Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXI
CHAPITRE XXI.
Après ces choses le voyage de Hongrie fut mis sus. Et pour ce que ce fut une entreprise de grand renom, et dont plusieurs gens ont désiré et désirent savoir du fait toute la manière et la pure vérité de la chose, pour cause que en plusieurs manières, et différemment l’une de l’autre, on en devise, me plaist et assez faict à nostre propos que je devise de long en long, depuis le commencement jusques à la fin, tout le contenu de la vérité d’iceluy voyage, et comment il mut premièrement. Si est à savoir que le comte d’Eu, cousin prochain du roy de France, avoit, comme vaillant chevalier qu’il estoit et grand voyageur selon son jeune âge, jà esté en plusieurs parts aval le monde en maints honorables voyages. Entre les autres avoit esté en Hongrie, et le mareschal avec luy, si comme cy devant avons compté. Si l’avoit le roy de Hongrie moult honnoré en son pays, et à lui faict grande amitié et maint signe d’amour. Pour laquelle alliance et affinité, le dict roy de Hongrie luy manda et fit savoir par un hérault : que Basat venoit sur luy en son pays à bien quarante mille Sarrasins, dont les dix mille estoyent à cheval, et les trente mille à pied. Si avoit délibéré de leur livrer la bataille. Et pour ce, comme tout bon chrestien et par espécial tous vaillans nobles hommes doivent désirer eulx traveiller pour la foy chrestienne, et volontiers et de bon cœur aider à soustenir l’un l’autre contre les mescréans, il luy requéroit son aide ; et aussi le prioit que il le fist à savoir au mareschal Bouciquaut, en la bonté et vaillance duquel il avoit grande fiance, et ainsi le voulust annoncer à tous bons chevaliers et escuyers qui désiroient accroistre leur honneur et leur vaillance. Car moult estoit le voyage honnorable, et aussi avoit grand besoing de leur secours et aide. Quant le comte d’Eu eut ouy ces nouvelles, tantost il le dict au mareschal, lequel incontinent et de cœur délibéra d’y aller. Si respondit que au plaisir de Dieu il iroit sans faille ; car à ce estoit-il mu pour trois raisons. L’une pour ce que il désiroit plus que autre riens estre en bataille contre Sarrasins. L’autre pour la bonne chère que le roy de Hongrie luy avoit faicte en son pays. Et la tierce raison estoit pour le grand amour que il avoit à luy qui entreprenoit le voyage, et le plaisir que il avoit d’aller en sa compaignie. Si fust ceste chose tantost espandue par tout, et tant alla avant que le duc de Bourgongne qui ores est et lors estoit comte de Nevers en ouyt parler. Adonc luy qui estoit en fleur de grand jeunesse, désirant suivre la voye que les bons quièrent, c’est à sçavoir honneur de chevalerie, considérant que mieulx ne se pouvoit employer que de donner au service de Dieu sa jeunesse, en traveillant son corps pour l’accroissement de la foy, désira moult d’aller en ceste honnorable besongne. Et tant de ce timonna son père le duc de Bourgongne qui lors vivoit, qu’il eut congé d’y aller. De ceste chose alla le bruit par tout, et pour ce que adonc estoient trefves en France, pour laquelle cause chevaliers et escuyers y estoient peu embesongnés des guerres, désirèrent plusieurs jeunes seigneurs du sang royal, et autres barons et nobles hommes, à y aller, pour eulx tirer hors de oiseuse, et employer leur temps et leurs forces en fait de chevalerie ; car bien leur sembloit, et vray estoit, qu’en plus honnorable voyage et plus selon Dieu ne pouvoient aller. Si fut toute la France esmue de ceste chose. Et pour les nobles seigneurs et barons qui y alloient, à peine estoit chevalier ne escuyer qui puissance eust qui n’y désirast aller. Et des principaulx qui furent de ceste emprise dirons les noms et le nombre des François. Le premier et le chef de tous fut le comte de Nevers, qui ores est duc de Bourgongne, cousin germain du roy de France, monseigneur Henry et monseigneur Philippe de Bar frères, et cousins germains du roy, le comte de la Marche, et le comte d’Eu connestable, cousins du roy. Des barons : le seigneur de Coucy, le mareschal Bouciquaut, le seigneur de la Trimouille, messire Jean de Vienne admiral de France, le seigneur de Heugueville, et tant d’autres chevaliers et escuyers, toute fleur de chevalerie et de noble gent, que ils furent en nombre bien mille du royaume de France. Si fait icy à noter le grand couraige et bonne volonté que les vaillans François ont toujours eu et ont en la noble poursuite d’armes, pour lequel honneur acquérir n’espargnent corps, vie, ne chevance. Car il est à savoir que nonobstant que ils eussent fait le comte de Nevers leur chef, si comme raison estoit, si y alloit chacun à ses propres despens, excepté les chevaliers et escuyers qui y alloient soubs les seigneurs et barons, pour les accompaigner et pour leur estat. Et entre les autres le mareschal Bouciquaut y mena à ses despens soixante dix gentils-hommes, dont les quinze estoyent chevaliers ses parens, c’est à sçavoir messire le Barrois, messire Jean et messire Godemart de Linières, messire Regnaud de Chavigny, messire Robert de Milli, messire Jean d’Egreville, et autres, jusques au nombre dessus dict. Et semblablement les autres seigneurs en menèrent ; et par espécial le comte de Nevers y mena belle compaignie de gentilshommes, de l’hostel de son père et des siens.