Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie IV/Chapitre IX
CHAPITRE IX.
Mais avec ce que le mareschal est droicturier justicier, ne défault mie en luy pleine miséricorde et pitié ; car de ce l’a Dieu bien garny, tout ainsi que il affiert a tout bon seigneur et gouverneur de gent ; car maintes fois luy ont ses privés ouï dire, que il voudroit que il ne souvint jamais à luy ne à aultre de injure que on luy eust faite, affin que il n’eust cause ne volonté de s’en vanger. Ne oncques ne refusa à nul, pour quelconque mal qu’il lui eust fait, miséricorde s’il la demande. Et qu’il soit vray que pitié et miséricorde soyent en luy, bien l’a monstré n’a pas grandement, que il luy vint à congnoissance que plusieurs de ses serviteurs, c’est à sçavoir de ceulx qui avoyent le gouvernement de sa despence le desroboient, et avoient desrobé bien de quatre à cinq mille francs, l’un plus, l’autre moins. Si fit tant qu’il en sceut la vérité, non mie par géhenne ne par force, mais par faire prendre garde par bonnes gens que pouvoit monter chasque jour sa despence, à le prendre au large. Si fut trouvée clairement la mauvaistié. Mais le bon seigneur ne voult que aultrement en fussent punis, ains leur fist bailler de l’argent très largement à chascun selon le temps que ils l’avoient servy, et courtoisement leur donna congé. Et pour ce que ils disoient que on pourroit avoir aulcun mauvais soupçon sur eulx, pour ce que ils estoyent congédiés de son service, il voult que bonnes lettres eussent que ils estoyent en sa bonne grâce, et que de son bon gré se partoient tant que il les remandast. Il espargne aussi les simples et ceulx qui aulcunement mesprennent non par malice, mais par non savoir et par simplicité, et pardonne de léger à ceulx qui sans feintise et de bon couraige se repentent, posons que à luy mesme ayent mesfaict. Tout en la manière qu’il est escript de la grande débonnaireté de l’empereur Octavian, qui seigneuria tout le monde ; que un chevalier, que on nommoit Lucius Cuminus, par desraisonnable ire luy dict moult d’injures et de vilainies ; mais toutesfois oncques l’empereur ne s’en esmut à nulle impatience, ne ire. Dont il advint que quand le lendemain cestuy homme fut refroidy de son vin et de son ire, il luy souvint comment outrageusement il avoit parlé à l’empereur, et il en eut telle honte et telle repentance que il se vouloit occire. Quand l’empereur le sceut, il en eut grand pitié et alla vers luy. Si le trouva très honteux et confus de sa follie, il l’accolla et reconforta, et dit qu’il luy pardonnoit, et que jà pour ce ne seroit en sa disgrâce, mais son amy comme devant. Le mareschal est aussi moult piteux sur les vieulx hommes d’armes, qui plus ne se peuvent ayder, et ont esté bons en leur temps ; mais rien n’ont espargné, ains sont povres. Si ne fait mie à la guise que on fait en maints lieux, que quand on ne se peut plus ayder d’un vieulx et affolé homme d’armes, tant il ait esté bon, et il soit povre, on le boute hors comme un vieulx levrier de quoy on n’a plus cure. Si ne fait mie ainsi le mareschal ; ains à tousjours les prise et honnore, et pourvoit à leur vie, et supporte piteusement et très humainement leurs vieillesses, tout ainsi qu’il affiert à faire à tout vaillant et bon chevetaine, et gouverneur de gent. Et par telles manières luy voir tenir, il acquiert l’amour des gens d’armes, qui de meilleur cœur l’en servent et l’en aiment, prisent et honnorent, en pensant : « Autant feroit-il de nous si nous estions affolés du corps, ou envieillis en sa compaignie. » Et à ce propos est escript que le faisoit ainsi le roy Alexandre-le-Grand. Dont il advint il estoit par un grand hyver en la conqueste d’un pays, si va d’adventure voir un ancien chevalier de son ost, qui estoit aux champs tout mourant de froid, et quasi tout enroidy. Si en eut moult grand pitié, considérant ses anciens jours, et sa bonté, qui encore luy faisoit suivre Tes armes. À donc le roy lui mesme alla prendre le chevalier entre ses bras, et l’ayda à mener en son pavillon, et l’assist en son propre siége, et le frota devant beau feu, et l’eschauffa pour le faire revenir. Et ainsi ce noble empereur humilia la grandeur de sa majesté par pitié et miséricorde. Et tels exemples doibvent mouvoir les cœurs des princes et chevetaines de semblablement faire.