Littératures étrangères - Les Lettres de Swinburne

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Littératures étrangères - Les Lettres de Swinburne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 890-901).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LES LETTRES DE SWINBURNE[1]

Le 30 mai 1871, Victor Hugo, à la suite d’incidents rapportés tout au long dans Actes et paroles, était expulsé de Belgique. Aussitôt, un poète anglais, fanatique de ses œuvres, parlait d’organiser une manifestation. Il écrivait, le 2 juin, à deux de ses amis : « Si Victor Hugo vient à Londres, par suite de l’acte inqualifiable du gouvernement belge, qui lui a refusé asile, — (c’était d’ailleurs un pur roman), — il faut absolument lui faire une réception où se réuniraient tous ceux qui admirent en lui, dans cette affaire, la religion intransigeante de la conscience humaine et qui reconnaissent en même temps, dans cet homme de devoir, le plus grand poète du siècle… Ce serait un hommage et une protestation. Et cette cérémonie ferait rejaillir sur ses membres un honneur qu’elle ne peut se flatter de faire, il va sans dire, au plus illustre des hommes vivants. » La réception n’eut pas lieu. Victor Hugo ne vint pas à Londres, il alla en Luxembourg. Et c’est seulement onze ans après, en 1882, lors de la fameuse reprise du drame le Roi s’amuse, que le poète anglais, quadragénaire et déjà sourd, eut le bonheur d’approcher son dieu, pour la première et la dernière fois de sa vie.

Les lignes que je viens de traduire ne sont pas le seul passage des Lettres de Swinburne, récemment publiées par M. Edmund Gosse, où il soit question de celui en qui le poète d’Atalante ne cessa de voir jusqu’à sa mort le plus grand de tous les hommes. Et rien n’est plus intéressant pour le lecteur français que les témoignages nouveaux que nous apportent ces deux volumes sur les rapports de Swinburne avec les écrivains et les poètes de notre pays. Sans doute, rien de tout cela n’est entièrement inédit. Dès la mort de Swinburne, au mois d’avril 1909, le regretté Octave du Barral réunissait dans un article des extraits des sept ou huit pièces que le poète, dans sa vie, a consacrées à son idole, sans parler de l’étude où il déclare l’admirer, à son tour, « comme une brute. » On connaît ses exquises traductions de Villon et les subtiles romances françaises de Chastelard[2]. Les lecteurs du Tombeau de Théophile Gautier n’ont pas oublié ses beaux vers « au plus lumineux des poètes, » et j’imagine que M. Henri de Régnier, fidèle à la mémoire de Stéphane Mallarmé, se souvient avec émotion du précieux Nocturne que Swinburne inséra dans le troisième numéro de la République des Lettres. Un écrivain italien, Mme Alice Gomberti, rappelait naguère dans la Nuova Antologia quelle place tient Mazzini dans la poésie de Swinburne. Il y aurait une étude semblable, et peut-être plus féconde, à faire sur ses relations avec la France. On en trouvera les éléments dans le recueil que vient de nous donner la piété de M. Edmund Gosse. Je crois qu’il serait aisé d’y ajouter encore.

Il y a malheureusement un point sur lequel toute recherche sera désormais inutile. De tous les poètes de son temps, nul n’a exercé sur Swinburne une action comparable à celle de l’auteur des Fleurs du mal. Ce qu’il y a au monde de plus « baudelairien, » ce sont certains morceaux des Poèmes et Ballades, la magnifique Laus Veneris, Faustine, Félise, le Jardin de Proserpine et surtout Dolorès, « Notre-Dame de Douleur, » « fille de Priape et de la mort, » — le plus profond des hymnes à la volupté et au néant, la perle notre de la poésie. On sait du reste quel scandale ce livre admirable et impie souleva dans le siècle bourgeois de Victoria : une bataille d’Hernani, la plus belle tempête littéraire qu’ait jamais provoquée l’apparition de Satan dans la « théière anglaise. » Mais quelles furent les relations personnelles des deux poètes ? Baudelaire n’écrivit qu’une fois, avec beaucoup de retard, en réponse à l’article enthousiaste de Swinburne sur les Fleurs du mal. La lettre ne parvint jamais à son adresse. Elle fut retrouvée naguère, toute cachetée, sans que jamais Swinburne ait lu les remerciements émus du grand poète maudit, auquel il avait dédié, à la nouvelle de sa mort, la somptueuse élégie Ave atque Vale.

