Leurs figures/XII

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Nelson, Éditeurs (p. 232-272).

CHAPITRE XII

LES VAINES DÉMARCHES DE STUREL

Le 10 janvier 1893, Charles de Lesseps, Marius Fontane, Cottu et Eiffel comparurent devant la première chambre de la cour d’appel, « prévenus d’avoir conjointement, en employant des manœuvres frauduleuses pour faire croire à l’existence d’un événement chimérique et d’un crédit imaginaire, dissipé des sommes provenant d’émissions, qui leur avaient été remises pour un usage et un emploi déterminés, et escroqué tout ou partie de la fortune d’autrui ».

La mort avait mis hors de cause le baron de Reinach.

M. Ferdinand de Lesseps faisait défaut. On respecta les honneurs que jadis on lui avait prodigués. « Vaincu par l’âge, accablé du coup qui le frappait, mais gardant, je crois le savoir, toute la lucidité de son esprit, M. de Lesseps connut son extrême malheur. À l’heure tragique pour sa gloire et pour son nom, seul au milieu des siens dans cette demeure rustique de la Chesnaie où, presque un demi-siècle auparavant, il avait tracé sur une carte la ligne qui devait unir deux mondes, débile maintenant, inerte, désolé, ramenant sur ses genoux glacés sa couverture de voyage, le grand voyageur se mourait en silence. » C’est M. Anatole France qui trace ce portrait en s’asseyant au fauteuil académique de M. de Lesseps (1894). Il faut replacer en outre sur l’épaule du vieillard, ce que l’orateur crut devoir négliger : son singe familier qui grimace.

Le prévenu Eiffel, ami et complice d’Hébrard (du Temps), bénéficiait d’avoir, dès la première heure, mis sa confiance dans Waldeck. À peine si ce jour d’atelier le faisait blafard. C’est de son hôtel et dans un coupé correct qu’il venait aux heures d’audience s’asseoir auprès de MM. Cottu, Marins Fontane et Charles de Lesseps, de qui le teint terreux révélait les misères du cachot.

Chez MM. Cottu et Charles de Lesseps, sur ce banc de correctionnelle, quelque chose d’aimable et de mondain subsistait. M. Charles de Lesseps ressemblait à l’intelligent Freycinet, tandis que M. Cottu, petit homme, bâti pour les exercices physiques, montrait une physionomie toute déformée par son effort cérébral dans ces longues séances.

Les figures de MM. Eiffel et Marius Fontane ne tranchaient point dans ce milieu de chicane et de procédure.

La salle était trop chauffée. Si les prisonniers ne bâillèrent qu’une fois et M. Eiffel pas une, les curieux inclinaient à imiter l’un des assesseurs qui sommeillait. Çà et là pourtant, des phrases ravivaient la beauté de cette affaire, restituaient l’atmosphère du pays lointain, du fiévreux Panama. Me  Chéramy, avoué de M. Eiffel et disciple de Stendhal et de Gobineau, put noter ces expressions caractéristiques, « la main-d’œuvre blanche… la main-d’œuvre noire », qui revenaient sans cesse dans la discussion des comptes. On revoyait toutes les races convoquées là-bas par ces quatre accusés, remuant les terres, souffrant, mourant. Ces prévenus eurent ce pouvoir ! En même temps qu’ils ruinaient les petites gens d’Europe, ils déplaçaient, d’Asie et d’Afrique en Amérique, des milliers et des milliers de pauvres êtres, affamés de gros salaires et voués aux fièvres mortelles. Un tel rôle frappe l’imagination, et, en vérité, ce M. Cottu, avec sa jolie allure de civilisé un peu insignifiant, n’est point le monstre qu’on croirait trouver derrière ce drame mondial.

M. Charles de Lesseps, archiviste et homme bien élevé, devint le personnage sympathique du procès. Son intelligence conquérait ces professionnels. Par instants, il guidait le débat. Et le président Périvier, enclin à glisser dans le ton familier, disant : « Monsieur Charles va nous expliquer cela », — « C’est maître Charles qu’il faudrait dire », jetait M. Waldeck-Rousseau aux jeunes avocats assis derrière lui.

Immoralité d’un procès où les juges, les accusés et toutes les puissances se coalisaient pour résister à la vindicte publique ! Le meilleur argument pour désarmer celle-ci, c’était que les administrateurs avaient dû subir les exigences des financiers, des publicistes, des hommes du monde et des parlementaires pillards, de la même manière que le chef d’une caravane à travers le Sahara paie tribut aux pirates du désert. Il eût été agréable à la France que, tout d’un coup. M. Charles de Lesseps se levât et produisît la liste des chéquards. Mais un Lesseps sait que l’opinion publique, facile à émouvoir, est difficile à utiliser ; il préférerait traiter avec le pouvoir ; il cherche à échanger ses prisonniers plutôt qu’à les exécuter. Pourtant il donnera un échantillon de ses ressources ; au milieu de la plus cruelle allégresse d’un public qui tient le Palais-Bourbon pour un repaire de bandits, il donne le coup de grâce à Baïhaut déjà terrassé.

— En 1886, nous étions en instance auprès du gouvernement, au sujet de notre émission d’obligations à lots. M. le ministre Baïhaut nous fit demander par un intermédiaire de mettre un million à sa disposition. Un premier acompte de 375,000 francs fut remis à cet intermédiaire. Nous avions le couteau sur la gorge…

— Dans ce cas, on appelle la police, objecte M. Périvier.

Cette observation mit en liesse le public. Là, président Périvier, voyez-vous Lesseps courant dénoncer au commissariat de son quartier la proposition orale et indirecte du ministre ?

Maître Barboux, tâchant d’émouvoir les imaginations sur la chute du vieux Lesseps, parut « pompier ». Il rappela l’accueil fait jadis au « grand Français » pour l’inauguration du quai Ferdinand de Lesseps à Rouen : « Dans notre ville, tous les cœurs battent à l’unisson du vôtre. Quoique vivant, vous appartenez à l’Histoire. Comme Victor Hugo, vous êtes entré déjà dans l’immortalité. » Qui parlait ainsi ? Ricard, maire de Rouen, celui-là même qui, ministre de la justice, a décidé la mise en accusation des Lesseps. Le vieillard écroulé de la Chesnaie pleura sans doute en lisant ce passage de son honorable et éloquent avocat, mais le singe juché sur son épaule eut bien raison d’exécuter de nombreuses et joyeuses culbutes. La constatation de ces vicissitudes réjouit ce qu’il y a de méphistophélique en chacun de nous.

On ne vit point pleurer le vieux Lesseps à la barre, mais un vieillard aveugle et sans gloire y vint lamenter sa propre ruine. C’était un actionnaire qui en 1888, c’est-à-dire à l’heure de l’écroulement, ayant entendu à Nîmes le « grand Français » affirmer les immenses bénéfices que produirait le canal, lui avait donné toutes ses économies. Le président Périvier traita de haut en bas ce pauvre M. Gogo.

