Lionel Lincoln/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 17-31).


CHAPITRE II.


Ils me fouetteront si je dis la vérité, tu me fouetteras si je mens, et quelquefois je suis fouetté pour avoir gardé le silence. J’aimerais mieux être je ne sais quoi… qu’un fou.
Shakspeare. Le roi Lear.


Que signifient ces cris ? demanda le jeune officier en arrêtant le bras d’un soldat en fureur qui s’apprêtait à frapper de nouveau ; de quel droit maltraitez-vous ainsi cet homme ?

— Et de quel droit osez-vous porter la main sur un grenadier anglais ? s’écria le soldat courroucé, se tournant vers lui, et levant sa courroie pour en frapper celui qu’il regardait comme un bourgeois de la ville. L’officier fit un pas de côté pour éviter le coup dont il était menacé : ce mouvement entrouvrit son manteau, et la clarté de la lune tombant sur son uniforme, le bras du soldat surpris resta suspendu.

— Répondez, je vous l’ordonne, continua l’officier tremblant de colère et d’indignation : pourquoi cet homme est-il tourmenté ainsi ? À quel corps appartenez-vous ?

— Aux grenadiers du 47e régiment, Votre Honneur, répondit un autre soldat d’un ton humble et soumis. C’est une leçon que nous donnions à un indigène pour lui apprendre à refuser de boire à la santé de Sa Majesté.

— C’est un pécheur endurci qui ne craint pas son Créateur ! s’écria la victime du courroux des soldats, en tournant avec empressement vers son protecteur son visage baigné de larmes ; Job aime le roi, mais Job n’aime pas le rum.

L’officier détourna les yeux de ce spectacle cruel, et ordonna aux soldats de délier leur prisonnier. Les doigts et les couteaux furent mis en réquisition pour lui obéir plus promptement, et le malheureux, rendu à la liberté, s’occupa à se couvrir des vêtements dont on l’avait dépouillé. Pendant ce temps, le tumulte qui avait accompagné cette scène de désordre avait fait place à un silence si profond, qu’on entendait la respiration pénible du pauvre diable dont le martyre avait été interrompu.

— Messieurs les héros du 47e régiment, dit l’officier quand l’objet de leur courroux eut remis ses habits, connaissez-vous ce bouton ?

Le soldat à qui il semblait adresser plus particulièrement cette question regarda le bras qu’étendait l’officier, et il ne fut pas peu déconcerté en voyant sur le parement blanc qui décorait un uniforme écarlate, un bouton portant le numéro de son propre régiment. Personne n’osa répondre, et, après un silence de quelques instants, l’officier continua :

— Vous êtes de nobles soutiens de la gloire acquise par le régiment de Wolf, de dignes successeurs des braves guerriers qui ont été victorieux sous les murs de Quebec ! Retirez-vous ! demain on s’occupera de cette affaire.

— J’espère, dit un des soldats, que Votre Honneur se rappellera qu’il a refusé de boire à la santé du roi, je suis sûr que si le colonel Nesbitt était ici…

— Osez-vous hésiter à m’obéir, misérable ? Partez, puisque je vous en accorde la permission.

Les soldats déconcertés, car leur turbulence s’était évanouie comme par enchantement devant le regard sévère d’un officier supérieur, se retirèrent en silence, quelques vétérans disant tout bas à leurs camarades le nom de l’officier qui avait paru au milieu d’eux si inopinément. L’œil courroucé du jeune militaire les suivit tant que le dernier d’entre eux fut visible ; i après quoi, se tournant vers un vieux citoyen de la ville qui était appuyé sur une béquille et qui avait été spectateur de cette scène, il lui demanda :

— Savez-vous quelle est la cause du cruel traitement que ce pauvre homme vient de recevoir ? Quel motif a occasionné cette violence ?

