Lionel Lincoln/Chapitre XIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 167-174).


CHAPITRE XIII.


Travaille, esprit du mal ! te voilà maintenant sur pied ; prends la direction que tu voudras.
Shakspeare.
 



L’alarme occasionnée par l’expédition dont nous venons de parler se répandit rapidement le long des rives de la mer Atlantique, et le bruit en retentit sur toutes les montagnes de l’ouest, comme s’il eût été porté par un vent impétueux. Toute la population mâle, depuis les flots de la baie de Massachusetts jusqu’aux eaux limpides du Connecticut, se leva en masse ; le cri du sang se fit entendre bien loin dans l’intérieur des terres, et les montagnes, les vallées, les grandes routes, les sentiers, tout fut couvert d’hommes armés qui se pressaient d’arriver sur le théâtre des la guerre. Quarante-huit heures après la fatale affaire de Lexington, ou calcule que plus de cent mille hommes étaient sous les armes, et près de vingt-cinq mille étaient réunis devant les péninsules de Boston et de Charlestown. Ceux que la distance et le manque d’approvisionnements militaires empêchaient de prendre sur-le-champ une part active à cette grande lutte attendaient avec impatience, un peu plus loin, le moment où leur zèle pourrait aussi être mis à une épreuve plus sérieuse. En un mot, l’état de mécontentement sourd dans lequel les colonies avaient paru engourdies depuis une année, céda tout à coup aux élans du patriotisme et de l’indignation dès qu’on apprit les événements de ce jour, et les transports furent si vifs, qu’ils imposèrent silence à ceux qui ne partageaient pas les mêmes sentiments, et dont le nombre ne laissait pas d’être assez considérable dans les provinces du sud, jusqu’à ce que les premiers mouvements révolutionnaires eussent pu se calmer, par suite de l’influence que le temps ne manque jamais d’exercer.

Gage, bien assuré dans sa position, soutenu par une force qui s’accroissait constamment et par la présence d’une flotte formidable, regardait grossir l’orage d’un œil ferme, et avec ce calme qui distinguait la douce bienveillance de son caractère privé. Quoiqu’on ne pût se méprendre sur l’attitude et les intentions des Américains, il écoutait avec répugnance les avis de vengeanee que lui donnaient ses conseillers, et il cherchait à apaiser le tumulte, plutôt qu’à déployer une force qu’un mois auparavant on avait crue suffisante pour résister aux efforts réunis des colons pacifiques, et que sa prudence lui faisait regarder comme ne pouvant que se maintenir dans l’intérieur de la presqu’île qu’il occupait.

Cependant il fulmina des proclamations contre les rebelles, et adopta promptement toutes les mesures qui lui parurent indispensables pour assurer la dignité et l’autorité de la couronne. Mais ses menaces furent méprisées, et ses exportations à revenir à une fidélité que le peuple prétendait encore n’avoir pas abjurée, ne purent se faire entendre au milieu du tumulte des armes et des cris populaires du temps. À ces appels du général anglais et à ceux des autres gouverneurs qui maintenaient encore l’autorité royale dans toutes les provinces, à l’exception de celle qui était le théâtre des événements que nous avons rapportés, le peuple répondit par des pétitions présentées au trône pour obtenir justice, et conçues en termes aussi énergiques que respectueux. La puissance et les prérogatives du monarque étaient encore respectées, l’on n’en parlait qu’avec la vénération due à son caractère sacré et au rang éminent qu’il occupait. Mais ce ton de sarcasme, mordant quoique grave, que les colons savaient si bien employer, se dirigeait librement contre ses ministres, qu’on accusait d’adopter des mesures faites pour troubler la paix de l’empire.

Ce fut ainsi que se passèrent quelques semaines après la journée d’escarmouches qu’on appela la bataille de Lexington, parce que la première avait eu lieu dans ce village, et les deux partis continuèrent à se préparer à donner de plus grandes preuves de leur force et de leur audace.