L’exacte qualité de ces longues journées s’exprima à ravir dans l’attitude, le ton et l’argument de M. Waldeck-Rousseau, qui plaidait pour Eiffel.

Waldeck, qui est un peu artiste (il peint à l’aquarelle), un peu rêveur (il pêche à la ligne), affiche dans toutes ses occupations la nonchalance et, envers tous les hommes, le mépris. Il aime qu’on attribue à sa suprême indifférence le goût qu’il a pour s’entourer de parasites et de domestiques, grossiers et parfois tarés. « Qu’est-ce que peut me faire la qualité des gens ? » semble-t-il dire, figé dans son silence comme un brochet dans sa gelée. De taille élancée et raide, il a ces yeux froids et bleus que le peuple appelle des yeux de poisson. C’est une figure de basoche, d’un type fort commun en Angleterre, mais plus rare en France, et qui étonne parce qu’une paralysie des muscles dans les bajoues et le menton lui donne une impassibilité forcée. Cette infirmité pittoresque est cause que beaucoup de gens lui trouvent, quand il se tait, l’esprit glacé d’un Mérimée. À la barre, il n’écoute jamais son adversaire et prononce un discours très préparé où il ne tient aucun compte des faits ni des arguments produits par l’audience. Ceux qui n’aiment pas l’éloquence goûtent sa façon de parler. Il est supérieur à Jules Favre, à Gambetta, à Jaurès, en ce que, les choses médiocres, il les dit à mi-voix. On lui sait gré de donner un relief à peu près suffisant à sa pensée dans une suite de phrases pas trop cotonneuses, et, bien que, par élégance sans doute, il abuse des périphrases, on ne le trouve pas ridicule, même à la lecture. Dans sa gravité pourtant, il y a de l’affectation ; naturellement, c’est plutôt un pince-sans-rire qu’un homme austère. Il débite des plaisanteries apprêtées et voulues sans se permettre de sourire, mais certaines louanges de la vertu dans une telle bouche trahissent mieux le cynique amer que ne ferait une franche moquerie. Au cours de sa plaidoirie pour Eiffel et à propos des traitements élevés qu’on touchait à Panama, il jeta incidemment cette bonne insolence :

— Voilà des appointements qu’envieraient nos fonctionnaires, s’ils recherchaient dans leurs fonctions autre chose que la satisfaction du devoir accompli.

Par cet imperturbable sérieux dont il vernit sa pensée sceptique, on voit bien qu’il se propose d’augmenter son autorité, mais, plus qu’en son talent, elle est dans son influence sur l’avancement des magistrats. Il demeurera le prince du barreau parisien tant que sa coterie régnera. Au reste, il s’assure si bien de la servilité générale, qu’en ce janvier 1893, concluant pour Eiffel, il osa s’écrier que ce personnage avait donné « à la pauvre humiliée de 1870 l’aumône d’un peu de gloire ». Propos d’une effronterie à faire rougir le singe de M. de Lesseps à la Chesnaie, mais il fallait qu’Eiffel en eût pour son argent.

On retrouve au cours de ce procès les mêmes ventes d’influences qui motivèrent les poursuites. Les honoraires de M. Barboux furent de douze mille francs et ceux de M. Waldeck-Rousseau de cent mille : c’est que maître Waldeck est une grande influence gouvernementale et maître Barboux, simplement un grand avocat.

MM. Ferdinand et Charles de Lesseps eurent cinq ans d’emprisonnement et trois mille francs d’amende. MM. Marius Fontane, Cottu et Eiffel, deux années et vingt mille francs d’amende. M. Ferdinand de Lesseps n’usa pas du droit de faire opposition. Il n’attendait que la mort. Les quatre autres allèrent en cassation. Qu’ils veuillent bien se calmer dans leurs cachots, auprès de leurs baquets puants : le gouvernement de longue date leur a ménagé le bénéfice de la prescription. Voilà un escamotage dont les antiparlementaires refusent de voir les préparatifs. Ils croient que les administrateurs se réservent de parler devant le jury. Eh bien ! ce retard même offre des dangers : la foule, lasse de penser toujours au même scandale, pourra se retourner vers d’autres « attractions ».

Sturel n’avait pas attendu le prononcé du jugement pour causer des mesures à prendre avec M. Andrieux.

Il trouva au 32 de l’avenue Friedland un rassemblement de reporters. La terreur qu’inspirait Andrieux faisait de ses pensées un des objets principaux de la curiosité publique. Les journaux assiégeaient sa porte. Il groupait leurs envoyés, amis ou ennemis, et leur dictait, en marchant, de brèves notes, où son grand art de polémiste et même de mystificateur ménageait d’immenses effets à de petites révélations. Sturel entra pour entendre cette conclusion :

— Comme le marin qui aurait pêché un requin, je regarde, messieurs, expirer la bête sur le pont. Tant qu’elle se borne à jeter sur ma botte sa bave sanglante, j’attends la fin. Mais pas de coup de queue, s’il vous plaît, ou gare la hache ! Là-dessus Andrieux galamment donna le signal du départ. La pièce vidée, Sturel dit à l’ancien préfet de police que l’heure semblait venue de la prendre, la hache. Il fallait publier la liste des chéquards.

— Parfaitement, dit Andrieux, une brochure, avec les adresses ! Nous aurons le Tout-Paris de la corruption, et le volume prendrait place dans la bibliothèque des financiers véreux en quête de concessions.

Andrieux et Sturel, comme tous les agissants du parti, s’accordaient pour pousser à la démission en masse. Et le moyen de l’obtenir, c’était un nouveau, un pire scandale. Mais Andrieux faisait des réserves sur son rôle :

— Je commettrais une impardonnable légèreté, et, comme le malheureux Numa Gilly, je m’exposerais à réhabiliter les plus compromis, si je nommais nos braves concussionnaires sans avoir des preuves décisives entre les mains. C’est une chose de savoir Bouteiller et Nelles des fripons ; c’est une autre chose de les faire condamner. Ma tâche fut de livrer à la Commission d’enquête des documents révélant les bénéficiaires des chèques Thierrée avec une note de M. Jacques de Reinach qui finissait ainsi : « 1,340,000 francs touchés en divers chèques par Arton et distribués à 104 députés dont il peut fournir la liste. » J’ai donné quinze noms de sénateurs ou députés qui, presque tous, ont avoué. Quant aux 104, c’est l’affaire d’Arton.

On arrivait au cœur du sujet. Pourrait-on s’aboucher avec ce Juif-Errant ?

— L’excellent Arton, répondit Andrieux, se cache à Londres. Je sais tous les détails de son séjour par quelques agents de la préfecture qui restent à ma solde. Je lui ai fait demander s’il consentirait, pour une somme assez considérable, à nous livrer ses documents relatifs au Panama.

