Littérature catholique

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Littérature Catholique.

HISTOIRE DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE,
PAR M. DE MONTALEMBERT.
LA DOULOUREUSE PASSION DE JÉSUS-CHRIST,
PAR LA SŒUR EMMERICH[1].

Je ne sais si notre temps sera aussi fondateur et créateur qu’on a pu, à certains momens, l’espérer sans trop d’invraisemblance. Mais à coup sûr (ce qui d’ailleurs n’est pas une incompatibilité avec la force de création) il est un temps de renaissance par l’étude et par l’entente intelligente de ce qui a précédé. M. Ampère, dans son cours d’ouverture du dernier mois, reprenant l’histoire des lettres en France à l’époque de Charlemagne, distinguait, avec cette vue lumineuse et ingénieuse qu’on lui connaît, trois renaissances, en quelque sorte graduelles : celle de Charlemagne, celle du xiie siècle, et celle enfin des xve et xvie qu’on est habitué à désigner particulièrement sous ce nom. On peut dire qu’après le règne plus régulier et composé des xviie et xviiie siècles, nous sommes revenus, retombés, à quelques égards, dans un état analogue à celui du xvie, pour la confusion, la multiplicité. Nous sommes une sorte d’époque de renaissance aussi, avec tout ce que cette situation entraîne, à ses retours, de mêlé, de diffus, de riche peut-être. Cette renaissance, qui n’a plus à s’appliquer à la lettre de l’antiquité, va au fond, à l’esprit des temps, remonte plus haut que la Grèce, ne s’arrête plus à la décadence de Rome : en particulier, elle a pour objet le moyen-âge, toute cette époque dont l’oubli et le rejet avaient été une condition de la renaissance aux xve et xvie siècles. Nous voilà donc embrassant, par l’esprit et par l’étude, toute la série des âges qui ont précédé, nous faisant miroir le plus étendu et le plus varié qu’il est possible, reproduisant chaque chose à sa manière et à la nôtre ; une époque alexandrine et trajane au complet ; une espèce de musée de Versailles où tout a place, depuis les groupes mythologiques d’Apollon et de Latone jusqu’au bon maréchal de Champagne et à Boucicault ; une renaissance, encore un coup, par tous les points et sur tous les bords.

Et ceci ne laisse pas d’être une originalité qui aurait bien son prix, et qu’il ne faudrait pas trop mépriser, à défaut d’autres. Je me figure quelquefois le jeune siècle comme un aventureux jeune homme qui s’est mis en route de bonne heure pour faire son tour du monde, pour y bâtir un temple de Delphes ou une cathédrale de Reims incomparables. Seulement il veut choisir l’emplacement le plus beau ; il veut tout voir auparavant, afin, plus tard, de tout surpasser. Il va donc, regarde, apprend, étudie, fait des plans de temple et les défait, et marque, le long du chemin, tous les marbres les plus précieux qui lui doivent servir. Hélas ! le temps se passe, des difficultés surviennent, des troubles à l’intérieur du pays ; et puis, la diffusion de l’esprit nuit à l’œuvre, la science opprime un peu le nerf de l’art. Bref, le jeune siècle, déjà un peu vieilli, s’en revient, rapportant… quoi ? des échantillons de tous ces beaux marbres qu’il a vus, des plans, des fac-simile de toutes ces belles cathédrales qu’il voulait surpasser, et il forme un cabinet de dessins parfaits, de reliefs d’ivoire, ou encore un cabinet de minéralogie, d’où il résulte aussi toutes sortes de lumières. Eh bien ! n’y a-t-il pas là un trésor, ce trésor même de la fable de La Fontaine, que recommandait le père mourant à ses fils ? Le trésor, c’est que le champ ait été en tous sens labouré. Mais il y a plus. M. Cousin a très bien remarqué, dans sa préface du Sic et non, que le propre de la renaissance du xiie siècle avait été, pour la philosophie, d’être excitée déjà suffisamment, et non opprimée encore, comme le xvie par l’antiquité. Cela eut lieu aussi pour l’art chez Dante. Laissant aux futurs génies de nos temps le souci de se tirer à leur tour, par un coup d’aile sublime, de tant d’études croissantes et de tout ce fardeau du passé, et en prenant les choses comme elles se présentent aujourd’hui, notons déjà le bienfait. Ce n’est pas une étude morte et purement savante, que celle à laquelle notre époque s’est vouée. Elle a de toutes choses l’étude colorée et vivifiée, l’intelligence et l’amour. Elle l’a d’elle-même d’abord ; car, comme elle n’omet rien dans son regard, elle ne saurait s’omettre, elle aussi, la première, dans cette analyse et cet amour. Elle est donc lyrique, non plus primitivement lyrique comme Alcman et Alcée ; mais avec réflexion, comme René, Byron, Lamartine. Et puis elle est essentiellement historique, soit comme Walter Scott dans l’art encore, soit comme tant d’historiens que chacun nomme, dans l’histoire pure et sévère. Ainsi, poésie lyrique personnelle et esprit des temps ! À travers toute la bagarre de fabrique littéraire qui, par momens, rompt la vue ; au milieu de toute cette boue fréquente, hideuse, qui nous éclabousse les pieds, et que l’avenir, j’espère, ne verra pas, voilà des signes originaux qui distingueront peut-être assez noblement ce siècle, si préoccupé entre tous de son ambitieuse destinée.