— C’est un pauvre garçon, répondit le boiteux, un véritable innocent qui ne sait pas grand-chose, mais qui ne fait de mal à personne. Les soldats se sont divertis dans ce cabaret, et ils l’emmènent souvent avec eux pour s’amuser de sa faiblesse d’esprit. Si l’on souffre une pareille conduite, je crains qu’il n’en résulte de grands malheurs : des lois dures arrivant de l’autre côté de l’eau, ici des soldats qui se permettent tout, avec des gens comme le colonel Nesbitt à leur tête, tout cela ne peut manquer de…

— Nous ferons aussi bien de ne pas continuer cet entretien mon cher ami, dit l’officier. J’appartiens moi-même au régiment de Wolf, et je veillerai à ce que justice soit rendue à qui de droit dans cette affaire. Vous me croirez aisément quand vous saurez que je suis un Enfant de Boston[1] ; mais, quoique natif de cette ville, j’en ai été si longtemps absent, que je trouverais bien difficilement mon chemin dans ces rues tortueuses. Connaissez-vous la demeure de Mrs[2] Lechmere ?

— C’est une maison bien connue dans tout Boston, répondit le boiteux d’une voix sensiblement changée par la connaissance qu’il venait d’acquérir qu’il parlait à un concitoyen. Job que voilà ne fait autre chose que des commissions, et il vous montrera le chemin par reconnaissance du service que vous lui avez rendu. N’est-il pas vrai, Job ?

L’idiot, car l’œil hébété et la physionomie insignifiante du jeune homme qui venait d’être arraché à ses bourreaux ne prouvaient que trop clairement qu’il appartenait à cette malheureuse classe d’êtres humains, répondit avec une précaution et une sorte de répugnance qui étaient assez singulières après ce qui venait de lui arriver :

— Mrs Lechmere ? Oh ! oui, Job connaît le chemin ; il irait chez elle les yeux bandés, si…

— Si… si… si, quoi ? imbécile ! s’écria le zélé boiteux.

— S’il faisait jour.

— Les yeux bandés, s’il faisait jour ? Entendez-vous le nigaud ? Allons, Job, il faut que vous conduisiez monsieur dans Tremont-Street, sans parler davantage. Le soleil vient seulement de se coucher[3] ; vous pouvez y aller et être dans votre lit avant que l’horloge d’Old-South sonne huit heures[4].

— Oui-da, cela dépend du chemin que vous prenez. Je suis sûr, voisin Hopper, qu’il vous faudrait plus d’une heure pour aller chez Mrs Lechmere, si vous preniez par Lynn-Street, Prince-Street et Snow-Hill, surtout si vous passiez quelque temps à regarder les sépultures sur Copps-Hill.

— Allons, voila l’idiot qui va tomber dans un accès d’humeur sombre, avec ses sépultures et Copps-Hill, s’écria le boiteux qui prenait intérêt à son jeune concitoyen, et qui lui aurait volontiers offert de lui servir de guide lui-même, si ses infirmités le lui eussent permis. Il faudra que Monsieur rappelle les grenadiers pour le mettre à la raison.

— Il est inutile d’user de sévérité avec ce malheureux jeune homme, dit l’officier ; mes souvenirs m’aideront sans doute à trouver mon chemin à mesure que j’avancerai, et si je me vois embarrassé, je m’adresserai à quelque passant.

— Si Boston était encore ce que Boston a été, vous trouveriez à chaque coin de rue des gens qui répondraient civilement à vos questions ; mais, depuis le massacre[5], il est rare que nos compatriotes sortent de leurs maisons à une pareille heure. D’ailleurs c’est aujourd’hui samedi, comme vous le savez ; n’est-ce pas une honte pour ces tapageurs de choisir un pareil jour pour faire la débauche ? Mais quant à cela, les soldats sont devenus plus insolents que jamais depuis le désappointement qu’ils ont éprouvé à Salem, relativement aux canons. Au surplus, ce n’est pas à un homme comme vous que j’ai besoin d’apprendre ce que sont les soldats quand ils ont une fois la tête montée.

— Je ne connais pas bien mes camarades, si la scène dont je viens d’être témoin est un échantillon de leur conduite ordinaire Monsieur. Suivez-moi, Meriton ; je ne crois pas que nous courrions grand danger de nous égarer.

Meriton reprit le porte-manteau dont il était chargé, et qu’il avait déposé à terre, et ils se mettaient en marche quand l’idiot s’approcha gauchement de l’officier, le regarda attentivement en face quelques instants, et sembla puiser de la confiance dans ses traits.