— Voilà donc une chance du côté Arton. Vous allez la suivre. Que peut-on espérer de Cornelius ?

— Je crains que nous ne soyons en froid. Cornelius a mal pris la publication de la liste Thierrée.

— J’irai donc seul, dit Sturel.

Le 20 janvier, Sturel arrivé à Boumemouth, et dans un site merveilleux, descendit à l’hôtel Burlington. Il fit porter immédiatement une demande d’audience à Cornelius Herz.

Le jardin de ce Tankerville-hôtel où tremblait de fièvre, de fureur et d’angoisse le fameux docteur juif, n’est séparé de l’hôtel Burlington que par une haie à peine haute d’un mètre. Depuis sa fenêtre, Sturel plongeait sur un jeu de croquet installé dans une pelouse et qu’encadraient de grands arbres nus. Il n’était pas venu à Bournemouth pour distraire son attention sur le splendide panorama de la baie, sur le bleu de la mer où dévalaient les jardins et, un peu à gauche, sur les falaises de l’île de Wight. Une petite fille et un garçonnet se poursuivaient dans le jardin en agitant quatre drapeaux, anglais, américain, allemand et français, dont ils faisaient jouet, comme en avait usé toute sa vie leur père. Ces deux innocents mettaient quelque chose d’agréable et de bêta au seuil de cette tanière. Jusqu’à ce que le soir vînt tout envelopper, Sturel se livra voluptueusement aux impressions de mélodrame que suscitait cette grande maison close, ancien family-house, transformée en villa, et sur laquelle peu à peu le brouillard et l’isolement répandirent des couleurs merveilleuses et appropriées. Derrière ces fenêtres secrètes, dans une alcôve, au milieu des tisanes, il imaginait Cornelius comme une bête traquée. Pour s’assurer dans son dessein et se garder de toute pitié, il se rappelait les magnifiques avantages nationaux qu’il pouvait tirer de cet étranger ; il brûlait de lui extraire ses secrets et ne redoutait rien qu’un refus d’audience.

Vers cinq heures, une dame le demanda au parloir. C’était le secrétaire de Cornelius, miss Turner, qui cherchait à vérifier l’identité de Sturel. Il lui tendit le petit index des députés que l’on publie pour chaque législature et qui contenait sa photographie. Elle insista sur la déplorable santé de son patron :

— C’est à grand’peine que M. Herz va de son lit à la fenêtre où il passe ses journées assis dans un fauteuil en face des jardins et de la mer. Sturel exposa qu’il poursuivait une campagne contre le Parlement. Miss Turner paraissait hostile à tout ce qui pouvait envenimer les affres de M. Herz :

— Le matin, il veut qu’on lui lise les journaux français, et sur chaque article qui le met en cause, il s’anime, parle, discute, raisonne, échafaude des projets et envoie promener son docteur. L’après-midi il s’assoupit et ne retrouve son énergie que vers le soir.

— Justement, dit Sturel, c’est ce soir qu’il me serait le plus commode de l’entretenir.

Alors miss Turner plaignit Mme  Herz qui ne voulait que le silence. Quand elle se retira, Sturel se demanda : « Aurais-je dû lui donner cent francs ? »

Vers huit heures, miss Turner vint le chercher ; il n’acheva pas de dîner. Ils gravirent un perron extérieur et passèrent dans un vestibule assez étroit qui sentait la solitude et l’abandon. Odeur caractéristique d’un vaste hôtel-pension et d’un rez-de-chaussée, tout en salles à manger et salons, que la famille Herz délaissait. Ils montèrent au premier et suivirent un couloir entre des portes numérotées. Miss Turner quitta Sturel pour prévenir Cornelius. Ces longs corridors, pleins de nuit et de meubles, cette antichambre de désordre et de désert, mais non sans grandeur, annonçaient convenablement ce vagabond, riche et décrié ; le logis sentait la faillite et la léproserie.

Au bout d’une minute, Mme  Cornelius vint chercher Sturel, lui fit une phrase d’un excellent ton sur la mauvaise santé de son mari et l’introduisit. Le docteur était au lit. Il tendit la main sans se soulever : « Monsieur, dit-il, je ferai pour vous exception à la règle que je me suis imposée. » Il parlait un jargon anglo-franco-allemand que nous n’essayerons pas de reproduire. Une grosse moustache tombait sur les forts maxillaires de sa figure grasse, ronde et blême. Ni son nez, ni ses yeux au regard dur et perspicace, ne semblaient d’abord juifs. Les cheveux grisonnants étaient coupés ras. Des papiers Massés sur lesquels il étendait son bras couvraient une grande table contre son lit. Les circonstances préparaient Sturel ; sa première impression ne fut ni le malaise, ni la curiosité, ni l’émotion tragique, mais une sorte de haut sentiment d’être né sur le sol de France d’une honnête lignée. Il ne regarda point ce malade, entouré de sa femme et de ses enfants, avec humanité, mais avec cette froide indifférence, facile à transformer en haine, qui sépare les représentants de deux espèces naturelles.

D’ailleurs il reconnut immédiatement un vrai malade. Cornelius avait le diabète avec une affection cardiaque. Seulement, son père, âgé de 86 ans, souffrait de la même maladie.

Avec une légère fébrilité, mais en homme pratique, Herz fît installer Sturel commodément auprès de la table, où du papier, de l’encre, des crayons attendaient. Il débuta par préciser sa nationalité.

— Je suis né à Besançon le 3 septembre 1845. Mon père et ma mère s’étaient mariés dans cette ville en 1844 (Herz ne dit point que c’étaient des juifs bavarois). Ils émigrèrent aux États-Unis en 1848 et devinrent citoyens dans le délai de cinq ans, suivant la loi ; moi-même j’acquis dès l’enfance la nationalité américaine.

Il s’arrêta et dit d’une voix coupante :

— Voilà des dates ! pour un franc vingt-cinq, chacun peut se procurer mon acte de naissance. À chaque phrase, il tendait à Sturel divers actes de l’état civil : son diplôme de bachelier ès sciences obtenu à New-York, en 1864, son diplôme de bachelier obtenu à la Sorbonne en 1866. Pendant un bon moment, il continua de prouver des faits peu intéressants. Il énumérait des sociétés quelconques.

Puisque des gens étrangers à la science ont contesté mes titres, voyez-les de vos yeux : je suis membre du conseil de santé de San-Francisco, de la Société de Médecine et de l’Académie des Sciences de cette même ville ; je suis promoteur et fondateur des Sociétés de téléphonie et d’électricité en France ; fondateur et directeur du journal La lumière électrique, de Paris ; membre de la Royal Geographical Society et de la Royal Historical Society, de Londres ; de l’Impérial Institute de la Grande-Bretagne ; de la Société des études coloniales et maritimes de France ; de la Société des officiers de réserve de l’armée française, présidée par le général Henrion-Berthier.