L’Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, par M. de Montalembert, provoque bien naturellement ces considérations : c’est une légende exacte de sainteté, une pièce d’onction et d’art du moyen-âge, écrite en toute science et bonne foi par un homme de nos jours. Au commencement du siècle, l’art allemand du moyen-âge fut en quelque sorte découvert, éclairé, restitué, grâce à de beaux travaux d’archéologie auxquels les frères Boisserée de Cologne attachèrent leur nom. L’école catholique allemande se fonda successivement dans la philosophie, la poésie, la peinture. Stolberg, Frédéric Schlegel, Novalis, Gœrrès, Brentano, Overbeck, etc., etc., forment déjà une chaîne assez complète et brillante. Munich est devenu le principal centre de cette influence. M. de Montalembert s’y rapporte par cette œuvre. Très jeune, plein de foi, d’abord un des collaborateurs de l’Avenir, et disciple de M. de La Mennais, après s’être dévoué avec noblesse, puis s’être séparé avec simplicité, il alla passer deux ans de réflexion, de douleur et d’étude en Allemagne. Il faut, dans son introduction, l’entendre raconter lui-même comment, en arrivant à Marbourg, il vit l’église gothique dédiée à sainte Élisabeth, l’admira, s’enquit de la sainte, s’éprit envers elle de tendresse pieuse, et résolut d’écrire sa vie. Ainsi, Guido Gœrrès a écrit la vie de Jeanne d’Arc. Le souvenir d’une sœur de ce nom d’Élisabeth, morte à quinze ans, s’y mêla par une religion touchante. Dès ce moment, études, voyages sur les traces de la sainte, manuscrits à consulter, renseignemens et traditions populaires à recueillir, l’auteur fervent ne négligea rien ; il embrassa cette chère mémoire ; il se fit le desservant, après des âges, de cette gloire séraphique oubliée. Il voulut en elle relever aux regards l’exemple adorable de ces figures accomplies du xiiie siècle, grandes et humbles, et la placer dans une perspective heureuse entre saint François d’Assise et saint Louis. Il suffit de jeter les yeux sur le magnifique volume, sur le luxe typographique et l’étendue des pages, sur les dessins qu’il renferme, pour voir que l’intention de l’auteur a été complète, qu’il n’a rien ménagé à son offrande, et qu’il a voulu que le beau, en cette image, ne fut pas séparable du saint.

