Lionel Lincoln/Chapitre XV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 192-205).


CHAPITRE XV.


Nous sommes sans doute de beaux messieurs auprès des simples fermiers que nous allons combattre. Nous avons une cocarde plus élégante à nos chapeaux, nos épées sont suspendues avec plus de grâce à nos côtés, et nous figurons bien mieux dans un salon. Mais il ne faut pas oublier que le plus accompli de nos merveilleux passerait pour un paillasse de la foire à Pékin.
Lettre d’un officier vétéran. 



Lorsque le sommeil appesantit enfin les paupières du jeune officier, des visions fantastiques, qui lui peignaient à la fois le passé et l’avenir, se succédèrent confusément dans ses rêves. Il revit son père tel qu’il l’avait connu dans son enfance, plein de force et de vigueur, jetant sur lui des regards où se peignaient à la fois l’affection et la mélancolie, expression qui lui était devenue habituelle depuis que rien ne l’attachait plus au monde, excepté son fils. Tandis que le cœur de Lionel s’animait à cette vue, l’apparition s’évanouit, et il se vit entouré de fantômes qui semblaient danser autour des sépultures de Gopp’s-Hill. À la tête de ces orgies, qui avaient quelque chose de l’appareil lugubre de la mort, se montrait Job Pray se glissant le long des tombeaux comme un être d’un autre monde. Tout à coup de grands coups de tonnerre se firent entendre, et les ombres rentrèrent précipitamment dans leurs demeures sépulcrales ; mais de temps en temps il apercevait encore des figures blêmes, des yeux livides qui se montraient soudainement comme s’ils savaient qu’ils avaient le pouvoir de glacer d’effroi les vivants. Peu à peu les visions devinrent plus distinctes et l’état du rêveur plus pénible ; il lui semblait qu’un pied énorme pesait sur sa poitrine ; il faisait des efforts surnaturels pour le soulever. Enfin ses sens rompirent les entraves qui les retenaient, et il s’éveilla couvert d’une sueur froide.

L’air du matin commençait à se faire sentir au travers de ses rideaux à demi ouverts, et les premiers rayons du jour doraient les clochers de la ville. Lionel santa à bas de son lit, et il avait déjà fait plusieurs fois le tour de sa chambre dans le vain espoir de chasser les images importunes qui l’avaient harcelé pendant son sommeil, lorsqu’un bruit sourd et prolongé, que le silence de l’air rendait plus frappant encore, vint frapper trop distinctement son oreille pour qu’il pût s’y méprendre.

— Ah ! dit-il en lui-même, je ne revois donc qu’à moitié ; ce n’est donc point là le bruit d’une tempête imaginaire, mais celui du canon, qui parle clairement à l’oreille du soldat.

Il ouvrit sa fenêtre et promena ses regards autour de lui. Les décharges d’artillerie se succédaient alors rapidement, et Lionel chercha à en découvrir la cause. Il savait que Gage avait résolu d’attendre l’arrivée de ses renforts avant de frapper un coup qu’il croyait devoir être décisif, et les Américains n’étaient pas assez bien pourvus de munitions de guerre pour perdre une seule charge de poudre dans une de ces vaines attaques de nos sièges modernes. La connaissance de ces faits redoublait l’impatience qu’éprouvait le major Lincoln de pénétrer le mystère de cette alerte imprévue. Toutes les fenêtres des maisons voisines se garnirent bientôt l’une après l’autre d’habitants surpris et alarmés. De temps en temps un soldat à demi habillé ou un citoyen inquiet passait rapidement le long des rues désertes pour aller voir ce qui se passait. Des femmes effarées commencèrent à se précipiter hors des maisons ; mais en entendant les coups retentir avec dix fois plus de force encore en plein air, elles rentraient aussitôt pâles et glacées d’effroi.