— Job conduira l’officier chez Mrs Lechmere, dit-il, si l’officier veut empêcher les grenadiers de le rattraper avant qu’il soit revenu de North-End.

— Ah ! ah ! dit l’officier en riant, il y a quelque chose de l’adresse d’un fou dans cet arrangement. Eh bien ! j’accepte vos conditions ; mais prenez garde de ne pas me mener contempler les sépultures au clair de lune, ou je vous livrerai aux grenadiers, et j’appellerai pour les aider l’infanterie légère, l’artillerie et tous les corps de l’armée.

Après cette menace faite en riant, l’officier suivit son agile conducteur, ayant fait ses adieux au boiteux obligeant, qui continua à recommander à l’idiot de prendre le chemin le plus droit, tant qu’il put lui faire entendre sa voix. Le jeune guide marchait si rapidement, qu’à peine l’officier put-il jeter un coup d’œil à la hâte sur les rues étroites et tortueuses qu’il traversait. Un ou deux regards lui suffirent pour reconnaître qu’il était dans la partie la plus sale et la plus mal bâtie de la ville, et, malgré tous ses efforts, il n’y trouva rien qui pût rappeler à sa mémoire son pays natal. Meriton, qui suivait son maître pas à pas, ne faisait que se plaindre du mauvais chemin et de sa longueur. Enfin l’officier commença lui-même à douter un peu de la bonne foi de son conducteur.

— N’avez-vous rien de mieux à montrer à un concitoyen qui revient dans son pays après dix-sept ans d’absence ? s’écria-t-il. Tâchez donc de nous faire passer par quelques plus belles rues, s’il y en a de plus belles à Boston !

L’idiot s’arrêta un instant et regarda l’officier avec un air d’étonnement véritable ; alors, sans lui répondre, il changea de direction, et, après une ou deux déviations, il entra dans un passage si étroit, qu’en étendant les bras on pouvait toucher les deux murailles. L’officier hésita un instant à le suivre dans cette allée tortueuse ; mais un coude lui cachant déjà son guide, il se décida, doubla le pas, et regagna le terrain qu’il avait perdu. Ils sortirent enfin de ce passage obscur, et se trouvèrent dans une rue plus large.

— Là ! dit Job d’un air de triomphe en regardant l’allée qu’ils venaient de traverser, le roi demeure-t-il dans une rue comme celle-la ?

— Sa Majesté doit vous le céder à cet égard, répondit l’officier.

— Mrs Lechmere est une grande dame, continua l’idiot suivant évidemment le cours de ses idées décousues, et pour rien au monde elle ne voudrait demeurer dans cette rue, quoiqu’elle soit aussi étroite que la route qui conduit au ciel, comme dit la vieille Nab ; je suppose que c’est pour cette raison qu’on l’appelle la rue des Méthodistes.

— J’ai certainement entendu dire que la rue dont vous parlez est étroite, on dit aussi qu’elle est droite, dit l’officier qui ne pouvait s’empêcher de s’amuser un peu du babillage de son guide ; mais en avant, le temps passe vite, et il ne faut pas le perdre.

Job tourna sur sa droite, et, marchant le premier d’un pas agile, il passa par une autre allée qui méritait pourtant un peu mieux le nom de rue, et où les premiers étages des bâtiments construits en bois faisaient saillie en s’avançant de chaque côté. Après avoir suivi pendant quelque temps les détours irréguliers de leur route, ils entrèrent dans une place triangulaire, de quelques verges d’étendue, et Job, dédaignant de suivre les murailles comme il l’avait fait jusqu’alors, s’avança directement vers le centre. Là, s’arrêtant encore une fois et regardant d’un air très-sérieux un bâtiment formant un des côtés du triangle, il dit d’une voix qui exprimait toute son admiration :

— Voyez, voilà Old-North ; avez-vous jamais vu une aussi belle église ? Le roi adore-t-il Dieu dans un pareil temple ?