Lionel n’avait pas été spectateur indifférent de ces préparatifs. Dans la matinée qui suivit le retour du corps d’armée à Boston, il demanda au général un commandement, tel qu’il avait droit de l’attendre. Mais celui-ci, tout en le complimentant sur le courage et la loyauté dont il avait donné des preuves en cette occasion, lui donna à entendre qu’il pourrait se rendre plus utile à la cause de son roi en cherchant à exercer son influence sur les riches colons auxquels sa famille était alliée, ou qui lui étaient attachés par les liens d’une longue intimité, perpétuée des pères aux enfants. Il l’invita même à réfléchir s’il ne serait pas à propos, dans quelque moment favorable, qu’il sortît des lignes occupées par l’armée anglaise, pour travailler à exécuter ce louable dessein.

Il y avait dans ces propositions un peu équivoques quelque chose de si flatteur pour l’amour-propre du jeune militaire, qu’il consentit à attendre le cours des événements, après avoir obtenu la promesse d’un commandement tel qu’il pouvait le désirer, s’il survenait de nouvelles hostilités, et il ne fallait pas être aussi bon observateur que le major Lincoln pour juger que c’était ce qui ne pouvait manquer d’arriver très-incessamment.

Gage avait déjà abandonné sa position à Charlestown, pour concentrer prudemment ses forces. Du sommet des hauteurs de la péninsule de Boston, on voyait que les colons faisaient rapidement des préparatifs qui annonçaient des hommes résolus à assiéger l’armée du roi. On voyait déjà les collines les plus élevées couronnées de fortifications en terre élevées à la hâte, et un corps nombreux de ces guerriers novices, campé devant l’entrée de l’isthme, coupait toute communication avec le pays adjacent, et occupait le petit village de Boxbury, en face des batteries anglaises, avec une audace qui aurait fait honneur à des hommes plus exercés dans l’art militaire, et plus habitués aux dangers de la guerre.

La surprise que firent naître dans l’armée ces apparences de courage et d’intelligence qu’on remarquait parmi les Américains, si méprisés jusque alors, diminua jusqu’à un certain point, quand le bruit se répandit dans le camp anglais que plusieurs habitants des provinces, qui avaient autrefois servi avec honneur dans les troupes royales, se trouvaient dans leurs rangs, et y occupaient les postes les plus importants. Lionel entendit citer entre autres les noms de Ward et de Thomas, hommes qui avaient des connaissances, des sentiments libéraux, et quelque expérience dans les armes. Le congrès de la colonie de la baie de Massachusetts leur avait donné une commission régulière comme chefs des forces de cette province, et ils organisaient plusieurs régiments, composés d’hommes réunissant toutes les qualités nécessaires au soldat, à l’exception de deux choses qui lui sont indispensables, la discipline et les armes. Lionel entendit prononcer le nom de Warren plus souvent qu’aucun autre dans les cercles militaires de Boston, et c’était toujours avec cette sorte d’amertume qui annonce que l’animosité qu’on a conçue contre un ennemi n’empêche pas qu’on ne le respecte. Warren avait bravé jusqu’au dernier moment la présence des troupes royales, et il avait défendu intrépidement ses principes, même au milieu de leurs baïonnettes. Mais il avait disparu tout à coup, abandonnant sa maison, ses propriétés et une profession lucrative ; et en prenant une part active aux derniers événements de la journée de Lexington, il avait hasardé sans crainte toute sa fortune dans cette crise.

Mais le nom qui possédait en secret le plus grand charme pour l’oreille du jeune major était celui de Putnam, propriétaire cultivateur dans la colonie voisine de Connecticut, et qui, dès que le bruit de l’affaire de Lexington était arrivé jusqu’à lui, avait littéralement abandonné sa charrue, et montant sur un cheval d’un de ses attelages, avait fait une marche forcée de cent milles pour venir se placer au premier rang de ses concitoyens. Quand Lionel entendait le nom de ce brave Américain prononcé à voix basse au milieu de la foule de militaires qui se rendaient aux levers de Gage, une foule de souvenirs doux et mélancoliques, se présentaient à son imagination. Il se rappelait les conversations fréquentes et remplies d’intérêt qu’il avait eues dans son enfance avec son père avant que la raison de sir Lionel Lincoln se fût égarés ; et, dans tous les récits qu’il avait entendus alors des combats sanguinaires livrés aux habitants des forêts, des dangers courus par ceux qui s’enfonçaient dans des solitudes et des déserts où le pied de l’homme civilisé n’avait jamais gravé son empreinte, et même des rencontres avec les animaux sauvages qui régnaient dans les bois, le nom de Putnam avait toujours frappé son oreille ; ce nom était entouré d’une sorte de renommée chevaleresque qu’on obtient rarement dans un siècle éclairé, et qui ne s’accorde jamais sans avoir été méritée.