Lionel essaya de parler à trois ou quatre des hommes qui passaient sous ses fenêtres ; mais ils se contentaient de tourner les yeux de son côté d’un air hagard, et poursuivaient leur chemin sans lui répondre, comme si les circonstances étaient trop graves pour permettre aucun discours. Voyant que ses questions réitérées étaient inutiles et qu’il ne pouvait obtenir d’éclaircissements, il prit le parti de s’habiller à la hâte et de descendre dans la rue. Au moment où il était sur le seuil de la porte, un artilleur à demi habillé passa en courant devant lui, ajustant d’une main ses vêtements, tandis que de l’autre il portait quelques-uns des attributs du corps particulier dans lequel il servait.

— Que signifient ces coups de canon, sergent ? demanda Lionel ; et où courez-vous ainsi la mèche à la main ?

— Les rebelles ! Votre Honneur, les rebelles ! cria le soldat tournant la tête pour répondre, sans cesser de courir : je cours à ma pièce !

— Les rebelles ! répéta Lionel lorsque l’autre était déjà bien loin ; qu’avons-nous à craindre d’une poignée de provinciaux dans la position que nous occupons ? Ce drôle se sera endormi loin de son poste, et la crainte d’être réprimandé se mêle à son zèle pour son roi.

Les habitants commencèrent alors à sortir de leurs maisons ; Lionel imita leur exemple et se dirigea vers les hauteurs adjacentes de Beacon-Hill. Il gravit la colline escarpée, lui vingtième, sans échanger, un seul mot avec des hommes qui semblaient aussi surpris que lui-même de cette interruption soudaine de leur sommeil, et en moins de quelques minutes il était sur la petite plateforme, entouré d’une centaine de spectateurs, dont les regards se dirigeaient tous sur le même point.

Le soleil venait de soulever le voile vaporeux étendu sur la surface de l’eau, et l’œil pouvait parcourir librement la mer. Plusieurs bâtiments étaient à l’ancre dans les détroits de Charles et du Mystick, pour couvrir l’abord de la place du côté du nord ; et en voyant la colonne de fumée blanche qui s’élevait autour des mâts d’une frégate amarrée au milieu, Lionel ne fut plus embarrassé pour comprendre d’où le feu provenait. Tandis qu’il continuait à regarder, incertain sur les raisons qui demandaient ces démonstrations d’hostilités, d’immenses nuages de fumée s’échappèrent à la fois des flancs d’un vaisseau de ligne qui commençait à faire jouer ses grosses pièces. L’instant d’après, plusieurs batteries flottantes et d’autres bâtiments d’une moins grande dimension suivirent cet exemple, et bientôt le vaste amphithéâtre de collines qui entourent Boston retentit des échos de plus de cent pièces d’artillerie.

— Qu’est-ce que cela signifie, Monsieur ? s’écria un jeune officier de son régiment en s’adressant au major Lincoln ; les matelots y vont, ma foi ! tout de bon ; les canons sont chargés à boulets, à en juger par la force des détonations.

— Il paraît que ma vue n’est pas meilleure que la vôtre, reprit Lionel, car je ne découvre aucun ennemi. On dirait que les canons sont pointés contre la presqu’île en face ; il est probable que quelque détachement d’Américains cherche à détruire l’herbe nouvellement fauchée qui reste encore sur les prairies.

Le jeune officier était en train de répondre qu’il partageait cette conjecture, lorsqu’une voix retentissante se fit entendre au-dessus de leurs têtes :

— Voilà un canon qui part de Copp’s-Hill ! Est-ce qu’ils croient effrayer le peuple avec tout leur tintamarre ? Tirez, allez, tant que vous voudrez ; vous auriez beau tirer jusqu’à ce que les morts sortent de leurs tombeaux, les enfants de la Baie ne s’en maintiendront pas moins sur la colline.

Tous les yeux se portèrent en haut, et les spectateurs surpris aperçurent Job Pray assis sur la grille qui entourait le fanal ; sa figure, ordinairement insignifiante, était rayonnante de joie, et il agitait son chapeau en l’air tandis que des coups de canon se succédaient presque sans interruption.

— Eh bien ! petit drôle ! s’écria Lionel ; que voyez-vous donc ? et où sont les enfants de la Baie dont vous parlez ?