C’est que Swinburne, en effet, pas plus que Baudelaire, n’est un de ces écrivains qui se révèlent dans leurs lettres. Causeurs éblouissants, ils sont également paresseux pour écrire. Swinburne se plaint, en outre, d’une infirmité musculaire qui lui rendait pénible l’action physique de tenir une plume. Cela explique qu’on possède un si petit nombre de ses lettres. M. Edmund Gosse, avec l’aide de M. J. Wise, le célèbre collectionneur de manuscrits, en a réuni moins de deux cents pour un espace d’un demi-siècle, et encore la plupart ne sont que des billets insignifiants. On n’a pas retrouvé les lettres à Mazzini. Une seule lettre à Burne-Jones, une autre adressée à Ruskin, quelques mots à William Morris et à Michaël Rossetti, voilà tout ce qui subsiste de ses relations avec le fameux groupe des Préraphaélites.

Une lacune plus étrange encore, c’est l’absence presque complète, dans ces lettres de poète, de la note féminine. Nous n’avons pas les lettres du jeune homme à sa mère. Une seule femme, dans ces deux volumes, apparaît à demi et comme de profil, permettant par bonheur d’entrevoir un chapitre secret de la jeunesse du poète. Lady Pauline Trevelyan fut peut-être, à vrai dire, l’unique roman de sa vie. Quelle fut au juste la nature de son sentiment envers celle qu’il appelait son bon ange et sa « seconde mère ? » Voisine de campagne des Swinburne, mariée au savant géologue Trevelyan, et de quelques années plus âgée que le poète, elle avait pris sur cette âme ardente un pouvoir bienfaisant ; elle mourut jeune, trop tôt pour lui, et ce fut pour Swinburne une perte sensible. Les cinq ou six lettres qui nous restent de toutes celles qu’il lui adressa sont d’un enjouement délicat dans leur demi-sérieux mêlé de badinage. Avec infiniment de tact, elle savait ménager cet esprit violent ; elle donnait des conseils, qui n’étaient pas toujours suivis ; mais il subsistait de ce contact avec une femme distinguée une influence purifiante. Elle empêcha sans doute le poète de déchoir, lui fit honte de ses excès, le sauva de la bohème.

Ici, nous sommes un peu réduits aux conjectures. Nous surprenons bien çà et là quelques allusions de Swinburne à d’anciennes lettres compromettantes, à des « gamineries » et « folies regrettables, » écrites dans des moments « de fantaisie burlesque » et de « verve rabelaisienne, » mais qui ne tirent pas à conséquence « en petit comité, » entre amis qui ont le mot pour rire et qui « entendent la plaisanterie. » Il parait que ces dangereux papiers ont circulé indiscrètement hors du cercle des initiés. Mais on ne nous donne qu’une correspondance expurgée, réduite aux personnages avouables et aux membres de la Chambre des Lords ; ce n’est pas à ce livre qu’il faudra demander l’histoire du cœur du poète et de sa vie sentimentale. N’essayons donc pas de savoir quelles sont les « inconnues » des Poèmes et Ballades, la coquette Félise, ni l’impériale Faustine, ni l’ambiguë Fragoletta, ni l’enfant dont le poète voulut faire sa femme et dont le refus inspira la sublime Ode au Temps, ni la maîtresse dont les baisers « n’avaient plus aujourd’hui le goût de ceux d’hier, » et qu’évoque la pièce cruelle intitulée : Séparation.

A la vérité, on soupçonne que nous perdons peu à cette ignorance. Je ne vois pas dans la vie de Swinburne une Laure ou une Elvire. On ne devine que trop à quelles sources affreuses le magicien demandait l’excitation de sa sensibilité. Vais-je attacher trop d’importance à des « enfantillages ? » Mais pourquoi, dans ses lettres, tant parler de Justine et du marquis de Sade ? Faisons la part de la jactance et du mauvais goût juvéniles. Il reste que tout cela est assez inquiétant. On se rappelle l’impression que Swinburne fît à Maupassant, qui le rencontra à Etretat en 1869. Ce petit être frénétique, agité, gracieux, surnaturel, extravagant, avec son ardente crinière rousse, tant de fois prise pour modèle par Dante Rossetti, — un paquet de nerfs surmonté par un paquet de flammes, — cause visiblement à l’écrivain français une sensation de malaise. Il avait déjà (à vingt-huit ans) des crises d’épilepsie. Le poète habitait chez son ami Powell. Il y avait sur les tables des bibelots macabres, la main d’un parricide ; un macaque, au milieu de ce capharnaüm, faisait des cabrioles. Les deux Anglais firent goûter à leur hôte du rôti de singe. On imagine ce que devient ce genre de curiosités, une fois transportées dans le domaine érotique, et jusqu’où pouvait aller, chez ce « fou de Swinburne, » la manie de l’inouï, de l’excessif et du pervers.

