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Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie III/Chapitre VII

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PARTIE III.

CHAPITRE VII.

Comment les Pisains firent entendre au mareschal par feintise que ils vouloient estre en l’obéissance du roi de France, et devenir ses hommes, et la mauvaistié qu’ils firent.

Quand le mareschal vit que pour prières, ne sermon, ne belles paroles qu’il sceust dire aux Pisains, ne pour offre que il leur fit, ne se vouloient désister de la mauvaise volonté que ils avoient vers leur seigneur, et que remède n’y pouvoit mettre ni aucun accord, il se partit de là : et manda vers luy le dict messire Gabriel, et luy dit tout ce qu’il avoit trouvé vers eulx, et comment absolument luy avoient respondu que plus ne s’attendist d’avoir la seigneurie de Pise : car jà n’y aviendroit. De ceste response fut moult dolent messire Gabriel ; et le mareschal luy dit qu’il regardast ce qu’il vouloit faire de ceste chose ; et que, puis que ainsi estoit que il n’y avoit remède que jamais il en jouist, et ils se vouloient donner au roy de France, que mieulx vauldroit que le roy les eust que autre seigneur estranger, considéré que luy mesme luy en avoit fait hommaige. Toutesfois, que il ne vouloit mie que on pust dire que le roy voulsist s’attribuer les terres et seigneuries de ses vassaulx, féaulx et subjects. Et pour ce, si de sa bonne volonté et accord se démettoit de la seigneurie de Pise et de tout le comté ès mains du roy, et luy transportoit son droit, que il le feroit récompenser de aultant de terre et de seigneurie et de revenu autre part. Et de ce que il se chargeoit de ceste chose, fut d’accord et bien content messire Gabriel. Et par ce le mareschal alla au chastel de Ligourne, comme les Pisains luy avoyent dict, en intention que là venissent à luy pour eulx donner au roy, et qu’il en receust d’eulx les hommaiges. Mais eulx qui oncques ne l’eurent en pensée, et qui ne taschoient que à mauvaistié, et toute trahison et décevance, comme après bien le monstrèrent, avoient pris autre conseil ; et luy dirent quand ils furent devers luy, que avant que ils se donnassent au roy ils vouloient que les gens de messire Gabriel, qui estoyent en une forte place de la cité de Pise, que on nommoit la citadelle, vuidassent, et que le mareschal l’eust en sa main, et que lors ils feroient ce qu’ils avoient dict. Et ainsi luy promirent et jurèrent de faire sans nulle décevance. Et le mareschal encore leur agréa ceste chose, et en fit tantost aller les gens qui tenoient la dicte citadelle, et la fit garnir des siens, desquels fut chef messire Guillaume de Muillon. Mais pour ce que les vivres y estoyent jà comme faillis, il fit charger une galée et une grand barque de tous vivres. Et avec ce, pour plus renforcer la garnison de la forteresse, envoya avec son propre nepveu le Barrois, et la plus grand part des gentils hommes de son hostel, et aussi foison de gentils hommes et de citadins de Jennes. Et menoient avec eulx une grand partie des meubles et des habillemens du corps du mareschal qui y pensoit aller, et deux mille escus en or que il envoyait aux gens de messire Gabriel, afin qu’ils se tenissent pour contens et bien payés ; et plus volontiers délivrassent la place, ne plaindre ne se pussent. Et ainsi se partit du port la dicte galée et la barque, et cuidoient aller en terre d’amis, et de nul encombrier ne se donnoient garde. Mais quand ils se furent boutés en la rivière de Pise, et jà furent arrivés près de la citadelle, les desloyaux Pisains, qui bien les avoyent advisés, s’assemblèrent : mais ce fut coyement, qu’ils ne les apperceussent, et se mirent en embusche. Et quand nos gens eurent pris port, et furent tous descendus en terre, sans avoir quelconque doubte de nul lui ; ainçois cuidoient que si les estrangers les venoient assaillir, que les Pisains qu’ils réputoient amis, et à qui oncques n’avoyent mesfait, les venissent ayder, il alla tout aultrement ; car ils leur vindrent courir sus plus de six mille. Et acourut là tout le peuple à grand cry et à grand fureur, disant grandes vilenies du roy de France, du mareschal et des François, et comme chiens enragés les environnèrent ; dont nos gens se trouvèrent moult esbahis, car en pièce ne l’eussent pensé. Si prirent, batirent, navrèrent et tuèrent aucuns, et menèrent en obscure et vilaine prison. La galée et la barque pillèrent, et pour plus les injurier prirent la bannière du roy de France qui sur la galée estoit, et l’allèrent traisnant au long des boues, et marchèrent et crachèrent sus, disans, comme dessus est dict, très grandes vilenies du roy et des François. Et en faisant ce vilain exploict, venoient par devant la dicte citadelle à tout grande procession de peuple pour faire despit aux gens du mareschal, tant François que Genevois, qui là dedans estoyent, que ils alloient menaceant, et disant que ainsi feroient-ils d’eulx. Si faict icy à noter leur grande trahison et mauvaistié : car oncques le mareschal ne les siens ne leur avoyent mesfait, ains leur avoit fait maints biens ; car les Florentins si tost que ils avoient sceu que ils estoyent en division avec leur seigneur leur voulrent courir sus, et il les en avoit gardés jà par deux fois ; et les desloyaux plains d’ingratitude le sçavoient bien, et comment tousjours avoit tendu à leur bien ; si luy en rendoient mauvais guerdon.