— Où ils sont ! répéta l’idiot en frappant dans ses mains avec une joie enfantine ; tiens ! où ils sont venus à minuit, pendant l’obscurité, et où ils sauront bien se maintenir à midi, en plein jour ! Les enfants de la Baie ont vue sur les fenêtres de Fanueil-Hall à la fin ; que les troupes viennent maintenant, qu’elles osent s’y frotter, et ils apprendront la loi à ces damnés assassins !

Lionel, un peu exaspéré par le langage hardi de Job, lui cria d’une voix menaçante :

— Descendez à l’instant de cette perche, malheureux, et expliquez-vous, ou bien ce grenadier va aller vous chercher, et il vous attachera au poteau pour vous administrer la correction salutaire dont vous semblez avoir besoin.

— Vous avez promis à Job que les grenadiers ne le battraient jamais plus, dit l’idiot en cachant sa tête derrière la grille, d’où il jetait sur Lionel un regard triste et inquiet, et Job s’est engagé à faire toutes vos commissions et à ne prendre aucune des couronnes du roi en paiement.

— Descendez donc à l’instant, et je me rappellerai ma promesse.

Rassuré par ces paroles prononcées d’un ton plus doux et plus amical, Job quitta sa position d’un air d’indifférence, et serrant le poteau de ses jambes et de ses mains, il se laissa glisser légèrement jusqu’à terre. Le major Lincoln lui saisit aussitôt le bras et lui dit vivement :

— Encore une fois, où sont ces enfants de la Baie ?

— Là ! répéta Job en étendant le doigt au-dessus des maisons basses de la ville, dans la direction de la péninsule qui se trouvait en face ; ils se sont installés sur Breeds-Hill, et ils n’y restent pas les bras croisés, je vous en réponds ! Voyez tout ce qu’ils ont déjà fait, et ils n’en resteront pas là, je vous le promets ! Ah ! cela va faire du bruit parmi le peuple !

Du moment que le mot de Breeds-Hill fut prononcé, tous les yeux, qui jusques alors étaient restés fixés sur les bâtiments mêmes, au lieu de chercher l’objet de leurs hostilités, se dirigèrent sur l’éminence verdoyante qui s’élevait un peu sur la droite du village de Charlestown, et tous les doutes cessèrent à l’instant. Le sommet conique de Bunker-Hill était nu et désert comme la veille, mais à l’extrémité d’une colline plus basse, qui s’étendait jusqu’à peu de distance du bord de l’eau, une levée de terre avait été formée dans un but sur lequel l’œil exercé d’un militaire ne pouvait point se méprendre. Cette redoute, toute petite, toute simple qu’elle fût, commandait par sa position toute la partie intérieure du port de Boston, et menaçait même jusqu’à un certain point les maisons de la ville. C’était l’apparition presque magique de ce monticule, au moment où les brouillards du matin s’étaient dissipés, qui avait fait ouvrir de grands yeux aux matelots encore à moitié endormis, et elle était déjà devenue le point de mire de tous les canons des vaisseaux qui se trouvaient dans la rade.

Étonnés de l’audace de leurs compatriotes, les habitants rassemblés sur la plate-forme gardaient un profond silence, tandis que le major Lincoln et le petit nombre d’officiers qui étaient auprès de lui voyaient du premier coup d’œil que cette mesure de leurs adversaires allait infailliblement amener une crise, et qu’un engagement ne pouvait tarder à avoir lieu. En vain promenèrent-ils leurs regards étonnés sur les éminences voisines et sur les différents points de la péninsule, pour y chercher ces points d’appui par lesquels les soldats soutiennent ordinairement leurs ouvrages. Les paysans s’étaient saisis de l’emplacement qu’ils avaient trouvé le plus convenable pour harceler leurs ennemis, sans s’inquiéter des conséquences, et en quelques heures, à la faveur de la nuit, ils avaient élevé leur redoute avec une adresse qui ne pouvait être égalée que par leur audace.