Les grandes richesses de la famille de Lincoln et les hautes espérances que donnait celui qui devait en être héritier, avaient valu à celui-ci un rang auquel presque personne n’arrivait à cette époque sans l’avoir acheté par de longs et importants services. En conséquence, plusieurs de ceux qui se trouvaient élevés au même grade que lui savaient partagé avec son père ces travaux dans lesquels le Cœur-de-Lion d’Amérique s’était rendu si illustre par ses exploits. Le nom de Putnam était toujours prononcé par ces braves vétérans qui devaient le connaître le mieux, avec un ton d’affection sincère et presque romanesque ; et lorsque les vils conseillers qui entouraient le commandant en chef proposèrent de chercher à le détacher de la cause des colons en lui promettant des richesses et des emplois, les anciens compagnons du vieux partisan écoutèrent cette proposition avec un sourire d’incrédulité méprisante que l’événement justifia. De semblables offres furent faites à d’autres Américains dont on jugeait les talents dignes d’être achetés ; mais les principes du jour avaient jeté des racines si profondes, que pas un homme jouissant de quelque considération ne voulut les écouter.

Tandis qu’on avait recours à ces épreuves politiques, au lieu d’adopter des mesures plus énergiques, des troupes continuaient à arriver d’Angleterre, et, avant la fin de mai, plusieurs chefs renommés parurent dans le conseil de Gage, qui avait alors une force disponible de huit mille baïonnettes. L’arrivée de ces forces fit revivre l’esprit abattu de l’armée, et de jeunes orgueilleux, qui venaient de figurer à la parade dans leur île si vantée, se trouvaient humiliés en songeant qu’une telle armée se trouvait resserrée dans la péninsule par une bande de paysans mal armés, sans connaissance de la guerre, et manquant de munitions. Leur humiliation fut encore augmentée par les sarcasmes des Américains qui commençaient à plaisanter à leur tour, et surtout aux dépens de Burgoyne[1], un des chefs de l’armée royale, qui, dès l’instant de son arrivée, avait eu la gloriole d’afficher son intention de reculer les limites dans lesquelles l’armée anglaise était enfermée. L’aspect de l’intérieur du camp britannique annonçait pourtant que les chefs de l’armée avaient l’intention d’agrandir leurs possessions, et tous les yeux se tournaient vers les hauteurs de Charlestown, point qui semblait devoir être le premier occupé.

Aucune position militaire ne pouvait être plus heureusement placée, quant à la situation, pour se soutenir réciproquement et pour affaiblir les lignes des ennemis, que les deux péninsules dont nous avons si souvent parlé. La distance qui les séparait n’était que de trois cents toises, et les eaux profondes et navigables dont elles étaient presque entièrement entourées, rendaient facile au général de l’armée royale de se procurer, en quelque temps que ce fût, l’assistance des vaisseaux de la flotte qui tiraient le plus d’eau, pour défendre l’un ou l’autre point. Avec de pareils avantages, l’armée anglaise entendit donner avec plaisir des ordres qui semblaient indiquer un mouvement prochain vers la rive opposée.

Trois mois s’étaient presque écoulés depuis le commencement des hostilités, et l’on s’était encore borné, de part et d’autre, aux préparatifs de guerre dont nous venons de parler, si l’on en excepte une ou deux escarmouches assez vives qui avaient eu lieu sur des îles du havre, entre les fourrageurs de l’armée royale et des détachements américains, et les colons ne démentirent pas dans ces rencontres la réputation de courage qu’ils avaient déjà acquise.

La gaité était revenue à Boston, à la suite des régiments arrivés d’Angleterre, quoique ceux des habitants qui étaient forcés à y rester, malgré leur inclination, maintinssent dans leur conduite une froide réserve qui repoussait les efforts que faisaient les officiers pour les attirer à leurs fêtes. Il y avait pourtant un petit nombre de colons qui, s’étant laissé gagner par des promesses, de l’argent et des places, avaient abandonné la cause de leur pays, et comme quelques-uns en avaient déjà été récompensés par des emplois qui leur donnaient accès auprès du gouverneur, on jugeait qu’ils avaient sur lui une malheureuse influence, et que, par leurs conseils pernicieux, ils empoisonnaient son esprit, et l’excitaient à des actes d’injustice et de tyrannie qu’il aurait condamnés lui-même s’il eût été libre de ne consulter que ses opinions et ses inclinations ordinaires.