Mais sur tout cela, décidément, la correspondance du poète, telle qu’on nous la met sous les yeux, ne jette que des lueurs obliques, à compléter par ses splendides et ténébreux poèmes. Swinburne n’est pas un auteur à confessions. Lui-même nous avertit qu’il n’a pas d’autre histoire que celle de ses livres. Une seule fois, il lui est arrivé de se départir de son silence et de se raconter avec quelque détail, dans une lettre assez longue adressée à Edward Stedman, le banquier-poète américain, aussi médiocre poète que malheureux banquier, qui lui avait demandé des notes biographiques. Cette lettre était déjà connue. Tous les renseignements que Swinburne y donne sur sa famille ne sont pas d’une rigoureuse exactitude. Elle n’en demeure pas moins le document le plus important que nous ayons sur sa personne et sur ses origines morales. Elle serait à traduire et à commenter tout entière.


Nous sommes, dit le poète, une famille de Jacobites et de catholiques, un tas de rebelles et de proscrits qui, dans toutes les insurrections jusqu’à l’époque de Charles Edouard, ont donné leur sang comme de l’eau claire et leurs terres comme de la poussière pour la cause des Stuarts… Mon grand-père, sir John Swinburne, — un homme dont la vie mériterait beaucoup mieux d’être écrite que la mienne, — fils d’un père naturalisé français et d’une Polignac (drôle d’hérédité pour moi ! ), naquit en France et y vécut jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans… Je pense que son catholicisme ne gênait pas beaucoup un contemporain de Voltaire, ami de Mirabeau ; en tout cas, il le jeta promptement aux orties pour entrer dans la politique. C’était naturellement un ultra-libéral, en même temps que le plus enragé cavalier et le plus fin amateur du siècle… Il risqua vingt fois la potence pour haute trahison… On disait de lui que ce qu’il y avait de plus fou dans le pays, c’était son cheval et lui ; et le plus fou des deux n’était pas le cheval, du moins ce n’était pas le plus dur à tuer : car un jour, à la chasse, s’étant fait sauter l’œil droit avec un bon morceau de crâne, il en fut quitte pour se faire trépaner et n’en vit pas moins les enfants de ses enfants, — et toute une collection, encore ! — jusqu’à ce que, ayant atteint en force et en santé l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il mourut doucement d’une petite maladie de huit jours.

C’était un vieillard délicieux ; il a été exquis pour moi dans mon enfance et mon adolescence. Il avait l’air d’un vieux gentilhomme français… Il a eu toute sa tête jusqu’à sa dernière minute. Une de ses aïeules, une Swinburne, eut trente enfants du même lit : les gens se bousculaient autour de son carrosse pour voir ce phénomène. Vous m’accorderez qu’une telle race, si elle se mêle un jour de produire un poète, il serait bien surprenant que ce fût un poète de cantiques et d’églogues de salon, à l’usage des pasteurs et des jeunes demoiselles.


Ce trait explique bien des choses et va assez avant dans l’âme de l’auteur. Quand on date d’avant la Conquête, qu’on a dans sa famille les titres d’une pairie qu’on a laissée prescrire depuis le XIVe siècle, ce n’est pas pour penser et pour se conduire comme tout le monde ; on est d’une autre race que celle de ces Prudhommes, fils de l’« âge du bœuf domestique. » Le vieux sang révolté, le sang du grand-père voltairien et casse-cou, ami de Mirabeau, court et galope toujours dans les veines du petit-fils. Cet archi-aristocrate sera républicain. La morale commune et l’opinion bourgeoise ne sont pas faites pour lui. Vous ne voudriez pas, quand un pareil homme prend la peine d’écrire des vers, que ce fussent des berquinades ou des « idylles du prince consort, » comme il appelle railleusement les Idylles du roi de Tennyson, avec leurs Guinevères peintes par Winterhalter. Il sera mécréant, immoraliste, athée ; il sera contempteur des rois et ennemi des lois, applaudira aux barricades, exaltera les insurgés. Il aura des vices de sadique et des idées de sans-culotte. Il proclamera le « devoir sacré » du régicide. Manières de grand seigneur qui a un vieux compte à régler avec la société.