La vérité se découvrit aussitôt tout entière au major Lincoln, et le feu lui monta au visage lorsqu’il se rappela ce bruit vague, ces murmures confus et étouffés qui la veille avaient frappé son oreille, et ces visions inexplicables qui l’avaient poursuivi même pendant son sommeil, jusqu’à ce qu’elles se fussent évanouies devant les premiers rayons du jour. Faisant signe à Job de le suivre, il descendit la colline d’un pas précipité, et dès qu’il se vit dans la plaine, il se retourna et dit d’un ton ferme à son compagnon :

— Malheureux, vous étiez dans le secret ; et ces travaux exécutés pendant la nuit…

— Job a bien assez à faire pendant le jour sans aller travailler la nuit lorsqu’il n’y a que les morts qui sortent de leur lieu de repos, répondit l’idiot avec un air d’imbécillité qui désarma aussitôt le ressentiment du jeune officier.

Lionel sourit en se rappelant de nouveau sa propre faiblesse, et il répéta en lui-même :

— Les morts ! Cette redoute est bien l’ouvrage des vivants, et il faut avoir bien de l’audace pour avoir osé l’élever. Mais dites-moi, Job, car il est inutile de chercher plus longtemps à me tromper, combien pouvait-il y avoir d’américains sur la colline lorsque vous l’avez quittée pour traverser le détroit de Charles et venir visiter les sépultures sur Copp’s Hill, hier au soir ?

— Les deux collines étaient couvertes l’une de peuple, l’autre de revenants, répondit Job d’un air de simplicité ; Job croit que les morts s’étaient levés pour voir leurs enfants travailler si près d’eux.

— C’est probable, dit Lionel, qui pensa que le parti le plus sage était de se prêter aux idées vagues de l’idiot, pour ne pas lui inspirer de soupçons ni exciter sa défiance ; mais si les morts sont invisibles, on peut du moins compter les vivants.

— Job a compté jusqu’à cinq cents hommes, à mesure qu’ils passaient sur le sommet de Bunker-Hill, à la lueur des étoiles, armés de pelles et de pioches ; et alors il a cessé de compter, tant il avait de plaisir à les voir.

— Et après que vous eûtes cessé de compter, en passa-t-il encore beaucoup d’autres ?

— Croyez-vous la colonie de la Baie si dépourvue d’hommes qu’elle ne puisse aisément en rassembler un millier en moins de rien ?

— Mais sans doute vous aviez un maître-ouvrier pour présider aux travaux ? Était-ce le grand chasseur du Connecticut ?

— Il n’est pas nécessaire de sortir de la province pour trouver un ouvrier qui sache faire de bonne besogne ; Dick Gridley est un enfant de Boston.

— Ah ! c’est lui qui est le chef ! nous n’avons donc rien à craindre, puisque le chasseur du Connecticut n’est pas à leur tête ?

— Pensez-vous que le vieux Prescott de Pepperel quitte la colline tant qu’il aura un grain de poudre à brûler ? Non, non, major Lincoln ; Ralph lui-même ne serait pas plus ferme à son poste, et vous savez s’il est possible d’intimider Ralph.

— Mais s’ils font jouer souvent leur artillerie, leur petite provision de munitions sera bientôt épuisée, et alors il faudra bien qu’ils prennent la fuite ?

Job sourit d’un air moqueur, et l’expression du mépris se peignit quelque temps sur tous ses traits avant qu’il répondît :

— Oui, si les hommes de la Baie s’y prenaient comme les troupes du roi, et qu’ils fissent la folie de se servir d’aussi grosses pièces ; mais pour les canons de la colonie il ne faut qu’un peu de soufre, et d’ailleurs ils n’en ont pas beaucoup. Que ces troupes impudentes essaient de gravir Breeds-Hill ! qu’elles essaient, et le peuple leur apprendra la loi !

Lionel avait alors obtenu tous les renseignements qu’il pouvait espérer tirer de l’idiot sur la force et la position des Américains ; et comme les moments étaient trop précieux pour les perdre en vains discours, il le quitta après lui avoir recommandé de venir le trouver le soir.