L’ouvrage s’ouvre par une introduction majestueuse sur le xiiie siècle, apogée du développement catholique : avant d’en venir à étudier et à démontrer la chapelle et la châsse de la sainte, le pèlerin croyant s’arrête devant l’Église tout entière pour la contempler. Ce tableau a de la grandeur et de la solennité en ce qui regarde les figures d’Innocent III, de Grégoire IX et de l’empereur Frédéric II ; il a de la beauté et de la grâce en ce qui touche saint Louis, saint François d’Assise, le culte de la Vierge alors dans toute sa fleur, les épopées chevaleresques et religieuses dans leur premier et chaste épanouissement. Pourtant, je ne me permettrai ni de l’accepter ni de le contredire sous le point de vue de la vérité historique. Pour le contredire, il faudrait avoir étudié de très près et aux sources, seule manière en pareil cas d’avoir conviction et de se sentir autorité. Bien des opinions considérables sont différentes de celles de l’auteur sur l’aspect de ces guerres entre le sacerdoce et l’empire, entre Simon de Montfort et les Albigeois. Son opinion, à lui, est dominée et, en quelque sorte, donnée par sa croyance. L’étude, qui vient à l’appui, a pu vérifier pour lui cette opinion, mais elle n’a pas contribué seule à la faire naître. C’est un inconvénient dans la science de l’histoire. J’aimerais assez, si c’était possible, qu’on fît pour l’étude de l’histoire ce que Descartes a tenté de faire pour l’étude de soi-même, table rase de ses opinions antérieures. L’effort seul, fut-il incomplet, deviendrait une garantie de prudence. Mais l’esprit, je le sais, qu’une foi absolue possède, mourrait plutôt que de s’en laisser un instant séparer. Au reste, dans une introduction comme celle-ci, l’inconvénient n’existe pas : ces tableaux généraux ont besoin d’une perspective ; celle que l’auteur trouvait tout naturellement tracée et éclairée par sa foi, était la plus magnifique qu’il pût offrir.

En commençant l’histoire de sa chère sainte, comme il dit, M. de Montalembert s’est fait écrivain légendaire, et, durant tout le cours du récit, il est resté fidèle à ce rôle qu’il n’interrompt que rarement par des retours sur nos temps mauvais, retours inspirés toujours de l’onction et des larmes du passé, ou ranimés d’une espérance immortelle. Dans l’histoire de cette sainte, morte à vingt-quatre ans, fille de rois, mariée enfant au jeune landgrave de Thuringe et de Hesse qu’elle appelle jusqu’au bout du nom de frère, et qui la nomme sœur, bientôt veuve par la mort de l’époux parti à la croisade, persécutée, chassée par ses beaux-frères, puis retirée à Marbourg au sein de l’oraison, de l’aumône, et mourant sous l’habit de saint François ; dans cette histoire si fidèlement rassemblée et réédifiée, ce qui brille, comme l’a remarqué l’auteur, c’est surtout la pureté matinale, la virginité de sentiment, la pudeur dans le mariage, toutes les puissances de la foi et de la charité dans la frêle jeunesse. Comme les anges toujours jeunes de visage, cette sainte nous apparaît toujours adolescente. Ces qualités, que l’auteur croit retrouver exprimées jusque dans les formes de l’église dédiée à sainte Élisabeth, il les a lui-même portées dans son récit. Malgré la difficulté d’être vraiment naïf, en sachant si bien ce qu’on veut et ce qu’on fait, il a laissé échapper sur toutes les pages la candeur que sa piété n’a pas perdue, la facilité à l’enthousiasme, le bonheur d’admirer, d’adorer, la docilité, l’élancement, la simplicité de cœur, toutes ces belles qualités du disciple et du jeune homme, si rares de nos jours à rencontrer, si perverties le plus souvent et si exploitées là où elles essaient de naître. Aussi, dès qu’on y entre soi-même avec quelque simplicité, ce long et lent récit prend un grand charme. On assiste à tous ces détails de l’enfance et des fiançailles de la jeune Élisabeth, à ses ruses innocentes parmi ses compagnes pour se mortifier à leur insu et prier, à ses premières joies si courtes et qu’on sent qui vont s’évanouir : « Ainsi Dieu, dit l’auteur, donne à sa créature cette rosée matinale, pour qu’elle sache résister ensuite au poids et à la chaleur du jour. » — « Élisabeth, raconte-t-il plus tard en un endroit, aimait à porter elle-même aux pauvres, à la dérobée, non-seulement l’argent, mais encore les vivres et les autres objets qu’elle leur destinait. Elle cheminait, ainsi chargée, par les sentiers escarpés et détournés qui conduisaient de son château à la ville et aux chaumières des vallées voisines. Un jour qu’elle descendait, accompagnée d’une de ses suivantes favorites, par un petit sentier très rude que l’on montre encore, portant dans les pans de son manteau du pain, de la viande, des œufs et d’autres mets pour les distribuer aux pauvres, elle se trouva tout à coup en face de son mari qui revenait de la chasse. Étonné de la voir ainsi ployant sous le poids de son fardeau, il lui dit : « Voyons ce que vous portez ; » et en même temps ouvrit, malgré elle, le manteau qu’elle serrait, tout effrayée, contre sa poitrine ; mais il n’y avait plus que des roses blanches et rouges, les plus belles qu’il eût vues de sa vie ; cela le surprit d’autant plus que ce n’était plus la saison des fleurs. Voyant le trouble d’Élisabeth, il voulut la rassurer par ses caresses, mais s’arrêta tout à coup en voyant apparaître sur sa tête une image lumineuse en forme de crucifix. Il lui dit alors de continuer son chemin sans s’inquiéter de lui, et remonta lui-même à la Wartbourg, en méditant avec recueillement sur ce que Dieu faisait d’elle, et emportant avec lui une de ces roses merveilleuses qu’il garda toute sa vie. » Ce miracle des roses rend avec suavité le parfum que l’ensemble du livre exhale.