Ce verbiage indisposait Sturel : « Me prend-il pour un nigaud ? » Il tâcha vainement d’éviter la lecture d’une longue série d’aimables banalités que des savants de tous poils écrivaient au docteur Herz. Il dut accepter des photographies, notamment d’une lettre du ministre Bardoux sur une mission scientifique confiée à MM. André et Angol :

Si vous faisiez des démarches auprès des présidents des chemins de fer qui font le service de New-York à Ogden, MM. André et Angol obtiendraient à l’aller et au retour leur parcours gratuit et le transport gratuit de leurs bagages, ou tout au moins une sensible diminution.

Trait fâcheux, qui prouve le faiseur, Herz avait conservé les plus insignifiants billets, et, en les lisant à Sturel, il insistait sur des phrases quelconques, pour montrer ses mérites ou pour compromettre ses correspondants. C’étaient des lettres de Nordenskiold, de Freycinet, de Carnot, les unes naïves, les autres singulièrement prudentes.

Paris, le 30 mars 1886.
Monsieur,

Il m’est bien agréable de vous faire connaître que M. le Président de la République, voulant vous donner un témoignage particulier de sa haute bienveillance, vient, sur ma proposition, par un décret en date du 28 de ce mois, de vous conférer la croix de grand-officier de l’ordre national de la Légion d’Honneur.

Je me félicite d’avoir été à même de faire valoir les titres que vous vous êtes acquis à cette marque de distinction et je m’empresse de vous transmettre le brevet et les insignes de l’ordre.

Recevez, Monsieur, les assurances de ma haute considération.

Le Président du Conseil,geres

Ministre des Affaires étrangères.

Signé : De Freycinet.geres
Dalbyu (Stockholm), le 24 août 1892.
Très honoré collègue,

Veuillez accepter mes vifs remerciements pour la carte de visite que vous m’avez fait remettre par Madame Cramforal, avec la demande de vous envoyer ma photographie en échange de quelques-unes de vos brochures sur l’électricité. En m’accommodant à cette aimable demande, j’envoie, avec le même courrier que cette lettre, ma photographie à l’explorateur inspiré et heureux de l’océan immense de l’électricité en lui demandant de répondre par un envoi analogue à ma visite en effigie.

S’il voulait y ajouter quelques-unes de ses publications, je serais heureux de lui faire tenir en retour un ouvrage dont l’impression sera finie un de ces jours et pour lequel je crois que la bienveillante et chaleureuse réception par tous les savants m’est assurée d’avance. — Savoir l’édition allemande des lettres et notations inédites de C. W. Schecle.

Recevez, très honoré collègue, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

A. E. Nordenskiold.
CHAMBRE

DES DÉPUTÉS

___
5 février.

J’ai reçu hier soir l’intéressant ouvrage de MM. Algave et Boulard, dont vous avez bien voulu m’annoncer l’envoi de la part de M. le docteur Cornelius Herz.

J’ai grand plaisir à retrouver dans ce travail le souvenir de la splendide exposition à laquelle le docteur Herz a apporté un si important concours et qui a rencontré dans votre journal le plus précieux interprète.

Veuillez, Monsieur, offrir mes remerciements et agréer l’expression de ma considération distinguée.

Signé : Sadi Carnot.
Ferdinand Sarrien
Député
Ministre des Postes et Télégraphes

remercie M. Herz du magnifique bouquet qu’il a envoyé à Madame Sarrien et le prie de l’excuser s’il ne l’a pas remercié plus tôt, mais depuis deux jours il n’a pas eu une minute de loisir.

S.

Ce Sarrien ! disait Herz, quand il avait un protégé qu’il ne pouvait caser dans son administration, il me l’expédiait aussitôt. Lisez cette carte : « Le ministre des Postes et Télégraphes recommande M. Tabouet à M. le docteur Herz. » J’ai pris M. Tabouet comme employé, en l’invitant à ne venir dans mes bureaux qu’à la fin de chaque mois pour toucher ses appointements. J’ai fait de même pour M. Rabatel, un autre ami de M. Sarrien. Mais aujourd’hui que la fortune semble m’accabler, tous les politiciens que j’ai obligés me tournent le dos à qui mieux mieux.

La collection de billets du général Boulanger était spécialement riche. Herz dit à ce propos :

— Vous avez été boulangiste, monsieur Sturel ; pensez-vous qu’envers un ennemi de son pays, Boulanger, ministre de la guerre patriote et clairvoyant, se fût comporté comme il le fit avec moi ? Ne voyez-vous pas que c’est éclabousser le Général de me dire espion de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre ? On va jusqu’à me rendre responsable de la politique suivie en Égypte : j’aurais livré Suez aux Anglais ! La vérité, monsieur, c’est que je passe les hivers en Angleterre pour l’éducation de mes enfants, mais n’y compte aucun ami parmi les personnalités politiques. En dehors de mon solicitor et de mon avocat, personne ici pour me défendre contre une demande d’extradition. Dites-le bien haut, sans craindre un démenti. Je mets tout mon espoir dans le respect de l’Angleterre pour la liberté individuelle, dans sa vieille hospitalité traditionnelle, dans sa répugnance invincible pour les extraditions politiques… Je sais d’où me viennent les attaques…

Et il commençait à raconter une histoire invraisemblable. Il était veuf d’une première femme, quand un jeune homme vint le trouver : « Je suis votre beau-frère et, si vous ne me donnez pas une forte somme, je dirai que vous êtes un espion prussien ! »

— … Je mis mon ex-beau-frère à la porte. Ce malheureux, nommé Lehubotel, alla colporter ses accusations dans la presse et plus tard au ministère de la guerre. Il remit au général Boulanger un pli contenant, disait-il, la preuve que j’étais un agent de Bismarck. Le ministre de la guerre refusa d’en prendre connaissance, tant il était sûr de son ami Cornelius Herz. Les pièces furent placées sous enveloppe et scellées de cinq cachets au timbre du ministère de la guerre. Le colonel Peigné, M. Louis Guillot, député, et Lehubotel lui-même signèrent l’enveloppe. La voici, monsieur ; constatez qu’elle est intacte. Le général Boulanger me l’a fait remettre, comme un témoignage de son absolue confiance. J’aurais pu la détruire, je l’ai gardée ; j’aurais pu l’ouvrir pour connaître les preuves que Lehubotel prétendait fournir contre moi ; j’ai eu la force, depuis le 21 janvier 1887 jusqu’à ce jour, de n’en pas briser les cachets. Maintenant je veux l’envoyer à la Commission d’enquête. J’ai une telle confiance en mon passé, ma conscience est si sûre d’elle-même, que je n’hésite pas à dire à la Commission d’enquête : prenez et voyez. Si la Commission refuse, je fais appel à ceux qui m’ont accusé légèrement, mais de bonne foi. Je dis à M. Déroulède, à M. Millevoye : voulez-vous faire partie d’un jury d’honneur qui ouvrira ce pli et pèsera les preuves ? Adjoignez-vous mes pires ennemis, pourvu qu’ils soient loyaux et patriotes comme vous ; prenez M. de Morès, l’ennemi de ma race ; je désignerai de mon côté de hautes personnalités françaises, et tous ensemble, vous examinerez cette question qui en vaut la peine : Cornelius Herz est-il un traître ?