En rentrant chez lui, le major Lincoln s’enferma dans son cabinet particulier et passa plusieurs heures à écrire et à examiner des papiers importants. Il y eut une lettre entre autres qu’il écrivit, qu’il lut, qu’il déchira et qu’il recommença plus de six fois ; enfin il y apposa son cachet et mit l’adresse avec une sorte d’insouciance qui prouvait que ces essais réitérés avaient épuisé sa patience. Il confia ces papiers à Meriton, avec ordre de les remettre à leurs différentes adresses, à moins qu’il ne lui fît dire le contraire avant le lendemain, et alors il prit à la hâte un peu de nourriture. Pendant le temps qu’il avait passé dans son cabinet, il avait plus d’une fois déposé la plume pour prêter l’oreille lorsque le bruit de la rue, pénétrant jusqu’à sa retraite, annonçait l’effervescence et l’agitation qui régnaient dans Boston. Ayant enfin rempli la tâche qu’il s’était assignée lui-même, il prit son chapeau et se dirigea à pas précipités vers le centre de la ville.

Des trains d’artillerie roulaient avec fracas sur le pavé, et les artilleurs, ayant leurs officiers à leur tête, suivaient chacun leur pièce. Des aides-de-camp couraient à cheval dans les rues, portant de tous côtés des messages importants, et de temps en temps on voyait un officier sortir de sa demeure pour aller rejoindre sa compagnie. À la noble fierté qui respirait dans ses traits se mêlaient des regrets involontaires, lorsqu’en se retournant il voyait encore attachés sur lui des regards où se peignaient la confiance et l’amour. Mais à peine avait-on le temps, au milieu du mouvement général, de remarquer cs légers épisodes de chagrins domestiques, qui se trouvaient absorbés dans l’intérêt du grand drame qui se préparait. De temps en temps les sons éclatants de la musique militaire retentissaient au travers des rues sinueuses, et des détachements défilaient en ordre pour se rendre au lieu désigné pour l’embarquement.

Tandis que Lionnel s’était arrêté un moment au tournant d’une rue, pour admirer la contenance intrépide d’un corps de grenadiers, il reconnut les traits durs et les formes colossales de Mac-Fuse. Le capitaine marchait à la tête de sa compagnie avec une gravité imperturbable qui annonçait qu’il regardait la précision de la marche comme un des incidents les plus importants de la vie. À peu de distance de l’Irlandais, Job Pray réglait son pas sur celui des soldats, et les regardait avec une admiration stupide, tandis qu’il semblait éprouver un plaisir involontaire en entendant les sons belliqueux des instruments. À peine cette belle troupe était-elle passée, qu’un autre bataillon lui succéda, et Lionel reconnut aussitôt les figures des hommes de son régiment. Polwarth était à la tête de son peloton, et en voyant son ami, il lui cria d’un air enjoué :

— Dieu soit loué, Lionel, nous allons enfin nous battre en place, et il ne s’agit plus ici de courir comme des limiers.

Les sons du cor couvrirent sa voix, et Lionel ne put que lui rendre son salut cordial. La vue de ses camarades lui avait rappelé son devoir, et, sans plus attendre, il se dirigea vers la demeure du commandant en chef.

La porte de la maison commune de la province était encombrée de militaires, les uns attendant qu’ils passent être admis, les autres entrant et sortant d’un air affairé, comme s’ils étaient chargés de l’exécution de mesures de la plus haute importance. À peine le nom du major Lincoln fut-il prononcé, qu’un aide-de-camp se présenta pour le conduire devant le gouverneur, avec une politesse et un empressement que plusieurs officiers, qui attendaient depuis plusieurs heures, trouvèrent jusqu’à un certain point injuste.

Cependant Lionel, sans faire attention à des murmures qu’il entendait à peine, suivit son conducteur, et fut introduit immédiatement dans un appartement où un conseil de guerre venait de terminer ses délibérations. Sur le seuil de la porte, il rencontra un officier supérieur qui partait en toute hâte, et dont la haute stature semblait un peu courbée par la préoccupation où il était plongé. Son front, que couvrait un voile sombre, s’éclaircit pourtant un instant pour rendre son salut au jeune major, qui s’était rangé pour le laisser passer. De jeunes militaires s’élancèrent sur les pas du général, et d’après le peu de mots qu’il entendit, Lionel reconnut qu’ils partaient pour le champ de bataille.

