Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre XXIII
CHAPITRE XXIII.
Le mareschal se partit adonc, et tant erra par mer, nonobstant le grand vent qu’il faisoit, qu’il vint devant une grosse ville qui sied comme à une lieue de la mer, nommée la Liche. Mais quand il vint devant le port, ne trouva pas en sa compaignie le quart de ses galées ; car le grand vent qu’il avoit fait la nuit les avoit esloignées et séparées les unes des autres, et desvoyées de leur chemin ; et pour les grands feux que les Sarrasins faisoient sur la marine en faisant grand guet, ne pouvoient choisir l’adresse des galées qui devant alloient. Si demeura là tout le jour le mareschal, et ne vouloit descendre sans tous ses gens ; car grande partie de ceulx qu’il avoit avec luy estoient malades et blessés ; et y fut jusques à basses vespres, en attendant son navire ; dont moult luy ennuyoit, car il ne voyoit mie sur le port plus de trois mille Sarrasins, et d’eulx cuidoit-il bien venir à chef. Et adonc arriva son navire ; mais il estoit trop tard pour descendre. Ha Dieu ! comment est vray le proverbe qui dict : Ce que Dieu garde est bien gardé ; et l’Escriture-Saincte qui dict : Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Car manifestement on peult voir en ceste occasion que Dieu vouloit garder le mareschal comme son cher serviteur, et sa compaignie aussi, par ce qui a apparu, ainsi comme conter orrez. Le mareschal, qui avoit espérance le lendemain au matin à besongner, fit mettre en une galée messire Jean d’Outre-marin Genevois, et messire Choleton, pour bien adviser deux tours qui siéent sur le port de Liche, en espoir de les assaillir le lendemain, et se tira un peu loing, comme Dieu de sa grâce l’en advisa. Quand les Sarrasins véirent que il se retiroit, ils cuidèrent que il se départist. Adonc manifestement descouvrirent leur embusche, et saillirent hors de deux parts. C’est à sçavoir de derrière une montaigne et d’un bois, qui estoit entre la ville et le port, bien trente mille Sarrasins, et à pied et à cheval, qui tous vinrent sur la marine crians et brayans comme diables d’enfer. Et quand le mareschal et sa compaignie les virent en telle quantité, louèrent Nostre-Seigneur de la grâce que il leur avoit faicte dont l’advanture estoit advenue, par quoy le jour n’estoient descendus, et le réputèrent comme à miracle de Nostre-Seigneur, qui de sa grâce les avoit voulu sauver.