Du reste, ce nihiliste est furieusement rétrograde. Il a horreur des Parlements, le mot de progrès le fait bondir. L’idée d’égalité lui soulève le cœur. C’est lui qui, dans un banquet, invité à parler au nom de la Presse, s’écrie en trépignant : « La liberté de la presse est une chose infâme… une chose monstrueuse… une chose bête ! » Et il se rassit au milieu de la consternation générale. Tel est le seul discours qu’il ait prononcé de sa vie. C’est toujours lui, champion de la liberté des peuples, qui vouait à Gladstone une haine furibonde pour avoir eu l’audace de parler du Home-Rule, et qui, lors de la guerre des Boers, éclatait contre l’ « ennemi » en invectives féroces. Il a le tempérament batailleur et impérialiste. En réalité, quoi qu’il fasse, il est l’héritier de quinze générations de ces hobereaux des borders, des marches de l’Ecosse, qui menaient une vie turbulente à l’écart du pouvoir central, au bord d’une mer sauvage comme eux, sur les côtes déchiquetées, les bruyères et les roches en désordre du Northumberland. Il se flatte d’en avoir conservé l’énergie : et que ce soit dans un corps si menu et de charpente délicate, qui semblait, en naissant, ne pas promettre une heure de vie, mais qui s’est trouvé résistant aux plus violents excès et aux pires surmenages, cela lui paraît un signe de son essence spéciale et de sa nature exceptionnelle.

Le fait est qu’il n’y a guère d’exemple d’une nature plus tyranniquement formée pour la fonction de l’artiste. Je ne parle pas seulement de sa précocité ; Swinburne ayant détruit tous ses vers d’écolier, nous ne pouvons plus savoir ce qu’ils annonçaient de son talent. Mais il a pu écrire « qu’il ne s’est jamais senti d’ambition ou de goût pour aucun autre métier et aucune autre gloire que celle du poête, » et n’a jamais connu « de plus grand plaisir (physique ou autre) que celui d’écrire en vers. » Il ne s’intéresse réellement dans le monde qu’à la poésie. Faire des vers ou lire des vers lui parait être la seule raison honorable d’exister. On peut se demander s’il a vraiment aimé l’amour ; excepté la mer, qu’il adore, et qui baigne son œuvre, et dont il reste peut-être le plus merveilleux poète, il semble à peine sentir le charme de la nature. Dans ses deux volumes de lettres, il n’y a pas un coin de paysage. Lui, le « Grec » d’Atalante et d’Erechtée, la Méditerranée le dégoûte. Veut-on une de ses descriptions ? Voici une lettre de Paris : « Je raffole de cette ville. Je n’y étais jamais venu. Quelle chose ébouriffante que ce Concert champêtre de Giorgione, avec cette femme à la fontaine, sur laquelle il y a un si beau sonnet de Gabriel ! Et le Saint Etienne de Carpaccio !… » Il n’a vraiment vu dans la vie que des tableaux ou des livres. Il n’y a jamais cherché autre chose qu’un objet d’art.

On ne peut s’empêcher d’observer le rapport de ces vues avec celles de nos Parnassiens et surtout de notre Gustave Flaubert, que Swinburne a connu, mais sans qu’il puisse être question d’autre chose que d’une ressemblance et d’un air de famille : et c’est peut-être en effet aux Lettres de Flaubert que nous font le plus souvent songer celles du poète d’Astrophel. On y retrouve ses grandes colères et ses imprécations et ses réjouissantes fureurs. Ce sont des injures de cannibale à ce « bœuf de public, » à ce « crétin de public, » ou bien à de malheureux critiques, qui se transforment aussitôt en « ignobles coquins, » en un tas de « vermine, » ou en collection d’ « infusoires. » Les anciens eux-mêmes n’échappent pas à ces diatribes, témoin ses apostrophes contre ce « sophiste » d’Euripide, — une des bêtes noires de l’auteur qui détestait en lui « une véritable diarrhée de l’imagination et une dysenterie de subtilités et de rhétorique. »