Cette histoire, ce battage, par sa grossièreté, irrita au plus haut point Sturel. Déjà Herz venait de l’excéder avec ces documents et ces photographies qu’il le forçait d’examiner, d’emporter, et qui, désagréables à certains personnages, n’éclairaient point les questions pendantes. Il dit alors à ce grand-officier de la Légion d’honneur, sur l’air de : « Est-ce que vous vous f… de moi, mon garçon ? »

— Vous croyez vraiment que c’est un nommé Lehubotel qui déchaîne tout l’orage ?

— Non, dit Herz, on veut surtout atteindre à travers moi le leader du parti radical. On a bien tort, au reste, de m’identifier avec ce parti. En donnant mes papiers à M. Andrieux, n’ai-je pas suffisamment marqué mon indépendance de toutes coteries politiques ?

Il semblait nourrir contre Andrieux et Clemenceau une vive rancune.

— Le jour où un député, du haut de la tribune française, m’a traité d’espion, personne dans cette Chambre, où j’ai rendu tant de services, ne s’est levé pour protester ! Personne, pas même celui que je considérais comme mon fils, celui qui avait grandi à côté de moi et par moi, qui m’avait vu à l’œuvre depuis quinze ans, qui avait été associé à ma fortune et à mes actes, qui avait été nourri avec mes pensées et mes projets, et qui m’avait donné en échange toute son éloquence et tout son cerveau.

Dans cette puissante apostrophe du malade soulevé sur son lit, le jeune homme distingua des passions qui lui rappelèrent Vautrin et Lucien de Rubempré. Il admira la sûreté de cette rancune qui d’un coup cassait les reins de Clemenceau. Parmi ses insipides boniments de marchand de lorgnettes, quelle maîtrise dévoilait soudain ce Cornelius ! Sturel allait être récompensé de sa patience. Inconscience, ou nécessité de son apologie, ou perfidie contre ces complices qui le lâchaient, le grand juif cosmopolite commença de se découvrir, et l’on put entrevoir à quelle sorte de jeu il avait fatigué la fortune et la France.

— Certes, je n’ai été l’agent de personne, disait-il, mais si c’est être un agent de servir fidèlement un pays dans les relations internationales, je revendique l’honneur d’être au service de cette France que j’aime, et dont les politiciens sont si cruels et si injustes envers moi. À un moment donné, avant que la diplomatie française s’orientât vers l’alliance russe, j’avais assumé la tâche de rompre la Triplice, d’en détacher l’Italie. Plusieurs députés approuvèrent mes desseins ; un ancien ministre des affaires étrangères aura peut-être le courage de reconnaître qu’il a au moins souhaité le succès. Je me rendis en Italie et je cultivai l’amitié de M. Crispi ; je m’attachai à gagner les bonnes grâces de Mme  Crispi, à qui je me fis présenter pendant mon séjour à Carlsbad. Oh ! je sais bien qu’aujourd’hui des interviews, plus ou moins sincères, affectent d’atténuer la nature et la portée de mes rapports avec l’ancien premier ministre d’Italie, mais que le jury d’honneur s’y prête, et je produirai la correspondance de M. Crispi. Quant à la noble dame qui est sa compagne, puisqu’on a prétendu que je l’avais abordée en intrus, lisez plutôt ceci :

Madame,

Je prends la liberté de consigner cette lettre d’introduction auprès de vous au savant docteur Cornelius Herz, qui, sachant que, en ce moment, vous êtes à Carlsbad, où lui-même doit se rendre, m’a exprimé le désir de profiter de cette occasion pour être présenté à l’intelligente et gracieuse épouse de l’illustre premier ministre d’Italie, S. Exc. M. Crispi, qui, en peu de temps, s’est placé au premier rang des hommes d’État qui gouvernent l’Europe.

Le docteur Cornelius Herz, avec qui j’ai eu quelques rapports scientifiques, est créateur de l’importante publication La Lumière Électrique, qui lui donne, grâce à son talent, une haute position.

J’ose espérer, Madame, que vous voudrez bien l’accueillir avec bienveillance, et je vous prie en même temps d’agréer mes remerciements ainsi que l’assurance des sentiments respectueux de votre dévoué serviteur.

Paris, le 12 août 1888.
Le général L. F. Menabrea.

Et comme Sturel s’étonnait que ce fût l’autographe original :

— Il m’a été gracieusement rendu par Mme  Crispi sur ma demande… Je puis vous montrer d’autres lettres du général Menabrea… Vous apprécierez si c’est ainsi qu’un ambassadeur parle à un agent interlope de son gouvernement. J’avais pris chez moi, comme employé, son fils. Je lui donnais des appointements de mille francs par mois. Croyez-vous qu’un ambassadeur place son fils chez un espion et lui permette d’accepter un salaire ? Je n’avais épargné ni mes soins ni mon argent pour ranger cet éminent diplomate du côté de la France. Voyez comment il écrivait au prétendu espion de la Triplice :

Paris, 26 février 1886.

J’ai été aujourd’hui vous chercher à votre bureau ; ne vous y ayant pas rencontré, je viens vous prévenir que mon fils ayant achevé tous les travaux que vous lui aviez confiés pour Rome, et n’ayant pas reçu d’avis contraire, m’a télégraphié qu’il se disposait à revenir à Paris pour se mettre à votre disposition.

Tout à vous. Votre affectionné.
L. F. Menabrea.
Paris, 20 février 1886.
Cher docteur,

Je vous envoie ci-joint la copie d’un projet de rapport que mon fils se propose de vous adresser et qu’il a voulu préalablement soumettre à mon approbation.

Comme ce rapport contient des informations qui, dès ce moment, peuvent vous intéresser, j’ai cru opportun de vous en donner connaissance sans retard, en attendant que mon fils vous transmette l’original sous forme régulière.

Je vous remets également un pli contenant un chiffraine dont vous pourrez vous servir avec mon fils pour les communications urgentes. Le chiffraine est combiné selon un système fort ingénieux indiqué dans la préface du livre. Il est appliqué à la langue italienne que vous connaissez parfaitement. Agréez, cher docteur, l’expression des sentiments les plus affectueux de votre tout dévoué.

Menabrea.

P. S. — Je pense que c’est aujourd’hui que vous devez recevoir l’agréable nouvelle en ce qui vous concerne.

Par ces déclarations, Cornelius se vengeait-il de n’avoir jamais reçu le grand cordon des Saints Maurice et Lazare ? Sturel admirait avec quelle liberté magistrale cet accusé si prolixe escamotait les accusations précises d’escroquerie et de chantage.