L’auteur d’ordinaire termine ses chapitres par quelque invocation élevée, quelque réflexion affectueuse, sur le don des larmes qu’on avait en ces temps, et qui semble de jour en jour tarir, sur les mariages chrétiens à la fois si passionnés et si chastes, et dont celui d’Élisabeth et du landgrave est comme un type accompli ; sur ce que le souvenir de Luther, au château même de la Wartbourg, a détrôné celui de l’humble Élisabeth, dont le nom toutefois est resté à une fleur des champs. Ces fins de chapitres sont charmantes d’accent et comme harmonieuses, relevées d’une poésie toujours née du cœur.

Pourtant, en avançant dans la vie, même dans une vie qui doit se clore à vingt-quatre ans, la lutte devient plus sombre, les grâces du début se décolorent, le mal qu’il faut combattre apparaît et fait tache sur les devans du tableau. Élisabeth, après la mort de son époux, est chassée, persécutée, honnie. Il faut bien se figurer ceci pour être dans le vrai de la réalité historique : de tout temps, les facultés diverses de l’esprit humain ont été représentées au complet, bien qu’en des proportions variables, et de même que, dans les plus saintes ames, il y a des momens d’éclipse, de doute, d’angoisse, enfin des combats, de même dans les siècles réputés les plus orthodoxes, le gros bon sens ou la moquerie ont eu leur voix, leurs échos, pour protester contre ce qui semblait une folie sainte. Élisabeth l’éprouva au xiiie siècle, tout comme au xviie, la mère Angélique, quand elle révolta le monde et sa famille par la réforme de son couvent. Ce que les lecteurs mondains diraient de nos jours en lisant le détail des mortifications et de certains excès, un grand nombre des contemporains des personnages le disaient également et presque par les mêmes termes. La meilleure réponse à faire à ces objections dont quelques-unes, il faut l’avouer, n’évitent pas de s’offrir trop naturellement à l’esprit non encore régénéré, c’est qu’avec ces bonnes raisons on n’arriverait jamais à la charité dont les miracles s’enfantent, au contraire, dans cette route escarpée qui, pour ainsi dire, offense. Il y a d’affreux détails dans ce que l’auteur raconte de la charité d’Élisabeth, notamment lorsqu’elle boit cette eau (page 213), pour se punir d’un dégoût. On rencontre de pareils détails dans la vie de presque tous les saints. Moi-même, dans un exemple assez rapproché je trouve que, quand la jeune Angélique entreprit sa réforme à Port-Royal, elle commença par rejeter le linge conformément à la règle, et par garder jour et nuit des vêtemens de laine qui eurent bientôt mille inconvéniens. Mais souvenons-nous que Volney, qui place si haut la propreté dans l’échelle des vertus, était aisément le plus sec et le plus égoïste des hommes. Si pourtant je n’avais affaire chez M. de Montalembert qu’à l’artiste, j’eusse désiré dans son tableau quelque omission sur ces points, ou du moins quelque ombre. Un poète a dit :