Il ne pardonne pas à Virgile d’avoir été le poète-lauréat du plus détestable des Césars ; et son mépris d’Horace était le seul goût qu’il se reconnût en commun avec Byron, qu’il exècre par ailleurs, comme Flaubert abomine Musset et Lamartine. Mais c’est surtout1 lorsqu’on touche à quelqu’un de ses dieux, lorsqu’il entend calomnier Edgar Poë ou Savage Landor, ou bien si on l’attaque dans ses opinions sur Shakspeare, qu’il faut voir éclater sa violence. Tout ce qu’il avait dans les veines du sang d’ « Hotspur et de Bussy d’Amboise » se mettait à bouillir. Et malheur, dans ces moments-là, à qui recevait les coups ! Car il ne les ménageait pas. Furnivall en fit l’expérience. A propos de l’authenticité de Titus Andronicus, il s’émut entre le poète et lui une querelle épouvantable. Ce fut un beau duel, une guerre de philologues, une guerre de Troie : elle dura neuf ans ! Il y eut des échanges d’insultes homériques, « des massacres, des carnages dignes de la Saga islandaise. »

Ce qu’il y a de curieux, c’est que ces grandes passions ne naissent guère qu’à propos d’affaires littéraires : et c’est un trait de plus par où elles rappellent la correspondance de Flaubert. Il est clair que pour Swinburne, la seule réalité fut de très bonne heure la chose écrite, le monde de l’imagination et de la poésie. Ainsi en fut-il pour lui depuis l’âge de douze ans, lorsque le collégien se plongeait avec délices dans la bibliothèque de son grand-père lord Ashburnam, y découvrait le théâtre de Marlowe et de Shakspeare, s’enivrait d’Arioste, de Notre-Dame de Paris et des drames de Victor Hugo. Toute son existence n’est guère depuis lors qu’une espèce d’hallucination littéraire. On croit voir une sorte de don Quichotte, pour qui les romans de Dickens et de Balzac tiennent lieu de nouvelles et de journaux et remplacent toute expérience réelle de la vie. Je crois qu’il n’a jamais senti, jamais aperçu l’univers qu’à travers la littérature. Aurait-il jamais fait ses poèmes politiques, si Victor Hugo n’avait écrit les Châtiments, et se serait-il avisé que l’enfance était un thème délicieux, si le même Hugo ne le lui avait enseigné dans l’Art d’être grand-père ? Livresque, il l’a été comme un humaniste de la Renaissance, et comme nul ne l’a été peut-être depuis Ronsard. Il finit par avoir la phobie d’un déplacement ou d’un voyage, par ne plus oser affronter seul les embarras d’une traversée. A partir de l’âge de quarante ans, il rompt à peu près tout commerce avec le monde extérieur, pour mener à Putney, dans la banlieue de Londres, dans la maison de son ami Watts, qui lui sert d’homme d’affaires, de garde du corps et de nourrice, une existence calfeutrée de chartreux littéraire.

Cette manière d’être particulière, on en trouverait sans peine dans sa correspondance, plus d’un piquant exemple : telle sa haine inextinguible pour Napoléon III ou pour François-Joseph et pour les autres tyrans de l’Europe, sans qu’il lui vienne jamais l’idée de secouer la tyrannie de la reine Victoria, dont le joug aurait dû lui peser davantage. Cette grande passion républicaine, c’est aussi de la « littérature. » Et il y aurait encore plus d’une remarque à faire, en feuilletant ces Lettres, sur 1(3 paganisme de l’auteur et sur son « hellénisme, » qui apparaissent quelquefois comme une forme de son jacobinisme. Sans doute, ce dernier trait se retrouve aussi bien chez Leconte de Lisle, par exemple, et Giuseppe Carducci, comme si l’inspiration antique qui a marqué la poésie vers le milieu du dernier siècle, était une réaction contre la religiosité de la première moitié. Mais aucun d’eux ne pousse aussi loin que Swinburne la manie anticléricale. Il lui arrive parfois de s’exprimer sur ces matières avec la grossièreté d’un Encyclopédiste. Je voudrais traduire, mais le lecteur ne le souffrirait pas, une lettre sur le. Sacré-Cœur et Marie-Alacoque, où l’on est surpris de retrouver, au XIXe siècle, la manière dont le XVIIIe a traité la Pucelle. Swinburne affecte de ne pas écrire : « Dieu me bénisse ! » ou « Dieu me pardonne ! » mais : « Quelque chose me pardonne ! » Il se livre à des railleries surannées sur le caractère insupportable de Jéhovah dans la Bible. Le petit-fils de l’ami de Mirabeau en était resté sur ce point aux lectures du grand-père. A côté d’Eschyle et de Sophocle, de Shakspeare et d’Hugo, de Villon et de Baudelaire, il y a dans sa tête un coin des philosophes, avec- une niche spéciale pour l’ami de Mlle Volland et l’auteur du Neveu de Rameau.

