Leurs figures/V

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Nelson, Éditeurs (p. 78-95).

CHAPITRE V

UN RAT EMPOISONNÉ

Le 4 novembre, M. le baron Jacques de Reinach passe l’après-midi entière dans le cabinet de M. Prinet, conseiller chargé de l’instruction. M. Prinet lui dit :

— Lors de leur dernière émission, MM. de Lesseps et autres vous ont remis une somme de trois millions et quinze mille francs pour acquitter des frais de publicité. Voulez-vous vous en expliquer ?

M. le baron répond que cette somme le remboursait d’avances qu’il avait faites, pour un million à Arton et, pour le reste, à divers journalistes.

Le juge s’avance pas à pas :

— Êtes-vous sûr qu’Arton n’ait pas employé ce million à subventionner des hommes politiques ?

Et le pauvre baron de répondre avec une grande dignité, mais aussi avec de gros yeux ronds qui vacillent :

— J’ai refusé catégoriquement de recevoir des confidences sur l’emploi de ces fonds.

— Vous sentiez sans doute que ces confidences étaient compromettantes.

Et le voilà, ce M. Prinet, qui lit à Reinach des lettres saisies chez Arton. Elles démontrent qu’on a marchandé des hommes politiques. Puis brusquement :

— Vous-même, ne vous êtes-vous pas chargé de pareilles distributions ? Nous ne voyons pas quels services peuvent justifier les sommes touchées par vous à différentes reprises, soit neuf millions sept cent mille francs.

Déjà l’après-midi est avancée. Sous la lampe du juge, ce gros juif paraît aussi méprisable qu’il était redoutable dans l’obscurité de ses intrigues. Sa graisse heureuse et rose devient flasque dans le malheur. Jadis, pour arracher de l’argent à M. de Lesseps, il disait que ses battements de cœur allaient le faire mourir. Cette comédie l’a mené dans une tragédie. C’est bien à une accélération cardiaque déterminée par la terreur qu’il faut attribuer maintenant sa voix basse, coupée et si peu intelligible que les griffonnements du greffier la couvrent.

— De ces sommes, dit-il, je pourrai faire la justification au moment donné.

— Ce moment est venu.

Ah ! le petit magistrat à huit mille francs, qui, tout à l’heure, sa serviette sous le bras, dans la boue de novembre, courra pour saisir son tramway, il tient le gros banquier ! Il ne sera pas heureux dans sa brillante voiture rapide, l’insolent millionnaire du parc Monceau !

Le magistrat pourtant ne se laisse pas aller à son instinct ; il se conduit en chien discipliné devant un gibier qu’on ne lui abandonne pas. Reinach, entré témoin, sort inculpé, c’est vrai, mais non pas inculpé pour corruption : seulement pour recel de fonds.

Trop d’intérêts politiques entourent, surveillent, menacent le cabinet du juge, pour qu’on s’y inspire de la seule justice. Cet après-midi même, aux heures où M, Prinet « cuisine » Reinach, les ministres délibèrent sur l’éternelle question des poursuites. Autour du tapis vert, chacun d’eux dissimule. Ricard, qui redoute ses collègues épouvantés, affecte de n’avoir aucun parti pris : il attend les derniers renseignements de son procureur général. Son apaisement trompa si bien qu’un ministre se pencha pour dire à M. Carnot :

— Je crois que la poursuite correctionnelle est abandonnée.

Et M. Carnot, en se frottant doucement les mains, d’une voix sereine et triste, dit qu’on lui ôtait un grand poids de dessus la poitrine.

En sortant du conseil, vers six heures, M. Loubet reçut à la place Beauvau M. Quesnay de Beaurepaire qu’il avait convoqué et, avec cet accent de Montélimar qui éveille la défiance d’un Normand :

— Ah ! mon pauvre procureur général, cette affaire m’empêche de dormir !