L’officier ne gronde point l’idiot de la liberté qu’il prenait, car dans l’architecture simple et antique de cet édifice construit en bois, il reconnut un des premiers efforts de ces constructeurs puritains dont le goût grossier s’est transmis à leur postérité avec tant de déviations, toutes dans le style de la même école, et avec si peu de perfectionnements. À ces considérations se joignaient des souvenirs qui commençaient à renaître, et il sourit en se rappelant le temps où il regardait lui-même ce bâtiment avec des sentiments qui n’étaient pas très-éloignés de la profonde admiration de l’idiot. Job examinait sa physionomie, et il se méprit aisément sur son expression ; il étendit le bras vers une des rues les plus étroites qui aboutissaient à cette place, et où l’on voyait quelques maisons, qui annonçaient des prétentions plus qu’ordinaires.

— Et là, dit-il, voyez-vous tous ces palais ? Tommy le Ladre demeurait dans celui qui a des pilastres sur le haut desquels vous voyez des fleurs et des couronnes ; car Tommy le Ladre aimait les couronnes ; mais la maison commune de la province n’était pas assez bonne pour lui, et il demeurait là, à présent on dit qu’il demeure dans un buffet du roi.

— Et qui était ce Tommy le Ladre, dit l’officier, et quel droit aurait-il eu de demeurer dans la maison commune, quand il l’aurait voulu ?

— Quel droit il en aurait eu ? Parce qu’il était gouverneur, et que la maison commune de la province appartient au roi, quoique ce soit le peuple qui la paie.

— Avec votre permission, Monsieur, dit Meriton qui était toujours derrière son maître, les Américains donnent-ils à tous leurs gouverneurs le nom de Tommy le Ladre ?

L’officier tourna la tête à cette sotte question de son valet, et s’aperçut que son vieux compagnon de voyage les avait suivis jusque-là. Il était alors appuyé sur son bâton, et contemplait avec attention la maison où avait demeuré Hutchinson, tandis que les rayons de la lune tombaient d’aplomb sur sa figure ridée mais expressive. Il fut si surpris de le revoir, qu’il ne songea pas répondre à son valet, et Job se chargea de justifier lui-même les termes dont il s’était servi.

— Sûrement, ils leur donnent ce nom à tous, dit-il ; ils appellent toujours les gens par leur véritable nom. Ils appellent l’enseigne Peek, enseigne Peek ; et si vous donniez au diacre Winslow un autre nom que diacre Winslow, vous verriez comme ils vous regarderaient ! Je suis Job Pray, et l’on m’appelle Job Prey. Pourquoi donc n’appellerait-on pas un gouverneur Tommy le Ladre, si c’est un Tommy le Ladre ?

— Prenez garde de parler si légèrement du représentant du roi, dit le jeune officier en levant sa badine comme s’il eût voulu le châtier ; oubliez-vous que je suis militaire ?

L’idiot recula un peu d’un air craintif, et lui dit en le regardant avec timidité :

— Je vous ai entendu dire que vous êtes de Boston.

L’officier allait lui répondre avec gaieté ; mais le vieillard passa devant lui avec agilité, et se plaça à côté du jeune guide avec un empressement si remarquable, que le cours des pensées du jeune militaire en fut entièrement changé.

— Ce jeune homme connaît les liens du sang et de la patrie, dit le vieillard à demi-voix, et je l’honore pour ce sentiment.

Ce fut peut-être le souvenir soudain du danger de ces allusions que l’officier comprenait parfaitement, et auxquelles son association accidentelle avec l’être singulier qui se les permettait commençait à familiariser son oreille, qui l’engagea à se remettre en marche silencieusement, livré à ses réflexions. Ce mouvement fit qu’il ne s’aperçût pas que le vieillard serra cordialement la main de l’idiot en murmurant encore quelques mots d’éloge.

Job reprit son poste en tête des autres, et l’on se mit en marche quoique d’un pas un peu moins rapide. À mesure qu’il avançait dans la ville, il hésita évidemment deux ou trois fois sur le choix des rues qu’il voulait prendre, et l’officier commença à craindre que l’idiot ne fût assez malin pour vouloir lui faire faire une longue promenade, au lieu de marcher directement vers une maison dont il était évident qu’il s’approchait avec répugnance. Il regardait autour de lui, dans le dessein de demander le chemin au premier passant qu’il rencontrerait ; mais tout était déjà aussi tranquille que s’il eût été minuit, et pas un individu ne se présenta à ses yeux dans aucune des rues qu’il traversa.