Tout cela forme un singulier mélange, auquel il serait aisé d’ajouter d’autres traits encore. Il n’y aurait guère d’hérédité littéraire plus compliquée ou plus chargée que celle de ce grand curieux et de ce prodigieux lettré, versé dans le détail de cinq littératures, capable de réciter par cœur, dans le texte grec, des tirades entières de l’Orestie, et qui se plaisait, dans ses vers, à poser des énigmes en faisant des paraphrases de Jehannot Lescurel et du Vidame de Chartres… Mais avez-vous lu le Vidame de Chartres et Jehannot Lescurel ?

Swinburne n’aimait pas seulement les lettres : il aimait les livres, ce qui est la façon sensuelle d’aimer les lettres. Il avait la manie de l’exemplaire rare, de l’édition originale, avec tout ce qu’elle comporte de petits travers, de plaisirs et de tourments aussi charmants que des plaisirs. Un bon tiers de sa correspondance est rempli par les trouvailles du fureteur et du bibliophile. Il faut avoir un peu soi-même ce goût noble et charmant, pour comprendre avec quel intérêt passionné le poète fait les honneurs de sa bibliothèque et des belles choses qu’il a recueillies, comme le héros d’Anatole France, « au prix d’un modeste pécule et d’un zèle infatigable. » Avec quel orgueil il nous montre sa petite collection de drames « Elisabéthains, » dans ces in-quartos qui ont été le format classique de tout le théâtre européen au XVIIe siècle ! Quel cri de triomphe, lorsqu’on exhume par hasard à Hambourg « l’œuf de phénix, le nid d’oiseau Rok de la littérature shakspearienne ! » Quel plaisir pour le poète d’annoncer qu’il vient de découvrir les Contes de La Fontaine, dans l’introuvable édition des fermiers généraux, ou lorsqu’il vous invite à voir dans sa bibliothèque « deux petits Boccaces latins de 1470 (une jolie date, n’est-ce pas ? ) » Sans ce trait, il manquerait quelque chose à Swinburne. Aimer ainsi les poètes non seulement dans leurs œuvres, mais en quelque sorte dans leur chair et sous la forme originale où ils se sont révélés, il semble que c’est les connaître et les aimer deux fois.

Mais je n’aurais pas donné l’idée de l’homme et de l’écrivain, tels qu’ils nous apparaissent dans cette correspondance, si je n’avais montré la générosité, le désintéressement, l’âme la plus irritable, mais la plus exempte d’envie, et au milieu de ses grandes colères, le bonheur d’admirer, le don de sympathie qui fait la jeunesse des poètes. Jusqu’à son dernier jour, sa joie est de découvrir un beau livre et un nouveau talent, tout en demeurant fidèle aux trois « géants du siècle, » aux « Titans » dont l’amitié a été l’honneur de sa carrière, Mazzini, Landor, Victor Hugo. Et peut-être serions-nous tentés de reprocher par moments à Swinburne la préoccupation exclusive de la littérature, l’abus de cet état d’esprit que nous appelons en France celui du « gendelettre. » On en jugera autrement, si l’on veut bien se rappeler au milieu de quel excès de morgue bourgeoise se produisit l’œuvre de ce grand artiste. Ce que représente à nos yeux le nom de Louis-Philippe, se retrouve en Angleterre dans ces brillantes années du règne de Victoria. La prospérité matérielle y avait un peu étouffé les qualités de l’esprit. Stendhal a écrit quelque part que le talent perd vingt-cinq pour cent en débarquant en Angleterre. Le plus grand titre de Swinburne et de ses amis les Préraphaélites est de lui avoir restitué sa valeur ; ils ont rendu à l’Angleterre la notion de l’art.