M. Prinet veut bien ajourner le moment que tout à l’heure il disait « venu ». Il attendra au lendemain 5 novembre pour envoyer rue Murillo un commissaire de police chercher les pièces justificatives. Le sieur Reinach aura vingt-quatre heures pour les maquiller. Mais ce répit, c’est tout ce que peut consentir le magistrat, et le 5, en tête de la commission qu’il remet à M. Clément, il inscrit : « Urgent. »

Ce 5, les reporters antiparlementaires publient des articles de cannibales sur le trouble du baron de Reinach dans le couloir du juge d’instruction, et M. Loubet appelle une fois de plus à la place Beauvau M. Quesnay de Beaurepaire.

— Avec une presse pareille, lui dit-il, on ne peut pas gouverner dans un pays civilisé.

Le procureur général ne se connaît pas le devoir de « gouverner », mais d’exécuter des ordres. Il se permettra seulement de soumettre à M. Loubet un avis :

— Vous en revenez toujours aux conséquences politiques : eh ! monsieur le président du conseil, vous n’avez pas à prendre un parti contre les députés corrompus avant une dénonciation régulière ! Attendez qu’on livre les noms !

Alors ce fut la grande scène. M. Quesnay de Beaurepaire, par habitude oratoire, s’était levé en parlant. Loubet se dressa, lui aussi, et, la main sur son bureau :

— Les noms des corrompus ?… Mais j’ai la liste… Il raconta ce que nul homme un peu informé n’ignorait : M. Cottu communiquant cette liste à M. Constans, ministre de l’intérieur ; l’honorable M. Constans demandant à la garder jusqu’au lendemain « pour réfléchir », et durant la nuit la faisant photographier. En quittant le ministère, M. Constans avait remis une des photographies à son successeur : « Je sais vos secrets, marchez droit. »

C’est avec des pièces de cette sorte qu’on s’assure dans un parlement une solide majorité. Et voilà pourquoi les véritables hommes d’État préfèrent toujours aux honnêtes gens les canailles. Seulement les canailles vous mettent parfois dans l’embarras.

M. Loubet, très énervé, frappait et désignait de ses doigts tendus le côté droit de son bureau. Il craignait d’avoir trop parlé et voulait en dire davantage ; le magistrat, qui avait osé marcher pour le Parlement dans le procès de Boulanger, refuserait-il de sauver, une fois encore, la partie ?

— Nos adversaires, continuait M. Loubet, auraient beau jeu ; cette liste de corrompus, elle est toute républicaine… un seul réactionnaire. Celui-là, il osa le citer.

Le procureur général trouvait que de telles confidences lui faisaient une situation immorale. Il se retira, plus éclairé qu’il ne souhaitait sur l’incapacité et la fourberie des politiques. Cependant, M. Clément négligeait la commission « urgente » qu’il avait reçue de se transporter au domicile de M. le baron de Reinach. Décidée le 4 novembre par M. Prinet, commandée le 5, cette démarche ne fut exécutée ni le 5, ni le 6, ni le 7.

Les ajournements de la Justice ne justifiaient pas Reinach. Il avait acheté des hommes politiques ; il semblait donc pouvoir compter sur leur appui. Mais il avait livré leurs noms à Cornelius. Dès lors, comment les avertir du péril sans leur révéler sa trahison, et sans grossir de leur haine les haines qui déjà le pressaient ? Il s’enfonçait en tâtonnant, dans un cul-de-sac où de tous côtés des parois infranchissables grandissaient et le resserraient.

Sa vie et ses pensées, dans cette période intéressante de son agonie, ont été obscurcies à dessein par des personnes de sa complicité. Nous avons plusieurs sources d’informations : le récit de Clemenceau, le récit de Rouvier, quelques renseignements officiels, deux ou trois instantanés que prirent des passants. Le tout concorde à nous montrer un être qui se détraquait. Dans cette situation inextricable, l’adjectif qui rend le mieux son état d’âme et sa physionomie, c’est qu’il était hagard.

Dès le 4 au soir, mal essuyé de ses sueurs chez le juge, il courut là-bas dans les brouillards de Saint-James, sur les berges de la Seine, savoir ce que pensait de la situation son ami Rouvier.