— J’attache moins d’importance aux questions d’argent qu’aux incriminations de loyauté dans les questions internationales. Je sais qu’on ne comprend pas et qu’on dénature mes affaires en France. Je crois entendre que je suis accusé d’avoir reçu de la Compagnie de Panama deux chèques de un million chacun et une somme de 600,000 francs. Ces deux millions m’ont été payés par M. de Reinach, sans que je connusse leur source et pour l’acquittement d’une partie de sa dette envers moi, que nous avons définitivement réglée par un acte du 18 juillet 1889, actuellement en dépôt chez MM. de Rothschild, à Francfort. Mon compte chez M. Fontane, notaire à Paris, établit que j’ai employé cette somme à acquérir des immeubles, et non à corrompre des députés. Quant aux 600,000 francs, je désire que M. Charles de Lesseps précise sa déclaration qui sert à m’inculper. Il ne dira pas m’avoir remis aucune somme. La vérité, c’est que j’ai passé à M. de Reinach des billets souscrits par M. Dauderin, entrepreneur. Si M. de Reinach, de son côté, a négocié pour 600,000 francs de ces billets à la Compagnie de Panama, en suis-je responsable ? On dit encore que j’aurais usé de chantage envers M. de Reinach. Je proteste énergiquement. Le chantage suppose des menaces sous conditions pour extorquer des sommes auxquelles on n’a aucun droit. Mon cas est tout autre : j’étais créancier de M. de Reinach, je lui demandai un règlement de comptes ; il m’opposa d’abord une résistance de mauvaise foi, puis il essaya de me supprimer par le poison ; je l’ai menacé de poursuivre mon paiement par toutes les voies de droit et de le livrer à la justice de son pays ; il a fini par reconnaître sa dette.

Sur tous ces points, Cornelius, comme on dit en style de théâtre, déblayait. Il ne se plaisait pas dans la défense, c’était plutôt son affaire de se couvrir en attaquant ; et puis, il ne sentait pas l’immoralité de ses actes. L’indignation qu’il soulevait dans l’honnêteté française lui semblait de l’enfantillage. Enfin, c’était un vaniteux de sa force. Il demeurait l’homme qui, quelques mois plus tôt, à Paris, au hasard d’une conversation, disait : « Tel ministre, tel personnage important, n’ont rien à me refuser. Vous en doutez ? Eh bien ! voulez-vous que je téléphone ? Ils accourront ici comme des chiens. » Et il téléphonait, les faisait venir, les montrait, pour rien, par ostentation.

Maintenant il arrivait à ses réserves. Il cessa de plaider. Il ouvrit et feuilleta ses meilleurs dossiers. Quelle impression de force donnait alors ce fiévreux, couché sur ses collections, palpant avec sensualité d’ignobles papiers froissés, achetés, volés, excellents pour déshonorer, souverains pour faire chanter ! Sturel guidé par ce juif vit les cuisines du grand festin parlementaire où s’assoient trente convives dont l’histoire officielle n’enregistre que les toasts.

Cornelius Herz avait dépensé 78,000 francs de photographies. L’Angleterre lui garantit sa sécurité moyennant livraison de ses dossiers, et cela explique diverses particularités de notre histoire intérieure depuis 1893. Il fut moins généreux envers Sturel. Arrivé à ces régions principales, au cœur de son empire, il ne laissa plus son hôte prendre aucune copie. Son groupe, son refuge, sa vie, aujourd’hui comme hier, c’étaient toujours les chéquards : à perdre ces ingrats, il se fût détruit lui-même et mis tout nu sur le pavé. Aussi, en promenant Sturel dans le plus riche arsenal et bien que dévoré du désir de se venger, il se bornait à lui répéter :

— Voyez mes armes ; dites bien à tous que je puis me défendre.

Sturel apprit que, depuis quinze ans, rien ne s’était fait en France sans pots-de-vin distribués aux députés et aux ministres. Herz, mêlé à toutes ces abjections, rendait en même temps des services. On pouvait le traiter de fripouille, on ne pouvait nier qu’il possédât la confiance des Crispi, des Spuller et des Freycinet. Au reste, rien dans la nature n’est aussi simple que nos classifications. Et, dans cette minute même, un Cornelius, tout en maniant ses bons papiers de chantage, se grisait comme un idéaliste des grands mots de Justice, de Liberté :

— J’espère, disait-il, que l’Angleterre aura assez de clairvoyance pour comprendre que, sous une fausse qualification, on poursuit contre moi la satisfaction de haines politiques. Les avertissements ne m’ont pas manqué ; je pouvais partir pour les États-Unis qui ne livrent leurs nationaux pour aucun délit ; je suis resté en Angleterre. Il est vrai que mon triste état de santé ne me permettait pas plus de m’embarquer pour l’Amérique que pour la France. J’attends les décisions du gouvernement anglais. Je ne crois pas que l’extradition puisse être accordée ; mais, dans l’état d’affaiblissement moral et physique où je suis tombé, je ne supporterais même pas l’arrestation préventive.

En disant ces mots, il dirigeait sa main vers un revolver caché dans sa gaine, sur la table de nuit. Mme  Herz commença de pleurer et cria :

— Songe à tes enfants !

— Pourvu qu’on me prolonge ! dit Herz. Je suis sûr que je serai mis hors de cause.

Il aimait tant cette belle nation française ! Au milieu de ses souffrances, il poursuivit une découverte d’une utilité incalculable pour la défense de nos côtes. Et, malgré les sollicitations les plus pressantes, il refusait de la livrer à nul autre pays.

Sturel demeura au chevet de cet incroyable personnage de neuf heures du soir à quatre heures du matin. C’est avec un vrai mouvement d’admiration, l’admiration classique du Gaulois pour l’étranger, qu’il dit à Mme  Herz, qui le reconduisait :

— Votre mari est prodigieux : il n’est pas fatigué ; moi, j’ai la tête brisée.

Rentré à son hôtel, Sturel n’avait pas envie de dormir, parce qu’il possédait un magnifique objet d’étude et d’étonnement. Pitoyable dans ses mensonges pour paraître un bon Français, ce Herz venait du moins d’étaler pendant de longues heures une conception de la politique infiniment plus vraie que celle que distribue aux étudiants l’École de la rue Saint-Guillaume.

Dans la nuit même, Sturel rédigea ces confidences. Bien qu’il rapportât des photographies plein ses poches, il constata que, sur les points les plus graves, l’habile malade le laissait sans preuves. À l’égard des chefs principaux du parlementarisme, il ne put procéder que par allusion et par des allusions qu’eux seuls pouvaient entendre.

L’article paru, Sturel alla en chercher les échos au Palais-Bourbon. Ses frères d’armes les mieux informés lui marquèrent du mécontentement :

— Le bel ouvrage ! Vous avez menacé pour le compte de Cornelius. Il voulait obliger le gouvernement à traiter. Maintenant le gouvernement traitera.