La salle était remplie d’officiers de haut rang, parmi lesquels se trouvaient quelques hommes qui, par leur costume, appartenaient aux emplois civils, et dont les figures allongées et l’air de mauvaise humeur annonçaient qu’ils faisaient partie de ces conseillers dont les pernicieux avis avaient hâté le mal que toute leur sagesse ne put jamais réparer. Gage était au milieu d’un petit cercle de ces dignes personnages, qui cachaient mal leur mortification.

Dès qu’il aperçut Lionel, il s’avança à sa rencontre avec l’air affable et sans prétention qui lui était naturel, tandis que la simplicité de son costume formait un contraste marqué avec la richesse des uniformes qui brillaient autour de lui.

— En quoi puis-je obliger le major Lincoln ? dit-il en lui prenant cordialement la main, comme s’il était bien aise d’être délivré des conseillers fâcheux qu’il avait quittés avec si peu de cérémonie.

— Je viens de voir passer le régiment de Wolfe qui se rendait au lieu de l’embarquement, et j’ai pris la liberté de me présenter auprès de Votre Excellence pour lui demander s’il ne serait point temps que le major de ce régiment reprît son service ?

Le général parut réfléchir un instant, puis répondit avec un Sourire bienveillant :

— Ce ne sera qu’une affaire d’avant-poste, qui doit être promptement terminée. Si j’accédais à la demande de tous les braves jeunes gens qui viennent m’offrir leur bras aujourd’hui, il pourrait en coûter la vie à quelques bons officiers, et l’enlèvement d’une misérable redoute serait acheté trop cher à ce prix.

— Me sera-t-il permis de vous faire observer que la famille Lincoln est de la province, et que c’est à elle de donner l’exemple dans cette occasion ?

— La loyauté des colonies est trop bien représentée ici pour que ce sacrifice soit nécessaire, répondit Gage en jetant les yeux d’un air d’indifférence sur le petit groupe de conseillers qui étaient restés rassemblés derrière lui ; mon conseil a décidé quels officiers seraient employés, et je regrette que le nom du major Lincoln n’y ait pas été compris, puisqu’il paraît le désirer ; mais une vie aussi précieuse que la sienne ne doit pas être exposée légèrement et sans nécessité.

Lionel s’inclina d’un air respectueux, et après avoir communiqué au général le peu de détails qu’il avait obtenus de Job Pray, il s’apprêtait à se retirer lorsqu’il se trouva près d’un autre officier supérieur qui sourit en voyant son air de désappointement, et qui le prenant par le bras, l’entraîna hors de la salle avec une familiarité et une aisance qui n’avaient rien d’affecté.

— Ainsi donc, Lincoln, vous voilà condamné, comme moi, à ne point vous battre aujourd’hui pour Sa Majesté, lui dit-il lorsqu’ils furent dans l’antichambre. Howe a l’honneur de l’expédition, si toutefois il y a de l’honneur à acquérir dans une affaire aussi vulgaire. Mais allons, accompagnez-moi sur Copp’s-Hill comme spectateur : puisqu’on nous refuse de jouer un rôle dans l’action, peut-être y trouverons-nous l’épisode d’un poëme burlesque, sinon d’un poëme épique.

— Pardonnez-moi, général Burgoyne, dit Lionel, si je vois la chose d’un air plus sérieux que vous.

— Ah ! j’oubliais que vous étiez avec Percy lors de la chasse de Lexington ! interrompit le général. Eh bien ! nous l’appellerons donc une tragédie, si cela vous convient mieux. Quant à moi, Lincoln, je suis las de ne voir que des rues tortueuses et des maisons lugubres, et, comme j’ai du goût pour la belle nature, j’aurais pris depuis longtemps ma volée pour aller visiter un peu les plaines désertes de ces paysans, si j’en avais eu le pouvoir aussi bien que le désir. Mais voici Clinton qui vient nous joindre ; il va nous accompagner à Copp’s-Hill, ou nous pourrons tous prendre une leçon excellente, en étudiant la manière dont le cher Howe va faire manœuvrer ses bataillons.