Enfin l’air de son guide lui parut si suspect, qu’il venait de prendre la résolution de frapper à une porte pour demander des renseignements, quand, en sortant d’une rue sombre et étroite, ils se trouvèrent sur une place beaucoup plus grande que celle qu’ils venaient de quitter. Passant le long des murs d’un bâtiment noirci par le temps, Job les conduisit au centre d’un grand pont qui joignait à la ville une petite île du havre, et qui s’étendait à quelque distance dans la place, formant une espèce de quai. Là il s’arrêta et laissa la vue des objets qui les entouraient produire son effet sur ceux qu’il y avait amenés.

Cette place était formée par plusieurs rangées de maisons basses, sombres, irrégulières, dont la plupart paraissaient inhabitées. Au bout du bassin, et un peu de côté, un bâtiment long et étroit, orné de pilastres, percé de fenêtres cintrées, montrait ses murs de briques à la clarté de la lune. L’étage qui soutenait cette rangée de croisées, brillant dans le silence, était appuyé sur des piliers massifs aussi en briques, entre lesquels on apercevait plus loin les étaux du marché. De lourdes corniches en pierre étaient placées au haut des pilastres, et il était évident qu’une architecture maladroite avait fait tous ses efforts pour donner à ce bâtiment une apparence plus imposante que celle des maisons qu’ils avaient vues jusqu’alors. Tandis que l’officier regardait cet édifice, l’idiot examinait sa physionomie avec une attention qui semblait excéder ses facultés morales. Enfin si impatientant de ne l’entendre prononcer aucun mot, soit pour exprimer son admiration, soit pour dire qu’il reconnaissait cet édifice, Job s’écria :

— Si vous ne connaissez pas Funnel-Hall[6], vous n’êtes pas de Boston.

— Mais je suis de Boston, répondit l’officier en riant, et je connais parfaitement Fanueil-Hall ; mes souvenirs se réveillent à cette vue, et me rappellent les scènes de mon enfance.

— C’est donc là, dit le vieillard, que la liberté a trouvé tant d’avocats intrépides !

— Cela ferait plaisir au cœur du roi, dit Job, s’il pouvait quelquefois entendre parler le peuple dans Funnel-Hall. J’étais monté sur les corniches, et je regardais par une fenêtre, le jour de la dernière assemblée qui y a été tenue ; et s’il y avait des soldats sur la place, il y avait dans la salle des gens qui ne s’en inquiétaient guère.

— Tout cela est fort amusant sans doute, dit l’officier d’un ton grave ; mais cela ne me rapproche pas d’un pas de la maison de Mrs Lechmere.

— Ce qu’il dit est instructif, s’écria le vieillard ; continuez, mon enfant. J’aime à l’entendre exprimer ses sentiments avec cette simplicité, cela indique l’état de l’esprit public.

— Que voulez-vous que je vous dise ? répondit Job ; ils parlaient bien, et voilà tout. Je voudrais que le roi vînt ici les écouter, cela abattrait son orgueil ; il aurait pitié du peuple, et il ne songerait pas à fermer le port de Boston. Mais, quand il empêcherait l’eau d’y entrer par le détroit, elle y viendrait par Broad-Sound ; et si on lui bouchait ce chemin, elles arriverait par Nantasket. Il n’a pas besoin de s’imaginer que les habitants de Boston se laisseront priver, par des actes du parlement, de l’eau que Dieu a faite pour eux, tant que Funnel-Hall sera à sa place.

— Drôle, s’écria l’officier d’un ton un peu courroucé, vous nous avez fait perdre tant de temps que voilà déjà huit heures qui sonnent.

L’air animé de l’idiot disparut, et il répondit en baissant les yeux :

— J’avais bien dit au voisin Hopper qu’il y avait plus d’un chemin pour aller chez Mrs Lechmere ; mais chacun veut connaître la besogne de Job mieux que Job lui-même. À présent que vous m’avez fait oublier le chemin, il faut que j’entre pour le demander à la vieille Nab ; elle ne le connaît que trop bien.

— La vieille Nab ! s’écria l’officier, qui est la vieille Nab ? Qu’ai-je affaire à elle ? N est-ce pas vous qui vous êtes chargé de me conduire ?