Quelques jours après l’affaire de Lexington, une assemblée générale des habitants de Boston fut convoquée, et il fut convenu solennellement entre eux et le gouverneur que ceux qui voudraient remettre leurs armes auraient la liberté de sortir de la ville, et que ceux qui préféreraient y rester seraient protégés dans leur demeure. La plupart remirent leurs armes ; mais la partie de la convention relative à la faculté qu’ils devaient avoir de quitter la ville fut violée sous des prétextes légers et insuffisants. Ce motif et diverses autres causes provenant du gouvernement militaire exaspérèrent les habitants et leur fournirent de nouveaux sujets de plainte. D’une autre part, la haine prenait rapidement la place du mépris dans le cœur de ceux qui se voyaient forcés de changer de sentiments à l’égard d’un peuple qu’ils ne pouvaient aimer. De cette manière, le ressentiment, la méfiance, et tout la violence des haines personnelles régnaient dans la ville, et fournissaient aux troupes une nouvelle raison pour désirer de s’étendre sur un terrain moins resserré.

Malgré ces augures défavorables pour la guerre qui venait de commencer, la bonté naturelle de Gage, et peut-être le désir de délivrer quelques officiers qui étaient tombés entre les mains des colons, le portèrent à consentir à l’échange des prisonniers qui avaient été faits dans la journée de Lexington, établissant ainsi, dès l’origine, un caractère distinctif entre cette guerre et une rébellion contre l’autorité légitime du souverain. Un rendez-vous fut fixé pour cet échange dans le village de Charlestown, qu’aucune des deux armées n’occupait alors. À la tête des commissaires américains parurent Warren et cet ancien partisan dont nous avons déjà parlé, qui, par un mélange aussi heureux qu’il est rare, avait pour les œuvres de charité la même ardeur qu’il portait sur le champ de bataille. Plusieurs vétérans de l’armée royale étaient présents à cette entrevue. Ils avaient passé le détroit pour s’entretenir amicalement une dernière fois avec leur ancien camarade, qui les accueillit avec la franchise d’un soldat, et qui repoussa avec une fermeté sans prétention les efforts de ceux qui cherchaient à lui faire abandonner les bannières sous lesquelles il servait.

Tandis que ces événements se passaient dans les lieux qui étaient alors le théâtre de la contestation, le bruit des préparatifs de guerre retentissait dans toute l’étendue des colonies. De légers actes d’hostilité furent commis en différents endroits, les Américains n’attendant plus que les Anglais fussent les agresseurs. Partout on saisissait les approvisionnements militaires dont on pouvait s’emparer, soit par des voies amiables, soit à force ouverte, comme la circonstance l’exigeait. La concentration de la plupart des troupes à Boston n’avait pourtant laissé aux autres colonies que peu de choses à faire comparativement ; mais, quoiqu’elles fussent encore de nom sous l’autorité de la couronne britannique, ces colonies ne négligeaient aucun des moyens en leur pouvoir pour faire valoir leurs droits jusqu’à la dernière extrémité.

À Philadelphie, le congrès des délégués des Colonies-Unies, ce corps qui donna de l’unité aux mouvements d’un peuple commençant pour la première fois à agir en nation distincte, publia ses manifestes, soutint avec un talent supérieur les principes des colons, et organisa une armée pour les défendre autant que les circonstances le permettaient. D’anciens militaires qui avaient servi le roi furent invités à se ranger sous les bannières de la confédération, et les autres officiers furent choisis parmi des jeunes gens pleins d’une ardeur martiale, disposés à risquer leur vie dans une cause dont le succès promettait si peu d’avantages personnels. À la tête de cette liste de guerriers encore sans expérience, le congrès plaça un de ses membres, un homme déjà distingué par ses services militaires, et qui a depuis légué à son pays la gloire d’un nom sans tache.



  1. Fameux depuis la défaite de Saratoga.