Un militaire de moyen âge les joignit dans ce moment. S’il n’avait point la grâce et l’aisance du général qui continuait à donner le bras à Lionel, il avait un air martial et intrépide qui contrastait avec l’extérieur doux et pacifique de Gage. Ils quittèrent alors ensemble la maison du gouverneur, pour aller se placer sur l’éminence dont il a déjà été si souvent question.

— Dès qu’ils entrèrent dans la rue, Burgoyne quitta le bras de son compagnon et marcha avec dignité à côté de l’autre général. Lionel profita avec plaisir de ce nouvel arrangement pour se tenir un peu en arrière de ses supérieurs, et il ne les suivit qu’à quelques pas de distance, afin d’observer les sentiments que manifestaient les Bostoniens, observations auxquelles les généraux ne croyaient pas devoir abaisser leur dignité. À toutes les fenêtres on voyait des femmes pâles et inquiètes avancer timidement la tête, tandis que les toits des maisons et les clochers des églises étaient couverts de spectateurs plus hardis et non moins curieux. Le bruit des tambours ne retentissait plus dans les rues, mais de temps en temps le son perçant d’un fifre se faisait entendre du côté de la mer, et annonçait les mouvements des troupes qui allaient passer sur l’autre péninsule. Mais ce ne fut que lorsque l’oreille fut accoutumée au fracas des décharges de l’artillerie, qui depuis le point du jour n’avaient point cessé d’ébranler la terre, qu’elle put distinguer ce qui, en comparaison, n’était qu’un faible murmure.

Lorsqu’ils descendirent dans la partie basse de la ville, ils la trouvèrent déserte et abandonnée. Les fenêtres étaient ouvertes, les portes n’étaient même pas fermées, tant avaient été rapides et irrésistibles les sensations qui avaient entraîné le peuple à chercher des positions plus favorables pour observer la lutte qui allait s’engager. Cette scène d’abandon et d’isolement, qui peignait si bien le vif intérêt qui était excité, produisit le même effet sur les deux généraux, et doublant le pas ils furent bientôt arrivés avec Lionel sur le sommet de la colline, d’où, planant au-dessus de tous les édifices, leurs regards s’étendaient librement sur tout l’horizon.

Le lieu de la scène se déroulait tout entier devant eux comme un tableau magique. Presque en face était le village de Charlestown, avec ses rues désertes et ses toits silencieux, semblable à l’enclos de la mort ; ou si quelques signes de vie animaient encore son enceinte, c’étaient les pas précipités de quelque habitant attardé qui traversait rapidement cette solitude pour quitter au plus vite un emplacement qui devenait dangereux. Au sud-est de la péninsule, et à la distance d’environ cinq cents toises, la terre était déjà couverte d’une quantité d’uniformes rouges, et les armes des soldats resplendissaient aux rayons du soleil. Entre deux, quoique dans le voisinage plus immédiat du village, se prolongeait la colline que nous avons déjà décrite, et qui, d’une plaine bordée par l’eau, s’élevait presque perpendiculairement jusqu’à la hauteur de cinquante ou soixante pieds. C’était sur le sommet de cette colline qu’avait été élevée la redoute qui causait tous ces grands mouvements.

Les prairies, sur la droite, étaient toujours riantes et paisibles comme dans les jours les plus tranquilles de la province, quoiqu’il semblât à l’imagination frappée de Lionel qu’un long voile de deuil s’était étendu tout à coup sur la campagne, afin que tout fût en harmonie avec la scène lugubre qui se préparait. Au loin sur la gauche, de l’autre côté du détroit de Charles, le camp des Américains avait vu partir tous ses soldats pour aller prendre position sur les collines, et toute la population du pays, jusqu’à plusieurs milles dans l’intérieur des terres, s’était rassemblée sur un seul point, pour être témoin d’une lutte de laquelle dépendaient les destinées de la province.