Rouvier plus tard, devant la Commission d’enquête, a raconté cette visite : « M. de Reinach m’a dit qu’il venait d’être entendu comme témoin, mais nullement qu’il fût inculpé. Il était fort ému, parce qu’il pensait que ce procès pouvait avoir un grand retentissement et porter atteinte au régime servi par son gendre…  »

Ainsi Reinach, inculpé tout hagard, et qui court du Palais chez son puissant ami, ministre des finances et collègue de Ricard, n’a rien à lui dire que ceci : le régime parlementaire auquel s’est consacré Joseph va recevoir un coup dont, par contre-coup, je me sens affecté.

Rouvier sent bien son récit un peu sec. Il ajoute qu’ayant estimé que le baron prenait avec vivacité la situation, il lui a dit :

— Avez-vous commis des actes délictueux ? Par exemple, avez-vous corrompu des membres du Parlement ? Avez-vous promis à des sénateurs ou à des députés, en échange d’un vote déterminé, une somme d’argent ou des avantages ?

(N’est-ce pas que la question est charmante de Rouvier à Reinach ? La réponse n’est pas moins notable.)

— Je n’ai rien fait de semblable, réplique Reinach.

— Alors, pourquoi cet embarras ? continue Rouvier (toujours dans sa déposition du 14 décembre devant la Commission d’enquête).

Et Reinach de répondre :

— Parce que j’ai été largement intéressé dans divers syndicats de la Compagnie de Panama. Et considérant que ces bénéfices étaient ma propriété personnelle, j’en ai usé à ma convenance…

Sur ce beau mot, Rouvier s’arrête en disant : « J’emploie les termes mêmes dont s’est servi M. de Reinach et qui sont restés fidèlement « dans ma mémoire. » Puis, il rapporte un dernier mot du baron : « J’ai pu partager mes bénéfices avec des financiers et avec des hommes politiques de mes relations. »

Je prie qu’on relise ce petit récit qui présente si ingénument le rôle panamiste du baron de Reinach. C’est là du comique de grande qualité, qui ne fait pas rire, mais qui force à voir clair. Rouvier ne nous dit pas qu’il s’est exclamé : « Comment ! vous figuriez dans des syndicats ! vous avez partagé avec des financiers et des personnages politiques ! Je n’aurais pas cru qu’il y eût de telles combinaisons. » Non, il ne nous dit pas s’il a répondu cela, mais nous devons le supposer.

Il est vrai que, de toutes les suppositions, la seule vraisemblable est que Reinach, à peine entré chez son compère Rouvier, a dit en s’essuyant le front :

« C’est terrible ! me voilà inculpé de complicité pour le détournement des fonds dissipés par la Compagnie de Panama. Qu’est-ce que vous faites donc au conseil des ministres ? Prinet n’a pas cessé de me persécuter sur Arton et sur les millions dont il constate que j’ai eu la disposition. De ce train-là, c’est fatal, je devrai me traiter de voleur ou dire la part de chacun. Il faut donc que vous, Burdeau et tous les amis, vous pesiez sur Quesnay ou sur votre Ricard d’un suprême effort. On va perquisitionner chez moi. Je vous préviens qu’on y trouvera des documents. C’est à vous tous de m’épargner cet affront public… »

Et des menaces, sans délai, ce maître-chanteur professionnel passe secrètement à l’acte. En quittant Saint-James, il voit Andrieux, ennemi mortel de Rouvier, et propose — on le sait — de révéler à la Libre Parole les parlementaires qu’il a corrompus. Double calcul ; il se rachètera près des antiparlementaires en leur livrant quelques proies, en même temps qu’il contraindra le gouvernement épouvanté à étouffer le procès.