— Il n’y a personne à Boston qui ne connaisse Abigail Pray, dit l’idiot.

— Que dites-vous ? s’écria le vieillard avec agitation, que dites-vous donc d’Abigail Prey ? n’est-elle pas honnête ?

— Aussi honnête que la pauvreté peut la rendre, répondit l’idiot avec une sorte d’humeur. À présent que le roi a dit qu’on n’enverra plus à Boston d’autres marchandises que du thé, il est aisé de vivre quand on n’a pas de loyers à payer. Nab tient sa boutique dans l’ancien magasin, et c’est une bonne place. Job et sa mère ont chacun une chambre pour y dormir, et ils disent que le roi et la reine ne peuvent en avoir davantage.

Tandis qu’il parlait ainsi, les gestes qu’il faisait dirigeaient les yeux de ses auditeurs vers le singulier édifice auquel il faisait allusion. Comme la plupart des autres maisons qui donnaient sur cette place, c’était un bâtiment fort ancien, peu élevé, sombre et malpropre. Il était de forme triangulaire, une rue le bordant de chaque côté, et les trois extrémités se terminaient par autant de tours hexagones et surmontées, comme le principal édifice, par un toit presque perpendiculaire, couvert en tuiles et décoré d’ornements grossiers. Ses murs étaient percés d’un grand nombre de petites fenêtres, à travers l’une desquelles la faible lueur d’une chandelle était le seul indice qui annonçât que ce bâtiment sombre et silencieux était habité.

— Nab connaît Mrs Lechmere mieux que Job, continua l’idiot après une pause d’un instant, et elle saura si Mrs Lechmere voudra faire fustiger Job pour lui amener de la compagnie un samedi soir[7], quoiqu’on assure qu’elle est assez mal apprise pour parler, rire, et boire du thé, le samedi soir comme les autres jours.

— Je vous garantis que vous en serez bien traité, dit l’officier que les délais de son guide commençaient à fatiguer.

— Voyons cette Abigail Pray, s’écria le vieillard en saisissant tout à coup Job par le bras, et en l’entraînant avec une force irrésistible vers une des portes du bâtiment, où ils entrèrent sur-le-champ.

Resté sur le pont avec son valet, le jeune officier hésita un instant avant de se décider sur ce qu’il avait à faire ; mais cédant à l’intérêt vif et puissant que ce vieillard avait réussi à lui inspirer, il ordonna à Meriton de l’attendre, et suivit son guide et son compagnon de voyage dans la sombre habitation du premier. Après avoir passé la porte, il se trouva dans un appartement spacieux, sans autre décoration que les murs, et qui, d’après quelques marchandises de peu de valeur qu’on y voyait encore, paraissait avoir servi autrefois de magasin. La lumière l’attira vers une chambre, située dans une des tours, et, tandis qu’il s’avançait vers la porte qui en était entr’ouverte, il entendit la voix aigre d’une femme s’écrier :

— Où avez-vous été courir ainsi un samedi soir, vagabond ? sur les talons des soldats, je gage. Vous êtes allé écouter leur musique impie, et assister à leurs réjouissances un jour si voisin du sabbat ! Vous saviez pourtant qu’il y avait un navire dans la baie, et que Mrs Lechmere m’avait priée de la faire avertir dès qu’il serait arrivé. Je vous attends depuis le coucher du soleil afin de vous envoyer chez elle pour lui en porter la nouvelle, et l’on ne sait où vous trouver, vous qui savez si bien ce qu’elle attend.

— Ne grondez pas Job, ma mère, car les grenadiers lui ont fouetté la peau avec des courroies, jusqu’à lui en faire sortir le sang. Mrs Lechmere ? je crois, ma mère, qu’elle a changé de logement, car il y a plus d’une heure que je le cherche, attendu qu’il y a là quelqu’un qui vient de débarquer du vaisseau, et qui m’a demandé de l’y conduire.

— Que veut dire cet imbécile ? s’écria sa mère.