Au milieu du silence effrayant de la ville de Boston, Beacon-Hill s’élevait comme une pyramide imposante, sur laquelle on voyait des milliers de têtes tournées toutes vers l’endroit fatal, tandis qu’une foule d’autres spectateurs étaient suspendus aux cordages des vaisseaux, ou étaient montés sur des corniches, sur des coupoles ou des clochers, souvent même au péril de leur vie, tant l’intérêt qu’ils prenaient à ce spectacle absorbait tout autre sentiment ! Les vaisseaux de guerre étaient entrés fort avant dans ces bras de mer étroits qui formaient la péninsule, et envoyaient sans relâche leurs bordées meurtrières à travers le passage qui seul offrait des moyens de communication entre les braves Américains qui occupaient la colline, et leurs compatriotes éloignés. Tandis que les bataillons anglais débarquaient l’un après l’autre dans la plaine, des boulets lancés par les batteries de Copp’s-Hill et par les vaisseaux venaient frapper sur le glacis naturel qui entourait la redoute, ou, rasant le parapet, allaient s’ensevelir dans les flancs du rocher qui s’élevait à plus de cinquante toises par derrière, tandis que des bombes noires et fumantes semblaient rester quelque temps suspendues au-dessus de la colline comme si elles s’arrêtaient pour choisir l’endroit où elles devaient éclater.

Malgré ces préparatifs terribles et ces premières attaques qui avaient duré pendant tout le cours de cette longue matinée, les intrépides paysans ne s’étaient pas ralentis un seul instant dans leurs efforts pour se maintenir jusqu’à la dernière extrémité dans le poste qu’ils avaient osé prendre avec tant d’audace. En vain les Anglais épuisèrent tous les moyens pour les forcer à lâcher prise et à se retirer : les braves colons entendaient sans sourciller leurs boulets qui sifflaient sur leurs têtes, et n’en poussaient pas moins vivement les travaux. La pioche et la bêche ne restaient pas oisives, et malgré la canonnade, les paysans montraient le même sang-froid que s’ils se livraient à leurs occupations ordinaires. Ce n’était pas ce sang-froid du soldat, fruit de l’habitude et que l’âme la plus commune peut acquérir. Ignorant l’éclat des uniformes militaires, couverts des vêtements simples et grossiers de leur profession, n’ayant d’autres armes que celles qu’ils avaient détachées du manteau de leurs cheminées où elles étaient suspendues, sans même une bannière qu’ils pussent planter sur leur redoute, et dont la vue servit à les animer, ils étaient inébranlables à leur poste, soutenus seulement par la justice de leur cause, et par ces principes profondément enracinés dans leurs cœurs, qu’ils avaient reçus de leurs pères, et qu’ils voulaient soutenir dans cette journée pour les transmettre intacts à leurs enfants. On sut ensuite que leurs peines et leurs fatigues avaient été bien plus grandes encore qu’on n’avait d’abord pu se l’imaginer, et qu’ils étaient privés de ces aliments nécessaires à l’homme pour soutenir son courage même dans les moments de calme et de tranquillité, tandis que leurs ennemis, en attendant l’arrivée de tous leurs renforts, faisaient tranquillement un repas qui, pour un grand nombre d’entre eux, devait être le dernier.

Bientôt l’instant fatal parut approcher. Les barques en retard étaient arrivées amenant le reste des troupes. Des officiers couraient de régiment en régiment porter les derniers ordres de leur chef. Il s’opéra un mouvement général parmi les bataillons anglais, qui commencèrent à s’étendre le long de la côte, à couvert sous le penchant de la colline. Dans ce moment un corps d’Américains parut sur le sommet de Bunker-Hill, et descendant légèrement le long de la route, disparut dans les prairies à gauche de la redoute de leurs compatriotes. Ce détachement fut suivi de plusieurs autres qui traversèrent également le passage étroit, en bravant le feu de vaisseaux, et qui s’empressèrent aussi d’aller rejoindre leurs camarades au bas de la colline. Le général anglais se détermina aussitôt à prévenir l’arrivée de nouveaux renforts, et l’ordre impatiemment attendu de se préparer à l’attaque fut donné sur toute la ligne.