Et peut-être, en analysant ces lettres du poète, ai-je donné un peu trop l’idée d’un « imitateur » de génie, d’un tempérament composite, érudit, fait surtout d’échos et de reflets. Quand le rôle de Swinburne n’eût été en effet que de faire rentrer dans la poésie anglaise les éléments « latins » et méditerranéens et, pour ainsi parler, de la remettre en communication avec l’Europe, ce n’en serait pas moins un rôle de premier ordre. Mais nous n’aurions encore rien dit de ce qui fait l’originalité incomparable de son œuvre et la magie de sa poésie : entendez par-là un génie du rythme, un don d’invention mélodique qu’il partage, dans la poésie occidentale, avec le seul Victor Hugo. Encore notre poésie syllabique ne peut-elle donner qu’une lointaine idée de la richesse de mélodie que permet la prosodie anglaise. Ce don musical est pour lui le don essentiel du poète. « Règle générale, écrit-il : ne jamais dire en vers ce qui peut se dire en prose. » Cette idée de la nature spéciale du vers, de sa puissance propre et de sa qualité en quelque sorte irréductible, est la plus permanente et la plus profonde de ses idées : c’est la substance même de son lyrisme. C’est ce qui fait l’ivresse contagieuse qui se dégage de ses poèmes, malheureusement intraduisibles. Aucune prose française ne peut rendre la qualité d’émotion que contiennent, comme des fleurs étranges et vénéneuses, certaines strophes de Dolorès ou du Jardin de Proserpine Avec leur forme elle-même, toute leur beauté se trouve détruite. Je ne crois pas qu’on puisse citer un autre poète chez qui ce génie spécifique du vers ait, à un tel degré, tenu lieu de tout autre sentiment personnel et de sincérité, ni qui ait poussé aussi loin la virtuosité, la justesse de l’oreille, le sens et l’invention rythmiques. Il est probablement le seul auteur moderne en Angleterre qui ait écrit des vers latins et des épigrammes grecques, comme ceux du Tombeau de Th. Gautier, — « In Theophilum poetam, » — et qui ait su s’assimiler la prosodie française au point de faire dans notre langue des sextines impeccables et pouvant figurer dans nos anthologies auprès des pièces les plus parfaites de nos Parnassiens. « J’avoue, écrit-il dans une lettre, que je prends un plaisir infini aux formes prosodiques de toute langue étrangère dont je sais tant soit peu, rien que pour l’amour de la prosodie, et comme si c’étaient pour moi autant d’instruments inédits : aussitôt, me voilà tenté d’essayer ma main et ma voix sur ce nouvel instrument comme un enfant qui chante avant de savoir parler. »

Voilà le mot le plus juste qu’on ait dit sur sa poésie : la chanson d’un enfant enivré de musique et qui a voulu faire vibrer toutes les notes du clavier, toucher toutes les cordes de la lyre, de la corde érotique à la corde d’airain. Là se trouvent l’unité et la signification de son œuvre d’apparence si complexe et si contradictoire. Poésie faite tout entière de l’amour de la beauté, et dont toute la beauté tient à celle des vers. Comme le disait le poète lui-même : « De bons vers sont toujours bons. » Les siens sont peut-être, en effet, de toute la poésie moderne, ceux qui donnent le plus vivement le plaisir de beaux vers. Et je serais bien embarrassé pour en suggérer l’impression, si je n’avais la ressource de citer quelques-uns de ceux qu’il a faits en notre langue. Je choisis les vers qu’il écrivait sur la mort d’un de nos poètes, celui qui lui ressemble le plus (moins le génie), le poète des Dieux en exil :


Dieux exilés, passants célestes de ce monde,
Dont on entend parfois dans notre nuit profonde
Vibrer la voix, frémir les ailes, vous savez
S’il vous aima, s’il vous pleura, lui dont la vie
Et le chant rappelaient les vôtres. Recevez
L’âme de Mélicerte affranchie et ravie.


Louis GILLET.

  1. 2 vol. Londres, Heinemann. — Cf. Edmund Gosse, A. C. Swinburne, 1917 et Turquet-Milnes, The influence of Baudelaire, Londres, 1913.
  2. Chastelard, le premier des drames de la trilogie de Marie Stuart, a été traduit en 1910 (B. Grasset, édit.) On sait que les Poèmes et Ballades, traduits par M. G. Mourey, ont paru en 1891 avec une curieuse préface de Maupassant.