, et de remplir les tristes fonctions du prêtre qui prêche encore la foi, quand le Dieu s’est en allé, il a disparu dans la tempête comme Romulus au milieu du sénat, lorsque sa tâche fut accomplie. C’est qu’il y a dans les hommes de génie une prolongation d’existence, qui est tout-à-fait morale. Ils vivent au-delà du temps marqué à leur dépouille, soutenus qu’ils sont par les forces de leur esprit, ou plutôt la matière succombe en eux dès que l’esprit a perdu ses ressorts. Benjamin Constant était éminemment un de ces hommes qui ne sauraient vivre sans une nourriture céleste, sans la foi et la croyance d’un noble avenir. La révolution de juillet l’acheva. Il ne lui fallut pas deux jours pour savoir ce qu’il en adviendrait, et il avait déjà perdu toute illusion que les cris d’enthousiasme du peuple, répétés par toutes les nations de l’Europe, duraient encore. Que ferait d’ailleurs Benjamin Constant, avec son esprit doux et conciliateur, au milieu de ces hommes qui gouvernent aujourd’hui, qui, dans le péril de juin, n’eurent pas le courage, comme les hommes d’état de vendémiaire, de prendre un fusil et une giberne pour conjurer le danger, et qui, ce danger passé, ont fait de la vigueur de comité de salut public et tenté du despotisme militaire ? Lui qui avait vu en 1797 la longanimité de la terrible Convention, fermant les yeux sur les promoteurs de cette insurrection où elle avait été attaquée par quarante mille hommes ; lui qui, opposant alors, jeté par erreur et par jeunesse dans le parti égoïste et rétrograde, avait reconnu la force que donne la grandeur d’âme, qu’eût-il fait, qu’eût-il dit en juin 1832, lorsqu’une poignée de jeunes gens et d’ouvriers inhabiles aux armes, traqués, entourés, canonnés par soixante mille hommes que commandaient les meilleurs et les plus anciens généraux de l’Europe, furent traités avec tant de rigueur ? Eût-il approuvé par sa voix ou par son silence, la rétroactivité, l’état de siège, et le 18 fructidor qu’on méditait contre la presse ? Eût-il appuyé de sa parole éloquente les sergens de ville qui s’en allaient, un édit de Louis xiv à la main, fouiller un lit d’hôpital pour voir s’il ne s’y trouvait pas quelque malheureux blessé à disputer à la mort ? Non, la dernière illusion de Benjamin Constant eût été détruite, le dégoût et l’ennui eussent débordé dans son cœur, et l’eussent étouffé !

Disons tout. Benjamin Constant, qui combattait pour la liberté et les principes de 89, se débattait cependant contre la philosophie du dix-huitième siècle ; mais il ne pouvait la heurter de front, car le parti de la liberté était là. Ce n’est que dans son ouvrage de la religion, publié bien tard, qu’il osa dire sa pensée. Alors il croyait le parti de la liberté assez fort pour triompher, même avec le dogme religieux. Il ne vit pas, malgré son œil perçant, combien elle était en péril avec les doctrinaires, parce que ceux-ci avaient avec lui un point de contact qui lui était fort sensible. Les doctrinaires voulaient restaurer le christianisme, et en faire une affaire, ainsi que certains politiques philosophes qui voulurent restaurer le polythéisme à sa décadence, tandis que Benjamin Constant n’en faisait qu’un sentiment. Les doctrinaires prétendaient brider les peuples au moyen de la religion, les rendre moins âpres, plus faciles à conduire. Benjamin Constant, au contraire, voulait donner une base à leur indépendance, en mettant la liberté et l’égalité dans le ciel. Ainsi, depuis long-temps, il se sentait infidèle à son école, déserteur de la bannière sous laquelle il avait triomphé. Ses habitudes l’entraînaient au milieu de l’école philosophique pure, et il en voyait le néant ; en même temps il sentait que la rudesse du jeune libéralisme s’accommodait mal de son esprit poli et conciliant ; et plusieurs fois, dans les soirées du général Lafayette, vers la fin de la restauration, il avait eu à lutter publiquement avec les meneurs des sociétés secrètes, et cette génération toute bouillante qui, d’un bond, voulait le dépasser. Que ferait donc aujourd’hui ce grand écrivain ? Hélas ! il jouerait un triste rôle au milieu de ces partis animés. S’il eût vécut, il servirait sans doute de manteau et de bannière à tous les esprits craintifs et paresseux, aux consciences larges, aux avidités pourvues ; ils se tiendraient retranchés derrière cet esprit sain et modéré, se feraient un rempart de ses doctrines conciliatrices, et peut-être parviendraient-ils, plus qu’on ne l’a fait, à flétrir sa vieillesse. L’orateur aux idées claires par excellence verrait la confusion s’étendre plus que jamais sur tous les principes de gouvernement, faussés par les hommes qui semblaient appelés à mettre l’ordre dans les esprits et dans les consciences, et à tracer enfin une voie lumineuse à travers le chaos que nous ont formé trente ans de troubles, de démolitions et de guerres ; aspect d’autant plus affligeant pour lui, qu’il démêlerait trop bien les motifs et les fins de ces doctrines nébuleuses et de ces demi-vérités jetées cauteleusement au milieu de la foule aveugle. Je le répète, Benjamin Constant connaissait trop les hommes pour n’avoir pas su d’avance qu’il en serait ainsi ; il avait vu trop souvent et de trop près ceux qui dirigent aujourd’hui les affaires de ce pays, pour n’avoir pas déroulé jusqu’au moindre repli de leur cœur ; et il a dû mourir sans regret, mais non sans désespoir, en songeant en quelles mains il laissait les destinées de la France, qui sont les destinées du monde entier.


(West-End-Review)