— Il parle de moi, dit le jeune officier en entrant dans l’appartement ; c’est moi qu’attend Mrs Lechmere. Je suis venu à bord de l’Avon, de Bristol ; mais votre fils m’a fait faire bien du chemin. Il parlait d’abord de me conduire par les sépultures de Copps Hill.

— Excusez un pauvre garçon qui n’a pas de jugement, Monsieur, dit la matrone en mettant ses lunettes pour examiner le jeune officier. Il connaît le chemin aussi bien que celui de son lit ; mais il est quelquefois capricieux et volontaire. Ce sera une joyeuse soirée dans Tremont-Street. M’excuserez-vous, Monsieur ?… Et levant la chandelle, elle l’approcha de son visage pour mieux examiner ses traits. — Un beau jeune homme, dit-elle comme en se parlant à elle-même ; il a le sourire agréable de sa mère et l’œil terrible de son père. Que Dieu nous pardonne tous nos péchés, et qu’il nous rende plus heureux dans un autre monde que nous ne le sommes dans cette vallée de larmes et d’iniquité.

En finissant ces mots, elle remit la chandelle sur la table avec un air d’agitation singulière. Quoiqu’elle les eût prononcés sans intention de les faire entendre, l’officier n’en avait rien perdu, et un nuage soudain passant sur son front, en doubla l’expression mélancolique.

— Vous me connaissez donc ainsi que ma famille ? dit-il.

— J’étais à votre naissance, jeune homme, et ce fut un jour de joie. Mais Mrs Lechmere attend la nouvelle de votre arrivée, et ce malheureux garçon va vous conduire à sa porte ; elle vous dira tout ce qu’il convient que vous sachiez. Job ! Job ! que faites-vous donc dans ce coin ? Prenez votre chapeau et conduisez Monsieur dans Tremont-Street ; vous savez que vous aimez à aller chez Mrs Lechmere.

— Job n’irait jamais chez elle si Job pouvait s’en dispenser, murmura l’idiot avec humeur ; et si Nab n’y avait jamais été, cela n’en vaudrait que mieux pour son âme.

— Osez-vous me manquer ainsi de respect, vipère ? s’écria la vieille courroucée ; et dans la violence de sa colère, elle prit les pincettes et les leva pour en frapper son fils.

— Femme, la paix ! s’écria une voix derrière l’officier.

L’arme menaçante tomba de la main énervée de la furie, et ses joues jaunes et ridées se couvrirent de la pâleur de la mort. Elle resta immobile près d’une minute, comme si un pouvoir surnaturel l’avait changée en pierre. Enfin elle réussit à balbutier :

— Qui me parle ainsi ?

— C’est moi, dit le vieillard en s’avançant vers un endroit de la chambre que la faible clarté de la chandelle pouvait atteindre ; c’est un homme qui a vécu longtemps, et qui sait que si Dieu aime l’homme, l’homme doit aimer les enfants qui sont issus de lui.

Les jambes d’Abigail Pray ne purent la soutenir plus longtemps ; tous ses membres furent agités par un tremblement universel ; elle se laissa tomber sur une chaise : ses regards allaient sans cesse du vieillard au jeune officier, et les efforts infructueux qu’elle faisait évidemment pour parler annonçaient qu’elle avait perdu l’usage de la parole. Pendant ce court intervalle, Job s’approcha du vieillard, et lui dit en le regardant d’un air suppliant :

— Ne faites pas de mal à la vieille Nab ; lisez-lui ce bon passage de la Bible que vous venez de prononcer, et elle ne frappera jamais Job avec les pincettes. N’est-ce pas, ma mère ? Voyez-vous sa tasse ? elle l’a cachée sous cette serviette quand nous sommes entrés. Mrs Lechmere lui donne de ce poison de thé ; et quand elle en a bu, Nab n’est jamais pour Job ce que Job serait pour sa mère si sa mère était Job, et que Job fût la vieille Nab.

Le vieillard examina avec une attention marquée la physionomie mobile du jeune idiot, tandis qu’il lui parlait ainsi en faveur de sa mère ; et lui passant ensuite doucement la main sur la tête, il dit avec un air de compassion :

— Pauvre malheureux enfant, le ciel t’a refusé le plus précieux de ses dons, et cependant son esprit veille autour de toi ; car tu peux distinguer la dureté de la tendresse, et il t’a appris à discerner le bien et le mal. Jeune homme, ne trouvez-vous pas une leçon de morale dans cette volonté de la Providence ? N’y voyez-vous pas quelque chose qui apprend que le ciel n’accorde pas de dons en vain, et qui montre la différence existant entre le devoir obtenu par indulgence, et celui qu’arrache l’autorité ?

