Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre XII
CHAPITRE XII.
Avant que plus outre je die du dict voyage que fit le mareschal en Cypre et ès parties de delà, pour mieulx revenir au propos où je veux tendre, c’est à sçavoir que je conte sans rien oublier toutes les principales advantures et faits qui au preux et vaillant mareschal advindrent en iceluy voyage, me convient un petit délaisser ceste matière, et entrer en une autre, laquelle comme je ne puisse bien tout dire ensemble, me ramènera à mon propos comme j’espère. Vray est, et chose assez notoire et sçeue, comme jà de trop long-temps, ainsi comme communément advient que seigneuries de semblable ou esgale puissance, ou presques pareille, qui sont voisines et prochaines les unes des autres, ne s’entr’aiment mie. Et ce advient par l’orgueil qui court au monde, qui tousjours engendre envie, qui donne couraige aux hommes de suppéditer les uns les autres, et surmonter en chevance et honneurs. Pour ces causes les Genevois et les Vénitiens n’ont mie esté bien amis : laquelle inimitié, par longue coustume de divers contens et guerres meues entre eulx, est tournée comme en haine naturelle, comme communément advient en tel cas. Car estre ne peult que, après grands guerres, où que elles soyent, quoy que la paix soit après faite, que le record rancuneux n’en demeure aux terres blessées et dommaigées, là où les traces apparaissent des occisions, des feux boutés, et des ruines et dommaiges qui leur en demeurent. Lesquelles choses représentent aux enfans qui après viennent les maulx et les griefs que les ennemis de la contrée firent à leurs prédécesseurs, dont ils se sentent. Et ces choses souvent renouvelées ne sont mie cause de nourrir amour entre les parties, qui par guerre s’entregrèvent, ou sont grevés. Or est-il ainsi que moult de fois, pour plusieurs débats et chalenges de terres, de chasteaux et de seigneuries, comme ils ont leurs jurisdictions en Grèce et autre part et grandes terres les uns et les autres assez marchissans ensemble, que maintes guerres ont esté entre les Genevois et les Vénitiens, par lesquelles maintes fois à tant se sont entre-menés, que à peu a esté qu’ils ne se soyent destruits. Et puis quand ainsi bien batus s’estoient, après par quelque bon moyen cessoit leur guerre par forme de paix, et non mie toutes fois ostée de leurs couraiges la haine ou rancune ; laquelle, comme j’ay dict, est et demeure comme naturelle entre eux. Si est vray que quand le haineux voit son ennemy bien au bas, soit par luy, soit par autre, son ire est aussi comme amortie, et plus n’y daigne penser. Mais s’il advient que, par quelque bonne fortune, il se recouvre et retourne en force et prospérité, adonc revient la haine et redouble l’envie.
Tout ainsi estoit-il des Vénitiens envers les Jenevois. Car jà-soit ce que jà piéça, après moult grande et mortelle guerre, ils eussent fait paix, ne fut mie pourtant, comme dict est, estainte en eulx couverte rancune. Mais icelle rancune n’a par long-temps entre eulx porté nul mauvais effect. Car comme les Jenevois longue pièce eussent tant esté oppressés de diverses douleurs par leur mesme pourchas et par leurs divisions, comme dict est, que nul n’avoit cause d’avoir sur eulx envie (car chose où n’y a fors malheureté n’est point envié), dormoit lors et estoit coye du costé des Vénitiens la dicte rancune. Mais quand Dieu et fortune leur est apparu propice par le bon moyen du roy de France, par lequel on eut le secours du bon et saige gouverneur, adonc fut ravivée l’ancienne envie et inimitié, qui tant au cœur les poignit que volontiers se fussent peines de desadvancer la grande prospérité où ils virent les Jenevois entrés. Laquelle dicte prospérité et bonne fortune ils réputèrent estre à leur préjudice, en tant que, si ainsi montoient et alloient croissant, pourroient estre en puissance, seigneurie et honneur plus grands qu’eulx : et par ainsi pourroient par adventure encore estre par les Jenevois renouvelés les anciens contens au grand grief des Vénitiens. Ces choses considérées, moult se voulsissent peiner s’ils pussent de désadvancer celuy qui estoit le chef et le gonfanon de leur prospérité, c’est à sçavoir leur saige gouverneur ; car bien leur sembla que, s’ils pouvoient à ce attaindre, le surplus petit priseroient. Mais ceste chose convenoit faire par grande dissimulation et advis, tellement que leur dessein ne fust apperceu, tant que aulcune achoison trouvassent de ce faire. Ceste pensée gardèrent entre eulx jusques au point que ils cerchoient. Dont il advint que, quand ils sceurent que le mareschal estoit party pour aller oultre mer, comme j’ai dict cy devant, adonc leur sembla temps de trouver moyen de mectre leur dessein à effect. Si armèrent hastivement et sans révéler leur intention treize galées, et bien et bel les garnirent de bonnes gens d’armes, d’arbalestriers, et de tout ce qui appartient par mer en fait de guerre. Quand très bien se fussent garnis, vistement se mirent en mer, et tirèrent après le mareschal. À revenir à mon premier propos, n’avoit pas le dit mareschal passé le royaume de Naples, quand luy vindrent les nouvelles de l’armée des Vénitiens ; mais pourquoy c’estoit faire on ne savoit. Adonc luy, comme prudent chevetaine qui sur toutes choses doibt avoir regard, pensa sur ceste chose à savoir, si ce pourroit estre pour luy faire aulcune grévance. Mais à la parfin, comme c’est la coustume d’un chascun preud’homme cuider que les autres veuillent loyauté comme luy, osta de soy tout soupçon, considérant qu’il avoit bonne paix et de pièça, sans avoir rompu en rien les convenances entre les Jenevois et les Vénitiens. Si creut que ce ne pouvoit estre pour sa nuisance ; si n’en fit nul compte et tousjours tint outre son chemin. Quand tant eut erré par mer qu’il fut venu comme à vingt milles près de Modon, qui est aux Vénitiens, lui vindrent nouvelles que les dictes treize galées estoient au port de Modon. Si fut derechef aulcunement pensif pour quelle emprise les Vénitiens telle armée pouvoient avoir faite. Si s’arresta en une isle près d’illec ; et pour sçavoir la vérité de ceste chose envoya une galée à Portogon, et Montjoye le hérault qui saige et preud’homme est, et subtil en son office, dedans la dicte galée, pour enquérir, s’il pouvoit de leur dessein. Lequel, après que il en eut faict toute diligence rapporta ce qu’il avoit trouvé, c’est à sçavoir que voirement y estoient les dictes galées ; mais pour quelle emprise, ne savoit. Adonc entra le mareschal en grande pensée et soupçon de ceste chose ; car il ne pouvoit imaginer ne appercevoir que les Vénitiens eussent cause, par chose qui luy apparust, d’avoir faict telle armée ; toutefois son très hardy couraige de rien ne s’en espouventa, nonobstant que il eust beaucoup moins de gens et de navire. Et délibéra que, supposé que celle assemblée fust pour luy courir sus, que rien ne les doubteroit, et que à bataille ne leur fauldroit mie. Et de ceste chose délibéra avec son conseil ; mais toutesfois, pour ce que la vérité de leur faict ne pouvoit savoir, et n’estoit mie certain que contre luy fust, deffendit à tous les siens que ils se gardassent que le premier mouvement ne veint d’eulx ; car il ne vouloit estre cause d’esmouvoir contens, ne que Vénitiens ne pussent dire que par luy fust. Mais bien leur dict et enhorta que, si par les autres la meslée venoit, que ils se portassent comme vaillans. Le lendemain matin, le mareschal fit mettre ses galées et ses gens en très belle ordonnance, et tous apprester de combattre si besoin estoit, et mettre devant les arbalestriers tous prests de tirer, et les gens d’armes de monstrer toute apparence de bon visaige de eulx défendre contre qui les assauldroit. Et ainsi que fust ordonné, se partit le mareschal atout ses huict galées pour venir au port de Modon. Et quand il fust assez près, il envoya devant une galée pour sçavoir des nouvelles. Et quand les Vénitiens véirent venir la dicte galée, ils l’accueillirent à grande joye et feste, et se monstrèrent joyeux de la venue du mareschal qui près estoit. Si se partirent du port, et joyeusement luy vindrent au devant, et grand recueil luy fit le capitaine des dictes galées qui se nommoit messire Carlo Zeni, et tous les autres, et le mareschal à eulx, et ainsi amis se trouvèrent. Si retournèrent toutes ensemble au dict port de Modon. Et fut le dict mareschal du tout hors du soupçon qu’il avoit eu.