Andrieux, devant la Commission d’enquête, s’est expliqué sur ces pourparlers fort nettement, avec l’élégance d’un tireur qui cause après l’assaut, ou, mieux encore, comme un cuisinier qui, dans le poulailler, lirait à haute voix l’art d’accommoder les volailles :

« La campagne a été commencée dans la Libre Parole (octobre) par un banquier du nom de Martin, qui signait « Micros ». Vous y trouverez des imputations assez vives contre le baron de Reinach. Puis, le sac est vidé. Le journal annonce bien qu’il n’a pas fini, pour tenir son public en haleine, mais, en réalité, il n’a rien… C’est à ce moment (premiers jours de novembre) que le baron de Reinach me fit savoir qu’il était disposé à donner des renseignements ; il n’y mettait qu’une condition, c’est qu’on ne l’attaquerait plus dans la Libre Parole. Lorsque l’on m’a offert des armes contre le parti politique que je combattais, je ne me suis pas autrement préoccupé de savoir d’où elles venaient, ni de la pureté de la source… Je les ai prises, il me suffisait que les renseignements fussent exacts… Et voilà comment, au 8 novembre, vous voyez recommencer une campagne très vive dans la Libre Parole où sont dénoncés des députés et des sénateurs. C’était le baron de Reinach qui était la source de ces renseignements et, pour le payer de sa complaisance, on ne l’attaquait plus. »

Le baron de Reinach a trouvé le moyen d’apaiser et de distraire la meute des journaux : mais la Chambre ? Que la Libre Parole accorde un répit, c’est bien ; mais Delahaye qui annonce une interpellation ?

Le secrétaire de la rédaction de la Libre Parole, M. Georges Duval, professionnel de valeur, qui se pique de n’apporter au milieu des luttes politiques que la curiosité d’un psychologue, avait publié en 1875 un petit Guide à l’usage des amateurs de ballets dont le baron de Reinach écrivit la préface sous le nom de la Sangalli avec qui il était en complaisance. S’autorisant de cette collaboration, le baron s’en vint au domicile particulier de Duval.

— Connaissez-vous Delahaye ?

— Très peu, pourquoi ?

— Savez-vous s’il serait homme à vendre son silence ?

— Vous seriez donc disposé à le lui acheter ?

— Ce qu’il voudra…

— J’ose croire que vous m’estimez trop pour compter sur mon intermédiaire ?

— Évidemment. Je m’informe, voilà tout.

— Eh bien ! si peu que je connaisse M. Delahaye, j’ai la conviction que vous feriez un pas de clerc.

— Ah !

J’entends encore ce « Ah », disait Georges Duval à l’auteur de ce récit. Il y avait dans ce « Ah ! » du découragement et pas mal de stupéfaction.

Reinach avait acheté trop d’hommes pour admettre aisément qu’il en restât d’incorruptibles.

Cependant la Justice, obligée par la loi et par l’opinion, ne peut pas chômer plus longtemps. Le mardi 8 novembre à neuf heures du matin, M. Clément exécute — enfin ! — sa commission « urgente », décidée du 4 et datée du 5. Rue Murillo, n° 20, un valet de chambre lui répond que « Monsieur le baron fait un voyage d’une vingtaine de jours dans le midi de la France ». Pourquoi, ce jour même ou le lendemain, M. Prinet n’a-t-il pas perquisitionné au domicile d’un inculpé en fuite ? Voici son explication :

« Je n’ai pas pensé que ce fût urgent… Je me suis abstenu parce qu’on ne peut pas tout faire, du jour au lendemain, d’une façon consécutive… Il est facile de parler après les événements accomplis ! Mais, à cette époque, M. le baron de Reinach n’était pas aussi vivement accusé d’avoir été le courtier principal des œuvres de corruption de la Compagnie qu’il l’est aujourd’hui… Il est bon de rappeler que c’est moi qui ai pris l’initiative de tous les actes d’instruction sous ma responsabilité… À l’époque dont nous parlons, tout le bruit qui s’est fait récemment contre le baron de Reinach comme corrupteur n’existait pas. On avait seulement des soupçons, comme pour Arton. Et voilà pourquoi je n’ai pas été plus loin momentanément, sauf à agir plus tard. »

Pauvre fonctionnaire incertain, qui s’estime déjà courageux jusqu’à l’imprudence ! Une de ces phrases rend intelligible le système de Reinach dans cette période. Reinach, au 8 novembre, n’est inculpé que de complicité dans le détournement des fonds dissipés par la Compagnie ; c’est plus tard, le 19, qu’il sera inculpé comme agent principal de corruption. Reinach espère encore. La condition de son salut, c’est qu’aucun document ne le mette en cause devant le public. Que l’opinion s’égare de sa personne, le gouvernement et la Justice le laisseront bien tranquille. De là, ses efforts auprès de la Libre Parole et du côté de Delahaye.