— Et puis après ? disait le jeune homme. Nous n’empêcherons aucune de leurs intrigues. J’aide la nation à voir clair.

Ils furent interrompus par une musique infernale. C’était Rouvier très entouré, qui criait :

— Ce procès, c’est du Rocambole… Les journalistes qui m’attaquent peuvent m’écouter. Je suis un vieux chêne, messieurs. Vous m’abîmerez peut-être ; vous ne parviendrez pas à m’abattre.

La bande de clients qui lui soutenaient le moral lui firent sur cette déclaration un succès de « Bravo ! bravo ! » On eût dit les cris espagnols autour d’une danseuse qu’il s’agit d’enfiévrer. Rouvier, congestionné, les épaules tendues comme Atlas, et martelant de ses poings l’air, se résuma :

— Je me f… des juges d’instruction ! je me f… des journaux ! je me f… du Tonnerre de Dieu ! Ce fut du délire.

— Est-ce carré ? criaient les amis.

— Quel estomac ! confessaient les adversaires.

Très rouge, très large, furieux et joyeux, Rouvier rattrapait son monocle et soufflait.

Il monta à la tribune, il osa dire en pleine séance :

— Mes droits, je les tiens de mes électeurs, je les exerce et les exercerai tant que la Justice ne me les aura pas retirés… et vous pouvez attendre qu’elle me les retire.

C’est que le procès des administrateurs n’avait pas révélé son nom. Puis il avait trouvé son moyen de défense et telles ripostes que M. Ribot, qui comptait le clouer au mur, dut rompre précipitamment. Devant le juge d’instruction Franqueville, M. Vlasto, invité à s’expliquer sur le fameux chèque de 50,000 francs touché par son garçon de recettes Davout, ne nia point que M. Rouvier ne fût intéressé à cet encaissement. Ce ministre, démuni de fonds secrets, lui avait demandé un prêt de 100,000 francs, pour arrêter la campagne boulangiste de la Lanterne. M. Vlasto était rentré dans 50,000 francs sur le bénéfice de banque d’une émission de Bons du Trésor, les autres 50,000 francs lui avaient été remboursés par le baron de Reinach au moyen du chèque Davout.

M. Franqueville s’éleva avec vivacité contre cette doctrine immorale qui autoriserait un ministre à prendre dans un établissement de crédit l’argent de sa politique. M. Vlasto fort gracieusement s’inclina :

— Que vous avez raison en principe, monsieur le juge ! Mais les usages sont si forts !

Et soumettant au magistrat la photographie d’une lettre, il prouva qu’il venait de rendre, peu auparavant, un service identique à M. Ribot. L’intelligence de M. Franqueville s’élargit.

Comme, dans un bocal, une grenouille qui remonte à la surface annonce le retour du beau temps, la réapparition de M. Joseph Reinach au Palais-Bourbon indiqua que le soleil luirait bientôt pour les chéquards.

Avec son nom taré, quel prodige d’impudence ! À toutes les époques son système fut de s’imposer. Jeune, il faisait la mouche du coche ; il continua de bourdonner, quand, tout imprégné des sanies du cadavre, il devint une mouche charbonneuse. Moins de deux mois après qu’on avait déterré son oncle et beau-père, dont le pays demeurait empesté, il montait en pleine séance, avec quelque chose de frétillant dans ses reins, qui sont formidables, jusqu’au président de l’assemblée, et là-haut, sans prendre garde à la gêne du pauvre homme qu’il ruinait par son contact, sous les regards de la Chambre et des galeries révoltées, appuyé familièrement du ventre et de la cuisse au fauteuil décoratif, il s’éternisait.

C’est qu’il faisait marcher au doigt et à l’œil le groupe Arton et le groupe Cornelius, indispensables au ministère et même au régime. Bouteiller, pâle jusqu’à paraître verdâtre, les épaules légèrement courbées et la figure moins impénétrable qu’il n’y tâchait, organisait ces malheureuses équipes, comme il avait jadis organisé les troupes parlementaires contre le général Boulanger. Il ne portait pas avec aisance cette autorité, qui, secrètement, n’était qu’une servitude, et son orgueil douloureux, sa volonté jamais en repos, lui donnaient une raideur antipathique dans un milieu et dans des conjonctures où l’on ne rêvait plus que de « bon garçonnisme ».

Le 27 janvier, MM. Emmanuel Arène, Jules Roche et Thévenet bénéficièrent d’une ordonnance de non-lieu. Les ministres et les ministrables hésitaient cependant à relâcher du col de Rouvier la main de la Justice.

— Nous pardonnera-t-il d’avoir essayé de le stranguler ?

De toutes parts alors, on vanta sa générosité, sa nature vigoureuse, abondante, sans rancune ; il s’agissait d’effacer sa terrible menace du premier moment, quand il voulait « manger le morceau ».

— C’est peut-être une p… de quatre sous, répétaient ses intimes, mais c’est « une bonne fille ».

Ces invites furent comprises. Rouvier retrouva ces nombreuses camaraderies dont son tempérament expansif lui fait un besoin et qui, depuis deux mois, s’étaient discrètement tenues sur la réserve. Sa tête, sa nuque se dégagèrent d’un afflux de sang qui ne laissait pas d’inquiéter Louis-Antoine Delpech. La dernière fois qu’il vit le juge, il lui dit avec une formidable bonhomie :

— C’est fini ? Eh bien ! je n’en suis pas fâché. Elle m’a donné de l’ennui, cette affaire. Et à vous aussi, hein ?

Le 7 février, il obtint son non-lieu avec Devès, Léon Renault et Albert Grévy.

Le 16 février, Millerand porta à la tribune ce qu’on a appelé le programme socialiste minimum. Il pressa le parti républicain de retirer à la Haute Banque la Banque de France, les Mines et les Chemins de fer, qui sont et doivent demeurer des propriétés nationales. Telle est la passion de Bouteiller pour le parlementarisme que lui, l’homme de la Haute Banque, il approuve dans les couloirs cette initiative. Obsédé par la préoccupation de défendre un système politique auquel il pense si continûment qu’il finit par y confondre tous ses intérêts propres, il se borne à considérer que Millerand va maintenir dans l’orbite parlementaire des masses ouvrières qui, dégoûtées par les scandales du Panama, auraient pu glisser à la révolution et au césarisme. Il y a, par instants, chez Bouteiller une raison pour ainsi dire impersonnelle qui le distingue noblement d’un Sturel, nerveux à la recherche de son bonheur, ou d’un Suret-Lefort, bête de proie menée par de prudents appétits.

Dans ce même moment où Millerand rallie au parlementarisme les éléments révolutionnaires, le Sénat, par un coup imprévu, raffermit les vieilles troupes : Jules Ferry monte au fauteuil de la présidence.