L’officier chercha à éviter les regards perçants du vieillard, et après une pause embarrassante de quelques instants, il exprima à la vieille femme, qui sortait de son état de stupeur, le désir qu’il avait de se rendre sur-le-champ chez Mrs Lechmere. La matrone, dont les yeux avaient toujours été fixés sur le vieillard depuis qu’elle avait recouvré l’usage de ses facultés, se leva lentement, et ordonna à son fils, d’une voix faible, de conduire le jeune officier dans Tremont-Street. Elle avait acquis, par une longue pratique, un accent qui ne manquait jamais de réprimer, quand il le fallait, l’humeur capricieuse du jeune idiot, et le ton de solennité que sa vive agitation donnait en ce moment à sa voix, l’aida à y réussir. Job se leva sans répliquer, et se disposa à obéir. Chacun des acteurs de cette scène éprouvait une contrainte qui annonçait qu’elle avait fait naître en eux des sentiments qu’il serait plus prudent d’étouffer, et ils se seraient séparés en silence, si l’officier n’eût trouvé devant la porte le vieillard qui y était comme immobile.

— Passez, Monsieur, lui dit-il ; il est déjà tard, et vous pouvez comme moi avoir besoin d’un guides, pour trouver votre demeure.

— Les rues de Boston me sont familières depuis longtemps, répondit le vieillard ; j’ai vu cette ville s’accroître, des mêmes yeux qu’un père voit grandir son enfant, et mon amour pour elle est vraiment paternel. Il me suffit de me trouver dans un endroit où la liberté est regardée comme le plus grand bien ; peu m’importe sous quel toit ma tête y repose : autant vaut celui-ci qu’un autre.

— Celui-ci ! répéta l’officier en, jetant les yeux sur un ameublement qui annonçait la pauvreté ; vous serez plus mal dans cette maison que sur le navire que nous venons de quitter.

— Elle suffira pour tous mes besoins, répondit le vieillard en s’asseyant d’un air calme et en plaçant près de lui une petite valise qu’il portait ; allez à votre palais de Tremont-Street, j’aurai soin que nous nous revoyions.

L’officier avait trop bien appris, pendant le voyage, à connaître le caractère de son compagnon pour lui rien répliquer ; il le salua et sortit de l’appartement, laissant le vieillard la tête appuyée sur sa canne, d’un air rêveur et distrait, et la matrone regardant cet hôte inattendu avec une surprise qui n’était pas sans quelque mélange de terreur.



  1. Cette qualification est prise par tous ceux qui sont nés à Boston.
  2. Mrs. Abréviation de Mistress.
  3. ’Tis but just Sundown. Il est à peine nécessaire de dire au lecteur intelligent que l’auteur n’est pas responsable de l’emploi des mots d’un usage local, lorsqu’il les place dans la bouche de ses personnages.
  4. Le Old-South par opposition au Old-North est aussi bien connu à Boston que Saint-Pierre de Rome.
  5. Ceci est une allusion à une querelle qui eut lieu entre les soldats et les citoyens, et dans laquelle cinq ou six de ces derniers furent tués. Cet événement eut une grande influence dans les contestations subséquentes.
  6. Fanueil-Hall (que Job prononce Funnel) est un édifice de Boston désigné souvent dans les États-Unis comme le berceau de la liberté : c’était l’hôtel-de-ville où les citoyens firent entendre ces discussions hardies qui armérent finalement toute l’Amérique du nord contre la tyrannie anglaise. Cet édifice avait été bâti, dans l’origine, aux frais d’un riche marchand, nommé Fanueil, descendu d’un réfugié français qui était venu en Amérique lors de la révocation de redit de Nantes.
  7. Peut-être est-il nécessaire d’expliquer aux lecteurs européens que les Puritains observent le dimanche soir comme étant le commencement du jour du Seigneur.