De Grasse, de Monte-Carlo, l’oreille tendue, la prunelle dilatée, le baron de Reinach smrveillait Paris où, depuis le 8 au matin, paraissaient les dénonciations qu’il avait remises à Andrieux pour Drumont. « M. Drumont, — a dit Andrieux devant la Commission d’enquête, — m’ayant mis sur la liste des personnes qu’il désirait recevoir dans sa prison, j’en ai profité pour aller causer avec un homme dont la conversation est d’ailleurs intéressante. » Ces notes mystérieuses, chaque jour, la vieille domestique du prisonnier les apportait de Sainte-Pélagie à la Libre Parole. Elles faisaient frémir Floquet à la présidence, Rouvier au ministère des Finances, Burdeau à la Marine, Freycinet à la Guerre, tout le Parlement ; en même temps, elles allumaient la curiosité, et peu à peu la férocité des lecteurs de la Libre Parole multipliés par centaines de mille. Cependant Reinach touche le prix de sa trahison : du silence. Ils le laissent souffler dans son fourré, les terribles chasseurs qui, un couteau à la ceinture, sonnent de ce cor bruyant dont la France retentit.

Misérable gibier, ce gros homme ! S’il a fui Paris, c’est sans doute pour se ménager un alibi contre les soupçons de ses complices parlementaires qu’il vend à Drumont. Mais il fallait aussi qu’avant de mourir le président des Chemins de fer du Sud revît les célèbres régions du rastaquouérisme, Nice, Monte-Carlo, où il avait exercé la royauté de l’argent et de l’influence et si fort joui du bonheur : bonheur de la qualité la plus basse que lui et sa bande sont aptes à sentir.

Nul homme ayant de l’imagination, après avoir visité dans un site magnifique, à Nice, la dépouille de Gambetta, sur quoi pourrissent délaissées un amas de couronnes avec les plus misérables légendes qu’inventèrent jamais de pauvres Homais, ne manquera de discerner, en redescendant vers les casinos et vers les vulgarités bruyantes de cette rive, combien ces lieux conviennent à un baron de Reinach qui fut vraiment leur incarnation. Brillant fumier de cosmopolites, d’escrocs titrés et de grossiers insolents, cette Côte d’Azur que son public déshonore, voilà bien la patrie élue de ce faux baron de Reinach et de tous ces survivants du gambettisme qui, chaque année, saluent la tombe de leur maître en allant à Monte-Carlo toucher leur subvention. L’atmosphère des salles de jeu, des restaurants et des filles, était bien faite pour le tonifier, le soutenir d’optimisme. Fit-il une pointe en Italie pour y cacher, y chercher des papiers ? Demanda-t-il protection au gouvernement italien de qui il tenait son titre de baron ? Un mot de Loubet (« Graves nouvelles reçues d’Italie ») que nous entendrons tout à l’heure, nous permet de le supposer. Quoi qu’il en soit, c’est au cœur de son royaume, c’est au Casino de Monte-Carlo que le mercredi 16 novembre il lit affichée la dépêche des agences : « La Chambre fixe à demain jeudi la discussion de l’interpellation Delahaye sur les lenteurs de la Justice à faire la lumière sur l’entreprise de la Compagnie de Panama. » En même temps, il apprend que, M. Quesnay de Beaurepaire ayant menacé de démissionner si on le laissait sans ordres, les ministres radicaux, c’est-à-dire Ricard, Bourgeois et Viette ont obligé, en dépit de Rouvier, le conseil des ministres à voter des poursuites et que lui, baron de Reinach, il figure parmi les inculpés.