Ces savants travaux de fortification se poursuivaient au milieu d’un abominable carnaval qui les masquait.

M. Ribot, ministre, parlant à la Chambre, et, selon sa coutume, ne pouvant prononcer une phrase sans y faire figurer « honneur, devoir, loyauté », une partie de l’assemblée numérotait ces mots à haute voix, et en quelques moments arrivait à compter jusqu’à dix-huit fois le mot « honneur », avec de si méprisantes risées, que le ministre bafoué quittait la tribune.

Questionné sur les non-lieu, M. Léon Bourgeois, garde des sceaux, disait :

— Je n’ai, en ce qui concerne les décisions de la Justice, qu’une chose à répondre, et j’ai besoin de pouvoir la dire enfin, car depuis un mois que, par le devoir de ma fonction, je suis réduit au silence, en vérité j’étouffe…

Et Déroulède criait au malheureux qui avait compté sur ce trémolo :

— Oui, vous étouffez l’affaire.

M. Cavaignac réclamait à la tribune un changement de système dans le gouvernement républicain. Il réprouvait Rouvier : « Il n’est pas vrai qu’il soit nécessaire à la politique française qu’à une heure donnée des financiers viennent apporter à l’État l’aumône de leurs avances, et, ce qui est plus grave encore, l’aumône de leurs dons. » Il réprouvait Floquet : « Il n’est pas vrai qu’il soit nécessaire à l’exercice du gouvernement français que le gouvernement surveille la distribution des fonds que les sociétés financières consacrent aux opérations de publicité. » Les chéquards pour annuler son discours l’applaudissaient à outrance et votaient à l’unanimité l’affichage. « Voilà, s’était-on écrié sur quelques bancs à l’extrémité gauche de la salle, voilà le langage d’un président de la République. » L’Officiel imprima : « Voilà le langage d’un ministre de la République. »

Au mardi-gras, à Bâle, il y a, depuis des siècles, des fêtes importantes, de caractère officiel, puisque les autorités locales en examinent le programme et les subventionnent. Une cavalcade parcourut les rues dont les personnages figuraient les principaux « chéquards » du Parlement français. Au milieu d’une foule immense amassée de tout le pays, Rouvier, Roche, Baïhaut, Barbe, Proust, défilèrent portant dans le dos leur nom et la somme touchée. Des gendarmes les encadraient. Les collectionneurs recherchent le programme illustré de cette fête.

L’auteur de ce livre demandait à interpeller le gouvernement sur le rôle de l’agent Dupas, secrètement chargé de joindre Arton à Londres et non point de l’arrêter, mais de négocier. Du haut de la tribune, où les clameurs m’immobilisaient, je vis avec dégoût, sur le banc des ministres, Ribot, flanqué de Loubet et Bourgeois, qui tous connaissaient le fait, lever au ciel ses mains impudentes, rire jusqu’à terre, mentir, — lui, le doctrinaire aux cheveux poivre et sel — comme un potache, et s’agiter, se tortiller, se décarcasser. Quelle honte !

Ainsi huilé de sa propre ordure, le parlementarisme échappait d’autant mieux à l’étreinte de ses ennemis. Si décrié, abject, il les faisait rire ; ils en oubliaient de converger à un but réel. Sturel voulut causer avec Drumont. Il traversait les bureaux de la Libre Parole, quand on téléphona du Figaro :

— Est-il vrai que vous publiez le fac-similé d’un chèque Carnot ? Nous en désirerions le libellé pour notre Dernière Heure.

Un chèque Carnot ! Tiens, quelle idée ! Ces allumeurs de haine se divertirent et répondirent :

— Nous ne savons pas encore quel jour nous choisirons ; en tout cas, ce n’est pas pour demain.

Sturel, en entrant chez Drumont, lui dit :

— Nous allons fumer tranquillement un cigare, mais, à l’Elysée, Carnot compte sur ses doigts sa parenté : « Un chèque Carnot ! Voyons ! Il y a moi, mon père, mon oncle, mes fils… »

Sturel et Drumont jouirent de la situation, puis ils l’examinèrent.

— Les révélations de la Libre Parole ont renseigné la France entière, disait Drumont. Chacun sait à quoi s’en tenir sur l’immoralité des coquins qui nous gouvernent. Qu’est-ce que vous voulez qu’on y ajoute ! Moi, je suis dans mon ordre naturel en signalant la vérité. Andrieux et Delahaye ont été admirables de courage, de continuité dans l’effort. Voyez Morès, voyez Déroulède ; vous autres boulangistes, vous êtes à peu près les seuls capables de risquer quelque chose. S’il existe encore à Paris des gens du peuple qui aient un énergique tempérament, jamais on ne trouvera une meilleure occasion pour envahir les Chambres. Il faut tout de même de l’argent pour ces opérations-là, eh bien ! plutôt que d’employer vos ressources à marchander Arton qui vous bernera, recrutez cinq cents hommes résolus et donnez-leur le nécessaire. Croyez-moi, avec des révélations, on peut encore amuser le public, mais on ne l’indignera pas davantage. La seule expérience qui reste à tenter et la décisive, c’est d’envahir le Palais-Bourbon.

Ils furent interrompus par les rédacteurs qui venaient chercher le « patron » avec les éclats de rire d’une troupe d’écoliers ou plutôt avec la joyeuse insouciance de jeunes officiers qui, satisfaits de se battre bravement, laissent les longs projets et les doutes au chef. Maintenant, l’Écho de Paris leur téléphonait :

— Est-ce vraiment demain que vous publiez le fac-similé du chèque Carnot ?

— Non, pas avant trois ou quatre jours.

La police et le ministère perplexes se disaient : « Ce qu’ils racontent dans le téléphone n’est pas sérieux, puisqu’ils se savent écoutés. » Une armée de mouchards pourtant assaillit la Grande Imprimerie. Et désormais, chaque matin à quatre heures, le premier numéro sortant de la presse, un policier cycliste l’enlevait, le portait à l’Elysée où l’on veillait, prêt à donner un ordre de saisie.

Fallait-il mariner plus longtemps dans ces ordures ? Le monde officiel s’attendait toujours à la démission de la droite. Le ministre Develle disait : « Sont-ils idiots dans cette opposition ! Ils n’auraient qu’à vouloir : depuis trois mois il n’y a plus de gouvernement. » Mais les conservateurs n’avaient jamais accepté le projet, cher à Sturel, d’une démission en masse de tous les opposants. Et, bien pis, aujourd’hui, dans une lettre éloquente, le comte d’Haussonville blâmait publiquement « la politique des petits papiers ». Les antiparlementaires étaient donc rejetés aux moyens révolutionnaires.

Sturel ramassa de l’argent ; il vit plusieurs fois Fanfournot et le chargea de reconstituer les bandes que le jeune anarchiste menait en 1889 dans les réunions publiques.