La Charité fervente est une mère pure
(Raphaël quelque part sous ces traits la figure) ;
Son œil regarde au loin, et les enfans venus

Contre elle de tous points se pressent froids et nus.
Un de ses bras les tient, l’autre bras en implore ;
Elle en cache à son sein, et son œil cherche encore.
Quelques-uns, par derrière, atteignant à ses plis,
Et sentis seulement, sont déjà recueillis.
Jamais, jamais assez, ô sainte Hospitalière !
Mais ce que Raphaël en sa noble manière
Ne dit pas, c’est qu’au cœur elle a souvent son mal
Elle aussi, — quelque plaie à l’aiguillon fatal ;
Pourtant, comme à l’insu de la douleur qui creuse,
Chaque orphelin qui vient enlève l’ame heureuse !


Mais cet ulcère que la Charité a quelquefois au sein et que Raphaël n’indique pas, il suffit d’avertir qu’il existe sans qu’il faille pourtant le faire toucher. J’en dirai autant du chapitre de maître Conrad et du détail de ses duretés révoltantes. Ce vilain côté me rappelle le bourreau qui, durant ce noble combat des poètes à la Wartbourg, se tenait, corde en main, pour pendre, séance tenante, le chantre vaincu. L’auteur, s’il n’était qu’artiste, s’il n’avait traité que poétiquement son sujet, aurait pu indiquer plus brièvement ce rôle de maître Conrad, et l’effet céleste du visage et de l’attitude de la sainte, devant nos yeux mortels, y aurait gagné. Mais l’ame, à la fin de ce chapitre, est du moins abondamment rafraîchie et satisfaite par ce baiser d’union que la reine Blanche, la mère de saint Louis, donne à sainte Élisabeth sur le front du jeune fils de celle-ci, qui lui était présenté. La mort de la sainte et ces anges sous forme d’oiseaux qui lui chantent sa délivrance, la canonisation et ses splendeurs, et ses sereins et magnifiques tonnerres, achèvent divinement et glorifient le récit de tant de souffrances, de tant d’humbles vertus. Les reliques de sainte Élisabeth sont dispersées à l’époque de la Réforme, et sa chapelle reste sans honneur ; mais son cœur, déposé à Cambrai, va y attendre celui de Fénelon.

Le style de ce livre est grave, nombreux, élevé, élégant ; il prend, par momens, avec bonheur, les accens de l’hymne. J’y relève à peine quelques incorrections, quelques locutions impropres qui font tache légère. Ainsi, dans ce style de couleur exacte et simple, le château de la Wartbourg ne devrait jamais être désigné, ce me semble, comme le centre du mouvement politique et administratif du pays : je n’aime pas non plus voir sainte Élisabeth jeter les bases de la vénération dont ces beaux lieux sont entourés. Je remarque, page 172, deux elle qui, ne se rapportant pas à la même personne, font amphibologie ; page 190, dans une note, deux son rapprochés qui ne se rapportent pas au même objet, et dont l’un est improprement employé. C’est ainsi encore qu’à la page 256 une faute de ce genre se reproduit : « Cette mère dénaturée, au lieu d’être touchée de tant de générosité, ne songea qu’à spéculer sur sa prolongation… » Le soin que je mets à signaler en détail ces points inexacts, montre combien ils sont peu nombreux ; mais il importe qu’il n’y en ait pas trace dans un si beau et si pur talent d’écrivain.