Aussitôt Reinach se prépare pour un suprême assaut. La presse maintenant se tait. Ce Delahaye, c’est un boulangiste qui n’a ni crédit ni preuves. La Chambre va l’ajourner. Le terrible, qu’il faut bien entrevoir, serait que les administrateurs du Panama, furieux d’être poursuivis, parlassent. Eh bien ! il ne faut pas de procès. Et Reinach en revient toujours à la nécessité de peser sur le gouvernement avant que le parquet lance les citations.

Il s’applique d’abord à montrer de la sérénité : l’indifférence des forts. Le jeudi 17, il écrit de Monte-Carlo à M. Jules Barbier pour qu’ils collaborent à un ballet, et à M. Gailhard, de l’Opéra, pour lui donner rendez-vous le lundi 21, aux répétitions de la Maladetta. Parlant à ce dernier des danseuses, il badine : « Embrassez-les toutes pour moi. »

Le même train qui emportait cette lettre le déposait en gare de Paris, le vendredi 18 novembre, à 5 h. 34 de l’après-midi.

Dès ses premiers pas dans les rues, le baron, de qui ce voyage n’avait pas diminué les battements de cœur, entendit par la bouche de mille camelots fiévreux l’agression violente de la Cocarde. À la lueur des becs de gaz, il lut qu’elle dénonçait par le détail, avec une effroyable exactitude, son rôle de corrupteur. Il comprit dans un éclair : Ducret, directeur de la Cocarde, c’était l’homme de Constans. Constans et les radicaux coalisés voulaient son cadavre pour faire trébucher dessus le personnel opportuniste ; derrière eux tous, il y avait Cornelius. Reinach se sentit perdu.

Les antiparlementaires, l’opinion publique le traquaient, les administrateurs du Panama entraient en ligne avec Delahaye, les radicaux et les amis de Constans se massaient pour lui couper la retraite. Il se vit la victime désignée par tous. Mais peut-être, au milieu de l’incalculable événement politique déchaîné, cela surtout l’épouvantait : le regard de Cornelius. Cornelius pareil à une araignée, qui dans ses fils surveille sa proie.

Le baron de Reinach ne demeura qu’un instant rue Murillo et remonta dans sa voiture qu’on n’avait pas dételée. Il porta à l’un de ses amis, M. Carpentier, une enveloppe fermée avec la mention : « En cas de décès, remettre à l’un de mes frères. » Une première fois en 1890, puis vers août 1892, il avait déposé entre les mains du même une pareille enveloppe.

Il passa chez Rouvier à Saint-James. Il monta supplier Cornelius Herz. Il courut chuchoter à l’entourage de l’interpellateur : « Savez-vous que M. Delahaye pourrait faire fortune ? »

Toute la soirée, il galopa dans ces ténèbres comme un rat empoisonné derrière la boiserie. Quel sinistre accueil à toutes les issues que sa fièvre cherchait ! Plus âpres peut-être que ses adversaires, ses complices, qui soupçonnaient ou redoutaient ses dénonciations, le guettaient pour l’assommer d’un coup de savate.

On lui disait :

— Il n’y a pas de temps à perdre, car le parquet lancera les citations lundi. Demain samedi, Delahaye doit interpeller. Ricard, si la Chambre le presse, n’hésitera pas à annoncer officiellement les poursuites.

On ajoutait, et de quel air soupçonneux, deux phrases plus terribles :

— Les journaux sont renseignés d’une façon bien précise, inexplicable ! On raconte que, derrière eux, il y a Constans et Herz ; mais, ce Constans, ce Herz, dites-nous, Reinach, d’où tiennent-ils leurs informations ?

Le baron rentra à dix heures du soir, sans avoir dîné, livide d’avoir couru dans cet égout. Il se débattait encore, mais sans méthode, avec les désordres d’un homme perdu. Il ne faisait plus que nager en chien. Amis et ennemis allaient s’entendre pour le noyer. Ainsi une bande de cambrioleurs achève le complice blessé et qui ne peut plus échapper à la police.