Un sentiment supérieur à l’idée de louange, et qui se formait en moi à cette lecture, est le respect qu’inspirent de semblables travaux pour la jeune vie, d’ailleurs si ornée, qui s’y consacre avec ardeur. De tels écrits, qui ne sont pas seulement des œuvres d’étude et d’érudition poétique, mais des prières et des actes de piété, portent avec eux leur récompense. L’auteur, nous dit-on, a déjà trouvé la sienne. Pour couronne de ce livre qu’il dédiait à la mémoire de sa sœur, il a rencontré dans un mariage chrétien, par une découverte aussi imprévue que touchante, une noble fleur issue de la tige même d’Élisabeth.

Ce n’est presque pas sortir de ce sujet que d’y joindre quelques mots sur un livre extraordinaire, publié en Allemagne par un poète catholique, M. Clément Brentano, et traduit chez nous par un homme de la même foi et d’un talent bien connu, M. de Cazalès. Les visions de la sœur Emmerich sur la passion de Jésus-Christ semblent, à la lettre, un fragment détaché d’une légende du moyen-âge. Il arrivait fréquemment, en ce temps, que des personnes pieuses, exaltées par l’oraison, par le jeûne, eussent des visions, des communications suivies avec la Vierge ou les saints. Ainsi sainte Élisabeth, dont nous venons de parler, avait, au dire de son biographe, des conversations régulières avec saint Jean l’évangéliste et avec la Vierge, et elle en rendait au réveil un compte exact, qu’on a pu noter. Mais c’était le drame de la passion, dans toutes ses circonstances, qui devenait particulièrement l’objet de ces préoccupations mentales, de ces représentations intérieures, indépendamment de toute explication surnaturelle, il y a ici un grand fait psychologique à remarquer : la singulière et puissante faculté dramatique que nous possédons tous en dormant, même quand, durant la veille, nous en serions fort dénués. Combien de fois, en rêve, une personne se présente, cause avec nous, trouve ses expressions à merveille comme une ame distincte de nous, nous étonne par ce qu’elle dit, nous apprend souvent un secret graduellement, et nous qui écoutons, nous passons par toutes les alternatives d’attente et de surprise, comme si cela ne s’agitait pas en notre esprit et par notre esprit, auteur du drame !…

C’est cette faculté, chez nous en jeu dans le moindre rêve, qui, chez les saintes du moyen-âge (Brigitte, Élisabeth, etc., etc.), se dirigeant tout-à-fait sur la passion de Jésus-Christ, et peut-être éclairée alors de faveurs singulières, amenait tant de tableaux exacts, vivans, qui la reproduisaient dans des détails infinis.

La sœur Emmerich, née dans l’évêché de Munster en 1774, morte au couvent d’Agnetenberg, à Dulmen, en 1824, est la dernière des saintes ames mystiques qui jouirent de tels spectacles. Fille de paysans, sans éducation, elle ne pouvait composer ses tableaux de mémoire ; sa bonne foi d’ailleurs, sa simplicité parfaite, sa piété ardente, sont attestées par les hommes les plus éclairés qui la visitèrent. Un poète connu, M. Clément Brentano, venu là comme curieux, y est resté comme croyant, et a passé des années à recueillir, presque sous la dictée de l’humble fille, les paroles et descriptions en bas-allemand, qui ne tarissaient pas sur ses lèvres. Un tel livre ne s’analyse point. Depuis la dernière cène de Jésus-Christ avec ses disciples jusqu’après la résurrection, toute la série des évènemens de l’évangile s’y trouve développée, variée, illustrée, comme par un témoin oculaire, dans un minutieux et touchant détail de conversation, de localité, de costume. En un mot, c’est à la fois, pour les chrétiens, un admirable exemple de la persistance d’une faculté sainte et d’un don qui semblait retiré au monde ; pour les philosophes un objet d’étonnement sérieux et d’étude sur l’abîme sans cesse rouvert de l’esprit humain ; pour les érudits, la matière la plus riche et la plus complète d’un mystère, comme on les jouait au moyen-âge ; pour les poètes et artistes enfin, une suite de cartons retrouvés d’une Passion, selon quelque bon frère antérieur à Raphaël.


Sainte-Beuve.
  1. Librairie de Debécourt, rue des Saints-Pères, 69.